Digression et entrelacement : l’efflorescence de « l’arbre des histoires »
p. 35-46
Texte intégral
1Le principe même de l’entrelacement romanesque semble garantir la vocation d’exhaustivité du roman en prose, puisque grâce à ce procédé aucune aventure particulière, aucun parcours individuel n’échappe au réseau de récits que les scribes appointés par Arthur sur le conseil de Merlin tissent sans se lasser1. La métaphore de l’arbre, dont toutes les branches participent à l’élaboration de l’image d’ensemble produite par le roman, fonctionne de manière analogue à la Table Ronde : tous les chevaliers qui y siègent reçoivent une attention égale, sans qu’une hiérarchisation des aventures conduise à privilégier certains héros au détriment de figures moins renommées. Techniquement, cela veut dire que lorsque quarante quêteurs partent à la recherche de Lancelot, on peut s’attendre à ce que quarante récits s’enchevêtrent pour former une tapisserie d’une rare complexité jusqu’au prochain palier de la narration, retour à la cour ou tournoi, où les données numériques de cette quête peuvent être revues à la baisse.
2La question qui se pose cependant est celle de savoir où s’arrêter : à moins de recourir de manière trop artificielle à d’improbables effets de « coïncidence », il est clair que les différents parcours de ces héros momentanés du roman vont suivre des lignes divergentes, puisque chacun d’eux est appelé à rencontrer de nouveaux personnages et des subdivisions d’aventures qui requièrent leur propre branche, ou du moins leur rameau, dans le grand « arbre des histoires ». Tout comme l’on peut attribuer la différence essentielle entre la photographie et la peinture au fait que la première reproduit, techniquement, toutes les feuilles d’un arbre (véritable cette fois), même s’il n’est pas véritablement possible de les distinguer individuellement, alors que la seconde opère une sélection esthétique et représente l’ensemble des feuilles au moyen d’une sélection parmi les individus, le récit entrelacé est contraint de choisir entre la sélection emblématique, donc arbitraire, et l’immersion dans les détails. En un sens, les auteurs de chroniques latines se heurtent à la même difficulté, qui ne conçoivent pas de commencer leur histoire autrement qu’à la Genèse, mais qui se voient peu à peu submergés par un foisonnement de faits et d’événements dépourvus, peut-être de pertinence « historique », mais indubitablement réels, et en tant que tels partie intégrante de la chronique telle qu’elle se perçoit sur le plan théorique. La volonté d’exhaustivité du roman en prose conduit à des monstres textuels : le Tristan en prose avec ses prologues qui n’en finissent pas de remonter aux origines d’un lignage, voire de deux ou trois, et par surcroît de décrire le contexte dans lequel les relations du célèbre triangle amoureux vont se situer ; les Prophéties de Merlin qui ne font pas grâce au lecteur d’une seule des plaisanteries échangées à la cour de Galehaut par Dinadan et Lancelot ou de la moindre minute de l’emploi du temps d’un chevalier mineur retenu par la pluie chez un vavasseur également dépourvu d’importance ; ou encore, un siècle plus tard, le Roman de Perceforest qui n’hésite pas à convoquer tous les textes antérieurs pour « étoffer » son compte rendu d’une époque jusque là prétendument mise sous le boisseau par ses prédécesseurs...
3Dans le cadre d’une esthétique de ce type, il semble de prime abord parfaitement inutile de parler de digression : le concept même n’en est pas imaginable, puisque tout élément narratif charrié par le Conte est virtuellement une part de cette totalité inaccessible que le nouveau modèle romanesque s’efforce de restituer, ou mieux, de construire. Pourtant, le degré de nécessité des épisodes qui participent de cette tentative de mimésis universelle se révèle très variable. Si l’on part du principe qu’il n’est jamais possible de tout dire, la question devient très vite « pourquoi dire » tel détail plutôt que tel autre, et de même que le Siège Périlleux (sans parler de celui qu’occupe le roi Arthur dans les miniatures des manuscrits tardifs) réintroduit par sa seule existence une hiérarchie autour de la Table ronde, un nouveau critère de sélection doit permettre d’opérer le tri entre ce qui a droit de cité dans le récit et ce qui en est éliminé, tacitement ou explicitement. Par surcroît, ce qu’il serait à la rigueur possible d’identifier comme « digression » selon des critères modernes s’inscrit en définitive beaucoup plus efficacement dans la logique narrative que d’autres séquences qu’il est plus difficile de délimiter a priori. S’il s’agit d’établir une typologie, on peut distinguer d’entrée de jeu trois espèces apparentes de digression ; la première, que je laisserai précisément de côté ici ressortit au principe de l’évitement ; plus que d’un enchaînement au fil des événements, c’est une substitution de quelque chose qui n’a pas besoin d’être dit – mais qui est inoffensif – à quelque chose qui ne peut être dit, le Graal, par exemple, ou le scandale du désastre amoureux qui excède les formes codifiées de la courtoisie2. Face au risque de l’entropie déclenchée par « ce que langue ne saurait dire » et que, d’ailleurs, pour le cas improbable où elle y parviendrait, « cuer d’ome ne saurait entendre3 », le roman choisit le déplacement narratif, le souvenir-écran, l’excursus plus ou moins allégorique : une aventure qui garde la forme extérieure de l’aventure mais est dépourvue de tout contenu signifiant, afin de satisfaire à l’exigence minimale du maintien de la situation de communication. Pendant que se déroule ce qui ne peut se monnayer en récit, la surface du texte assure le service minimal sous la forme d’une histoire au degré zéro de la senefiance.
