Tristan dans la forêt d’Arvances : écart et miroir du roman
p. 73-83
Texte intégral
1Le Tristan en prose est connu pour la manière dont il semble s’éloigner souvent de la trame principale de son récit. Les digressions dans le Tristan en prose sont de plusieurs types : certaines sont dues à l’utilisation par le narrateur de sa fonction explicative (récits rétrospectifs, récits prospectifs, précisions données sur un personnage lors de son entrée...), d’autres à celle de sa fonction métanarrative (réflexions sur le sens du livre qu’il écrit, annonces, rappels, renvois à d’autres livres...), d’autres peut-être à l’insertion dans le cours de la prose narrative de formes d’écriture différentes (pièces lyriques, lettres, discours, quasi-nouvelles...).
2Cependant, c’est une autre catégorie de passages qui a nourri depuis l’origine la mauvaise réputation architecturale du Tristan : il s’agit des épisodes dont on ne comprend pas du tout, au premier abord, le rapport qu’ils entretiennent avec le déroulement général du roman1. De très nombreuses références critiques dans le passé lointain ou proche ont souligné ce trait qui apparaît comme un défaut de construction, faisant de ce roman un texte décentré, incapable de suivre avec constance la voie qu’il s’est tracée, et qui perpétuellement s’éloigne de son propos.
3C’est à l’un de ces épisodes apparemment détournés de la logique de l’histoire que nous nous intéresserons, celui de Tristan dans la forêt d’Arvances, ou de Darvances, ou de Darnantes, selon les manuscrits. L’éditrice du passage, Mlle Curtis, en dénonce le caractère fortuit et la réalisation malhabile. Le projet de cette communication est de montrer au contraire que dans ce passage que tout désigne comme une digression indépendante de la marche du roman, le roman profite de l’écart pour offrir au lecteur attentif un point de vue global sur son fonctionnement.
Digression et tension
4Le passage choisi est le récit de la recherche d’Arthur par Tristan au sein de la forêt d’Arvances. Situé un peu avant le premier quart de l’ensemble du roman, on le trouve au troisième tome de l’édition Curtis2. L’éditrice ne fait que deux remarques au sujet de l’aventure, l’une pour dire que Tristan se trouve alors dans un contexte narratif inédit, pour la première fois au royaume de Logres3, l’autre pour souligner le peu d’intérêt que présente ce passage à ses yeux4.
5Tristan en Petite-Bretagne reçoit par l’intermédiaire de Brangaine un message d’Yseut qui lui demande de la rejoindre immédiatement. Il part avec Kahédin et Brangaine pour le royaume de Marc ; or, à ce moment très attendu de l’histoire – très attendu parce qu’il est un épisode fidèle aux versions en vers, il est donc connu d’avance des lecteurs –, le bateau essuie une tempête et se retrouve en Logres, à l’orée de la forêt d’Arvances. Tristan part à la recherche à la fois du tombeau de Merlin et du roi Arthur, prisonnier de la forêt. À l’issue de cette aventure, Tristan rembarque avec Kahédin et continue sa route vers Yseut comme si rien ne s’était passé5.
6Dans ce passage, le dévoiement du cours du récit est manifeste : en effet, alors que les amants sont séparés depuis assez longtemps, que le lecteur a suivi tout ou partie, selon les manuscrits, des aventures de Brunor ou de Lamorat, et qu’enfin reprend la course de Tristan vers Yseut, que viennent faire ici cette histoire de tombeau de Merlin et de libération d’Arthur et ces chevaleries qui semblent si banales ? Le récit nous entraîne soudain à l’écart de la voie qu’il nous promettait, vers des personnages nouveaux (les chevaliers arthuriens sont presque tous pour la première fois en présence de Tristan) et un domaine géographique nouveau lui aussi.
7L’impression de prendre connaissance d’un passage à l’écart s’accroît quand on considère que Tristan repart exactement comme il est venu : il avait débarqué, emmené Kahédin avec lui, rencontré et quitté Lamorat ; lorsqu’il s’en va, il retrouve Lamorat là où il l’avait quitté, retrouve Kahédin là où il l’avait laissé et rembarque avec lui, parcourant ainsi à rebours le même chemin qu’à l’aller, fermant l’épisode comme une parenthèse, par le geste inverse de celui avec lequel on l’ouvre.
8Enfin, la syntaxe même du récit souligne le dévoiement, avec l’utilisation du motif de la tempête : le récit est, tout comme le bateau de Tristan, déporté, avec toute l’apparence de l’inopiné, et détourné vers une région qui n’est pas celle qui était prévue. Quant au trajet réalisé par le bateau pour arriver à la forêt, il est tout simplement assimilé à l’errance :
Et quant il ont trois jorz erré en tel maniere...
(§ 781, p. 91)
9Si l’on poursuit l’assimilation du trajet du bateau et de celui du récit, on conclura évidemment que le récit, lui aussi, peut-être, erre sans pouvoir retrouver son chemin6.
10Cependant, la digression dans ce passage ne concerne pas seulement le contenu diégétique ou l’articulation de l’épisode. Elle est également ce que l’on pourrait appeler une digression intertextuelle, car elle pose un problème de domaine littéraire. La critique l’a remarqué depuis longtemps : le Tristan en prose est tiraillé entre deux images du héros, l’amoureux et le chevalier7, entre deux pôles géographiques et politiques, la Cornouailles et le royaume d’Arthur8, et entre deux groupes de sources textuelles, les anciens poèmes en vers et les textes du Lancelot en prose9. Il se trouve que ces trois éléments se recouvrent sans grande difficulté : dans les textes tristaniens anciens, les exploits chevaleresques sont assez peu importants dans l’intrigue, l’aventure arthurienne est pour ainsi dire absente et la géographie est ramassée sur le royaume de Marc. Dans le Lancelot en prose, en revanche, les aventures guerrières occupent très largement l’histoire et la géographie adopte les contours vastes et indéfinis de l’errance chevaleresque. Le Tristan en prose entretient une tension entre ces deux territoires, ces deux régions de texte : le domaine tristanien, qui invoque Marc, Yseut, la Cornouailles, la carrière amoureuse du héros et les anciens poèmes de Tristan, et le domaine arthurien, les terres de Logres, les chemins des chevaliers de la Table Ronde, la société chevaleresque telle que le Lancelot l’a représentée et systématisée.
