Jean de Meun ou la digression impossible
p. 21-31
Texte intégral
1Si l’on en croit les historiens anciens de la rhétorique, la digression, en grec parecbasis, serait apparue dès qu’on entreprit dans les cités de Sicile de constituer en discipline les moyens de persuader. C’est Corax qui aurait fait d’elle une partie du discours, la quatrième, après ce que les Latins nommeront exorde, narration, confirmation-réfutation, et avant la péroraison. La digression relève donc, à ses origines, de la dispositio, de l’ordre du discours. D’autre part, des sources anciennes concordantes rapportent que le règlement du tribunal réuni sur l’Aréopage d’Athènes prévoyait qu’un héraut s’avançât, interrompît et fît taire le plaideur qui sortirait de la cause examinée pour manipuler les juges en faisant appel à leur sensibilité ou en élevant le débat. C’est ainsi que, présente aux débuts de la rhétorique, la digression n’en est pas moins aussitôt suspecte. Que le règlement rapporté ait été une réalité ou non, du rôle décisif laissé à la discrétion du héraut, il saute aux yeux que la digression n’est pas seulement suspecte, mais que la définition de ce qui est hors du propos comporte une grande part de subjectivité1.
2La rhétorique latine apprécie l’efficacité de ces morceaux splendides d’éloquence que sont des digressions propres à émouvoir l’auditeur ou à le hausser au-dessus de lui-même. Mais elle est comme gênée pour en faire la théorie. Si Cicéron et Quintilien continuent d’en parler dans le cadre de leur étude de la dispositio, c’est pour dire qu’elle n’a pas de place assignée. On lit chez Cicéron : « Il est souvent utile, pour agir sur les cœurs, de s’écarter du but principal et de la conduite ordinaire. Ainsi, après l’exposé des faits dans la narration, on peut trouver souvent l’occasion de placer une digression touchante ; on le peut encore après la confirmation, ou après la réfutation, ou dans ces deux endroits, bref sur tous les points du discours2 ». La place de la digression importe moins que son utilité. La parecbasis est pour Quintilien « le traitement sous forme de digression, hors du plan naturel, d’un point quelconque, mais d’un point utile à la cause ». Elle ne s’éloignera donc pas du sujet du débat ou, si elle le fait, ce sera pour revenir au plus tôt « au point d’où l’on a dévié3 ». Elle n’a ni place ni contenu attitrés, elle a une utilité et le Moyen Âge fera de cette dernière notion la raison d’être de la digression, cela d’autant plus que prêcher la vérité chrétienne sera la seule justification de la rhétorique. Le Moyen Âge va dès lors hériter d’une situation que Randa Sabry caractérise avec justesse quand elle écrit : « Le rhéteur continue à reconnaître la digression alors même que toutes ses prescriptions tendent à la rendre insaisissable quant à son emplacement et à son contenu. À la juguler également par l’attribution d’une fonction4 ». Quand, dans un livre récent qui guidera notre réflexion, Pierre Bayard dit que « le rêve de la rhétorique est que la digression ne soit pas digressive5 », sa formule est presque celle d’Evrard l’Allemand, maître de grammaire du xiiie siècle : « Je laisse ma matière, quitte à y revenir, mais de telle façon que je n’aie pas l’air de l’avoir laissée6 ».
3La rhétorique aux xviie et xviiie siècles n’a pas, quant à elle, pour objet le seul art oratoire. Elle porte sur l’ensemble de la littérature. Cette situation ne profite pas à la digression. Les rhétoriciens d’alors ne s’attardent guère sur elle, car leur idéal est à la fois un discours transparent – c’est le « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » de Boileau – et un discours économique, duquel il n’y a rien à retrancher, auquel il n’y a rien à ajouter, parce que c’est la pensée, la vérité ou la nature, qui y parlent d’elles-mêmes – toujours Boileau à propos d’Homère : « Son sujet de soi-même et s’ordonne et s’explique ». Cet idéal n’autorise pas la digression. Fénelon tient ainsi le discours pour un organe : « Un ouvrage n’a une véritable unité que quand on ne peut rien en ôter sans couper dans le vif ». Condillac n’est pas moins catégorique : « Dans tout discours, il y a une idée par où l’on doit commencer, une par où l’on doit finir, et d’autres par où l’on doit passer. La ligne est tracée, tout ce qui s’en écarte est superflu ». Il dit encore : « On doit donc éviter les longueurs parce qu’elles lassent l’esprit, les digressions parce qu’elles le distraient, les divisions et les sous-divisions parce qu’elles l’embarrassent et les répétitions parce qu’elles le fatiguent ». Vico voit dans la digression un archaïsme : « Les digressions s’expliquent par la grossièreté d’esprit des temps héroïques alors que les hommes étaient incapables de s’en tenir à ce qui ne se rapportait que directement au sujet ; nous l’observons encore chez les faibles d’esprit et surtout chez les femmes7 » !
