Un vêtement sans l’être : la chemise
p. 383-394
Texte intégral
1Pres est ma cote, plus pres est ma chemise, dit le proverbe médiéval1. Pas de vêtement plus proche de la peau, en effet, que la chemise. Et bien que les Romains ne l’aient guère connu – le mot camisia n’apparaît qu’en bas latin – pas de vêtement plus communément cité dans la littérature des xiie et xiiie siècles, manteau mis à part. D’étoffe de lin, parfois de toile de chanvre ou de soie selon les textes2, elle ne donne guère lieu à description. Pas de dimensions, pas de forme, pas de longueur particulière pour celle qui, du coup, suscite peu d’intérêt chez ceux qui s’attachent aux realia – entre autres chez les historiens du costume. Pourtant, cet aspect à la fois banal et imprécis se voit contredit par une évidence : en littérature, la chemise informe une tradition aux courants aussi riches que divers.
2Commençons par enfoncer une porte ouverte : vêtement de dessous, la chemise n’est pas faite pour être vue. Elle couvre, alors qu’elle est simultanément recouverte. Elle se dissimule entre le corps et la cotte – ou le peliçon, le bliaut, le mantel – ces enveloppes extérieures qui elles, sont saturées de signes à décoder dans ces siècles-là, pour lesquels si souvent – pas toujours – l’habit fait le moine. Les vêtements de dessus offrent une lisibilité immédiate. Pas elle. Ce n’est pas qu’elle soit indéchiffrable ; elle est plutôt insignifiante. Comme une plage blanche.
3Néanmoins, c’est à cause de cela même qu’on la retrouve exposée à tous les regards lors de processions solennelles, sur le dos du pénitent, pour le supplice, ou le baptême3. Qu’ils soient funèbres ou qu’ils ouvrent à une renaissance sous des espèces chrétiennes, les rituels où intervient la chemise illustrent souvent une muance qui n’a rien de moins pour horizon d’attente que la vie et/ou la mort. Cet abandon du costume circonscrit dans le temps et l’espace transitoire du rite révèle ici mieux qu’ailleurs la portée emblématique de celle-ci. Exhibée, elle voile le corps d’un effet de nudité. Etre en chemise, c’est être « nu ». Illisible, le corps témoigne alors de sa mise en marge de la société alors même que le cérémonial se centre sur lui, et que la chemise dont il est recouvert atteint de par son insignifiance même à une signification spectaculaire. Voilà qui révèle le paradoxe qui va nous occuper.
4Ces chemises-là ne sont jamais décrites : il leur suffit de faire signe. Mais ces solennités offrent la version figée par le rituel de ce que l’on retrouve ailleurs en littérature : la nudité masquée. En effet, soit l’on est nu en sa chemise, soit c’est elle qui brille par son absence, de sorte que l’on se retrouve en langes, c’est à dire réduit à porter à même la peau la laine rugueuse du vêtement de dessus. Dépouillement exactement inverse du précédent. Cette contradiction – nu en chemise, vêtu sans chemise – précise le rôle quelque peu abstrait de ce vêtement qui en littérature, figure la nudité avec une rigueur quasi mathématique, lorsqu’il se réduit à sa seule mention. S’y associent alors des significations qui, du dénuement extrême parcourent toute la gamme des maux et des biens – de la misère à l’ascèse en passant par divers maux amoureux – significations souvent imbriquées les unes dans les autres.
Dénuement : de l’écorçage à l’éclat du blanc
N’avoit souvent robe entière.
Ne sai comment on l’apela,
mais sovent as dez se pela :
sovent estoit sanz sa viele,
et sanz sorcot et sanz cotele,
si que au vent et a la bise
estoit sovent en sa chemise.