11Or, au moment du récit où Tristan met le pied dans la forêt d’Arvances, le roman n’a pas encore vraiment quitté le domaine tristanien : l’histoire se déroule toujours selon le canevas des anciens poèmes, avec leurs personnages et dans leur sphère géographique. Certes, il y a eu déjà des affleurements : la rencontre de tel ou tel chevalier, les aventures de tel personnage au royaume d’Arthur ; mais à chaque fois, la rencontre était incomplète, faute d’être en Logres (comme lors de la rencontre avec Galehaut), ou bien parce que Tristan n’apparaissait pas (comme lors des aventures de Brunor).
12Il est vrai, en revanche, que lorsque l’éditrice dit que Tristan est pour la première fois « en contact direct avec les chevaliers arthuriens sur leur propre territoire », ce n’est pas tout à fait exact : dans le premier volume de son édition, Tristan, en quête d’Yseut, débarquait en Logres où il rencontrait le roi Goron d’Irlande, qu’il défendait dans un duel judiciaire contre un chevalier du lignage de Ban10. À ce moment-là de l’histoire, la présence du roi d’Irlande, la main d’Yseut gagnée en remportant le duel, indiquaient que l’on suivait toujours le canevas tristanien ; malgré cela, le texte indiquait déjà la distorsion géographique puisque c’était une tempête, comme pour la forêt d’Arvances, qui amenait Tristan en Logres, signe que, pour faire quelque peu quitter à Tristan son domaine traditionnel, la narration doit l’en arracher et organiser un décrochage du récit. Ce sera encore le cas lors de l’arrivée de Tristan et Dinadan en Logres, puisque seuls une modification radicale du traitement de la « folie Tristan » et l’exil – donc un brouillage considérable des données des poèmes anciens – permettront d’envoyer Tristan loin de la Cornouailles11.
13C’est ainsi la première fois, là, dans cette forêt d’Arvances, que Tristan pénètre en Logres sans rien devoir au domaine tristanien. Or c’est tout le propos du Tristan en prose que de soumettre son héros à la tension qui existe entre les deux domaines textuels : exil, aventures en Logres mais désir d’Yseut, haine de Marc mais retour en Cornouailles, installation avec Yseut en Logres, jusqu’à l’irruption finale de la Cornouailles en Logres, quand Marc vient enlever Yseut, et au retour du héros en Cornouailles, où il finit sa vie. Les rouages majeurs du roman et le parcours du héros s’expliquent sans difficulté selon ce principe. À ce titre, l’épisode de la forêt, situé juste avant le dernier emprunt du Tristan en prose aux Tristan en vers, constitue une prospective intéressante : le texte initie Tristan à son nouveau destin littéraire en essayant de le détourner de sa voie traditionnelle, qui désormais est une impasse. Même si c’est tardivement, Arthur manifeste bien le désir de retenir Tristan auprès de lui :
« Diex, fait li rois, com sui trahiz quant Tristanz, li plus bons chevaliers dou monde et qui tant avoit fait por moi, m’est eschapez en tel maniere, et si l’oi avec moi ne nel conui ne nel reting [...] ! »
(§ 828, p. 128)
14Mais Tristan n’a pas encore usé toutes les ressources des récits en vers et reprend donc son chemin vers Yseut, chemin qui rejoint le royaume de Cornouailles et le substrat textuel tristanien.
Labyrinthe et initiation
15Parler d’initiation de Tristan n’est pas qu’une vue de l’esprit : pour sanctionner le passage d’un domaine à un autre, le texte a mis en place plusieurs éléments qui signifient l’épreuve. L’entrée dérobée dans cette partie du récit (comme dans le décor) dans laquelle elle se déroule en est un indice, mais c’est dans la présentation de la forêt elle-même que l’initiation se voit signifiée de la manière la plus éclatante.
16Plus encore que le « refuge d’élection12 » de l’aventure, la forêt est par excellence dans le Tristan en prose le lieu où l’on peut se perdre. On peut remarquer par exemple l’étonnante fréquence du motif de la « chasse éloignante », qui fait qu’un personnage s’échoue seul dans la forêt sans pouvoir retrouver ses compagnons de chasse13. Dès le début du roman, par exemple, le roi Pélias de Léonois tourne dans une forêt pendant plusieurs heures avant de se rendre compte qu’il est revenu à son point de départ14.
17Mais la forêt d’Arvances, à de nombreux égards, affine et représente d’une manière plus saisissante encore ce que le roi Pélias esquisse dans son récit, un concept affectionné par la critique moderne mais peu appliqué aux textes médiévaux : le labyrinthe.
18Découvrir et utiliser le modèle du labyrinthe en parlant de littérature médiévale vulgaire peut poser problème ; on a souvent remarqué en effet que le mot et la chose telle qu’elle est représentée aujourd’hui en sont absents15. Pourtant, si l’on observe comment l’espace se ressent dans cette forêt, il est difficile de ne pas songer au labyrinthe et l’analyse vient confirmer cette impression16.
19Dans le texte, on retrouve les éléments habituels de la forêt desvoiable17 : détours et bifurcations nombreux et imprévisibles, voies difficiles, visibilité réduite, car la forêt a un parfont, qui dérobe la destination à la vue du voyageur : ainsi Tristan et Kahédin, quittant la demeure de l’ermite :
n’orent pas alé granment qu’il troverent un sentier auques estroit qui tornoit a destre et s’en aloit droitement el parfont de la forest.