4Je m’attarderai davantage sur les deux autres types digressifs : d’une part, ce que j’appellerai la « fausse digression », qui semble s’écarter du « droit fil » de la narration pour mieux y revenir, ou y contribuer par un surplus de sens que ne saurait engendrer la tapisserie événementielle habituelle, D’autre part, et à l’inverse, la séquence narrative a priori indiscernable de ce qui précède et suit, mais qui en définitive ne contribue en rien à la senefiance cumulative de « l’arbre romanesque ». Dans le premier cas, il s’agit d’interrompre brusquement la linéarité du récit par un retour en arrière, une parenthèse, ou plus radicalement un changement de scène non motivé. Les Premiers faits du roi Arthur4 présentent deux exemples significatifs de ce processus en relation avec la figure hautement polysémique de Merlin. Le premier est relativement bref : au moment de raconter la première rencontre entre le « prophete des Englois » et la demoiselle qui finira par causer sa disparition, sinon sa perte, le texte fait une pause, une sorte d’arrêt sur image pour produire un rapide synopsis familial chargé de doter « Niniane » d’une certaine épaisseur romanesque. Selon cette parenthèse narrative, le père de la pucelle, nommé Dyonas, posséderait une part de la forêt de Brocéliande en raison de ses liens d’allégeance vis-à-vis des deux rois Ban et Bohort, et serait en outre le filleul de la déesse Diane... mentionnée avec le plus parfait naturel comme si les croyances païennes s’intégraient sans difficulté au système de référence chrétien :
Cele pucele dont je vous di estoit fille a un vavasour de molt haut lingnaige qui avoit non Dyonas. Si i vint maintes fois a lui parler Diane la divesse des bois et fu avoec lui maint jour car il estait ses filleus. [...] Et quant li dus maria sa niece, si donna a Dyonas sa partie de cele forest et terre qu’il avoit environ a grant plenté. [...] Et en maint besoing [Dyonas] li (le roi Ban) aida encontre le roi Claudas a qui il fist molt grant damage... Et li rois Bans li donna la soie partie de la forest a lui et a son oir atous jors mais et si li donna terres et rentes a grant foison...
(Livre du Graal I, § 253-254, p. 1055-1057)
5Cette relation spirituelle, paradoxale dans le cas d’une créature en transit entre la divinité romaine et la fée celtique, ne profite pas d’ailleurs directement au filleul de la « fée-marraine », mais à sa fille à lui, dotée du don ambigu de se faire aimer du plus « sage hom » qui soit, c’est-à-dire Merlin5. À partir de là, le récit peut revenir à « sa droite voie », et dire en effet les modalités de la première confrontation entre le magicien et la demoiselle, dont l’âpreté à négocier son amour en échange de la science de celui qui lui apparaît sous les traits d’un jouvenceau étonnerait si l’on ignorait ses antécédents, la prophétie qui la concerne... et la signification de son nom en chaldéen, puisque Niniane « sonne autant en françois com s’ele disoit « noiant-ne-feray » » (Ibid., § 255, p. 1057). L’utilité de cette brève « digression » apparente est donc au moins double : tout d’abord, elle inscrit l’aventure fatale de Merlin dans l’espace géographique des Premiers faits, dans cette « marche » perméable aux merveilles qu’est la Petite-Bretagne où l’on retrouvera / l’on a retrouvé Lancelot dans le lac de son enfance. Ensuite, et c’est l’essentiel, elle permet à l’intertexte « dianique » d’affleurer dans le texte, alors même que le cours naturel de la narration l’en exclut.
