Digression sculptée
p. 11-19
Texte intégral
1Le programme iconographique du portail de la primatiale d’Arles est consacré aux fins dernières. Il met en évidence, sur la large frise courant sur la largeur du portail, le partage des bons et des mauvais, la théorie des uns s’approchant, celle des autres s’éloignant du Christ-Juge établi en majesté au tympan, au-dessus de ses assesseurs, les apôtres. L’autre caractère immédiatement notable du portail est sa scansion par des statues de saints, représentés en pied, entre des colonnes, dans des niches séparées par des pilastres sculptés, et de taille en apparence égale à celle du Christ (mais celui-ci étant assis est en fait, comme il se doit, plus grand que tous les autres personnages). Ainsi le portail simultanément expose à ceux qui passent devant lui l’enjeu de l’existence et leur propose le modèle des saints pour faire leur salut.
2Ce portail est remarquablement composé, selon deux principes : la superposition de registres horizontaux sémantiquement cohérents et hiérarchiquement ordonnés et la distribution symétrique, par rapport à l’axe du portail, de sujets apparentés par une relation de similitude ou de contraste.
3Ainsi se superposent, de haut en bas, six registres où se voient successivement : sur le soubassement, le monde du péché représenté par des lions, dont certains anthropophages, des boucs et un centaure sagittaire ; sur les socles des colonnes, entre lions et bouc encore, les images contrastées de la faiblesse humaine et de la constance incarnées par Samson sur les genoux de Dalila et Daniel dans la fosse aux lions ; des saints, dont l’exemple et l’intercession doivent aider à conduire sa vie conformément aux enseignements de la Bible que des apôtres tiennent en main et de l’Église, dont l’évêque Trophime est le représentant ; l’enfance du Christ dont l’Incarnation a donné aux hommes l’assurance qu’ils peuvent faire leur salut ; le partage des élus, accueillis dans le sein des patriarches, et des réprouvés, conduits en Enfer ; enfin, au tympan, la vision théophanique du Christ couronné, roi des cieux.
4L’exemple même de mise en correspondance contrastée de part et d’autre de l’axe central est celui du partage des élus et des damnés. La série des saints constitue, elle, l’exemple achevé de correspondance par similitude. Les saints sont disposés en ordre hiérarchique, à partir de la place la plus proche de Dieu, figuré au tympan, et de la porte de l’église qui, symboliquement, est porte du ciel (Gen. 28, 17), dextre l’emportant en dignité sur senestre. On trouvera donc dans l’ébrasement du portail, d’abord, à dextre, Pierre, héritier du Christ et détenteur de la clef du Paradis et, lui faisant face, Paul, fondateur de l’Église Universelle, puis Jean, disciple favori du Christ et frère de Jacques le majeur ce qui, en ce lieu-étape du chemin de Compostelle, lui conférait un prestige accru et André, populaire également auprès des pèlerins. Sur les piédroits se répondent Trophime, premier évêque d’Arles, et Étienne, premier dédicataire de l’église, Jacques le majeur et Jacques le mineur, patrons des pèlerins, et enfin Barthélemy et Philippe, particulièrement vénérés en Provence.
5La conjonction de ces deux principes d’organisation fait que, sur le portail, se « dessine une immense croix symbolique, la croix parousiaque », signe du Fils de l’Homme dans le ciel « que décrit Matthieu (Mt. 24, 30). La frise transversale avec les scènes eschatologiques en constitue les bras, / la colonne qui soutient le linteau la haste / et le Christ la tête. Les deux droites se coupent à angle droit / sur le linteau / là où sont sculptés les Apôtres, témoins par excellence1 ».
6Parmi les saints, huit sont des apôtres. Sept exhibent le Livre dont ils sont allés enseigner les leçons à travers le monde. Le huitième, Paul, tient un grand phylactère sur lequel est indiqué comment doit se lire la Bible ; l’Ancien Testament est à interpréter à la lumière du Nouveau : « Lex Moisi celat quod Pauli sermo revelat nunc data grana sina per eum sunt facta farina », « La loi de Moïse cache ce que la parole de Paul dévoile. Le grain donné au Sinaï, par lui est devenu farine ». Les deux autres saints, Trophime et Étienne, ont une relation particulière à la ville d’Arles.