§ 783, p. 93)
20Il est d’autres traits très spécifiquement labyrinthiques : dans un labyrinthe, l’épreuve peut être d’y rentrer, de parvenir à son centre – il est impénétrable –, ou bien de retrouver la sortie – il est inextricable18. Or notre forêt est inextricable puisque, d’après l’ermite, elle est devenue une prison pour Arthur :
« qui en ceste forest se mist ja a trois mois passez, si en est si avenu que onques puis ne s’en pot partir ne oissir, enz vet forvoiant sus et jus de jor en jor, et revient ci a chief de foiz. »
(§ 782, p. 93)
21L’ermite ajoute aussitôt qu’il ne peut l’aider :
« car se je de ceste montaigne estoie esloigiez troi liues englesches, jamés ne savroie reperier, se aventure ne me ramenoit. »
(Ibid.)
22Par ailleurs, la forêt est manifestement impénétrable, puisque les chevaliers partis à la recherche du roi depuis trois mois sont incapables de le retrouver, et qu’en outre le tombeau de Merlin que la forêt abrite – c’est d’ailleurs là une fonction historique du labyrinthe –, se trouve à un emplacement inconnu19.
23De cette manière, notre forêt, à la fois inextricable et impénétrable, devient une épreuve labyrinthique exemplaire.
24Un autre indice souligne la dimension initiatique de ce lieu du Tristan en prose. Kahédin arrive avec Tristan à la lisière de la forêt, mais à peine rentré, il joute avec Lamorat et reçoit alors une blessure qui lui interdit de continuer à chevaucher. Il doit attendre Tristan, qui viendra le rechercher au retour pour l’emmener en Cornouailles.
25Pourquoi le récit se débarrasse-t-il ici de Kahédin ? Si l’on veut bien penser de nouveau en termes de domaines textuels, il n’est pas difficile de comprendre que ce duel à l’entrée de la forêt sert à exclure Kahédin d’une aventure qui n’est pas la sienne et à lui interdire l’entrée du domaine de Logres.
26Il est vrai que Kahédin, compagnon de Tristan, appartient historiquement aux récits en vers ; d’autre part, peut-être est-ce pour cette raison, c’est à lui que le Tristan en prose va léguer tout l’héritage tristanien dont il ne veut plus, avant de le faire disparaître. La modification bien connue du rôle de Kahédin, désormais amoureux non plus de Brangaine, mais d’Yseut elle-même, ce qui déséquilibre le récit en prose et le fait basculer dans une grave crise, a une signification intertextuelle remarquable. En effet, alors que l’amour de Tristan pour Yseut, on l’a souvent remarqué, est quelque peu assagi dans la version en prose, Kahédin est chargé de tous les traits originellement tristaniens de la passion amoureuse20. Tout se passe comme si le caractère de Tristan « l’Amoureux » était transféré sur Kahédin pour permettre l’éclosion de Tristan le chevalier. Ainsi, il est impossible à Kahédin de rester séparé d’Yseut, sans quoi il est pris de langueur21. Il trouve, comme Tristan autrefois, un dérivatif masochiste à sa passion en voyant dans sa soeur Yseut l’image de l’Yseut aimée22. Il parviendra même à réitérer seul ce miracle de la mort d’amour, venu des versions en vers, auquel le prosateur ne croit plus et auquel Tristan et Yseut n’auront plus droit23 ; il est d’ailleurs notable que la mort de Kahédin est aussi détachée du christianisme que l’était la mort des amants chez Thomas24, fait trop exceptionnel pour être accidentel. Surtout, Kahédin abandonne petit à petit complètement la chevalerie pour se consacrer à sa passion, cette passion décrite selon le modèle des hypotextes anciens. Il est normal que dans ces conditions rien du domaine de Logres ne lui soit accordé.
27Certes, Kahédin ira passer quelque temps en Logres, lorsqu’il sera contraint de quitter Yseut. Mais examinons le rôle qu’il y joue : il ne rejoint la cour d’Arthur, du reste très brièvement, que pour affirmer la gloire et la supériorité de Tristan et Yseut sur les modèles arthuriens25, puis il se livre sur les chemins de Logres à une critique des usages chevaleresques tout à fait similaire à celle que mènera plus tard Dynadan26. Il refuse d’occuper une place dans le domaine arthurien, ce qui le condamne à terme à disparaître du récit. Cette incapacité à s’adapter trouve sa manifestation dans un détail du texte : lorsque Kahédin repart en Bretagne, terre de l’ancien dénouement en vers, il repart avec son père : il ne peut définitivement pas s’intégrer au récit qui avance et au monde romanesque qui change27.
28D’ailleurs, celui qui lui interdit le passage est Lamorat de Gales, c’est-à-dire un de ces personnages inventés par le Tristan, qui fait partie d’une nouvelle génération de chevaliers, inconnus de la génération textuelle précédente28. Kahédin, dans ce passage, voit résumés sa définition et son destin : l’épreuve constituée par cet épisode agit sur lui comme une lentille grossissante.
Spéculation
L’essence même du labyrinthe est de circonscrire dans le plus petit espace possible l’enchevêtrement le plus complexe de sentiers29.
29De fait, et on l’a déjà vu à propos de la géographie et de Kahédin, dans cet espace restreint du texte, on se trouve face à un véritable microcosme romanesque.