6En effet, cette autre parenthèse au début du Lancelot qui présente la Dame du Lac en lui niant sa qualité de fée et toute relation au surnaturel efface avec autant de soin les traces de la mythologie lunaire du personnage que celles de son lien à l’Autre Monde celtique. S’il est question, dans la topographie du royaume de Bénoïc, d’un Lac de Diane, ce toponyme n’est pas explicité : contrairement à toutes ses habitudes, le récit fait l’impasse sur une étymologie possible, comme s’il était essentiel d’occulter la référence païenne et antique. En cela, d’ailleurs, le Lancelot s’oppose catégoriquement à ce qui se passe dans la Suite dite Post-Vulgate du Merlin6, où la connexion déjà fortement marquée entre Diane et la « demoiselle chasseresce » nommée Niviène, qui trouve son « deduit » par les forêts et défend farouchement sa virginité, est encore renforcée par le récit que Merlin fait à son amie des amours tragiques d’un trio de divinités romaines à peine evhémérisées, Diane, Faunus et Felix. Il n’est donc pas étonnant de voir resurgir, dans un texte qui s’attache à renouer les fils des traditions oubliées et à restituer la senefiance mythique refoulée dans les romans « antérieurs-postérieurs7 », la référence à Diane, et avec elle tout un intertexte lié à l’eau, à la virginité, et à la mise à mort du principe masculin8. L’importance de cet indice signifiant est d’ailleurs confirmée par la répétition du nom de Dyonas dans un épisode ultérieur, lorsque la demoiselle insiste une fois de plus auprès de Merlin pour qu’il lui apprenne un sort permettant d’endormir n’importe quel homme et précise que si son père, « qui s’appelle Dyonas », la découvre avec son ami, sa colère sera terrible : l’incidente n’a apparemment aucune pertinence ici, le nom du père ne joue d’autre rôle dans l’argumentation que de rappeler au lecteur qu’il est question, d’une manière ou d’une autre, de Diane, la déesse vierge, confrontée aux exigences -sexuelles – de l’Homme Sauvage qu’est Merlin.
7Non que cette nature hybride du « fils du diable » ait droit de cité dans le Lancelot-Graal, précisément : dans le Merlin propre, la seule allusion à cet aspect du personnage éponyme se fait par la bande, lorsque Merlin déclare aux fils de Constant qu’il lui faudra parfois s’absenter de la cour, « par fine force de nature eschiver de la gent » (§ xx, 1. xxx). Or, fidèle à sa vocation, qui est de compléter, de corriger, de dévoiler les omissions et les erreurs des œuvres qui l’ont précédé, le texte que le manuscrit de Bonn baptise bien approximativement Premiers faits du roi Arthur va faire resurgir cette dimension perdue de la figure de Merlin par le biais d’une séquence de prime abord absolument hétérogène par rapport au fil principal de « l’histoire ». L’épisode de Grisandole constitue en un sens un modèle de digression, voire une véritable interpolation, puisque le lien entre cette aventure et le reste du roman est inexistant – si ce n’est, bien sûr, que Merlin figure dans les deux ; encore faudrait-il être sûr qu’il s’agit du même Merlin, ce dont on est en droit de douter en dépit de l’exposition embarrassée de la voix narratrice :
Or dist li contes que quant Merlins se fu partis del roi Artu qu’il s’en ala es forés de Romenie converser qui molt estoient grandes et profondes. En cel tans estoit empereres Iulius Cæsar et pour ce ala Merlins cele part. Si est bien droit que je vous die pour coi il i ala...
(Livre du Graal I, § 422, p. 1226)
8Non seulement la localisation géographique change radicalement (la « Romenie » n’appartient pas au même système de référence que la Bretagne arthurienne), mais les informations complémentaires concernant l’empereur qui règne à Rome en ce moment sont contradictoires avec la longue séquence où a été racontée la « campagne de Gaule » d’Arthur contre Claudas et ses alliés, le roi de Gaule et l’empereur romain. En outre, l’entrelacement fonctionne déjà à plein à ce stade du texte, puisque le conte passe d’un fil « militaire » à un fil « courtois » (les amours de Merlin, justement), avec de brefs excursus du côté de Biaise, auquel Merlin rend visite pour lui relater les événements récents, et des aller-retour entre la Petite-Bretagne, où Gauvain est chargé de liquider les opérations guerrières et la Grande, où Arthur reprend en main son royaume après plusieurs expéditions victorieuses. Avec pour ainsi dire quatre « pôles » narratifs en fonction, la nécessité ou la pertinence d’en instaurer un cinquième est douteuse ; le fait qu’au conte se substitue le « je » d’une instance d’autorité certes anonyme mais du moins personnelle, ou personnalisée, suggère qu’en effet le système d’énonciation du roman perçoit parfaitement la solution de continuité apparente que constitue l’« histoire de Grisandole ».