4La théorie contemporaine de la littérature ne s’est guère souciée de la digression. Comment la justifier au temps du stucturalisme triomphant, si dans le texte tout est signe ? Roland Barthes feint de s’interroger : « Tout, dans un récit, est-il fonctionnel ? Tout, jusqu’au plus petit détail, a-t-il un sens ? » Mais c’est pour trancher aussitôt : « Un récit n’est jamais fait que de fonctions : tout, à des degrés divers, y signifie [...] tout a un sens ou rien n’en a8 ». L’herméneutique, de quelque obédience qu’elle soit, ne fait pas davantage de place à la digression, Michel Charles l’a assez joliment montré. Réfléchissant sur les métaphores de l’écriture ou de la lecture que sont le thyrse et le palimpseste chez Thomas de Quincey et Baudelaire, il en vient à conclure que, si le mouvement de l’écriture la porte à la digression, celui de la lecture interprétative est au contraire régressif et postule une unité originelle : « Il n’est pas de digression qu’une technique exégétique élaborée ne puisse ramener au droit fil du discours : la digression n’existe pas pour le critique9 ». Les travaux des médiévistes ne démentent pas ce diagnostic. Songeons, d’une part, à l’incroyable fortune critique qu’a aujourd’hui ce mot si rare de conjointure. Qui de nous ne serait pas capable de montrer que l’ouvrage le plus « depecié » a une « moult belle conjointure », quitte à confondre la cohérence de son interprétation avec celle du texte ? Nous lisons, d’autre part, dans le Roman de la Rose des vers où l’Amant reproche à Raison de lui avoir vanté « je ne soi quele amor sauvage » et où il ajoute que, chercherait-on « jusqu’an Quartage », cet amour resterait introuvable ; or, celui qui avancerait que seule la nécessité de rimer a fait préférer Carthage à Rome ou Babylone ne se verrait-il pas reprocher son ingénuité10 ?
5Le livre aussi amusant qu’instructif de Randa Sabry n’est pas une histoire de la digression. Il porte sur les effets recherchés par les écrivains digressionnistes et donc sur des digressions que leurs auteurs font valoir comme telles : Cervantès, Scarron, Marivaux, Diderot, Sterne, par exemple. Ces écrivains permettent de définir un digressionnisme critique qui se pose face à la rhétorique du naturel et de la transparence, mais aussi face à un digressionnisme baroque, qu’on pourrait dire pratiqué en toute innocence par Amadis de Gaule, Astrée ou Le Grand Cyrus, romans dont la généalogie reconduit au Lancelot-Graal. Car une rhétorique parfois un peu honteuse a beau enseigner que la digression doit être utile et qu’elle a à se faire oublier en tant que telle, le sentiment commun est que « ça digresse » dans les romans en prose et que ça se voit. Et « ça digresse » aussi dans le Roman de la Rose, et beaucoup plus dans sa seconde partie que dans la première.
