D’errances en digressions
La digression dans quelques récits médiévaux de voyage et de pèlerinage
p. 61-70
Texte intégral
C’est le triste horizon des sédentaires qui leur fait craindre les digressions1.
1Errance et digression, deux noms proches sémantiquement pour désigner un écart, un éloignement, spatial ou thématique... Errance et digression, deux réalités médiévales s’inscrivant dans des contextes historique, humain, culturel, et rhétorique ; deux notions essentielles sur lesquelles, parmi d’autres, se fonde la littérature. Car si l’errance définit un type de déplacement et une prise de conscience de l’espace géographique, la digression semble impliquer un changement de direction, une parenthèse, une conscience du discours, de sa portée, de ses buts et de ses significations. Si le rapprochement paraît facile entre la digression dans ses deux acceptions latines de « fait de s’éloigner d’un lieu » et « fait de s’écarter de son sujet », et le voyage, ou plutôt l’errance ou l’itinéraire, les deux notions peuvent coexister dans une catégorie de récits particuliers que nous avons l’habitude de regrouper sous la large étiquette de récits de voyage et de pèlerinage.
2Une réflexion sur le sens précis du mot digression, ses possibles définitions et ses diverses applications me conduisent en effet à observer ce phénomène littéraire au sein d’un groupe d’œuvres, ou du moins à partir d’exemples appartenant à un groupe d’œuvres liées par des préoccupations communes. La digression dans son étymologie et son usage antique est un artifice de composition placé dans une stratégie : il s’agit en effet, pour un orateur d’abord, un auteur ensuite, de s’éloigner du but principal de son discours pour mieux y revenir, de choisir de quitter ou rejoindre la droite voie. Dans les conceptions de l’art oratoire, de Cicéron comme de Quintilien, la création et l’insertion d’une digression sont tout à fait pragmatiques et s’inscrivent dans les nécessités propres à une communication. La digression y tient une place qu’ils ne fixent pas précisément, ni ne quantifient, même s’ils mettent en garde contre des débordements trop longs et conseillent sur le juste usage de l’ornement qu’elle représente. Randa Sabry, dans un article consacré à la rhétorique antique, définit ainsi la digression selon Cicéron et Quintilien :
[...] la digression ne constitue plus une partie canonique ou facultative, ni un moment de libre exercice ; elle n’est pas non plus une figure (puisqu’on en traite dans le cadre de la dispositio) ; elle devient un procédé, ou mieux, une potentialité d’amplification qui peut se greffer sur tout élément et se surajoute ainsi à l’articulation naturelle du discours2.
3Organisée autour des trois pôles du discours, le texte, l’émetteur et le destinataire, la digression a pour fonction principale d’émouvoir l’auditoire, de faire bouger son cœur et son esprit ; c’est là la pensée première de Cicéron3 pour lequel elle sert moins le propos que le cadre et les sentiments de l’auditoire. Évidemment en provoquant la satisfaction du public, elle se met au service de l’argument et par là même de l’orateur. C’est vers ce pôle origine que se tourne Quintilien4 : pour lui, le déclamateur ressent le besoin de la digression par souci d’ostentation. Ainsi, s’il l’utilise à bon escient, la digression donne du prix à son discours (inlustrari ornarique5), fonctionne comme un baume (fomenta6) sur l’auditoire, et manifeste en le prouvant son talent, car nihil enim facile persuadetur invitis7. Le propos principal sert de prétexte à la digression, et l’effet de la digression sert le propos principal en même temps qu’il met en avant l’orateur ou l’auteur ; sa portée est au moins double puisque le producteur peut avoir une réussite immédiate dans la séduction (réaction des juges et de l’auditoire qui acceptent l’argumentation ou tout discours) ainsi qu’une reconnaissance de sa qualité en tant que telle.
4Alors définie comme détour ou décentrement passager par rapport à une linéarité et un type de discours, et comme résultat d’un travail du sujet producteur, la digression serait un principe d’écriture lié au genre. La notion de genre littéraire telle qu’on l’entend au xxie siècle ne correspondant pas aux productions médiévales, j’entendrai « genre » dans une acception la plus neutre et la plus large possible, défini comme « [...] la sous-division du champ de la littérature en classes d’œuvres plus ou moins délimitées8 [...] » et encore « [...] une catégorie qui permet de réunir, selon des critères divers, un certain nombre de textes9 ».