9Le « travestissement » de Grisandole-Avenable ne fait d’ailleurs que redoubler celui, ouvertement scandaleux, des douze jeunes « loups » déguisés en demoiselles de la chambre de l’impératrice. En dépit de la renommée de Merlin comme interprète des songes, celui de Jules César ressortit à un type si classique9 qu’il est à peine besoin de recourir au devin breton pour l’élucider. La perplexité du lecteur s’accroît encore lorsqu’il constate que Merlin, au lieu d’accomplir ce pourquoi on nous a clairement dit qu’il était venu, c’est-à-dire interpréter le songe de l’empereur et amener le châtiment de l’impératrice adultère, s’engage immédiatement dans un jeu de cache-cache où il multiplie les semblances atypiques : dans l’ensemble de la Vulgate, c’est le seul épisode où le prophète-magicien adopte l’apparence d’un cerf, puis celle d’un Homme Sauvage identifié comme tel10. Mais c’est justement dans le récit que cette créature hybride fait des circonstances de sa naissance qu’apparaissent l’importance et la pertinence de l’épisode. Alors même que le Merlin propre a résolument évacué la dimension sylvestre du devin, telle qu’elle affleure encore dans la Vita Merlini11, et dans les textes attribués au Myrddin Gallois12, au profit de la version lourdement christianisée de l’incube, le personnage que joue Merlin vis-à-vis de « Grisandole » (mascarade pour mascarade, puisque celui-ci n’est, symétriquement, que le personnage joué par Avenable) est plus « prosaïquement » le fils d’un Homme Sauvage, sorte de Satyre ou de Sylvain, et d’une paysanne revenant du marché :
«... Voirs fu que ma mere vint un jour del marchié d’une vile, si vint tard et entra en la forest de Brocéliande13. Si forvoia fors de son chemin, si li covint cele nuit jesir en la forest. Et quant ele se vit seule esgaree, si se coucha desous un arbre et s’endormi. Et lors vint a li uns hom sauvage de la forest, si s’asist d’encoste li et, quant il le vit seule, si jut a li c’onques ne s’en osa desfendre. Et cel jour fui je engenrés en ma mere. Et quant ele fu repairie si fu molt pensive lonc tans. Et quant ele aperchut qu’ele fu enchainte si me porta tant que je fui nés et bauptisiés en fons et me fist tant nourrir que je fui grans. Et si tost come je me poi consirrer de li, si m’en alai converser es grans forés. Par la nature de mon pere m’i couvint repairer, et pour ce qu’il fu sauvages le sui je. »
(Ibid., § 436, p. 1238-1239)
10Ainsi, la « vraie nature » de Merlin, ou du moins une hypothèse alternative convaincante le concernant se voit accorder droit de cité dans le cadre englobant du roman en prose par le biais de la digression. En outre, c’est également dans l’espace de cette séquence « Grisandole », rendu inoffensif par sa marginalisation même, que s’articule le lien essentiel entre Merlin et une incarnation déceptrice de la féminité, seule habilitée à le capturer : en effet, l’Homme Sauvage des Premiers faits, tout comme le Merlin de Silence14 et celui du fragment du Rheinische-Merlin15, ne peut être fait prisonnier, et amené à la cour pour y remplir sa fonction d’interprète des rêves, que par une femme – et plus précisément une femme qui échappe aux catégories génériques et sexuelles en jouant le rôle d’un chevalier. Or, ce motif consubstantiel à la légende merlinesque brille lui aussi par son absence dans le Merlin du Pseudo-Robert de Boron et dans les allusions au personnage que contient le Lancelot, alors même que sa place est en quelque sorte marquée dans le premier de ces textes, à la suite des deux autres épisodes qui illustrent les dons de l’enfant sans père16. Cet escamotage, compréhensible dans la perspective totalisante de la Vulgate qui s’efforce d’établir une nouvelle orthodoxie narrative, laisse pourtant des remords au « Conte » en tant qu’instance d’énonciation dominante ; l’apparente digression de l’épisode de Grisandole, permet de restituer au récit son intégrité sans avoir besoin d’accommoder un matériau hétérogène au nouveau cahier des charges de la Somme romanesque.