Saint Pierre et le Jongleur (v. 6-12)4
5Les chemises les plus fameuses se laissent lire au sortir de la taverne bien sûr5, endossées par ces joueurs ruinés, ribauds ou jongleurs malchanceux élevés au rang de véritable type littéraire, dont les fabliaux dressent volontiers le portrait et dont l’identité se retranche ici derrière des pertes successives : Ne sai comment on l’apela, mais sovent as dez se pela. Anonyme et digne de l’enfer dans lequel il entretiendra le feu sous le chaudron des âmes, le jogleor (« jongleur ») est un joeor (« joueur »)
6– et le fabliau de traduire ses déficits sur le plan des signifiants dont l’un recouvre l’autre et le contient virtuellement, pour autant qu’on le dépouille de deux lettres6. Aussi, la métaphore – il a été « pelé aux dés » – se traduit-elle concrètement par un effeuillage vestimentaire et graphique où le jo (gl) eor se retrouve quasi nu, tandis que les vers sont traversés par l’envol de vents ouvrant sur les spirantes du dernier vers et le sifflement aiguisé de la rime. Un exemple parmi beaucoup d’autres où la bise s’apparie en fin de vers avec la chemise, lorsque cette dernière forme l’attribut distinctif du sans-le-sou, de la frapaille au sens étymologique, c’est à dire de celui qui porte des fripes et des frusques. Que l’on se retrouve desrobé en forêt, au tribunal ou à la taverne – soit les trois lieux à risques – la contiguïté du vêtement et de la peau permet alors tous les glissements du sens propre au sens figuré. « Perdre jusqu’à sa chemise », c’est donc pour le va-nu-pieds se retrouver littéralement « écorché » par les rugosités de la laine, ou de façon plus imagée « pelé », « tondu », à l’image de la brebis dans l’Isopet de Lyon, quand à l’issue d’un mauvais procès jugé par le loup, sa toison li covient a vandre, […] entrant iver, vaut sa chemise/et muert de froit contre la bise7. Mais voleurs et volés se mesurent parfois à la même aune vestimentaire. C’est pourquoi pendre le robeor en sa chemise apparaît en fin de compte comme une façon de lui rendre la monnaie de sa pièce8.
7Les fous d’amour leur ressemblent. Chez ces amants, tels qu’ils apparaissent nuz parfois – en fait, dépouillés des insignes de la chevalerie – le dénuement a valeur de symptôme, dans la mesure où il révèle les aspects les plus secrets et les plus paroxystiques de leur mal. Ainsi Tristan, quand pour revoir Iseut, il se déguise en ladre, en legne, sanz chemise9. Sa défroque dit vrai : elle le travestit moins qu’elle n’offre à tous les regards l’aveu de la lubricité qui le ronge ; on sait combien lèpre et luxure ont, au Moyen Age, partie liée10. Ainsi Lancelot saisi de démence, lorsque nu et desgarni – en fait en chemise et en braies – il s’enfuit de la chambre de la reine11. Cette version euphémique de la nudité du fou, là où ailleurs il s’animalise et se recouvre de la toison de l’homme sauvage, n’en dénonce pas moins la frénésie qui l’habite : omnis amans amens, disait Gautier Map12.
8Et quand il ne s’agit plus de perdre, mais de donner jusqu’à sa chemise ? Lorsque le dénuement se teinte de religiosité, il dit l’humilité, la mortification, bien sûr. La pénitence, c’est la discipline, le pèlerinage, le jeûne, et aussi aller déchaussé, en langes sans chemise13 Privation vestimentaire que codifient d’ailleurs certains ordres religieux : se froter au lange en signe de pauvreté, telle est l’une des règles de l’ordre des Jacobins14. Au-delà des textes qui mettent en scène le dépouillement de l’ascèse, signalons ce qui se dresse à leur horizon d’attente. Pas d’illustration plus radicale – et plus ambiguë – de ce qu’ils gardent en point de mire que la description de Paul l’ermite vers la fin du Voyage de saint Brendan, isolé sur une île où règne un éternel été. Le voici, tel qu’il surgit devant les mariniers frais débarqués : N’ad vestement fors de sun peil dum est cuvert si cum de veil ;/ reguard aveit angelïel/e tut le cors celestïel ;/n’est si blance neifs ne clere/cumme lipeilz d’icestfrère15. La pilosité de l’homme sauvage se nimbe d’un éclat féerique revu et corrigé par la spiritualité chrétienne. Ne faut-il pas, dit saint Paul, dépouiller le vieil homme, cette part de l’âme liée au monde du mal, pour revêtir (induere) l’homo novus à l’image de Dieu16 ? Cette renaissance sous de nouvelles espèces vestimentaires se laisse déjà lire chez le vieillard figé dans le temps suspendu de son île faee. Dans ce retour à une virginité de corps et d’âme, il se voile non d’une blanche chemise, mais de ce qui en tient lieu au plus proche de la nudité parfaite : une céleste toison, immaculée, paradisiaque17.