30La densité de sa population est remarquable : Tristan, accompagné d’abord de Kahédin, rencontre Lamorat ; puis apparaissent dans le récit Palamède, Gauvain, Méléagant, Arthur, Lancelot, Bliobéris, Keu, Tor, Brandelis, Hector, auxquels on ajoutera les demoiselles et chevaliers plus anonymes qui surviennent à divers moments, selon les besoins de l’action. Soit plus d’une quinzaine de personnages que l’on suit sur les chemins de la forêt en à peine cinquante pages de texte. Mais il n’y a rien là d’étonnant, si l’on considère que ce passage représente l’initiation arthurienne de Tristan. D’ailleurs, lorsqu’il rencontre Keu, Tristan est soumis à des moqueries concernant son origine cornouaillaise, ce qui indique qu’un processus d’intégration est nécessaire30.
31Ensuite, certains thèmes majeurs du roman apparaissent dans la forêt d’Arvances, qui là encore devient lieu de prospection plutôt que de digression. La haine de Gauvain et des fils de Pellinor est introduite ici, alors même que Gauvain et Lamorat se sont rencontrés une fois auparavant31. La dispute qui a lieu ensuite entre Lancelot et Lamorat, celui-là n’hésitant pas à menacer et frapper celui-ci pour le voir reconnaître que Guenièvre est la plus belle dame du monde, achève de donner le triste pressentiment de la mort future du jeune homme, causée par son amour pour la reine d’Orcanie, et illustre parfaitement une des obsessions du romancier, sa méfiance de l’amour en général, dont l’éthique lui semble avoir dégénéré : cette dégénérescence ne se voit nulle part mieux que dans ce passage, où l’innocent Lamorat doit rappeler à son illustre aîné comme à un vulgaire Gauvain les règles élémentaires de la Table Ronde32.
32Palamède est là, lui aussi, qui poursuit la Beste Glatissant, son substitut à la quête d’Yseut, et que poursuit Tristan, comme ils le font chacun depuis le début du livre et comme ils le feront encore longtemps. Mais surtout, comme en d’autres lieux importants du texte, la rivalité entre Tristan et Palamède en cache une autre, qui est sans doute le fil conducteur le plus solide de tout le roman : celle de Tristan et Lancelot33. Depuis le début de sa carrière, Tristan est implicitement ou explicitement comparé à Lancelot, sans cesse, que ce soit par des personnages ou par le narrateur. Depuis le début de sa carrière, Tristan se rapproche insensiblement de Lancelot, en rencontrant ou en combattant ses proches, en lui écrivant des lettres ou en se faisant prendre pour lui. Dans la forêt d’Arvances, c’est la première fois que Tristan et Lancelot sont dans un même lieu et qu’ils sont susceptibles de se rencontrer. La chose n’arrivera pas et il faudra attendre le duel du Perron Merlin. Mais à bien y regarder, cette rencontre manquée apparaît comme une répétition du duel ultérieur : rappelons en effet que lorsque, près du Perron Merlin, Tristan verra arriver Lancelot tout armé, il le combattra parce qu’il croira que c’est Palamède qu’il a devant lui, puisqu’à celui-ci il avait donné rendez-vous à cet endroit même34. Or que se passe-t-il dans la forêt ? Tristan et Lamorat sont renversés par le Chevalier à la Beste Glatissant, que Tristan ignore être Palamède. Ils le suivent mais se séparent à une bifurcation ; Tristan donne alors rendez-vous à Palamède par l’intermédiaire de Lamorat :
« Se vos trovez avant le chevalier que nos querons, dites li de ma part que s’il veust avoir lox ne pris, veigne soi combatre a moi en la valee devant la fontene ou la beste vint orandroit. »
(§ 792, p. 102)
33Par la suite, Lamorat rencontre Lancelot, lui transmet le rendez-vous et l’invite à s’y rendre :
« Se m’eïst Diex, dit Lamoraz, je ne sai pas ou vos le puissoiz orandroit trover, mes se vos a tel jor et a tel ore estiez a tele fontene, vos i porriez trover et li et moi, car par tele maniere departimes nos hier que nos i vendrien a tel hore. » Et lors li devise la fontene et le jor. « Et je vos di, fait Lanceloz, que je serai la a cele hore, se trop grant essoine ne me tient. »
(§ 800, p. 109)
34Dans l’hypothèse où la rencontre aurait eu lieu, la similitude de ses circonstances avec celles de la rencontre au Perron Merlin aurait été manifeste : dans les deux cas, il s’agit d’un rendez-vous donné à Palamède pour le combattre, dans les deux cas la présence de Lancelot n’est envisagée que comme substitution à celle de Palamède, dans les deux cas Palamède joue dans la rencontre et la confrontation entre Tristan et Lancelot ce rôle de catalyseur. Ainsi, non content de s’insérer parfaitement dans le cours progressif du rapprochement des deux héros, notre épisode propose une prémonition du moment peut-être le plus indispensable et le plus attendu du roman.
Merlin
35Évidemment, la présence de Merlin dans les deux cas, du moins de son nom, rapproche encore les épisodes ; mais c’est par rapport à la rivalité entre Tristan et Lancelot que l’on comprendra le mieux la référence à l’enchanteur.
36Avant que la partie consacrée au Graal n’en fasse de nouveau le prophète des Anglais, Merlin apparaît principalement trois fois dans le texte : la deuxième fois ici, la troisième fois au perron qui porte son nom. La première fois, lors de la naissance de Tristan, à laquelle il préside en écartant les dangers qui menacent le nouveau-né, et en lui trouvant un tuteur, Governal35. Il joue pour Tristan le rôle que jouait pour Lancelot la Dame du Lac ; or c’est par la Dame du Lac que Merlin a été mis au tombeau au début du Lancelot, ce que le Tristan ne se prive pas de rappeler36. Faire de Merlin l’accoucheur de Tristan, c’est refuser de suivre la voie tracée par le Lancelot, qui tendait à le faire disparaître absolument du récit, c’est proposer une forme de revanche du personnage sur son destin littéraire malheureux. Que Tristan parvienne à égaler Lancelot ou le dépasse, Merlin sera vengé. Voilà pourquoi le duel a lieu au perron Merlin, nom qui ne reçoit jamais aucune explication ; voilà pourquoi notre épisode se déroule sous le parrainage diffus de l’enchanteur, puisque, pour la première fois, Tristan réussit une épreuve à la place de Lancelot, un Lancelot singulièrement noirci par son rôle auprès de Lamorat. Ici à nouveau, l’apparence de digression s’efface devant la force des liens qui unissent le passage aux ambitions du roman.