6Il serait temps d’en venir à Jean de Meun. Nous nous en rapprocherons en évoquant la réflexion des théoriciens de la littérature au Moyen Âge11. La situation de la digression est chez eux complexe. Elle occupe deux places. La première est manifeste, la seconde est aussi subtile qu’envahissante. La digression a une place manifeste dans les Arts poétiques latins. Dans la Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf, elle est un procédé de l’amplification et, à ce titre, mise sur le même plan que la paraphrase, la périphrase, la comparaison etc. Selon le Documentum du même Geoffroy, la digression se subdivise en deux catégories. Elle est ce que Genette appelle une anachronie : en ce cas elle n’ajoute rien au sujet dont elle se borne à modifier l’ordre. Elle est ensuite un pas hors du sujet par le biais d’une comparaison12. Telle est la place manifeste de la digression. Cependant elle a une place plus vaste, mais cachée. La théorie littéraire médiévale s’est en effet élaborée à partir des commentaires de l’Art poétique d’Horace relu à la lumière du De Inventione de Cicéron et de la Rhétorique à Herennius13. Plus précisément, au xiie siècle, le commentaire Materia a tiré des vers 1-37 de l’Art poétique une doctrine des six fautes qu’un écrivain doit éviter et l’a attribuée à Horace. La seconde faute, qui s’appuie sur les vers 14-24, porte sur l’incongrua orationis digressio « la digression inadéquate ». Or cette doctrine horacienne des six fautes a été peu ou prou reprise dans les Arts médiolatins, par exemple dans le livre V de la Parisiana Poetria de Jean de Garlande14. Elle l’a été aussi par Geoffroy de Vinsauf dans son Documentum. La doctrine reste classique. Une digression inutile est condamnable : « Une digression est inutile quand, faisant un écart soit dans le sujet, soit pour toucher à un point hors du sujet, cette digression n’est d’aucun profit pour la cause15 ». Dans la Poetria nova, la doctrine des six fautes a eu un sort étonnant. Elle a été comme superposée aux divisions de la rhétorique. Corriger la première faute, partium incongrua positio, c’est chez Geoffroy enseigner la dispositio. Corriger la seconde, incongrua orationis digressio, et la troisième, brevitas incongrua, c’est donner les règles de l’inventio, de l’amplification et de l’abréviation respectivement. Cette superposition de la digression à l’amplification est dans la droite ligne de la rhétorique latine : nous avons vu que, pour Cicéron, la digression n’a pas de place fixe et qu’elle a lieu d’être dès qu’il s’agit d’élever le débat, en latin augere ou amplificare. Telle est donc ce que j’appelle la place, subtile mais envahissante, de la digression. Elle est comme en filigrane sous-jacente à toute l’amplification. Mais, en vertu du principe que rien ne doit se perdre, elle conserve une place manifeste, réduite à peu de choses et confuse, dans l’amplification. Elle est à la fois la partie et le tout ! La digression n’est plus comme chez les Grecs une partie du discours, elle est en même temps une figure du discours et le discours même. Cet avatar médiéval de la doctrine classique montre comment, à vouloir ne retenir que les digressions utiles, on en est venu à fondre la digression dans la totalité du discours, à la confondre avec elle. N’est-ce pas ce que fait à sa façon Jean de Meun ?
7La Poetria nova a été à son tour glosée. La glose la plus répandue et la plus ancienne, In principio huius libri, définit, à propos du vers 527, deux modalités de la digression : « Selon la première, le poète interrompt le fil de sa matière et traite d’une autre chose sur quoi la matière lui a fait tomber, par exemple décrit un paysage, la nature d’une chose, fait un éloge etc., puis il revient à la matière qu’il avait laissée. Selon la seconde, on laisse tomber la matière, on introduit quelque chose d’autre qui en est très éloigné, mais qui pour finir s’y ajuste16 ». La première sorte de digression est centrifuge, elle est une dérive à partir du sujet, mais en somme justifiée par le lien initial de proximité qu’elle a avec lui. La seconde est centripète, elle est une ruse, on ne feint de s’écarter du sujet que pour mieux y revenir. Aucune des deux n’est une digressio inutilis, laquelle n’est jamais qualifiée positivement, mais est toujours un vice17. Le Roman de la Rose aurait-il transgressé l’enseignement de son temps et commis des digressions inutiles ?