9Loin de ces extrêmes qui de l’enfer au paradis, bornent les tribulations littéraires de ces marginaux que sont le ribaud, le fou et l’ermite, pouvoir donner jusqu’à sa chemise illustre la vertu de largesse, vertu capitale pour qui est destiné à devenir souverain. Dans le roman de Richars li Biaus, ce dernier – dont le nom révèle le potentiel d’une générosité sans frein – se retrouvera pour avoir tout distribué, la cotte à même la peau, sans cemise sour sa char nue… et Richard sera couronné roi de Frise18. Moins dispendieuse en apparence, Largesse personnifiée chez Guillaume de Lorris se laisse identifier à un indice plus ténu :
Largesce ot robe tote fresche
d’une porpre sarazinesche,
s’ot le vis bel et bien formé ;
mes ele ot son col desfermé,
qu’ele avoit ilec em present
a une dame fet présent,
n’avoit guerres, de son fermal.
Mes ce ne li seoit pas mal
que la cheveçaille ert overte,
s’avoit sa gorge descoverte
si que par outre la chemise
li blancheoit la char alise.
Roman de la Rose (v. 1161-1172)19
10Beauté un rien désordonnée que la sienne, à cause du fermail disparu. C’est donc une disharmonie – seyante disharmonie – qui caractérise la prodigalité, résumée allégoriquement en quelques gestes : desfermer, puis descovrir. Peu de chose en somme. Mais que laisse deviner l’ouverture de l’encolure sur la gorge ? Ce qui est tu mais suggéré ici, au travers de la vision arrêtée sur un effeuillage encore à ses débuts, c’est qu’il pourrait bien se poursuivre. Et Largesse donner jusqu’à sa chemise20. Discrète érotisation que souligne la préciosité d’une rime rare : chemise/alise, de sorte que la proximité des sons évoque le voisinage du vêtement léger et de la chair « lisse », douce », « délicate ». Loin désormais de la tonte, du rasage, de l’écorchement, loin de la blessure et de la plaie, lorsque le dépouillement se retrouve indexé d’un signe positif, il ouvre sur l’éclat du blanc. S’il lui arrive d’illustrer le saint, le vierge et le faé, souvent il s’arrête, comme ici, à une séduction tout épidermique.
Chemise, meschine, me(de)cine
11Autrement dit, le blanc ouvre sur la femme et ses charmes. Notons en effet une partition majeure qui connaît des exceptions, car il ne s’agit là que de tendances. Les multiples éclairages portés sur ce vêtement convergent tous ; tous, ils confirment sa valeur axiomatique, à savoir signifier la nudité. Mais présente ou absente, la chemise au masculin fait plutôt figure de symptôme : elle exprime le hors-champ tempétueux des passions et des macérations. Par contre, lorsqu’elle séduit, c’est au féminin. Et c’est en courtoisie qu’elle donne toute sa mesure.
12Pour en cerner les potentialités, passons par le détour du fabliau qui aide à lire la littérature de la fin’amor, puisque souvent il joue à en prendre l’exact contre-pied. De la chemise de l’amante, il va ainsi former une image en négatif. Régi par des appétits de toutes sortes, il ne s’attarde guère à l’habillement. Il va droit au but, c’est-à-dire au corps ; lui-même fort peu décrit. Peu ou pas détaillée, la chemise hante pourtant ces récits où souvent elle s’offre en échange d’un service amoureux : ici, le plaisir toujours se calcule et s’évalue à son plus juste coût21. Mais l’essentiel se résume en un vers quasi formulaire : on sozlieve ou on li lieve la chemise… pour « le lui faire22 ». En fait, les fabliaux ne cessent de proclamer la ténuité d’un obstacle qui n’en est pas un, et à franchir dans l’instant.