37Les successeurs du Tristan en prose ne s’y sont pas trompés : Tristan qui part à la recherche du tombeau de Merlin, qui part retrouver Merlin alors que le Lancelot l’avait entombé est une image suffisamment forte pour avoir inventé une relation privilégiée entre l’enchanteur et le héros. Ainsi, dans la Suite-Huth, le narrateur révèle que seule la prière de Tristan pourra désormais faire rouvrir une fois la tombe de Merlin37.
38Quoi qu’il en soit, la recherche de Merlin par Tristan s’accorde parfaitement avec ce que nous avons avancé plus haut à propos des domaines textuels. Selon la psychanalyse, il y a dans le labyrinthe l’image de l’utérus maternel, le symbole du chemin qu’on ne retrouve plus jamais, de l’origine à jamais confuse et mystérieuse38. Tristan ne le sait sans doute pas, mais Merlin a assisté à sa naissance et est le seul à avoir vu la mère avec le fils : quand il part à la recherche de Merlin, c’est sa propre origine, qu’il essaie de retrouver. Or la recherche tourne court puisqu’à peine entré dans la forêt, Tristan délaisse la quête de Merlin pour celle d’Arthur. Ainsi, à ce moment où le récit s’apprête à nous raconter le dernier épisode issu des versions en vers avant le séisme de l’exil, les circonstances donnent donc à Tristan le choix entre, d’un côté, le repliement sur soi de l’attachement aux origines et, de l’autre, l’intégration, salvatrice, à cette nouvelle communauté romanesque de la Table Ronde39. Le choix qu’il fait est celui qui permet au roman de continuer.
Conclusion
39La forêt est lieu d’errance et il semble que le récit qui nous entraîne subitement dans cette forêt d’Arvances, loin de ses préoccupations du moment, ne sache plus très bien lui non plus où il va. Mais la digression narrative est aussi une digression intertextuelle et permet au texte de préparer le bouleversement romanesque de l’exil du héros en Logres, quand le substrat tristanien laissera pour presque tout le reste du roman la place aux aventures arthuriennes et à leur décor éloigné de Marc et d’Yseut. Par ailleurs, forêt-labyrinthe dont Lamorat garde l’entrée, dont l’accès est interdit à Kahédin déjà perdu, la forêt d’Arvances est pour Tristan le lieu parfait d’une initiation à son prochain destin romanesque, un microcosme particulièrement dense du système arthurien où se réfléchissent des parties lointaines du récit, où s’entrecroisent des personnages trop nombreux pour un si petit espace, des souvenirs de textes étrangers, des prémonitions encourageantes ou bien lourdes de menaces. Enfin, grâce à Palamède, grâce à Merlin, cet épisode permet à Tristan de réaliser une percée dans son avancée chevaleresque et sa rivalité avec Lancelot, au texte d’avancer tout droit vers le projet fixé dans le prologue du roman : compléter l’histoire de Lancelot, et au besoin la corriger sans scrupules. Dans cette spéculaire forêt d’Arvances, sous l’œil de l’enchanteur pourrissant, nous ne sommes pas en dehors du texte ni à l’écart de sa droite voie, mais définitivement à la croisée de ses chemins.
Notes de bas de page
1 On trouvera un exemple d’étude, au titre fort explicite, sur ce genre d’épisodes dans l’article de Florence Plet, « Le Castel des destins croisés : sur une digression du Tristan en prose », Plaist vos oïr bonne cançon vallant ? Mélanges de Langue et de Littérature médiévales offerts à François Suard, Lille, Conseil scientifique de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille III, 1999, t. 2, p. 723-732.
2 Le Roman de Tristan en prose, t. 3, éd. par Renée L. Curtis, Cambridge, D. S. Brewer, coll. Arthurian Studies, 1985, p. 89-136 (§ 777-828).
3 « C’est la première fois que Tristan est en contact direct avec les chevaliers arthuriens sur leur propre territoire ; de plus, c’est la première fois qu’il rencontre le roi Arthur » (p. XIII). Elle commet en fait une erreur sur laquelle nous reviendrons.
4 Ibid., p. XVIII : « La deuxième section, l’épisode de la forêt de Darvances, se compose de plus de joutes encore, pour la plupart fortuites. Le point culminant de cette section est la délivrance du roi Arthur par Tristan ; mais le récit de cet incident laisse beaucoup à désirer. L’idée du roi retenu dans la forêt par une demoiselle fée qui l’aime fait un peu trop penser à un épisode semblable dans le tome I (§ 224 sq.). De plus, il n’est pas très plausible que Tristan soit arrivé sur la scène au moment même où l’enchanteresse lève l’épée pour trancher la tête nue d’Arthur, et encore moins qu’elle ait attendu ainsi, l’épée suspendue en l’air, pendant que la compagne de Tristan explique à notre héros que c’est là le roi Arthur et le supplie de le délivrer ; après quoi Tristan rend grâces à Dieu de l’avoir mis dans une position où il pouvait gagner tant d’honneur : il ne pouvait penser à aucun exploit plus honorable que celui de délivrer le roi Arthur de la mort. Dans l’intervalle, le pauvre roi aurait pu être décapité dix fois de suite ! »
5 Avant d’examiner sous quels rapports l’épisode constitue une digression, signalons que, selon toute vraisemblance, son existence ne doit rien aux interpolations : Renée Curtis ne formule aucune remarque à ce sujet et Emmanuèle Baumgartner, dans sa thèse, démontre que les seuls manuscrits qui ne le racontent pas accusent plus tard leur lacune (Le « Tristan en prose ». Essai d’interprétation d’un roman médiéval, Genève, Droz, coll. Publications romanes et françaises, n° 133, 1975, p. 36-37). Pour autant que l’on puisse en juger, c’est donc là un passage originel du Tristan en prose.