7Étienne, dont le martyre est raconté dans les Actes des Apôtres (Ac. 7, 54-60), fut le premier des sept diacres choisis par les apôtres ; il fut lapidé « l’année que Jésus-Christ monta au ciel, au commencement du mois d’août, le matin du troisième jour », précise la Légende dorée. Ses reliques furent inventées aux portes de Jérusalem en 45 et, selon la légende de saint Trophime, c’est ce dernier qui en aurait ramené partie, dont le crâne, à Arles, en 46. Après avoir converti le préfet du prétoire, Trophime fit bâtir, à l’emplacement de l’actuelle cathédrale, un oratoire qu’il consacra au protomartyre.
8Trophime, né à Éphèse, est le cousin d’Étienne et de Paul. Après l’ascension du Christ, il accompagne Pierre qui va s’installer à Rome. Celui-ci l’envoie convertir les Gaules. Il devient évêque d’Arles et sera enterré dans un oratoire dédié à la Vierge qu’il avait fait édifier aux Alyscamps. Mais à la fin du xe siècle, quand l’église Saint-Étienne est agrandie, son corps y est translaté, puis, quand on bâtit la cathédrale actuelle, une nouvelle translation de son corps a lieu dans le sanctuaire, en 1152, en même temps que celle des reliques de saint Etienne, de façon à associer les deux saints. L’église nouvelle est alors placée sous leur vocable commun, et, bientôt, sous celui du seul Trophime.
9On comprend donc pourquoi les deux personnages sont associés sur le portail de la cathédrale, placés à l’endroit le plus visible, sur les piédroits, au plus près de l’ébrasement qui conduit à l’entrée du sanctuaire, et pourquoi Trophime est à dextre, du côté le plus prestigieux, où, revêtu de tous les insignes de sa fonction, il est coiffé de sa mitre par deux anges.
10Parce qu’il est représenté, comme les apôtres, debout, de face et de même taille qu’eux, Trophime participe à la scansion eurythmique de la façade par ces grandes figures. Il en va tout autrement d’Étienne, dont le martyre et la réception de son âme au ciel sont décrits en une complexe composition qui produit une triple rupture dans l’organisation du portail : visuelle, parce qu’elle interrompt la cadence du « cortège de nobles personnages dont, ainsi que l’écrit Jean-Maurice Rouquette, la gravité et l’attitude hiératique créent une zone de silence et de méditation dans l’ordonnance générale du porche22 » ; symbolique, car les saints, debout, par leur rectitude, figurent, selon une métaphore sans cesse reprise3, les colonnes qui soutiennent l’Église ; discursive enfin, car ce récit – ou cette description – d’un événement particulier distrait de l’exhortation morale à portée universelle que développe l’ensemble du décor sculpté du portail. C’est donc là une digression, conforme à la première définition que donne de cette figure Geoffroy de Vinsauf, un « saut de côté4 » et à celle, moderne, de « ce qui dans un discours s’éloigne du sujet », ainsi que dit le Littré.
11La digression visuelle et figurative est particulièrement sensible quand on compare la représentation d’Étienne à celle des autres saints. Ceux-ci sont de face, debout, symboles de droiture, seuls, figures d’autorité, représentés tels qu’en eux-mêmes l’éternité les change (les deux fleurons qui sont sculptés de part et d’autre de la tête des apôtres peuvent figurer le Paradis que le Moyen Âge représente volontiers comme un lieu fleuri5). Étienne est de profil, agenouillé, symbole de piété, entouré de ses bourreaux, engagé dans une action dramatique (et si on le voit aussi reçu au ciel, cette représentation est inchoative, alors que la figuration des apôtres est perfective). De plus deux, si ce n’est trois scènes – la lapidation, la réception de l’âme du supplicié par deux anges, l’accueil du Christ –, se superposent, réunissant six personnages dans un espace égal à celui occupé ailleurs par un seul apôtre.
12La représentation du martyre d’Étienne et de sa récompense céleste est fidèle au récit qu’en font les Actes des Apôtres. Deux « juifs » (Ac. 7, 57) tenant de grosses pierres dans leurs mains haut levées s’apprêtent à lapider le diacre qui porte son étole. Il est à genoux et a les mains jointes : c’est donc le moment où « s’étant mis à genoux, il s’écria : « Seigneur, ne leur imputez pas ce péché » » (Ac. 7, 60). « Après cette parole, il s’endormit », c’est-à-dire mourut, ajoute aussitôt le texte biblique (Ac. 7,60). De fait, on voit l’âme du saint, figurée par un enfant nu, sortir de sa bouche. Elle est accueillie par deux anges qui la prennent par les mains et s’apprêtent à la revêtir, en la lui passant par-dessus la tête, de la robe blanche des élus. Au-dessus paraît le Christ qui de la dextre bénit le martyr et de l’autre main, tournée vers le bas, paume offerte au regard, fait un geste d’accueil. Ce dernier moment de la narration peut être considéré comme transposant et validant ce que disait Étienne avant sa lapidation et qui provoqua l’ire des Juifs : « Voici que je vois les cieux ouverts, et le Fils de l’homme [...] » (Ac. 7, 56) (il est logique que la vision d’Étienne se maintienne durant son martyre et dans la mort, qui est simultanément pour lui entrée au paradis). Ce panneau sculpté est donc l’illustration fidèle d’un événement historique particulier rapporté dans un court passage de la Bible et « s’éloigne » donc en effet considérablement de l’attestation solennelle et intemporelle, faite par les apôtres, de l’importance de la Bible dans son ensemble (c’est ce que signifie le texte du phylactère de Paul), pour faire son salut.