5Les récits de voyage et de pèlerinage peuvent à ce titre constituer un genre, dont le but est de présenter des pérégrinations dans leurs étapes, leurs méandres, leurs difficultés et satisfactions, leurs obligations et intérêts, leurs surprises. En s’adressant à des personnes qui vont accomplir le même périple, ou à de simples lecteurs qui voyageront alors par procuration, ces récits décrivent ce qui a été vu, ce qu’il faut voir, ce qu’il faut faire ou éviter. Ils témoignent d’une découverte et font découvrir.
6Les deux voyageurs-types, producteurs et personnages de récits, sont le pèlerin et le marchand. Les représentants de la première catégorie entreprennent des voyages qui visent à leur prodiguer l’expérience des lieux saints en vue d’une quête personnelle mais aussi d’un devoir de transparence vis-à-vis de leur public futur. Indissociables de la littérature hagiographique, ces récits qui se multiplient à partir du xiie siècle, développent un cheminement initiatique, qui se décline selon trois itinéraires amenant à Rome, en Terre Sainte et à Saint-Jacques de Compostelle. Chaque parcours est l’occasion de nombreuses visites et prières, que quelques pèlerins choisissent de mentionner dans un guide, fournissant des renseignements et des conseils de voyage et de comportement chrétien. L’un des plus célèbres, Le Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, a été rédigé en latin vers 1150 probablement par Aimeri Picaud de Parthenay ; intégré à la somme disparate constituée par le Liber Sancti Jacobi (ou Codex Calixtinus), il s’attarde sur l’itinéraire conduisant au tombeau de l’apôtre. À l’usage de prochains pèlerins, il en détaille les étapes en donnant des informations géographiques, humaines et culturelles, liste et décrit les sanctuaires à visiter pour vénérer les reliques des saints, et donne des détails pratiques sur le voyage. L’incipit du Guide10 promet la vérité des mots à venir, en présentant l’expérience comme vérifiable. Le pacte de lecture s’affine ensuite progressivement par des incursions du je, sujet écrivant, dans le texte. L’organisation en onze chapitres titrés donne au discours des colorations descriptive et informative qui ne seront jamais démenties, mais qu’une utilisation de la digression pourra quelque peu pervertir. En effet, l’inventaire minutieux des chemins, des villes étapes, des eaux bonnes ou mauvaises, des corps saints à visiter, et les éclairages sur les caractéristiques des pays traversés ou sur celles de Compostelle induisent une impersonnalité énonciative qui effacerait tout point de vue subjectif : le texte est parlant en ce sens puisqu’il se construit sur des tournures latines telles que « formes du verbe esse placées avant ou après un sujet sans attribut » se traduisant par « il y a » ou « voici » dans un contexte énumératif (chap. I : quatuor vie sunt11, « il y a quatre chemins », ou encore chap. V : hec sunt nomina viatorum12, « voici les noms des routiers » et chap. VI : hec sunt flumina13, « voici les fleuves »...), ainsi que des passifs impersonnels et personnels (chap.VI : Ad locum qui dicitur Lorca14, « Dans un lieu appelé Lorca » ou chap. VII : invenitur tellus Gasconica15, « on trouve le pays gascon »). Un tel traitement de l’information constitue la facture principale et générale de l’œuvre ; il dicte à l’auteur un droit cheminement rhétorique de l’écriture qui n’apparaît dans la première moitié du Guide que peu détourné. Cependant, les premières traces d’une manière digressive apparaissent dès les premiers chapitres. L’auteur s’écarte de son but premier qui est de recenser et de décrire l’essentiel pour y glisser une référence légendaire, puis une anecdote personnelle. Ces deux segments digressifs, définis ainsi à cause de l’excroissance textuelle, si brève soit-elle, qu’ils représentent, passeraient inaperçus en tant que tels aux yeux du lecteur si le sujet origine ne venait pas à la fin des chapitres rappeler la fonction de son texte et les exclure a posteriori de son projet. Ainsi, le chapitre III est consacré aux « noms des villes et bourgs sur le chemin de Saint-Jacques » : le fil du protocole fixé par le titre est rompu par la mention légendaire d’un pré aux lances qui fleurissent16, puis est rappelé dans une sorte de conclusion du chapitre où le je intervient directement :
Idcirco has villas et prefatas dietas perscriptione restrinxi ut peregrini ad Sanctum Jacobum proficiscentes expensas itineri suo necessarias sibi, hec audientes, premeditan studeant17.