6 Si l’on excepte les occurrences nombreuses des différentes formes de chevalier errant, le mot errer est peu fréquent dans le Tristan en prose. À cet endroit du récit, on ne l’a pour l’instant rencontré que trois fois (Curtis 1, § 53, 130, 225).
7 Cf. par exemple Marie-Luce Chênerie, pour qui « la prouesse confrontée à l’amour fatal de la légende primitive » est « un des thèmes dominants du roman », voire « le sens probable du roman tout entier » (« Etude d’un fragment du Tristan en prose : du château de la « Vergoigne Uter » au combat de Kahédin contre son père, le roi Hoël », Littératures, 23, automne 1990, p. 7-21, citation p. 12).
8 On consultera en particulier E. Baumgartner, « Rois et chevaliers : du Lancelot en prose au Tristan en prose », Tristan et Iseut, mythe européen et mondial. Actes du colloque des 10, 11 et 12 janvier 1986, éd. par Danielle Buschinger, Göppingen, Kümmerle, 1987, p. 19-31, spécialement les pages 323-324.
9 C’est ainsi qu’Emmanuèle Baumgartner commençait sa thèse (op. cit., p. IX) : « C’est une œuvre mal connue et mal aimée qui passe, à tort ou à raison, pour une mauvaise imitation du Lancelot en prose et pour un remaniement barbare des versions en vers de la légende de Tristan et d’Iseut. »
10 Le Roman de Tristan en prose, t. 1, éd. par R. L. Curtis, Munich, Max Hüber, 1963, § 400-410, p. 199-204.
11 Le brouillage commence quand Kahédin tombe amoureux d’Yseut, immédiatement après l’épisode de la forêt (§ 832, p. 137). La folie de Tristan s’étend sur toute la fin du tome 3 de l’édition Curtis jusqu’au moment de l’exil, au début du t. 2 de l’édition Ménard (Le Roman de Tristan en prose, t. 2. Du bannissement de Tristan du royaume de Cornouailles à la fin du tournoi du Château des Pucelles, éd. par Marie-Luce Chênerie et Thierry Delcourt, Genève, Droz, coll. Textes littéraires français, n° 387, 1990, § 1-10, p. 65-79).
12 Jacques Le Goff, « Le désert-forêt dans l’Occident médiéval », L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 1985, p. 59-75 ; citation p. 70.
13 Ou bien que dans ses dix occurrences pour l’ensemble du roman, le mot desvoiable qualifie toujours la forêt (il y a d’ailleurs deux occurrences dans notre passage, qui sont les premières du roman, aux § 781 et 788). Il faudrait ajouter à ce décompte les moments où, même sans que le mot desvoiable soit dit, les personnages sont incapables de retrouver leur chemin.
14 « Ier tote jor alai parmi ceste forest, une ore avant et l’autre arriere, por savoir se je poïsse trover ou forestier ou autre gent. Hui cest jor, quant je cuida estre fors de ceste forest, je me trovai devant la roiche meïsmes ou mes chevax morut. » (édition Curtis 1, § 35, p. 52).
15 André Peyronie, article « Labyrinthe » du Dictionnaire des mythes littéraires, publié sous la direction de Pierre Brunei, Paris, Éditions du Rocher, 1988, p. 915-950 : « Rappelons tout d’abord qu’il y a deux types de labyrinthes : les labyrinthes à une seule voie (les seuls dont nous ayons une représentation picturale jusqu’au milieu du xvie siècle) et les labyrinthes à plusieurs voies (avec carrefours, possibilités de choix, d’erreurs, etc.) [...] Limité à la langue latine savante, le mot est absent des littératures vernaculaires. Il n’est pas dans les épopées et pas non plus dans les romans courtois, auxquels il arrive pourtant de faire allusion à Thésée et dont on a souligné à l’infini les diverses dimensions de quête. Certes, le parcours du héros est souvent semé de « felons passages » [...] et l’on peut couramment rencontrer un personnage se risquant par la forêt « desvoiable » [...], mais le terme, qui appartient à un autre registre culturel et mental, n’apparaît pas. [...] Le labyrinthe « stricto sensu » est inconnu des littératures européennes d’avant le xive siècle » (p. 915 et 921).
16 Le travail de Penelope Reed Doob, The Idea of the Labyrinth from Classical Antiquity through the Middle Ages, New York, Cornell University Press, 1990, qui s’efforce d’expliquer que le Moyen Âge connaissait aussi le labyrinthe à plusieurs voies, propose une typologie standardisée du labyrinthe dans son chapitre 2 (p. 39-63). Ce sont en grande partie ses conclusions qui nous servent ici.
17 Parfois accentués, comme quand Lamorat décrit la forêt à Tristan : « Ele a bien sis jornees de lonc et trois de lé ; et avec ce est ele si desvoiable que merveilles vos sembleroit se vos i chevauchiez longuement » (§ 788, p. 97).
18 Penelope R. Doob, op. cit., p. 1 : « They may be inextricable (if no one can find the exit) or impenetrable (if no one can find the center). »
19 § 781, p. 92 : « Sire, dient li marinier, ensi avint. Et encores, qui voudroit cerchier ceste forest troverroit il le leu ou il fu enclos. » Lorsque Tristan affirme qu’il veut partir à la recherche du tombeau de Merlin, les marins lui précisent que « en aventure serait del trover, car la forest est tant grant et tant desvoiable que nus n’i avendroit jamés s’il n’i avoit par maintes foiz esté, ou se aventure ne l’i aportoit ».