13Cependant certains des aspects de la représentation du martyre d’Étienne apportent des compléments de sens. Et d’abord le fait que le martyr est tourné vers la gauche, c’est-à-dire vers la porte de l’église, porte du paradis, et vers le Christ qui siège au-dessus d’elle, indiquant ainsi qu’il meurt pour sa foi en Lui. Le fait aussi que ses mains jointes dans le geste de la prière sont contiguës à la figure de l’âme, semblant l’aider à monter au ciel en la poussant, façon ingénieuse de signifier que la pratique de la prière est utile pour faire son salut.
14Une semblable équivoque féconde fait des plis de la robe dont on revêt l’âme, qui s’arrondissent autour de sa tête, l’équivalent d’une auréole, et des ailes recourbées des anges une mandorle entourant le Christ. Ces courbes enchaînées marquent que le martyr passe d’un monde hostile, tout de raideur (voyez les bourreaux) et plein de noirceur, à un autre monde, accueillant, tout de sollicitude et empli de lumière.
15Enfin et surtout, la disposition dans l’espace des acteurs de la scène de martyre dessine une croix, dont la traverse est constituée par l’alignement des mains des bourreaux et la haste par le corps d’Étienne prolongé de son âme6. C’est une autre façon de rappeler que le martyr meurt pour sa foi, mais aussi à l’imitation du Christ, ce qu’indique, dans le récit biblique, la prière d’Étienne : « Seigneur ne leur imputez pas ce péché », qui rappelle le « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » du Christ sur la croix (Lc. 23, 34).
16C’est aussi une façon de signifier que la prière d’Étienne, que les bourreaux soient pardonnés, est exaucée, puisque c’est le geste même de menace de ceux-ci qui constitue les branches de la croix, sur laquelle est mort le Christ pour que soient pardonnées les fautes des hommes, et, en conséquence, c’est aussi une façon de proclamer l’efficacité et la réversibilité de la prière.
17Mais également, c’est affirmer que la finalité des actions humaines est incluse dans les desseins de la Providence. C’est donc une leçon de patience et d’humilité qui est donnée par cette représentation de martyre si exactement organisée, en même temps qu’une leçon d’espérance.
18Grâce à cette dimension symbolique la scène du martyre d’Etienne rétablit avec le reste du décor sculpté du portail les liens qu’elle avait paru rompre à première vue.
19L’orientation d’Étienne vers la gauche et l’organisation de la scène de son martyre autour d’un axe vertical font que celle-ci, malgré sa prolixité narrative, s’intègre aux « rythmes verticaux des grandes statues, des pilastres et des colonnes, qui créent une dynamique orientée vers le Christ du tympan », dont Jean-Maurice Rouquette souligne la force visuelle7.
20L’association de la scène du martyre d’Étienne et de son triomphe en une image immédiatement compréhensible fait percevoir que les épreuves subies par Daniel et Samson, représentées sur les socles des colonnes, auront également une conclusion heureuse. Pour Daniel, dont ce n’est certainement pas un hasard s’il est placé si près d’Étienne, c’est l’analogie de situation qui fait pencher dans ce sens. Comme Étienne est entouré de deux bourreaux, le prophète est encadré de deux lions et, comme lui, il est objet de sollicitude angélique : un ange transporte dans la fosse où est enfermé Daniel Habacuc, pourvu d’aliments qui sauveront le saint de la mort, le maintiendront en vie ; l’ange qui accueille l’âme d’Étienne le sauve aussi en quelque sorte de la mort en lui assurant l’accès à la vie éternelle ; le parallèle vaut affirmation que par sa constance Daniel a gagné le paradis. Que la même conclusion puisse être étendue au cas de Samson est impliqué dans la situation relative des scènes sculptées : si sur le registre horizontal Daniel et Samson, sur leurs socles, sont encadrés de lions, images des péchés qui assaillent l’homme, sculptés sur les socles de colonne voisins, verticalement, dans la « dynamique orientée vers le Christ », ils sont placés entre le soubassement du portail, pullulant de monstres et de « lions cherchant qui dévorer » (I Pi. 5, 8) et les sereines et rassurantes figures de saints tutélaires. La semblable situation de danger des deux personnages s’accompagne d’une même suggestion qu’ils feront leur salut. Le panneau relatant le martyre d’Étienne est donc inséré dans un ensemble où les relations entre sujets voisins réitèrent une leçon d’espérance accordée à la leçon globale d’espérance impliquée dans la hiérarchisation des sujets des registres du portail.