11Cependant, la qualité « réactive », si j’ose dire, des Premiers faits du roi Arthur en tant que texte secondaire soucieux de combler les lacunes et de résoudre les incohérences des romans qui le précèdent explique dans une large mesure cet usage délicatement trompeur du procédé de la digression pour restituer l’intégralité de la matière, y compris les « mondes possibles » alternatifs qu’une écriture linéaire de la « droite voie » s’est vue forcée de proscrire. Il arrive que l’on rencontre dans le Lancelot, texte beaucoup plus « heureux » dans le sens où il ne souffre pas encore (surtout à ses débuts) de la tendance exacerbée des Premiers faits à l’hyper-réflexivité, des digressions qui ne sont rien d’autre que cela, et qui ne se réfèrent, en définitive, qu’à elles-mêmes. Ou bien les apparences sont-elles, encore une fois, trompeuses, et peut-on lire, derrière ces excursus que la critique a souvent condamnés sévèrement comme autant de « hors sujet », une senefiance qui s’inscrit dans la perspective d’ensemble de l’œuvre ? Deux séquences situées vers la fin de la Marche de Gaule, qui constituent de bons exemples de cette tendance du Lancelot à une « dérive » narrative dont la fonction dans l’architecture d’ensemble de l’œuvre, si elle existe, n’est pas immédiatement perceptible, permettent d’ébaucher une réponse à cette question. Notons d’abord que ces deux « aventures » attribuées à deux chevaliers différents, Gauvain et Hector, sont racontées à la suite l’une de l’autre, ce qui revient à dire que les deux fils principaux du récit à ce stade du roman s’éloignent tous deux de leur « droite voie ». Cependant, l’ampleur de l’« écart » n’est pas la même dans les deux cas de figure : on s’intéressera d’abord à la seconde, qui constitue en quelque sorte le point d’orgue d’un fil narratif en lui-même secondaire.
12En effet, toute la série des aventures plus ou moins axées sur le personnage nouveau d’Hector des Marais, dont on ignore encore la véritable identité (c’est le fils bâtard du roi Ban de Bénoïc) semble fonctionner selon un principe linéaire d’éloignement progressif par rapport à la ligne mélodique dominante. Il est évident que la rencontre d’Hector et de son amie, et le secours à la dame de Roestoc, s’inscrivent tout naturellement dans la « branche » consacrée à Gauvain dans le cadre général de la (seconde) quête de Lancelot17. Admettons même que la quête de Gauvain entreprise par Hector à la prière de la dame de Roestoc fait encore partie de cette constellation narrative, puisqu’il s’agit d’une « continuation » au sens médiéval du terme des aventures de Gauvain. Cependant, lorsque Hector interrompt sciemment sa quête du neveu d’Arthur pour s’engager dans l’aventure très idiosyncratique d’Hélène sans Pair et de Persidès, le lecteur est en droit de se demander s’il ne se trouve pas en présence d’une digression caractérisée dont le lien au roman qu’il est censé lire est pour le moins distendu. En effet, si l’on excepte une remarque liminaire18 qui replace l’héroïne malheureuse de cette séquence dans la pyramide des « plus belles dames » du monde arthurien, et autorise une référence inattendue à « l’horizon d’attente » du Graal en mentionnant dans ce palmarès la « très belle » fille du Roi-Pêcheur, il semble bien que le récit s’engage ici dans un cul-de-sac dont l’impact sur la trame générale de l’œuvre est très faible. Hélène sans Pair et Persidès ne réapparaissent pas par la suite, ils ne sont pas apparentés à des personnages centraux, ils ne sont l’objet, ni la cause, d’aucune révélation essentielle, bref, l’épisode tout entier constitue un excursus sans influence sur l’économie d’ensemble de la narration. Au prix de quelques raccords mineurs, il apparaît même comme parfaitement amovible : il s’agit, dans le trajet d’Hector, d’un détour au sens le plus précis du terme, d’une pause dans le cours de sa quête – en un mot, d’une digression. L’oncle de la demoiselle qui invite le héros à la suivre au château de Persidès prend d’ailleurs bien soin de préciser que la délivrance d’Hector n’est pas liée à son acceptation de cette tâche : le jeune chevalier est d’ores et déjà libéré sur parole, libre de reprendre le cours normal de sa quête. S’il consent à suivre la demoiselle, c’est pour ainsi dire par pure curiosité, sans y être le moins du monde obligé... sauf peut-être par cette boulimie d’« aventures », événements et personnages, qui caractérise le roman en prose, et qui ne peut laisser passer l’occasion d’une « feuille » supplémentaire à greffer sur le grand « arbre des hystoires ». La seule fonction de l’épisode, en ce sens, est de « faire nombre », d’étoffer la narration en ajoutant une strate supplémentaire au feuilletage narratif qui contribue à l’« effet de réel » recherché par le roman en prose, qui prétend plus ou moins subtilement renoncer à un ordre de composition rhétorique en faveur d’une simple écriture chronique ne prenant en compte que le monde tel qu’il est, y compris dans son dés-ordre, son absence d’ordre et de sens.