7Le je reconnaît et revendique l’énumération, mais il ne fait aucune mention du miracle évoqué ; il le marque implicitement comme une digression n’entrant pas dans son programme rétrospectif. Le même procédé apparaît au chapitre VI consacré aux fleuves et à leurs natures. L’auteur y signale les eaux bonnes ou mauvaises (à boire) et conseille le pèlerin sur les attitudes à adopter de confiance ou de méfiance à leur égard. Après la mention d’un ruisseau salé et l’avertissement qui en résulte d’éviter de s’y abreuver, l’auteur confirme et authentifie son dire par le souvenir d’une expérience personnelle rapportée à la première personne du pluriel, nettement représentée dans le passage. Si le pèlerin ne doit pas utiliser cette eau ni à son usage propre ni à celui de sa monture, c’est que l’expérience qu’en a l’auteur est funeste :
Super cujus ripam nos ad Sanctum Jacobum pergentes, invenimus duos Navarros sedentes, artavos suos acuentes, solitos excoriare peregrinorum jumenta que limpham illam bibebant et moriebantur. Qui nobis interrogantibus mencientes dixerunt quia sana era ad potandum. Quapropter equis nostris illam dedimus ad bibendum et statim duo ex his obierunt, quos ilico ipsi excoriaverunt18.
8D’autres conseils accompagnent les mentions d’autres eaux, mais ils ne sont flanqués d’aucune validation autobiographique ; de même, d’autres fleuves donnant la mort sont évoqués, mais ils n’ont pas de traitement similaire. Le je prend directement la parole en conclusion pour expliquer à nouveau ses choix, sans évoquer l’anecdote narrative :
Idcirco hec flumina sic descripsi ut peregrini ad Sanctum Jacobum proficiscentes evitare studeant ad bibendum que sunt letifera et eligere valeant que sunt sans sibi et jumentis19.
9Construite sur le même modèle que l’intervention précédente, cette réflexion met en avant la fonction descriptive du Guide mais cache, tout en la divulguant en creux, la stratégie narrative à l’œuvre dans la digression. Ces deux transgressions partielles et épisodiques du genre de départ contaminent la suite du texte, et induisent la disparition des justifications personnelles, comme si le je n’avait plus besoin de dissimuler la digression et qu’il l’intégrait comme élément à part entière de son discours. Ainsi les chapitres qui suivent joignent-ils à la description et à l’information des fragments narratifs illustrant à la fois le Guide en tant que tel et son environnement culturel et littéraire. En effet, dans les chapitres consacrés aux contrées à traverser et aux corps saints à visiter, l’auteur use de parenthèses légendaires et miraculeuses empruntées au fond culturel commun des pèlerins de l’époque. Des légendes de Roland, de Charles, de Jules César et plusieurs vies de saints se succèdent au sein des énumérations. Ces petits récits résumés accompagnent l’inventaire jusqu’au bout. La passion de Saint Eutrope cependant est unique en son genre et se développe en longueur, ce qui a dû conduire lors du détachement des différents livres du Codex Calixtinus à la mentionner préalablement dans l’Argument inaugural. On peut supposer que cette digression pose et a pu poser problème quant à la facture du Guide, ce que corrobore l’attitude du je : il se dit tout d’abord lecteur de la passion racontée par saint Denis qu’il cite dans un extrait qu’il traduit, puis il semble la reprendre à son compte en la diluant dans son propre discours. Rompant ainsi le déroulement du chapitre, il mêle diverses paroles qui font éclater le projet dans sa planification et sa linéarité. Mais il instaure aussi une forme hétérogène qui met en scène la digression comme étape nécessaire de son Guide, et lui enlève alors le statut de digression. Cette pratique de l’auteur se donne à voir dans une remarque personnelle du chapitre VIII. Cette prise de parole du je, qui intervient à la moitié de l’œuvre, interrompt la digression constituée par l’évocation de miracles accomplis par saint Gilles. Étant déjà intervenu pour authentifier un miracle obtenu par son intercession, le je souligne combien il lui est pénible de devoir arrêter son récit à ce sujet :
Tedet me mon quia nanare nequeo ejus omnia acta veneranda, idcirco quia tot sunt et tanta20.