20 Anne Berthelot (« Le Tristan en prose : normalisation d’un mythe », Tristan-Tristrant. Mélanges en l’honneur de Danielle Buschinger, éd. par A. Crépin et W. Spiewok, Greiswald, Reineke, 1996, p. 37-45) écrivait déjà : « Kaherdin est le dernier personnage fidèle au modèle de l’amant courtois du douzième siècle. On pourrait dire à la limite qu’il est le double de Tristan, Tristan tel qu’il était, et qu’il devrait être : absorbé exclusivement dans sa passion pour Yseut. Mais le texte condamne sans appel une telle dévotion [...]. »
21 Cf. Le roman de Tristan en prose, t. 1. Des aventures de Lancelot à la fin de la « Folie Tristan », éd. par Philippe Ménard, Genève, Droz, coll. Textes littéraires français, n° 353, 1987, § 150, p. 225 et surtout § 159-160, p. 234-235. C’est le cas de Tristan aussi, par exemple quand Yseut est enfermée dans une tour (Le Roman de Tristan en prose, t. 2, éd. par Renée L. Curtis, Leiden, E. J. Brill, 1976, § 538, p. 139). Mais cette impossibilité de rester séparé d’Yseut, n’est plus évoquée lorsque Tristan est exilé en Logres : il faut bien, bon an, mal an, que l’histoire continue dans ce nouveau domaine de texte et le trait tristanien disparaît en même temps que s’éloigne le domaine des récits en vers.
22 Quant Kahedins vient a sejour et il voit Yseut, sa sereur, tant bele riens com ele estoit, tout maintenant li souvient il de madame Yseut, la roïne de Cornuaille (édition Ménard 1, § 150, p. 225).
23 Le Roman de Tristan en prose, t. 9. La fin des aventures de Tristan et de Galaad, éd. par Laurence Harf-Lancner, Genève, Droz, coll. Textes littéraires français, n° 474, 1997, p. 198 : « Se pour dolour et angoisse peüst feme morir, je feüsse morte pluiseurs fois, puis que je ving hersoir chaiens » ; Yseut s’oppose ainsi à son modèle textuel, l’Yseut du roman de Thomas, qui mourait d’amour sans commentaires.
24 On consultera en particulier Philippe Ménard, « Le personnage de Kahédin et la passion amoureuse dans le Tristan en prose », De Chrétien de Troyes au Tristan en prose. Etudes sur les romans de la Table Ronde, Genève, Droz, coll. Publications romanes et françaises, n° 224, 1999, p. 149-162. Ainsi, p. 159 : « Le héros se voit étendu sous la lame [...]. Pas une seule fois il n’est fait allusion au Paradis ou à l’Enfer chrétien. L’au-delà apparaît comme un lieu vague et flou, où le dieu d’Amour viendra le féliciter pour sa conduite exemplaire. Une couronne sera alors posée sur sa tête. Il ne peut s’agir ici de la couronne des saints et encore moins de celle des martyrs chrétiens. Mais l’idée de couronne vient sans doute du monde chrétien. C’est une transposition profane de la couronne réservée aux élus dans l’autre monde. »
25 Ménard 1, § 92, p. 159 : « — En non Dieu, ce dist Kahedins [à Hector], u soit folie, u soit savoir, je vous dirai ce que vous me demandés, puis que tant estes desirans de l’oïr. Je vous di tout certainnement que la plus bele dame ki soit orendroit en cest monde, ce est madame Yseut, la roïne de Cornuaille, et li mieudres cevaliers ki orendroit vive, ce est mesire Tristrans, li niés le roi March de Cornuaille. »
26 Ibid., § 122, p. 191 sq. : « — Onques mais, fait Kahedins [à Keu], se Diex me consaut, n’oï parler de teus salus fors ceste part tant seulement. On aloit disant par le monde que u roiaume de Logres avoit greigneur pais que en nul autre païs, et je n’i voi se guerre non. Ge ne sai en nule maniere du monde conment il i puist avoir plus mortel guerre que g’i voi, car li plus fort i vont ociant les plus febles, et se n’i a nule raison ! » Le dialogue avec Palamède qui précède et les pages qui suivent adoptent le même ton contestataire.
27 D’ailleurs, la génération des pères n’est-elle pas présente, dans le Tristan, uniquement dans les récits rétrospectifs ? Ban, Bohort père, Pendragon font partie d’un monde révolu. Aucun héros du Tristan n’a encore son père, si ce n’est Palamède (mais Palamède est, comme Lamorat, un héros original du Tristan : il appartient au nouveau monde romanesque) : le fait que Kahédin ait encore son père avec lui était peut-être d’emblée, avant même qu’ils ne fuient ensemble le domaine d’Arthur, signe de régression romanesque ?
28 Comme Palamède, Brunor... Sur l’invention de Lamorat, les avis divergent : les fils de Pellinor viennent-ils du Tristan ou de la Post-Vulgate ? Emmanuèle Baumgartner argumente dans sa thèse en faveur de la deuxième solution, mais Gilles Roussineau, éditeur de la Suite-Huth du Merlin, dans un article récent (« Remarques sur les relations entre la Suite du roman de Merlin et sa continuation et le Tristan en prose », Miscellanea Mediaevalia. Mélanges Philippe Ménard, Paris, Champion, 1998, t. 2, p. 1149-1162), affirme que, puisqu’E. Baumgartner elle-même estime que cette partie du texte a été écrite avant la Post-Vulgate et que Lamorat y figure, flanqué déjà de ses attributs que sont l’amour qu’il porte la reine d’Orcanie et la haine de Gauvain à son égard, « tout porte à croire qu’il [Lamorat] est une création du Tristan » (p. 1155).