13L’« aventure » de la fille du roi de Norgales19, qui joue sur les deux tableaux de la mimésis « réaliste » et de la senefiance cachée, représente une étape supplémentaire sur le chemin de la digression. Il s’agit d’une variation sur le cas de figure bien connu de la demoiselle qui donne son amour à Gauvain sans l’avoir jamais rencontré ; celle-ci va plus loin que la plupart de ses homologues et, ayant fait vœu (au grand dam de son père) de ne jamais donner son pucelage qu’au neveu d’Arthur, elle envoie ses messagères parmi tout le royaume de Logres afin qu’elles le lui ramènent. Le roi de Norgales, qui a déjà perdu une fille en faveur du lignage d’Orcanie, puisque sa cadette est l’amie d’Agravain, fait donc construire un étrange manoir souterrain, où sa fille dort au bout d’une enfilade de chambres gardée par force chevaliers revêtus d’armes noires. Lorsque l’une de ses suivantes persuade Gauvain de l’accompagner en lui affirmant que celle qui l’attend est bien plus belle qu’elle-même, la demoiselle célèbre son « mariage » avec le parangon de la courtoisie avant que celui-ci, qui a échappé de justesse à la mort (le roi veut le tuer dans son sommeil) ne doive s’enfuir précipitamment en la compagnie de Sagremor et de son amie (une autre « demoiselle » de la fille du roi de Norgales).
14À la différence de ce qui se passe pour Hélène sans Pair, le roman ne perd pas totalement le souvenir de cet épisode ; on rencontre par la suite quelques allusions à l’aventure, Gauvain s’inquiète du sort réservé à son « amie » par le père courroucé et la demoiselle fait porter son salut à son chevalier. Mais en définitive, la séquence ne modifie en rien ni l’équilibre des forces en présence, ni le cours global des événements, ni la vision que le Lancelot donne de ses personnages ; elle constitue, au sens le plus exact du terme, un détour, puisque Gauvain « se détourne » de son chemin, quitte la « droite voie » qui devrait le mener à Lancelot pour s’engager dans une aventure personnelle, en marge du grand dessein de la branche. Cependant, comme Lancelot et Galehaut ont soigneusement couvert leurs traces et que Gauvain va, précisément, « à l’aventure », sans véritable fil directeur pour orienter son errance, l’excursus qui le conduit dans le lit de la demoiselle de Norgales n’est pas véritablement une erreur, encore moins une faute : on peut – Gauvain peut, et il ne s’en prive pas – arguer qu’il n’est pas moins improbable d’apprendre des nouvelles du « bon chevalier » égaré sur les chemins de traverse de la fiction que sur le cours principal du roman-fleuve.
15Comme l’épisode d’Hélène sans Pair, celui de la demoiselle de Norgales semble n’avoir d’autre fonction que d’étoffer la trame narrative, et de montrer que dans le récit chronique, à l’image du réel, il peut se produire des événements qui ne sont pas liés entre eux et qui échouent à « faire sens » de manière synthétique. Ce jeu sur le principe de l’illusion référentielle est toutefois canalisé de façon plus précise : il s’agit de représenter la complexité d’une situation politique qui excède de loin la simplicité idyllique du monde courtois tel qu’il apparaît dans les romans en vers. Le roi de Norgales fait partie de ces vassaux d’Arthur qui, sans entrer en rébellion ouverte contre lui, sont engagés dans un conflit endémique avec un roitelet voisin fidèle au souverain du royaume de Logres ; les enjeux matériels et symboliques de ces guerres intestines qui se monnaient en tournois ou en tentatives de rapt sur la personne d’une épouse ou d’une amie reconduisent au niveau de la micro-séquence les grandes orientations théoriques du Lancelot en matière de stratégie et de politique. L’imbrication des épisodes, le foisonnement des figures secondaires qui disparaissent de la narration quelques pages après y être entrées, la confusion même des aventures enchevêtrées signifient de manière exemplaire la complexité (pour ne pas dire la complication) de l’univers arthurien et plus particulièrement de la situation délicate dans laquelle se trouve le roi Arthur vis-à-vis de ses présumés vassaux à ce point du récit.