10Mais il s’agit d’une réelle prétérition, et donc la digression narrative reprend son cours... comme si le but du je auteur était finalement de « digresser », de raconter jusqu’à la fin de l’œuvre, jusqu’à la mort. Et si le récit peut prendre autant d’importance que les descriptions, les informations et les explications, formes discursives typiques du Guide, c’est bien que les intentions de l’auteur et l’horizon d’attente du lecteur sont modifiés par la stratégie digressive. Lecteur et auteur sont deux figures de sujet créées dans l’espace de l’œuvre : elles s’inventent et évoluent avec elle notamment dans le choix et l’imbrication des segments digressifs.
11La fusion-confusion des discours reste balbutiante dans le Guide et ne se perçoit que globalement par recoupement des digressions et des incursions d’auteur. Cependant, dans une lettre qui accompagne un récit plus tardif de pèlerinage en Terre Sainte, c’est son auteur lui-même qui explique ce mélange. Il s’agit des Errances du Frère Félix Fabri21. Dans sa lettre aux frères d’Ulm, Félix Fabri détaille l’histoire de ses Errances, leur genèse, leur contenu et leur construction. Leur matière est directement issue de deux voyages accomplis par le frère et de ses différentes lectures. En effet, le premier voyage, assez bref dans sa réelle temporalité et dans sa relation immédiate, ne l’a pas entièrement satisfait a posteriori. Il a donc pensé nécessaire un second voyage qui lui permettrait de revoir pour véritablement écrire, qui lui permettrait à la fois de cerchier et de trover. L’écriture s’est donc faite en deux temps, la prise de notes sur le terrain et le travail de composition ultérieur. L’objectif principal de cette œuvre est de scrupuleusement décrire les lieux, certes, selon le mode de l’écriture pèlerine. Il s’agit pour lui et envers ses frères de préciser une description :
Ut ergo clarius et latius possem vobis hanc, quam petivistis, descriptionem tradere22 [...].
12Mais l'auteur reconnaît lui-même les écarts qu'il impose au genre : s'il veut expliquer en détails les nécessités du voyage, il choisit cependant de ne pas évoquer les distances parcourues, ni les dépenses occasionnées23. S'il est essentiel pour lui de parler de grandes choses sacrées et sérieuses, il lui est aussi agréable d'en suggérer de plus légères, tout en restant convenables. Il insiste aussi sur le fait qu'il peut se laisser emporter par le récit d'anecdotes personnelles, et c'est là ce qui nous intéresse au premier chef :
[...] quae mihi et aliis comperegrinis acciderunt prospera et adversa, amara et dulcia, ex proposito et a casu, et quaedam indifferentia, et aliqua singularia, intuitu vestrarum charitum annotavi, et adeo ad particularia determinate descendi, ut narrandi modum excesserim, ipsamque narrationem intricatam quodammodo reddiderim. Contigit enim mihi sicut multum affectuosis frequenter accidere solet, qui dum ordinate, et de re, cui afficiuntur, aliquid dicere aut pro-ponere debent, mox affectus rationem praeveniens orationem ipsam interruptio-nibus aut impedit, aut penitus confondit24.
13Il explique là les fractures de son discours. Si la seconde fonction de ses Errances est de raconter des épisodes vécus, la narration elle-même peut selon lui s'obscurcir dans un dédale presque autobiographique, sinon émotif. En reconnaissant a priori le caractère digressif de certains segments de son voyage, il fait se rencontrer les notions de rupture (inter-ruptionibus) et d'errance (evagotorium), rencontre qui justifie son titre :
Idcirco decrevi, hunc librum non Peregrinatorium, nec Itinerarium, nес Viagium, nес alio quovis nomine intitulare, sed EVAGATORIUM Fratris Felicis juste dici, nominari, et esse statui. Ex quo titulo, materia confusa et diversa libri, et compo-sitionis indispositio et distractio patesceret25.