13Le retour à la courtoisie permet d’apprécier la précision avec laquelle ils en bouleversent les valeurs pour les mettre littéralement sens dessus-dessous. Revenons d’abord à l’importance liminaire, voire fondatrice, de la légende tristanienne où par deux fois, la chemise d’Iseut se retrouve dotée d’une fonction clé. L’ambiguïté des scènes qui scandent le Tristan de Béroul – celles qui voilent et révèlent à la fois l’amour des amants – culmine en Morrois à l’occasion du spectacle qui s’offre à Marc dans la loge de feuillage : Tristan et Iseut endormis, enlacés bouches presque jointes, une épée entre eux, lui en braies, elle en chemise et un rai de soleil brillant sur son visage. Pour le roi qui déchiffre le tableau, leurs vêtements les séparent autant que l’épée : ils barrent le nu à nu des corps d’une frontière ténue, mais rigoureuse. Par contre, dans le Tristan d’Eilhart d’Oberg, quand Brangene avoue aux chevaliers venus la tuer avoir prêté sa chemise neuve à Isalde pour remplacer celle de la reine, lacérée et en morceaux, elle laisse entendre que vierge encore, elle s’est substituée à celle qui ne l’était plus dans le lit nuptial de Marc23. Image de la virginité perdue où la chemise déchirée vaut pour le corps troué d’Iseut avant ses noces avec le roi. Encore faut-il entendre le propos de Brangene, mais ceux qui l’écoutent n’ont pas la bonne oreille.
14Dans la scène du Morrois, la chemise en contiguïté avec le corps forme une ligne de démarcation : les amants ne sont pas coupables. Par contre, mise en récit, elle se substitue au corps : les amants sont coupables. Quasiment absente des fabliaux, cette ambivalence du signe vestimentaire – à lire ici entre métonymie et métaphore – traduit tout l’indécidable qui obsède la légende de Tristan : elle instaure une double virtualité que les textes postérieurs, qu’ils soient arthuriens ou courtois, ne cesseront d’interroger et d’approfondir.
15Eux, parfois, détaillent le vêtement. Selon des usages qui confinent à un véritable topos descriptif, ils lui associent des adjectifs peu nombreux mais récurrents. La chemise de la belle est blanche toujours, déliée souvent, bele, soueve parfois. Volages, ces adjectifs ne tiennent pas en place. Ils fluctuent, glissent, permutent de la chemise à la peau blanche, bele, soueve elle aussi, et delgié est le corps féminin, comme la chemise est deliiee. De cette instabilité naît un trouble où chair et vêtement paraissent tout près de se confondre. Bien qu’il n’existe pas de transparence au sens propre – elle n’apparaît guère en littérature avant le xve siècle24 – quand blanc sur blanc, la chemise fait écho au corps blanc qu’elle recouvre, chemise et meschine (« jeune fille ») se font alors écho à une lettre près25.
16C’est pourquoi ces belles quasi nues devraient n’être pas vues. Or, paradoxe, elles le sont toujours. Toujours il y a un spectateur ; un regard unique, singulier, porté sur elle. Et quand leur chemise est sur le flanc ou sur le bras laciee estroit a las, elles arriment à elles le malheureux amant – le las d’amor – qui les contemple26. Et toujours, elles se donnent à voir à l’écart. Aux marges de la cour et de l’espace habité, dans la solitude ou en forêt. Aux marges du jour et de la nuit, au petit matin ou le soir tombé. Aux marges du songe, entre veille et sommeil27. La nuit surtout, quand elles viennent lui rendre visite dans sa chambre. Et dans ces scènes de séduction, la chemise portée seule ou sous le manteau valorise la blancheur de la chair qu’elle recouvre, au point où parfois l’éclat qui émane du corps assombrit l’étoffe. Ainsi chez Renaut de Beaujeu, lorsque à l’Ile d’Or, la Pucelle aux Blanches Mains se rend au lit du Bel Inconnu :
Sans guinple estoit, eschevelee,
Et d’un manuel fu afublee […]
Molt estoit biele la meschine. […]
Desus sa teste le tenoit,
L’orle les sa face portoit ;
Li sebelins, qui noirs estoit,
Les le blanc vis molt avenoit ;
N’avoit vestu fors sa chemisse,
Qui plus estoit blance a devise
Que n’est la nois quis ciet sor branche.