8Depuis que le Roman a été redécouvert par la critique, il n’est guère de livres ou d’articles qui n’aient évoqué les digressions de Jean de Meun. On les a longtemps portées à son débit. Le grand ouvrage d’Alan Gunn a marqué un tournant et la critique s’attache aujourd’hui à décrire la façon que Jean de Meun a de digresser plutôt qu’à la dénigrer. Ce sentiment demeure, sentiment immédiat, que le poète est sans cesse comme poussé à s’égarer. Il en résulte deux réactions qui n’ont pas grand-chose à voir avec la jubilation que suscitent les romanciers délibérément digressionnistes de l’âge classique. La première est une impression d’absence de nécessité de nombreux passages. Que viennent faire dans cet art d’amour le récit des crimes de Néron, celui des démêlés entre les mendiants et l’Université ? Pourquoi une série de conseils de conduite à table donnés à une jeune fille fait-elle un sort à Palinure, le malheureux pilote d’Énée (éd. F. Lecoy, v. 13427-44) ? La seconde impression est de longueur. Quand bien même certains passages seraient utiles, ne prolongent-ils pas indûment la lecture ? On pourrait tailler dans les discours contre les femmes, supprimer des exemples de leur malice. Qu’y perdrait-on ? Le lecteur le plus sot a compris. Ce même lecteur s’imagine que le moment où Vénus menace de prendre d’assaut le château de Jalousie annonce la fin rapide du Roman (v. 20766). Il a tort ! Il va lui falloir lire encore le récit des amours de Pygmalion et de ses descendants et aussi la description circonstanciée, coupée de réflexions générales, d’autant plus obscène qu’elle est métaphorique, des essais de l’Amant pour se forcer une voie vers la rose. L’histoire se met alors à piétiner pendant quelque mille vers. Un contemporain du Roman de la Rose aurait été en droit de faire à Jean de Meun une réflexion analogue à celle qu’on prête à Anatole France à propos de la Recherche : « Que voulez-vous ? La vie est trop courte et Proust est trop long18 ». De fait, l’étude de la tradition du Roman montre que des familles de manuscrits ont taillé dans le texte. Alors que, dans les éditions de référence actuelles, la seconde partie fait près de 18 000 vers, un manuscrit, le BnF fr. 25 524 (Bi), va jusqu’à la réduire à quelque 3 000 vers si bien que le milieu de l’ensemble du Roman est désormais le baiser « douz et savoré » que, chez Guillaume de Lorris, l’Amant prend de la rose (v. 3460)19.
9Ces impressions de gratuité et de longueur sont autorisées par Jean de Meun. À plusieurs reprises il se réfère explicitement à une matire, à un propos (v. 21186), à un fil du discours dont il s’anflechi (v. 6665) ou auquel il retourne (v. 11129). Il a hérité de cette matire que Guillaume a définie dans son prologue et dont il a programmé le terme dans une intervention d’auteur où il annonce la prise du château de Jalousie (v. 3481-86). Jean énonce à nouveau le contenu de cette matire dans le Roman20 et encore, des années plus tard, quand il offre au roi Philippe le Bel sa traduction de Boèce et se décrit comme celui qui « enseign[a] la maniere du chastel prendre et de la rose cueillir ». Cette matire toutefois est aussi un Art d’amors (v. 37) pour Guillaume, un Miroër aus Amoreus (v. 10621) pour Jean, un integument (v. 7138) dirait ce dernier, une allégorie disons-nous. Fait donc aussi partie du sujet tout ce qui donne sens à l’amour de l’amant pour la rose, tout ce qui touche aux relations de l’homme et de la femme. Il est légitime d’avoir une conception large du sujet. Pourtant que de passages restent en dehors de ce sujet largement compris !
10Il serait trop long de les énumérer. Nous ne nous attarderons pas sur leur taille, très diverse, et sur leur forme : ce peut être un récit dans le récit, une description, une citation, une intervention d’auteur, une prétérition, une anachronie. Nous analyserons, en utilisant la méthode de Pierre Bayard, les liens de la digression à la matière.
11L’amarrage de la digression peut être assuré par une ressemblance21. C’est à peu près le second type distingué par la glose de la Poetria Nova. Le lien entre la digression et le sujet consiste en une analogie que le texte va construire et forcer le lecteur à concevoir. Type centripète où l’on ne s’éloigne du sujet que pour revenir à lui. Dans son sermon, Genius exhorte ses auditeurs à labourer pour assurer la survie de leurs lignées, or il quitte ce sujet sans prévenir pour raconter un mythe : Cadmus sema les dents d’un dragon, elles se changèrent en guerriers qui s’entretuèrent, sauf cinq qui aidèrent le héros à fonder Thèbes. Digression certes, mais ô combien utile, puisque pour finir un ausinc va montrer l’analogie entre la situation de Cadmus et celle des auditeurs et donc que le mythe est adapté au propos de Genius :
Mout fist Cadmus bone semance
qui som peuple ainsinc li avance.
Se vos ausinc bien conmanciez,
voz lignages mout avanciez.
(v. 19719-22)
12Autre exemple : le récit de la passion de Pygmalion pour sa statue, qui est encadré par des formules qui le donnent explicitement pour une comparaison (v. 20782 et 21188).