16Mais par-delà cette dimension mimétique de la séquence, on peut percevoir une dimension mythique qui restitue au roman en prose un peu de la profondeur dont le prive, précisément, le prosaïsme de l’écriture-chronique. Dans un texte essentiellement consacré à Lancelot, mais qui en déroule les aventures, comme on peut dérouler un hérisson, pour les mettre à plat au lieu de leur laisser leur épaisseur signifiante à la manière de Chrétien de Troyes, le seul aspect de Gauvain qui transparaisse dans le récit est sa dimension lignagère, son lien familial au roi Arthur et son engagement politique aux côtés de celui-ci dès le début du règne. En revanche, le Lancelot tend à occulter complètement le versant mythologique du personnage, qui le révèle comme une figure solaire et suggère que le neveu du roi Arthur a pu avoir à l’origine une fonction de psychopompe le désignant tout naturellement pour les quêtes surnaturelles20. L’aventure de la fille du roi de Norgales, dont la dimension nocturne et lunaire est très apparente, le trajet initiatique que Gauvain doit emprunter pour parvenir jusqu’à elle et la qualité presque rituelle de la scène de « hiérogamie » ressortissent à un type de narration hétérogène par rapport à l’essentiel de la Marche de Gaule ; la séquence constitue à ce titre une sorte de contrepoint polyphonique par rapport à la teneur chevaleresque dominante, et permet au récit de se parer des prestiges d’un merveilleux diffus sans renoncer à ses ambitions réalistes.
17Ces exemples ne sont que cela : des exemples, que l’on pourrait à vrai dire multiplier ; en effet, on peut à la limite soutenir que l’ensemble du Lancelot et même du cycle Lancelot-Graal n’est composé que de digressions. Chaque fois que « le conte » se détourne du personnage principal, que ce soit Arthur ou Lancelot, pour relater les aventures de leurs compagnons, de leurs alliés, de leurs ennemis, ou simplement un épisode secondaire doté de sa logique propre et inséré sans raison dans la trame narrative, on peut, en termes d’esthétique traditionnelle, crier à la digression. Mais en ce sens, le seul roman qui échappe à ce qui serait alors conçu comme un reproche est La Queste du saint Graal, où en effet le réseau signifiant est si dense qu’aucune séquence ne peut en être retranchée sans nuire au « plus haut sens » de l’œuvre. Selon cette logique impitoyable, doit être exclu du récit tout ce qui ne contribue pas directement à sa senefiance : et c’est ainsi que les réprouvés de la quête, Gauvain au premier rang, se voient congédiés d’un trait de plume : leurs aventures « ne font pas a conter », elles peuvent être passées sous silence puisqu’elles n’ajoutent rien à la révélation du Graal. Inversement, toutefois, on peut considérer que le roman en prose n’est composé que de digressions, une marqueterie d’épisodes provenant d’horizons variés que juxtapose la volonté d’exhaustivité d’un récit dont la préoccupation centrale serait de retarder indéfiniment sa propre fin. Tant qu’il y a encore un chevalier à présenter, une dame à délivrer, un château à explorer, une aventure, fût-elle mineure, fût-elle, précisément, insignifiante à (ra)conter, le roman est assuré de « continuer », selon un principe de mouvement perpétuel qui garantit le bonheur de l’écriture et de la lecture.
Notes de bas de page
1 Voir la remarque de Florence Marsal dans sa thèse sur La rhétorique de l’entrelacement dans les romans en prose du xiiie siècle et les textes autobiographiques de Jacques Roubaud : « Amplification et digression se retrouvent associées dans le déroulement de la narration en prose du xiiie siècle, et constituent la base même de l’entrelacement : le changement de personnage et d’aventure, initié par les formules : « Mais or se taist li contes de... si retorne a... » peut être considéré en effet comme une digression rhétorique » (Chapitre 3, p. 3).
2 Je pense par exemple aux multiples « notices » historiques, géographiques, ou familiales que le Galehaut fournit à propos du royaume et des parents du « Prince des Lointaines Iles », quand le propos avoué du récit est de relater les merveilles et prodiges qui annoncent sa mort (relativement) prochaine, causée par son amour monstrueux pour Lancelot.
3 Formules empruntées aux textes du Graal, Queste ou Estoire en prose.
4 C’est le titre que donne le manuscrit de Bonn, récemment édité dans la Bibliothèque de la Pléiade (Le Livre du Graal, volume 1, éd. Ph. Walter et alii, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2001. Contient L’Estoire de Joseph, Merlin, Les Premiers faits du roi Arthur). Texte, traduction, notes et variantes, à ce qui était anciennement connu comme la Suite historique du Merlin (cf. Suite-Vulgate du Merlin, dans the Vulgate Version of the Arthurian Romances, éd. O. Sommer, Carnegie Institute of Washington, Washington, 1907-1913).