Molt estoit la cemisse blance,
Mais encore est la cars molt plus
Que la cemisse de desus. […]
Les ganbes vit, blances estaient,
Qui un petit aparissoient ;
La cemisse brunete estoit
Envers les janbes qu’il veoit.
Le Bel Inconnu (v. 2395-241428)
17Evocation qui s’achève en blanc sur blanc, bien que le blanc de la chemisse portée sous le manteau de la meschine soit obscurci par celui du corps, nimbé d’un éclat faé. Plus tard, l’histoire d’Aucassin et Nicolette renchérira avec humour en forçant sur l’effet d’éclipse : les blanches marguerites foulées par Nicolette deviendront droites noires, si blanches seront ses jambes29. Mais dans Le Bel Inconnu déjà, la Pucelle aux Blanches Mains apparue dans le huis-clos de la chambre resplendit d’une clarté astrale : Sa biautés tel clarté jeta,/ quant ele ens el palais entra,/ com la lune qu’ist de la nue (v. 2221-2223). Vision nourrie de réminiscences. Celle de la visite reçue par Perceval, lorsque lui apparaissait une Blanchefleur en chemise, arborant le même soir un manteau de porpre noire estelee d’or, obscurité stellaire ouvrant sur l’éclat du corps30. Mais si le tissu noir se mue ici en une chemise brunete assimilable à une nue assombrie par la luminosité de la lune (v. 2223), c’est qu’il s’y joue le souvenir d’une autre échappée atmosphérique : un vers nocturne emprunté à Erec et Enide cette fois, quand au-dessus des époux réunis, an l’onbre d’une nue brune/s’estoit esconsee la lune31.
18Ainsi, que la lune sorte de la nuée, et la chemise rembrunie ne peut rivaliser d’éclat avec le corps de l’amante nue, malgré le jeu suggestif sur le signifiant. Par contre, en l’absence de la belle, le vêtement se substitue à elle et s’illumine. C’est pourquoi la chemise de Soredamor avec laquelle dort Alexandre dans le Cligés brille d’un éclat moins nuageux que solaire, elle dont la blancheur est rehaussée de fils d’or et d’argent parmi lesquels luit l’or du cheveu de l’absente, cousu à l’encolure et aux manches32. Que pour l’amant, cette chemise forme le carquois de la flèche d’amour qui l’a frappé – corps de neige et chevelure sore pour le dard et le pennon de ce redoutable trait – permet de conjurer par analogie la faute tristanienne, en remplaçant l’amie au lit de l’amant par le vêtement adoré qui en tient lieu. Comme le dit Chrétien de Troyes, la chemise, c’est le delit sans le delit, le paradoxe de la présence par absence33. Fétichisée, rivée entre passé et futur comme entre regret et désir, elle déçoit, mais soigne en même temps. Ou pour le dire comme les textes le chantent : en amour, la chemise de la mescine a, comme elle, pouvoir de mecine (« médecine »)34. Ainsi chez Guiot de Dijon où l’amie adoucit son mal grâce au vêtement de l’amant parti en pèlerinage chez les Sarrasins :
Sa chemise qu’ot vestue
m’envoia por enbracier :
la nuit, quant s’amor m’argüe,
la met avec moi couchier
molt estroit a ma char nue
por mes maus assoagier.
Chanterai por mon corage (v. 51-56)35
19Chez Marie de France, le vêtement va même jusqu’à emblématiser à lui seul l’attachement amoureux. Lorsque Guigemar en chasse est frappé à la cuisse par le coup en retour de la flèche avec laquelle il abat la biche blanche, c’est avec sa chemise qu’il bande cette plaie bien concrète, mais qui témoigne en secret de son impuissance à aimer. Et lorsque lui succédera une autre blessure, tout intérieure cette fois – celle de l’amour qui le prend à la vue de celle qui le soigne – c’est encore un pan de sa chemise que nouera irrévocablement la belle, pour le fermer cœur et corps à toute autre sinon à elle, qui seule pourra le dénouer36. Si d’abord l’étoffe panse pour soulager, c’est pour mieux verrouiller ensuite, seul symptôme manifeste d’un mal devenu invisible.