14Revendiquant donc l'enchevêtrement des types de discours, l'auteur se démarque du genre choisi à tel point qu'il ressent le besoin de créer un intitulé. Errances désigne à la fois son périple géographique et son voyage intérieur. Il projette de même ce terme sur l'expérience d'autrui : ses errances sont et seront l'écho d'autres errances. Mais aussi et surtout, errances dessine les méandres du chemin de l'invention. Si le moi, sujet d'émotion et de sentiment prend de la place dans la narration, la boursouflure du je, sujet d'écriture, se lit dans le tissu du texte.
15Le genre du récit de voyage et de pèlerinage ainsi que ses types de discours dominants aident à déterminer et circonscrire les digressions ; le je contribue à cette reconnaissance en balisant son texte de façon plus ou moins manifeste. C'est la scénographie mise en place qui fixe donc les règles de la digression. Dans le Guide comme dans les Errances, les fonctions du récit, définies en apparence, sont mouvantes ; la poétique du détour se déplace alors dans des possibles narratifs, empruntés, historiques, inventés ou mémoriels. Comme si finalement à travers les natures variées des digressions, la diversité des textes composant ce genre multiforme pouvait s'éclairer et le redéfinir. De digressions en transgressions, les sujets écrivants, dans leur prise de conscience et leur stratégie, décident, par les chemins détournés qu'ils suivent, d'embrasser les espaces géographiques, fictionnels et poétiques. Le voyage est par là même un « genre metoyen », selon l'expression de François Bertaud, dans Le Journal du voyage d'Espagne, publié en 166926. Même si cette définition est celle d'un homme du xviie siècle, elle place le genre entre les deux pôles du réel et de l'imaginaire. Elle soulève le problème des identités du personnage, du narrateur, et de l'auteur, question qui peut se poser dans les deux œuvres médiévales mentionnées. L'auteur fait un voyage, il est observateur, il devient narrateur lorsqu'il se met à le relater étape par étape, il s'incarne en personnage d'une fiction lorsqu'il y intègre ses souvenirs. Et si dans le Guide, au xiie, le personnage est en gestation, dans les Errances, au xve siècle, il vit en mots, reflète son existence, et se met en scène. Le personnage auteur semble naître de ses excroissances : les jeux dans les marquages et démarquages de la digression, « je m'éloigne » ou « je reviens à ma matière », développent un aspect tant raisonné que ludique de la composition, mais aussi de la lecture. Si le lecteur de tels récits recherche des listes de lieux et d'aléas, il ne les trouvera qu'au milieu d'événements racontés. Puis probablement séduit par le personnage, les descriptions lui paraîtront peut-être longues lorsqu'il voudra apprendre la suite des aventures. Ce type d'œuvre envisage plusieurs lecteurs et/ou plusieurs lectures. Entre journal et roman, entre description et narration, les digressions s'inversent, se multiplient... ou disparaissent pour un auteur tisserand qui joue et un lecteur séduit qui suit la route, si tortueuse soit-elle.
16La digression est alors en question dans ce genre du récit de voyage et de pèlerinage. Le détour est-il toujours digression ? Les fractures et les ruptures mettent-elles toujours en évidence un fragment digressif ? Ou bien ces passages à part sont-ils les étapes obligées d'une stratégie et d’une poétique qui s’inventent ? Philippe Ménard me semble apporter un élément de réponse à ces interrogations. Dans la préface de l’édition qu’il dirige du Devisement du monde de Marco Polo, il détaille des informations fournies par le texte en les commentant ainsi :
Outre des excursus géographiques, l’ouvrage offre aussi des développements historiques [...]. Des batailles sont racontées avec quelques détails [...]. Diverses synthèses sont faites [...]. Elles viennent interrompre le récit.
On trouve aussi de temps en temps des anecdotes, parfois des exempla, des scènes dramatiques ou piquantes, de petites histoires insérées dans le texte. Faut-il parler alors de digressions ? Le mot serait excessif. Elles témoignent que le voyageur et le narrateur ne dédaignent pas d’animer le récit. Le désir de piquer la curiosité n’est jamais complètement oublié27.