5 Cf. Livre du Graal I, § 253, p. 1055 : « Et quant ele s’en parti si li donna un don qui molt bien li avera, et li dist : « Dyonas, je t’en croi bien, et li dix de la Lune et des Etoiles si face que li premiers enfés que tu auras femele soit tant couvoitie del plus sage home terrien après ma mort [...] qu’il li ensaint la greignor partie de son sens par force d’yngremance... »
6 Voir l’édition récente qu’a donnée de ce texte G. Roussineau, La Suite du Roman de Merlin, Genève, Droz, 1996, 2 volumes.
7 Antérieurs par leur date d’écriture, postérieurs au plan du contenu romanesque.
8 Cf. le mythe d’Actéon, qui actualise de manière exemplaire ces composants.
9 Et, effectivement, si « romain », dans la mesure où il appartient à la matière de Rome telle que la déclinent le Roman des Sept Sages de Rome et ses continuations.
10 Le Livre d’Artus, élaborant sur la « semblance » habituelle de Merlin-gardien de bêtes, surimpose au Chevalier au lion de Chrétien de Troyes une lecture déviante où c’est Merlin qui joue le rôle du « vilain » aux taureaux sauvages. Cependant, en dépit des caractères inhumains et de la bestialité de son portrait, ce personnage n’est pas présenté comme un « Homme Sauvage », race de créatures hybrides bien répertoriée dans les récits de voyage ou les textes à vocation exotique comme Huon de Bordeaux. Cf. le livre fondateur de Richard Bemheimer, Wild Men of the Middle Ages, Cambridge, Harvard University Press, 1952.
11 Cf. Le devin maudit. Merlin, Lailoken, Suibhne. Textes et Etude, dirigé par Ph. Walter, Grenoble : ELLUG, 1999. Les éditeurs soulignent la dimension mythico-folklorique « sylvestre » du personnage de Geoffrey de Monmouth, en dépit des aménagements que le polygraphe latin fait subir à son matériau de base.
12 Cf. en particulier Yr Oianau et Yr Afallanau, traduction anglaise dans The Romance of Merlin. An Anthology, éd. Peter Goodrich, New York/London : Garland Publishing, 1990.
13 Mais notre Homme Sauvage n’explique pas comment il est passé de Brocéliande en Romenie : utile lapsus surgissant au cœur de la mise en abyme de la fiction véridique.
14 Cf. Heldris de Cornouaille, Roman de Silence (éd. & trans. Sarah Roche-Mahdi, East Lansing, Colleagues Press, 1992). Le thème de la jeune fille déguisée en homme y appelle irrésistiblement la figure de Merlin capturé par une femme, alors même que le prologue du texte précise que l’époque du roi Arthur est bien révolue quand commence cette histoire.
15 Cf. Der Rheinische Merlin, Text-Übersetzung-Untersuchungen der « Merlin » – und « Lüthild »-Fragmente, ed. Hartmut Beckers et al., Paderborn/München/Wien/Zürich, 1991. Pour autant que l’on puisse en juger par ce qui reste du texte consacré à Merlin et par la tonalité du fragment de la Vie de Sainte Lüthilde qui le suit dans le manuscrit, il s’agit d’une version quasi hagiographique de l’histoire du prophète-enchanteur.
16 Comme le prouve la réapparition de l’aventure dans le roman moyen-anglais Of Arthour and of Merlin (éd. O.D. Macrae-Gibson, London/New York/Toronto, Oxford University Press, « EETS », 2 vol., 1973-1974). Cf. à ce sujet mon article « Merlin et Grisandole » dans L’Esplumeoir, numéro spécial « Actes du colloque d’Amsterdam », Mâcon, 2004, p. 19-26.
17 Cf. La Marche de Gaule dans Le Livre du Graal, 2e volume (sous la direction de Ph. Walter, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2003) ; l’épisode d’Hélène sans Pair se trouve aux pages 844-856.
18 Bien antérieure à l’« aventure » proprement dite, dans le cadre d’une de ces « annonces » qui renforcent la solidité du tissu narratif.
19 Cf. Livre du Graal II, op. cit., p. 795-796 et 822-843. Entre la rencontre de Gauvain et de la suivante de l’héroïne, et leur arrivée au manoir ténébreux où s’achève la séduction annoncée, se situe une sorte de digression au second degré, puisque le neveu d’Arthur, hébergé pour la nuit dans la famille de la messagère, prend le temps de régler par combat judiciaire le compte d’un traître qui a comploté la mort du père de la jeune fille.
20 Cf. par exemple le De ortu Walwanii latin, qui rapporte avec complaisance le parallélisme entre la force de Gauvain et le parcours du soleil dans le ciel, tout en insistant sur la qualité de « bâtard » (fils d’un dieu solaire ?) du héros.
Auteur
Université du Connecticut, Storrs (Etats-Unis)
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