20Mentionnons enfin le regard ironique que porte Jean Renart sur ces multiples configurations du désir qu’exalte le port de la chemise quand elle suggère, retarde ou bloque son accomplissement. Chez lui, elle se déleste d’une part de ses pouvoirs suggestifs : l’attention se déplace et se concentre sur les objets – anneau, aumônière, ceinture – enfouis en dessous, glissés entre peau et tissu. Ainsi Aelis dans l’Escoufle dissimule-t-elle sous sa chemise le legs de sa mère, une bague d’or dans une aumônière de satin vermeil mouillé de sueur – de quoi mettre en appétit ce vil voleur qu’est le milan, fondant sur ce qu’il prend pour roujor de char37 ! Car ce répertoire d’objets sexualisés à intercaler entre chair et vêtement, objets cachés, perdus, dérobés, retrouvés et rarement mis au jour constituent autant d’emblèmes de ce féminin secret que le Jeu de la Feuillée affirme trouver sous la chemise, à savoir l’énigmatique seurplus38. Dans l’œuvre de Jean Renaît plus que dans nulle autre, elle voile avec légèreté une courtoise crudité qui mène le lecteur sur la voie du fabliau.
21En matière de fin’amor, on notera donc combien ce vêtement s’inscrit dans toute une série de dispositifs complexes. A travers lui, on tourne sans cesse autour du secret du corps : corps envié, corps barré, corps caché – si peu parfois – et dont l’accès est sans cesse différé. Quand parmi ce lacis de prétéritions, de périphrases et de détours, le désir compte plus – est plus conté – que sa réalisation, la chemise apparaît bien comme une figure privilégiée ; figure à entendre au sens rhétorique, bien sûr. Pas de droit chemin vers l’aimé(e), mais les voies périphériques qui sont les siennes : celles de la métonymie, de la métaphore, voire de l’emblème ; celles de l’ornatus. Ce que moque alors la poétique inverse du fabliau, qui la rend à son inconsistance. Quand la fin’amor trame un vœu inassouvissable orienté vers un futur dont la chemise représente la promesse inestimable, le fabliau – affaire de jouissance – lève l’obstacle en faisant d’elle au mieux le salaire d’un plaisir à prendre, au pire, d’un plaisir déjà pris.
22Encore tout cela ne fait-il que développer l’axiome qu’illustrent déjà les elliptiques chemises endossées par le pénitent, l’ermite, le joueur. Car toutes, elles possèdent un dénominateur commun. Toujours et partout surgit l’idée de marge. Alors, à l’écart du corps social mais au plus proche du corps lui-même, l’effet de nudité qu’elle induit crée entre peau et tissu un quasi-phénomène de capillarité. Ce que proclament les fabliaux en la levant en un tournemain, c’est qu’il n’y a rien de plus étranger à ce vêtement que l’idée d’une frontière sûre. La chemise circonscrit, limite, mais toujours elle demeure perméable. Un lieu de passage et d’échange, de respiration, là ou passe la verve des souffles. Une rareté en somme, puisqu’en apparence, le Moyen Age classe, répertorie, hiérarchise, et en matière de vêtement comme ailleurs, préfère les catégories tranchées. Voilà sans doute pourquoi les jeux de la lettre l’accompagnent souvent. Seule la langue poétique – celle du jo(gl)eor ? – en se jouant des codes lexicaux s’avère en mesure de faire entendre que de par son effacement même – son espèce de blanc non-sens – elle peut couver les virtualités les plus transgressives.
Notes de bas de page
1 Proverbes français antérieurs au xve siècle (éd. J. Morawski, Champion, 1925, n° 1717).
2 Chanvre pour celle de Perceval dans le Conte du Graal (éd. F. Lecoy, Champion, 1979, v. 497), soie pour celle d’Alexandre dans Cligés (éd. A. Micha, Champion, 1978, v. 1146).
3 Voir la procession pénitentielle du duc Seguin dans Guy de Warewick (éd. A. Ewert, Champion, 1933, v. 2693), Ferraut en passe d’être pendu dans Gaydon (éd. F. Guessard et S. Luce, A. Franck, 1862, v. 4635), Lunete conduite au bûcher dans Le Chevalier au Lion (éd. M. Roques, Champion, 1980, v. 4316). Baptiser en chemise dames et demoiselles surtout (Chanson d’Aspremont, éd. L. Brandin, Champion, 1970, v. 10997), bien qu’elles puissent aussi être nues, alors que le baptême des hommes s’effectue en braies.