13Les exemples de ce type sont peut-être rares. L’amarrage de la digression relève en général chez Jean de Meun de la simple contiguïté22. Ce type de digression est en somme le premier que distingue la glose de la Poetria Nova. Digression centrifuge qui, dans le Roman de la Rose, finit par conduire très loin du sujet, mais qui se greffe sur lui souvent parce que le point où on le quitte et le point où s’insinue la digression appartiennent à un même ensemble. Raison, critiquant le fol amour de l’Amant pour la rose, est assez naturellement portée à le définir en l’opposant à d’autres amours légitimes ou non, amour du prochain, amour des biens de ce monde, amitié. Un développement sur la jeunesse entraîne l’évocation de la vieillesse. On en vient de proche en proche à parler de Fortune et de Néron. De même, le discours de Nature, qui peut être tenu en son entier pour une immense digression, oppose tous les êtres de l’univers au seul homme ; or chaque être est en puissance, souvent en effet, l’occasion d’une digression subsidiaire. Si les digressions par ressemblance sont rares, c’est que Jean de Meun préfère développer son sujet à partir de ce qui existe et en particulier de textes, voire de séries toutes constituées de textes antérieurs, de sorte que certains de ses développements tiennent du centon. Cette faveur que le glissement d’une idée à l’autre a chez lui joue beaucoup dans l’effet de longueur – longueur dont le poète se rend compte : il feint de la regretter et, qu’il parle en son nom propre ou par la bouche d’un personnage, il promet d’être bref ou bien se justifie23. Ce glissement d’association en association a pour autre résultat de rendre floues les limites de la digression. Son début n’est pas toujours marqué et pourtant, une fois lues quelques dizaines ou centaines de vers, le lecteur qui prend un peu de recul se demande comment il en est arrivé au point où il en est.
14Commence alors le travail de l’interprète. Il s’interroge : y a-t-il vraiment digression si le texte dans sa continuité n’est fait presque que de digressions ? Y a-t-il même digression si tout s’enchaîne si bien qu’il est impossible de poser les bornes de ces fameuses digressions ? Et d’ailleurs Jean de Meun ne nous a-t-il pas prévenus dans ses « excuses » ? Ne dit-il pas de son œuvre que « toute est por anseignement » (v. 15173) ? Le propos se trouve du même coup à nouveau élargi et toute digression virtuelle incluse dans le sujet.
15L’exégète se met à l’ouvrage. Il a à cœur de démontrer la nécessité des prétendues digressions de Jean de Meun. Il désire ramener le Roman de la Rose à l’unité. Ce travail nous a valu de grandes interprétations. Edmond Faral tient le Roman pour un manifeste d’un rationalisme qui préfigure celui des Lumières, Alan Gunn démontre l’unité d’un poème qui décrit un programme de régénération de l’homme, John Fleming voit au contraire dans le Roman la condamnation d’amours damnables, condamnation qui fait ressortir a contrario que la vocation véritable de l’homme est le désir de Dieu, Jean-Charles Payen fait avec enthousiasme de Jean de Meun un classique du peuple24. Sans aller jusqu’au bout de la définition du dessein de Jean de Meun, des articles ou des livres s’attachent à une digression évidente pour montrer que de nombreux liens d’analogie ou d’opposition unissent des parties parfois très éloignées du Roman de la Rose et que le sens du Roman est en germe dans une seule digression. Ces travaux jettent ainsi les bases d’une reconstruction de l’œuvre, les uns à partir du mythe de Pygmalion25, tel autre en s’interrogeant sur la présence de l’énorme excursus que paraît être le chapitre de Faux Semblant, un autre encore en montrant les enjeux des vers sur la naissance de Vénus26. C’est ainsi que les divers arguments du Roman sont présentés comme autant de variations autour d’un même thème.
16Il y a dans les propos de Nature sur la vraie noblesse, qui est une digression à l’intérieur de la digression qu’est l’ensemble de son discours, une digression au troisième degré ! Elle fait vingt-trois vers (v. 18734-56). Nature y raconte comment elle se rendit en enfer pour en avertir les dieux qu’Alexandre, à l’ambition de qui ce monde ne suffisait plus, s’apprêtait à faire la guerre aux démons infernaux. Nature ajoute qu’ils s’imaginèrent qu’elle annonçait la venue du Christ. Ce texte m’a longtemps laissé perplexe. Aucun éditeur ne lui a consacré une note. La lecture d’un bel article de Jean-Yves Tilliette sur l’Alexandréide de Gautier de Châtillon m’a fait trouver la solution. Jean de Meun résume ici la fin du livre IX et le début du livre X de ce poème27.