21Par la description précise du moment où l’âme d’Étienne est revêtue de la robe candide des élus, le panneau sculpté se rattache aussi, thématiquement et symboliquement, à la frise des élus qui sont tous revêtus d’une telle robe. Il constitue donc, en quelque sorte, le premier chapitre d’un récit qui raconte l’admission au Paradis des fidèles vertueux et qui s’achève par leur réception dans le sein des patriarches. Il met ainsi à nouveau en évidence l’efficacité de la prière, quand elle s’accompagne de force d’âme et de constance dans la résolution de vivre et de mourir en chrétien, et il incite ceux qui contemplent le portail à adopter une pratique qui leur permettra à terme de s’ajouter au cortège des élus. Ainsi la représentation du martyre d’Étienne est l’occasion d’un leçon de conduite.
22Finalement, en se soumettant à l’ordre de la croix, la scène particulière du martyre de saint Étienne se trouve à l’unisson de l’organisation générale du portail, frappé de la croix parousiaque. Elle en est une mise en abyme. Le martyre d’Étienne devient un exemplum, qui démontre que les épreuves de ce monde sont l’occasion pour le croyant d’assurer son salut, d’être du bon côté au jour du Jugement, dont la représentation occupe le plus haut registre du portail.
23Ainsi la représentation du martyre d’Étienne, quoique ne pouvant plus être considérée comme un récit qui fait un « saut de côté » ou « qui s’éloigne du sujet » du portail, s’affirme néanmoins, et d’autant plus, digression, conformément à la seconde définition qu’en propose Geoffroy de Vinsauf, « une anticipation de la suite des événements8 » et à celle que retient Bernard Dupriez dans le Gradus : « Endroit d’un ouvrage où l’on traite de choses qui paraissent hors du sujet principal, mais qui vont pourtant au but essentiel que s’est proposé l’auteur9 ».
Notes de bas de page
1 Dominique Rigaux, « Pour la gloire de Dieu et le Salut des hommes. Le programme iconographique du portail de Saint-Trophime », Le Portail de Saint-Trophime d’Arles. Naissance et renaissance d’un chef d’œuvre roman, Arles, Actes Sud, 1999.
2 Jean-Maurice Rouquette, Provence Romane. La Provence rhodanienne, La Pierre-qui-Vire, Zodiaque, 1974.
3 Ép. 2, 20 ; Ap. 3, 12 ; Irénée, Adv. haer. PL. VII, 885, Honorius d’Autun, Gemma animae ; P.L. CLXXII, 586 ; Commentaire de La Bible moralisée de Cant. 5, 15.
4 Cf. Jean-Luc Tilliette, Des mots à la parole. Une lecture de la Poetria Nova de Geoffroy de Monsauf, Genève, Droz, 2000. Je remercie Ollivier Errecade de m’avoir indiqué cet ouvrage.
5 L’autre figuration du Paradis sur le portail est également métonymique. Sur la grande frise, dans l’ébrasement nord et au trumeau, là où siègent les patriarches, le paradis est évoqué par la présence d’arbres isolés encadrant les patriarches et les séparant. Ce sont évidemment les arbres de Vie mentionnés dans l’Apocalypse (Ap. 22, 2).
6 La structure générale du panneau est en fait celle d’une croix (lapidation et exhalaison de l’âme) surmontée d’un cercle, symbole du monde divin (ailes et bras des anges). Ce schéma est emprunté au décor de deux sarcophages, paléo-chrétiens, dits de l’anastasis, qui sont au Musée de l’Arles Antique.
7 Jean-Maurice Rouquette, op. cit.
8 Jean-Luc Tilliette, op. cit.
9 Bernard Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires (dictionnaire), Paris, Union Générale d’Éditions, 1984.
Auteur
Université de Provence
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