4 W. Noomenet N. Van den Boogaard : Nouveau Recueil complet des fabliaux (N.R.C.F.) 1.1, Assen, Van Gorcum, 1983.
5 Voir le héraut d’armes du Chevalier de la Charrette (éd. M. Roques, Champion, 1981, v. 5537), ou mieux : Gautier d’Aupais (éd. E. Faral, Champion, 1970, v. 58), et l’œuvre de Rutebeuf, dont La Griesche d’Eté et Le Mariage Rutebeuf (éd. E. Faral et J. Bastin, Picard, 1977).
6 Saint Pierre et le Jongleur, op. cit. : jogleor/joeor à la rime dans l’épilogue, v. 417-418.
7 Dou Chien et de la Burbiz, v. 31-34 (Fables françaises du Moyen Age : les Isopets, publ. par J.-M. Boivin et L. Harf-Lancner, GF-Flammarion, 1996). Voir aussi Le Povre mercier, N.R.C.F. t. VIII, v. 154.
8 Voir Barat et Haimet de Jean Bodel (N.R.C.F. t. II, textes diplom. ms. A, v. 417).
9 Béroul : Le roman de Tristan, v. 3568 (éd. E. Muret et L. M. Defourques, Champion, 1979).
10 Lire J. Dufournet : « Présence et fonction de la lèpre dans le Tristan de Béroul », Mélanges de linguistique, de littérature et de philologie médiévales offerts à J.R. Smeets, Leiden, 1982, p. 87-103.
11 Roman de Tristan en prose 104 (éd. J. Blanchard, Klincksieck, 1976).
12 De Nugis Curialium III, 2 (éd. M. R. James, Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 218).
13 Le Chevalier au Barisel, v. 383 (éd. F. Lecoy. Champion. 1973).
14 Hypocrisie raillée par Rutebeuf ; voir Du Pharisien, op. cit., v. 89 sq.. Des Jacobins, ibid., v. 37 sq. et Les Ordres de Paris, ibid., v. 16 sq. Lire aussi Li dis de le vescie a prestre de Jacques de Baisieux (éd. P.A. Thomas, Mouton, 1973, v. 127).
15 Benedeit : Le Voyage de saint Brandan, v. 1529-1534 (éd. I. Short, 10/18 Bibliothèque médiévale, 1984).
16 Ephésiens IV, 22-24, Colossiens III, 9-10.
17 Au féminin, la chemise remplace bien sûr ladite toison. Mais quand Gautier de Coinci plaide la chasteté aux nonnes appelées à renoncer aux bigarrures vestimentaires du siècle, le luxe spirituel qu’il leur promet s’assimile encore aux parures des amantes courtoises : « Ja sont ou ciel aparilliez/blanches chemises deliies/et les robes a or batues/dont vos ames seront vestues ». Rien d’étonnant alors si ces blanches fleurs portent le nom – devenu commun à toutes – de la passemervoille : Blanchefleur (Gautier de Coinci : De la chasteé as nonains, in Les Miracles de Notre Dame, éd. VF. Koenig, Droz, 1966, t. III, v. 1059-1074).
18 Richars li Biaus, v. 4244-4257 (éd. A.J. Holden, Champion, 1983).
19 Id. F. Lecoy, Champion, 1976.
20 Version moins idyllique chez Jean de Meun, où Raison poussera ladite dénudation jusqu’à l’écorchement à propos des hypocrites qui flattent les privilégiés de Fortune, et leur prometan leur servises/jusqu’au despendre les chemises,/ voire jusques au sanc espandre (ibid., v. 4842-4843).
21 Cadeau de lui à elle dans Le Prestre et le Chevalier (N.R.C.F. t. IX, v. 857), de elle à lui dans Le Fevre de Creil (N.R.C.F. t. V, v. 131) et La Damoiselle qui sonjoint (N.R.C.F. t. IV, v. 41).
22 Le Prestre et la Dame (N.R.C.F. t. VIII, v. 130), l’Esquiriel (N.R.C.F. t. VI, v. 135), Le Sacristain I (N.R.C.F. t. VII, v. 168), Celle qui fut foutue et desfoutue (N.R.C.F. t. IV, v. 80), Boivin de Provins (N.R.C.F. t. II, v. 274).