17Ces vers sont une digression pour le sentiment immédiat. Pourquoi mentionner cette catabase de la Natura inventée par Gautier dans une tirade sur la vraie noblesse ? Ne voit-on pas que, si l’on supprimait ces vers, l’argumentation contre la noblesse de sang n’en souffrirait pas ? Nature vient de dire que la seule aristocratie est celle du savoir et qu’elle ne s’hérite pas. Ceux qui se prétendent nobles pour la seule raison que leurs pères l’étaient ne le sont pas aux yeux de Nature. Elle les méprise tous sans exception comme elle mépriserait le fils d’Alexandre. Ce nom déclenche la digression, un simple relatif sert de raccord, une longue relative la contient tout entière. On a donc là une digression par contiguïté typique.
18Or la mention d’Alexandre n’est pas due au hasard. Le fils de César, dont la fin a été tout aussi triste que celle du fils d’Alexandre, n’aurait pas convenu, car Jean de Meun pensait déjà à ce qui allait suivre et qu’il introduit parce que cela rejoint des thèmes majeurs de son œuvre.
19Nous pouvons poser sans risque de nous tromper que le lecteur désiré par Jean de Meun n’aurait pas mis, comme moi, plus de quarante ans pour découvrir sous ces vers du Roman un résumé d’un passage célèbre de l’Alexandréide. Célèbre, car il a été lui-même tenu dès le Moyen Âge pour une digression brillante, mais regrettable, puisque, dans la trame bien connue de l’histoire du conquérant, Gautier s’est permis d’insérer un personnage de l’Ancien Testament, Léviathan28. L’allusion à l’Alexandréide ne fait aucun doute, mais, à sa manière ordinaire, Jean de Meun la laisse deviner. La digression a un autre aspect. Si Balzac renvoie de roman en roman à des époques différentes de la vie des héros de la Comédie humaine. Jean de Meun fait mieux, puisque sa Nature et la Natura imaginée par Gautier ne font qu’une : sa Nature présente la descente en enfer comme un moment de sa vie passée. L’histoire de Nature transcende ainsi les limites des poèmes de deux écrivains différents. Il y a là un jeu intertextuel et les amateurs devaient goûter la façon malicieuse dont Jean de Meun ne fait « riens fors reciter » les auteurs (v. 15204).
20Quant à son fond, le résumé de l’Alexandréide touche à des thèmes qui ont de nombreux échos dans le reste du Roman de la Rose. Le premier est celui de la passion du pouvoir qui rend fou d’orgueil et fait oublier que le bonheur est dans la suffisance, au sens médiéval du terme, passion que Fortune fait payer cher, comme l’ont montré les exemples de Néron et de Crésus. Autre thème : le salut par le Christ, ici identifiable à son « baston de fust », c’est-à-dire à la croix avec laquelle il a brisé entre le vendredi saint et Pâques les portes de l’enfer et libéré les justes, – Christ présenté ailleurs sous les traits du bon pasteur ou de l’agneau sans tache, qui conduit les brebis vers la vision de Dieu. Troisième thème : l’image des démons qui attendent ceux que Genius tient pour des pécheurs afin de leur infliger des supplices que Nature énumérera cinq cents vers plus loin. À ces trois thèmes manifestes pour le lecteur du seul Roman il faut en ajouter d’autres qui n’auraient pas échappé à un lecteur médiéval assez attentif pour identifier l’allusion à l’Alexandréide. Natura est chez Gautier la première mère de toute chose, sa tâche est de donner forme et vie à la matière, elle n’a qu’à se louer des éléments qui observent sans jamais les violer les lois qu’elle leur a fixées, elle ne se plaint que d’un seul être, Alexandre. Cette image de Natura est très proche de celle que Jean de Meun donne de Nature, à ceci près que c’est l’humanité tout entière que Nature accuse.
21Ce commentaire n’est qu’une esquisse. Il suffit à montrer l’interprétation au travail. En somme, elle consiste à ramener les digressions par contiguïté à des digressions par ressemblance – lesquelles ne sont pas des digressions, mais le texte même.