17Modalisant la notion de digression, il tend à la mettre en concurrence avec celle de la disparité et de la divagation. Lorsque le type dominant correspondant à la visée première d’un texte se dissout, il n’y a plus de véritables digressions voulues et identifiables, mais des segments liés entre eux par la forme du texte, par la disposition presque architecturale de la matière.
18La digression détermine ainsi un genre, tout comme le genre pouvait déterminer la digression ; dans le cas de la supra catégorie « récits de voyage et de pèlerinage », le regard sur la digression permet de corroborer l’hétérogénéité de cette classe d’oeuvres dont les voyageurs, les fonctions, les enjeux, et le public varient. Ajoutant à ces considérations une vision diachronique, Philippe Antoine remarque dans la préface d’un collectif sur cette classe :
Le récit de voyage fait partie de ces genres mêlés qu’aucune poétique ne saurait à première vue rigoureusement définir. [...] Le Voyage paraît décidément insaisissable, puisqu’il se décline à tous les cas, puisqu’il revendique tour à tour son appartenance à tel ou tel genre connexe, comme par exemple l’histoire ou l’autobiographie. S’il est une spécificité du texte viatique, elle réside sans doute dans son principe de composition. Montage de genres, de voix, de textes, le Voyage est comme prêt à accueillir l’ensemble des discours du monde [...]28.
19Entre l’inventaire des choses vues, leur description précise et les légendes ou miracles qui s’y rattachent, entre l’authentification par un je scrupuleux et le récit d’aventures personnelles, entre l’information, la mise en garde et l’ornement poétique, la digression aurait sa place à la fois partout et nulle part. Le discours viatique s’articule finalement le plus souvent et de façon de plus en plus évidente au fil du temps, autour de plusieurs centres ; hétérogénéité, hybridité et polyphonie semblent l’organiser comme texte, un texte dans lequel les divers fragments dévient mais participent d’une composition, seule qualifiable, si on la considère dans sa totalité, de digressive. C’est le je, en pleine expansion et en pleine prise de pouvoir, qui peut choisir de déterminer une poétique du détour, à la fois mouvement naturel, principe, et fin du récit de voyage. L’errance physique se trace alors dans le texte sur les lignes sinueuses d’une errance créée et manifeste de l’écriture et par là même de la lecture.
Notes de bas de page
1 Louis Aragon, Le Traité du style, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1980, (1928 pour la 1re édition), p. 174.
2 Randa Sabry, « La digression dans la rhétorique antique », Poétique n° 79, Paris, Seuil, septembre 1989, p. 259-276, en particulier p. 269.
3 Cicéron, De Oratore, Livre deuxième, chap. 311, texte établi et traduit par Edmond Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1966.
4 Quintilien, Institution oratoire, t. III, Livres IV et V, en particulier chap. 3 « De Egressione », texte établi et traduit par Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1976.
5 Ibid., « donner du lustre et de l’élégance », p. 76.
6 Id., p. 77.
7 Id., «[...] il n’est pas facile en effet de convaincre les gens malgré eux », p. 77.
8 O. Ducrot et J.-M. Schaeffer, dans « Genres littéraires », dans le Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1995, p. 626-637, en particulier p. 626.
9 Kibédi-Varga, article « Genres littéraires », dans J.-P. de Beaumarchais, D. Couty et A. Rey (dir.), Dictionnaire des littératures de langue française, Paris, Bordas, 1984, p. 966-970, en particulier p. 966.
10 Incipit ajouté lorsque le Livre IV (le Pseudo-Turpin) a été détaché de l’ensemble. Nous apprenons cela par la première note de l’édition de Jeanne Vielliard, Le Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, texte latin du xiie siècle, édité et traduit en français d’après les manuscrits de Compostelle et de Ripoll, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1990 (1978 pour la première édition).
11 Le Guide du pèlerin, p. 2.
12 Ibid, p. 10.
13 Id., p. 12.
14 Id., p. 12.
15 Id., p. 16.
16 Une note de l’éditrice précise que cette légende a été racontée en détails dans le Pseudo-Turpin.
17 Le Guide..., op. cit., p. 8. Traduction : « Et si j’ai énuméré rapidement les dites villes et étapes, c’est afin que les pèlerins qui partent pour Saint-Jacques puissent, étant ainsi informés, prévoir les dépenses auxquelles leur voyage les entraînera » (p. 9).