23 Béroul : Le Roman de Tristan, op. cit., v. 1995-2010 ; Eilhart von Oberg : Tristrant, v. 2932-55 (éd. et trad. D. Buschinger, Göppingen, Kümmerle Verlag, 1976).
24 Dans la version en prose de Floriant et Florete ou le Chevalier qui la nefmaine (xve siècle). Florete vest une chemise de fin lin si déliee qu’on veoit sa blanche chair par dedens et puis vest ung peliçon d’hennines (éd. C. Levy, Univ. d’Ottawa, 1983, p. 174).
25 Voir entre autres Ami et Amile, v. 612-614 (éd. P. Dembowski, Champion, 1969), Lai de Désiré, v. 136, 175 (éd. P. M. O’Hara Tobin. Droz, 1976).
26 Voir par ex. Amadas et Ydoine (éd. J. R. Reinhard, Champion. 1974). où Ydoine en chainse et en chemise comme la fée de Lanval, enlace de son bras vestus estroit a las puis embrace estroit Amadas le fou, le las qu’Amour a mis en son destroit (v. 679, 1036-1037, 3290, 3294). Le lien qui les unit se concrétise en écho dans le laçage de la manche, là où la fée de Lanval est, quant à elle, lacée sur les flancs (éd. J. Rychner, Champion 1978, v. 559 sq.).
27 Cf. p. ex. la fée de Laiwal, ibid., v. 39-106.
28 Renaut de Beaujeu : Le Bel Inconnu, éd. P. Williams, Champion, 1978.
29 Aucassin et Nicolette, prose XII. 1. 27-30 (éd. J. Dufournet, G.F. 1973).
30 Le Conte du Graal. v. 1756 sq. et 1910 sq. (éd. Ch. Mêla. Lettres gothiques, 1990). Tradition de la visite nocturne en chemise et manteau qui se retrouve dans Le Chevalier de la Charrette (éd. M. Roques, Champion, 1981, v. 4579 sq.) et le Chevalier aux deux Epées (éd. W. Foerster, Halle, 1877, v. 4885 sq.). Variations diurnes dans le lai de Lanval (op. cit., v. 99 sq.) et le roman d’Yder (éd. A. Adams, Cambridge, 1983, v. 311 sq.).
31 Erec et Enide, v. 4963-4964 (éd. M. Roques, Champion, 1981).
32 Cligés, op. cit., v. 1144 sq. Détail rarissime que celui de l’or associé au blanc de la chemise ; voir néanmoins dans Galeran de Bretagne, Frêne qui d’une chemise bien tyssue,/ blanche et souef, pare son corps,/ par les coustures per li ors (éd. L. Foulet, Champion 1975, v. 2002-2004).
33 Dans l’ordre : Cligés, v. 834-852, 1587-1624.
34 Marie de France : Deuz Amanz, op. cit., v. 183, 209-210 ; Amadas et Ydoine, op. cit., v. 436-437.
35 Les Chansons attribuées à Guiot de Dijon et Jocelin, éd. E. Nissen, Champion, 1929.
36 Variante au féminin dans le Chevalier aux deux épées, qui donne lieu à un rituel vestimentaire élaboré : la demoiselle glisse les pans de sa chemise et de son bliaut entre sa chair et les renges de l’épée qu’elle ne peut détacher (op. cit., v. 1093-1118).
37 Jean Renaît : L’Escoufle, v. 3806-3841, 4470-4489 et 4543-4559 (éd. F. Sweetser, Droz, 1974). Là où dans le Conte du Graal, le faucon, oiseau noble, fond sur la gente sans vraiment se joindre à elle, dans l’Escoufle, ce roman de la mésalliance, l’oiseau vil se jette tous joins sur ce qu’il imagine être un morceau de viande, et l’emporte.
38 Adam, de Maroie quand elle était jeune et belle : « Si quit que desous se chemise/n’aloit pas li seurplus en dar. » (Adam de la Halle : Le Jeu de la Feuillée, éd. J. Dufoumet, Story-Scientia, 1977, v. 151-152).
Auteur
Université de Provence
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