29 Marcel Brion, Léonard de Vinci, Paris, Armand Colin, 1952, p. 197.
30 § 809, p. 117. Les moqueries que subira Tristan sont les mêmes que celles qu’il essuiera lors de ses premières rencontres pendant son exil en Logres, auprès de Bohort et Hector puis de son hôte imprudent Pellyner (édition Ménard 2, § 17 sq. et 62 sq., p. 86 sq. et 161 sq.).
31 § 794, p. 103. La rencontre précédente de Gauvain et Lamorat avait eu lieu dans Curtis 2, § 626, p. 209, mais ce passage, comme toutes les aventures de Lamorat qui l’entourent, a toutes les chances d’être une interpolation. On lira sur ce sujet les pages 34-35 de Renée L. Curtis, « A romance within a romance : the place of the Roman du Vallet a la Cote Maltailliee in the Prose Tristan », Studies in Medieval French Language and Literature, Mélanges Brian Woledge, Genève, Droz, coll. Publications romanes et françaises, n° 180, 1987, p. 17-35, et sur Lamorat la note 27 ici même.
32 § 807, p. 115. Cette dispute peut sans doute évoquer, pour le lecteur médiéval, la future Mort Artu, où le monde arthurien se dissout sous l’effet de luttes intestines causées là aussi, peu ou prou, par l’amour de Lancelot. En faisant l’effort également de représenter Méléagant, qui n’a pas grand-chose à faire là, l’épisode de la forêt d’Arvances accentue la référence au monde du Lancelot en prose, dont il essaie de concentrer plusieurs époques en son sein.
33 Cette position fondamentale du rapport entre les deux héros a été signalée à quelques reprises dans le passé : entre autres, par Richard Trachsler, qui montre comment l’avancée de Tristan vers la Table Ronde met en parallèle les deux personnages (Clôtures du cycle arthurien. Études et textes, Genève, Droz, coll. Publications romanes et françaises, n° 215, 1996, p. 163 sq.), ou Florence Plet, qui voit dans le combat entre Lancelot et Tristan l’« épine dorsale du Tristan en prose » (« Le Castel des destins croisés... », op. cit., p. 731-732). C’est elle également qui remarque que Palamède est toujours lié à cet affrontement Tristan/Lancelot.
34 Le Roman de Tristan en prose, t. III. Du tournoi du Château des Pucelles à l’admission de Tristan à la Table Ronde, éd. par Gilles Roussineau, Genève, Droz, coll. Textes littéraires français, n° 398, 1991, § 247-248, p. 274.
35 Curtis 1, § 227-237, p. 221-228.
36 Dans la réponse des marins à Tristan qui demande où la tempête les a jetés : « Vez ci la Forest d’Arvances ou Merlin gist qui la Demoisele dou Lac mist en terre et l’ocist par assez vil achoison et traïson. » (§ 781, p. 91-92). En d’autres endroits, le Tristan nous rappelle l’histoire : la demoiselle à l’écu fendu « estoit a la dame dou Lac, qui norri Lancelot dou Lac, qui a merveilles savoit d’enchantemenz ; et tot ce li avoit apris Mellins, qui tant savoit des choses a avenir, mes onques ne se sot si bien garder que la dame dou Lac ne le meïst a mort par les enchanternenz qu’il li avoit apris. Et se ne l’ocist pas par armes, enz le mist en terre tout vif, si enchanté qu’il n’avoit pooir de soi remuer, et l’enserra illec par force de paroles, si merveilleusement que puis ne s’en remua ; d’ou ce fu domaiges quant si granz sens et si granz soutillance fu tornee a neant par le sen d’une feme a qui il voloit plus de bien que a soi meïsmes » (Curtis 1, § 414, p. 205). On remarquera que les termes employés gardent une connotation laudative, que Merlin est un sage bon et naïf trompé par une femme cruelle plutôt qu’un satanique magicien que la Dame du Lac aurait heureusement réduit au silence.
37 La Suite du Roman de Merlin, éd. par Gilles Rousineau, Genève, Droz, coll. Textes littéraires français, n° 472, 1996, t. 2, § 386, p. 335. On consultera également l’analyse de cette situation dans les traductions espagnoles de ce texte dans Patricia Michon, À la lumière du Merlin espagnol, Genève, Droz, coll. Publications romanes et françaises, n° 214, 1996, p. 52-54.
38 Le mythe grec de Thésée et du Minotaure serait l’expression d’une Grèce qui se sent enfin prête à rompre le lien qui la relie à la civilisation-mère de la Crète. Michèle Dancourt, « Labyrinthes ou dédales ? », Otrante, 7, hiver 1994, p. 5-21 : « Ce lieu initiatique miniaturise le grand corps de la Terre Mère, mais aussi propose une projection hypertrophiée de certains organes du corps humain : sexe féminin, ventre maternel, oreille ou cerveau. Les rares commentaires de Freud sur le labyrinthe renvoient au substrat de l’intestin et au fantasme d’une naissance anale, le fil d’Ariane-cordon ombilical aidant (p. 5 ; la référence à Freud renvoie aux Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1936, coll. Idées, 1971, p. 36.) » ; Michel Foucault, Raymond Roussel, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1963, chap. 5, « La métamorphose et le labyrinthe », p. 113 : « Au centre du labyrinthe, gît la naissance éclipsée, l’origine détachée d’elle-même par le secret et ramenée à soi par la découverte. »
39 À Kahédin, par exemple, ce choix n’est pas offert : c’est avec son père qu’il repartira en Bretagne, pour s’y replier et s’y étioler. Cf. ci-dessus, note 27.
Auteur
Université de Nancy 2
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