18 Ibid., p. 12-14. Traduction : « Sur ces bords, tandis que nous allions à Saint-Jacques, nous trouvâmes deux Navarrais assis, aiguisant leurs couteaux : ils ont l’habitude d’enlever la peau des montures des pèlerins qui boivent cette eau et en meurent. À notre question ils répondirent de façon mensongère, disant que cette eau était bonne et potable ; nous en donnâmes donc à boire à nos chevaux et aussitôt deux d’entre eux moururent que ces gens écorchèrent sur le champ » (p. 13-15).
19 Le Guide..., op. cit., p. 16. Traduction : « Si j’ai décrit ces fleuves, c’est pour que les pèlerins allant à Saint-Jacques se gardent soigneusement de boire les eaux malsaines et puissent choisir celles qui sont bonnes pour eux et pour leurs montures » (p. 17).
20 Le Guide..., op. cit., p. 40. Traduction : « Je regrette de devoir mourir avant d’avoir pu raconter tous ses hauts faits mémorables : il y en a tant et de si grands » (p. 41).
21 Félix Fabri, Les Errances de Frère Félix, pèlerin en Terre Sainte, en Arabie et en Égypte (1480-1483), éd. par Jean Meyers et Nicole Chareyron, Montpellier, Publications du CER-CAM, 2000.
22 Les Errances..., op. cit., p. 4. Traduction : « [...] rendre plus claire et plus riche la description que vous m’avez demandée [...] » (p. 5).
23 De tels guides pratiques et détaillés existaient en effet ; par exemple, une relation de voyage rééditée par J. Viellard à la suite du Guide. Il s’agit d’un récit de pèlerinage édité auparavant par le marquis de La Grange à la suite du Voyage d’Oultremont en Jherusalem par le seigneur de Caumont l’an MCCCCXVIII, Paris, 1882. Les étapes du chemin de Saint-Jacques et leurs distances y sont indiquées de façon très précise.
24 Les Errances..., op. cit., p. 5. Traduction : « [...] j’ai noté à votre charitable intention tout ce qui nous est arrivé, à moi et à mes compagnons de pèlerinage : les événements heureux et malheureux, les désagréments et les satisfaction, provoqués et fortuits, ainsi que certains faits insignifiants et d’autres extraordinaires. J’ai même été jusqu’à entrer dans le détail de choses personnelles au point d’outrepasser les limites d’une narration et de rendre quelque peu embrouillé le récit lui-même. Il m’est en effet arrivé ce qui arrive souvent aux personnes particulièrement émotives : quand elles doivent dire ou exposer quelque chose clairement et sur un sujet qui les touche, très vite leur sentiment dépasse leur raison et vient par des digressions entraver ou brouiller complètement leur discours » (p. 5).
25 Les Errances, op. cit., p. 7. Traduction : « C’est pourquoi je me suis convaincu que cet ouvrage ne pouvait s’appeler ni pèlerinage, ni voyage ni traversée ou que sais-je encore ?, mais qu’il méritait d’être connu et désigné sous le titre de Errances de Frère Félix et que c’était bien ce qu’il était. Ainsi, le titre montrerait clairement la matière hétéroclite et variée du livre et le désordre et le manque d’unité de sa composition » (p. 7).
26 L’avis du « Libraire au Lecteur » se terminant par la définition du voyage comme « genre metoyen » entre l’histoire et le roman est cité par Sylvie Requemora dans « Du roman au récit, du récit au roman : le voyage comme genre metoyen au xviie siècle, de Du Périer à Regnard », dans Roman et récit de voyage, textes réunis par Marie-Christine Gomez-Géraud et Philippe Antoine, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001, p. 25-36, en particulier p. 25.
27 Marco Polo, Le Devisement du monde, éd. dirigée par Philippe Ménard, t. I, Genève, Droz, 2001, p. 94.
28 Philippe Antoine, Préface de Roman et récit de voyage, op. cit., p. 5.
Auteur
Université de Provence
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