22Que conclure ? Il serait vain d’essayer d’échapper à la puissance de l’interprétation. En revanche, il me semble de bonne méthode de distinguer soigneusement avec Pierre Bayard deux lectures d’une œuvre. Il y a la première lecture où chaque lecteur découvre une trame avec ses nœuds qui l’arrêtent, qui lui résistent, qui sont hors-sujet. Et alors avec Bayard on n’entendra pas par sujet la matière de l’œuvre, on n’entendra pas par le hors-sujet des unités textuelles dont nous avons vu le caractère fuyant, indéfini parce que les limites de la digression sont fluctuantes, indéfini surtout parce qu’aucun critère ne permet au lecteur, a fortiori à tous les lecteurs, de s’accorder sur une définition du sujet et de ce qui s’en distingue ; nous entendrons donc par sujet le sujet de la lecture et par hors-sujet ce que ce sujet ressent provisoirement comme autre, comme difficile à entendre. Il y a ensuite la lecture critique, l’interprétation, qui s’éprouve en réduisant le champ de l’incompris et en s’efforçant à l’unité. Il va sans dire que, d’un lecteur à l’autre ou pour un même lecteur à chaque fois qu’il reprend et redécouvre un texte, ces points de résistance que sont les hors-sujet et qui sont affaire de subjectivité peuvent être et sont différents.
23Bayard propose de définir la digression « comme l’intervalle entre la rencontre de l’écart et sa réduction », mais, pour éviter que ne soit prise trop à la lettre la distinction entre les deux temps de la lecture, qui dans la réalité sont étroitement mêlés, il insiste sur le « caractère mobile du texte », la digression « n’étant pas un fait textuel, mais le mouvement d’un étonnement devant la différence, et le "hors" l’écart du sujet de la lecture au texte, non du texte avec lui-même29 ».
24Ce que cette conception de la digression signifie dans le cas du Roman de la Rose, c’est que, bien qu’il soit inévitable et légitime de désirer venir à bout des points de résistance qui sont si nombreux chez Jean de Meun, il nous faut nous garder de nous hâter, il nous faut endurer notre difficulté à identifier le sens de son œuvre et demeurer sensibles à ce qui nous étonne en elle, nous amuse parce qu’incongru, nous ennuie parce que trop long, nous irrite parce que déplacé, nous scandalise parce qu’inepte et gratuit ou nous émerveille parce que trop beau pour être vrai.
Notes de bas de page
1 Ce savoir est emprunté à R. Sabry, Stratégies discursives : digression, transition, suspens, Paris, EHESS, 1992, p. 17-27.
2 De oratore, 2, 77, 311-312 (trad. E. Courbaud).
3 Institution oratoire, 4, 3, 14 et 4, 3, 16 (trad. J. Cousin).
4 R. Sabry, op. cit., p. 31.
5 P. Bayard, Le Hors-sujet : Proust et la digression, Paris, 1996, p. 24 n. 13.
6 « Desero materiam, quandoque relabor in illam / Sic, ut non videar deseruisse tamen » (Laborintus, éd. E. Faral, v. 325-6).
7 Textes cités dans R. Sabry, op. cit., p. 48 (Fénelon), p. 131 et 50 (Condillac), p. 51 (Vico). La pointe finale de Vico nous mène au Roman de la Rose, où Genius craint que les pleurs de Nature, son chagrin, bref les passions qui la font femme, ne la détournent de « bien antandre a [sa] matire » (éd. F. Lecoy, v. 16287). Cf. aussi v. 18268-70 : « Bon fet prolixité foïr. / Si sunt fames mout annuieuses / et de parler contrarieuses ».
8 « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, 8, 1966, p. 7.
9 « Digression, régression (arabesques) », Poétique, 10, 1979, p. 395-407 (texte cité p. 397).
10 Le vers 5348 a conduit un critique jusqu’aux amours coupables du jeune Augustin : J. V. Fleming, Reason and the Lover, Princeton, 1984, p. 90-96.
11 Cf. dans le présent recueil la contribution de Danièle James-Raoul.
12 Poetria nova, v. 527-553 et Documentum, ii, 2, 17-21, textes édités dans E. Faral, Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, Paris, 1923, p. 213 et 274.
13 Karsten Friis-Jensen, « The Ars Poetica in Twelfth-Century France. The Horace of Mattew of Vendôme, Geoffrey of Vinsauf, and John of Garlande », Cahiers de l’Institut du Moyen Âge grec et latin, 60, 1990, p. 319-388. Bon résumé de la question dans J.-Y. Tilliette, Des mots à la Parole, Genève, 2000, p. 42-46.
14 Édition T. Lawler, New Haven-Londres, 1974, p. 84.
15 « Inutilis digressio est quando digredimur uel in materia uel ad aliud extra materiam, cum tamen digressio non fiat ad commodum cause » (Documentum, version longue, éd. K. Friis-Jensen, art. cit., p. 386).
