Avant-propos
p. 7-9
Texte intégral
1Étudier la digression dans la littérature médiévale constituait une sorte de défi qu’ont relevé les auteurs des trente et une communications (et contributions aixoises) réunies dans ce volume. Il ne s’agissait ni de condamner ces excursus (au nom d’une « matière » unie et continue qu’ils ne devraient ni surcharger ni fragmenter) ni d’en faire l’éloge (en célébrant l’apparence touffue, bigarrée, de certains textes).
2De nombreuses questions se posent d’emblée. Afin de cerner les limites de ce que les lecteurs modernes que nous sommes sont tentés de nommer « digression », afin donc de l’identifier, il importe d’éviter d’abord et autant que faire se peut une approche anachronique. Ainsi ont été interrogées les réflexions léguées par les textes théoriques médiévaux, qui permettent de comprendre ce qui a pu être conçu ou senti comme digressif au sein d’une œuvre. Les Artes poeticae écrits à la fin du xiie siècle et au début du xiiie, tout en s’inscrivant dans la suite des anciens traités latins, témoignent d’attitudes diverses.
3Bien qu’il soit fructueux et véritablement indispensable, il s’avère que ce recours aux textes théoriques ne permet pas toujours de rendre compte des passages présentés par l’auteur comme digressifs. C’est principalement dans les œuvres elles-mêmes qu’il est nécessaire de relever ce que l’artiste (auteur/narrateur) signale à son lecteur comme digression. Les marques formelles sont récurrentes, quasi codifiées ; elles annoncent l’écart de liberté fait au sein de la narration ou l’indiquent après coup. La digression s’éloigne d’une « matiere » en termes d’espace (Or revenons a notre matière..., Un peu s’esloignerons de notre matiere...) comme si le texte produit était une des formes possibles d’un texte idéal (inaccessible ?), perdu à chaque détour, et dont on ne fait que s’approcher en reprenant le fil narratif. Mais l’auteur en train d’écrire a le privilège d’être le premier lecteur de son propre texte en train de se développer et ces marques formelles posées par lui aux seuils de la digression témoignent d’une prise à parti du lecteur (ou de l’auditoire) à venir, supposé, voulu, désiré. Le sentier emprunté un moment dévoilera des richesses inattendues ; l’acte de lecture est une aventure, semble dire l’auteur avant de s’y engager. En reprenant la grand-route narrative, il marque la fin d’une escapade dans laquelle le lecteur a pu le suivre ou non. Libre à ce dernier en effet d’éviter l’errance discursive ou d’y retourner s’il en éprouve alors le regret !
4Qui, de l’auteur ou du lecteur, est le plus apte à borner l’espace digressif et à l’apprécier ? Dans les précautions que les auteurs prennent à commenter, voire à justifier, leur écart se prononcent les fonctions différentes, mais non exclusives l’une de l’autre, qu’il est censé remplir. La digression peut offrir un divertissement, un enseignement, une leçon, une réflexion de type littéraire ; elle peut être prospective ou rétrospective. Elle se présente comme utile ; qu’elle cherche à amuser, à séduire, à conseiller, à renseigner, à engager à l’action, ou bien à faire participer le lecteur à l’acte d’écriture, elle relève toujours d’une stratégie discursive, même si elle est parfois présentée (avec coquetterie) comme une improvisation.
5Du xiie au xve siècle, différents genres littéraires ont été convoqués : chansons de geste, chroniques, récits de voyage et de pèlerinage, nouvelles, sommes romanesques, en particulier le Roman de la Rose, romans, textes didactiques, encyclopédies, chastoiements et traités divers. Il est apparu essentiel en effet de mettre la digression en relation avec le genre littéraire dans lequel elle s’intègre. Son emploi récurrent témoigne d’une volonté sommative, avouée, voire revendiquée, par les auteurs d’encyclopédies, de traités didactiques, de récits de voyages, de chroniques, plus masquée dans les œuvres de fiction.
6Alors que la digression de par son sens étymologique semblait supposer un déroulement dans le temps linéaire de la lecture et donc ne pouvoir s’appliquer qu’à la littérature, il a été montré que la lecture active d’un espace sculpté, saisi d’un coup par le regard, pouvait résorber ce qui pouvait au premier abord être considéré comme un « détail » incongru au sein d’un programme iconographique : la digression innerve l’ensemble, dynamise la lecture ; elle fait sens, permettant de ranger la diversité sous l’Unité.
7L’usage de la digression permet paradoxalement à nombre d’auteurs de renforcer la cohésion de l’ensemble, qu’elle soit d’ordre intellectuel, moral ou historique. Elle ponctue le texte que sa matière narrative égarerait dans le plaisir du récit ; elle rappelle la visée de l’écriture, comme désireuse de faire reconnaître l’ordre en toutes choses et d’orienter le lecteur.
8Pour suivre de telles injonctions, plus ou moins exprimées, on peut ranger les différentes communications sous quatre rubriques :
- plaisir de se montrer : dans le détour digressif se déploie avec prédilection le personnage de l’auteur, sujet écrivant qui se raconte et s’adresse au lecteur ; des touches d’autobiographie parsèment le texte ;
- jeux littéraires : l’écart ouvre l’espace du texte à l’intertextualité ;
- désir de faire œuvre nouvelle : une esthétique de l’entrelacement se proclame, qui n’échappe pas à la tentation de l’exhaustivité ; cette liberté prise par rapport à la matière traditionnelle (parfois latine) permet de donner à la littérature vernaculaire ses lettres de noblesse ; à la fin du Moyen Âge, la traversée des genres vise à constituer une forme littéraire nouvelle ;
- d’un point de vue diachronique enfin, dans ses récritures, un texte peut finir par absorber les digressions initiales pour fonder une matière nouvelle.
9Lecteurs en quête de sens, nous montrons à quel point nous sommes portés à découvrir sous l’abondance des mots et le déplacement des points de vue un ordre de la pensée. L’usage médiéval de la digression témoigne d’une littérature qui cherche (différemment selon les genres et les époques) à définir sa fonction dans la société, son utilité, son pouvoir, qui laisse voir comment elle s’enracine dans une tradition qu’elle ne cesse de renouveler.
10Principaux ouvrages théoriques cités par les auteurs des articles :
11Bayard, Pierre, Le Hors-sujet, Proust et la digression, Paris, les Éditions de Minuit, 1996.
12Charles, Michel, « Digression, régression », Poétique n° 40, Paris, Seuil, 1979, p. 395-407.
13Faral, Edmond, Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, Genève-Paris, Slatkine-Champion, 1982 [1924].
14La Digression, éd. Nathalie Piégay-Gros, Paris, Presses universitaires de Paris 7, 1994.
15Montalbetti, Christine et Piégay-Gros, Nathalie, La Digression dans le récit, Paris, Bertrand-Lacoste, 1994.
16Sabry, Randa, Stratégies discursives : digression, transition, suspens, Paris, EHESS, 1992, p. 17-27.
17Sabry, Randa, « La digression dans la rhétorique antique », Poétique n° 19, Paris, Seuil, septembre 1989, p. 259-276.
18Tilliette, Jean-Yves, Des Mots à la parole. Une lecture de la Poetria Nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève, Droz, 2000.
Auteur
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