16 « Uno modo fit quando poeta, intermissa materia, de alia re agit que forte incidit, sicut de situ alicuius loci vel de natura alicuius rei, vel de laude aliqua et de similibus, et post hec redit ad materiam quam reliquerat. Alio modo fit digressio quando relicta materia aliud inducitur, quod longe remotum est, sed in fine adaptatur », M. C. Woods, « Poetic Digression and the Interpretation of Medieval Literary Texts », in Acta Conventus Neo-latini Sanctandreani, Binghamton, 1986, p. 617-626 (texte cité p. 624 n. 16).
17 Pour une interprétation opposée, cf. D. Kelly, Internal Difference and Meanings in the Roman de la rose, Madison, 1995, p. 125.
18 D’après P. Bayard, op. cit., p. 12.
19 E. Langlois, Les Manuscrits du Roman de la Rose, Lille-Paris, 1910, p. 381-393 ; S. Huot, The Romance of the Rose and its Medieval Readers, Cambridge, 1993, p. 139-145 ; L. C. Brook, « The pruned rose : the text of BN Ms fr. 25524 », Romanische Forschungen, 105, 1993, p. 94-101.
20 Par ex. dans le discours d’Amour, v. 10465-572 et à la fin v. 21747-50.
21 P. Bayard, op. cit., p. 61.
22 P. Bayard, ibid., p. 50.
23 Cf. par ex. les v. 11129-32, 11861-62, 17697-709, 19438-46 et 21181-86.
24 E. Faral, « Le Roman de la Rose et la pensée française au xiiie siècle », Revue des deux mondes, 7e série, 35, 1926, p. 430-457 ; A. M. Gunn, The Mirror of Love : A Reinterpretation of the Romance of the Rose, Lubbock, 1952 ; J. V. Fleming, The Roman de la rose : A Study in Allegory and Iconography, Princeton, 1969 ; J.-C. Payen, La Rose et l’utopie : révolution sexuelle et communisme nostalgique chez Jean de Meung, Paris, 1976.
25 Bibliographie immense depuis l’article fondamental de D. Poirion, « Narcisse et Pygmalion dans Le Roman de la rose », in Essays in honor of Louis Francis Solano, Chapel Hill, 1970, p. 153-165, jusqu’à K. Brownlee, « Pygmalion, Mimesis, and the Multiple Endings of the Roman de la Rose », Yale French Studies, 95, 1999, p. 193-211.
26 S. Stakel, False Roses : Stuctures of Duality and Deceit in Jean de Meun’s Roman de la rose, Saratoga, 1991 ; S. Kay, « The Birth of Venus in the Roman de la Rose », Exemplaria, 9, 1997, p. 7-37.
27 P.-Y. Badel, « Alexandre dans le Roman de la Rose et le Songe du vieil pèlerin », Romania, 121, 2003, p. 415-429.
28 Hugues de Trimberg, écolâtre près de Bamberg, dit dans son Registrum multorum auctorum (1280) qu’Alain de Lille blâma Gautier ; « Gwaltherus metrificans Alexandri gesta / quaedam intermiscuit scripta per digesta ; / nam sompnians in extasi vetus testamentum / introduxit faciens quoddam ostentamentum. / In hoc ipsum arguit Alanus non jocose / dicens, quod metra scripserit quodammodo pannose. / Sed quis umquam hominum totus absque naevo / vixit apud veteres nostro vel in aevo ? (Gautier en mettant en vers l’histoire d’Alexandre mêla des ajouts à la tradition ; car une vision qu’il eut en songe lui fit introduire l’Ancien Testament dans un morceau d’apparat. Alain l’en blâma sans rire, disant qu’il avait écrit en quelque sorte un poème de pièces et de morceaux. Mais quel homme fut jamais sans la moindre tache chez les Anciens ou en notre temps ?) ». Texte cité par F. Quadlbauer, « Purpureus pannus. Zum Fortwirken eines horazischen Bildes in Spätantike und lateinischem Mittelalter », Mittellateinisches Jahrbuch, 15, 1980, p. 1-32 (cf. n. 88 et 94). Jean de Meun ne nomme pas Léviathan. 29 P. Bayard, op. cit., p. 138, 140 et 141.
29 P. Bayard, op. cit., p. 138, 140 et 141.
Auteur
Université de Paris 8
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