Le nu et le vêtu dans le Roman de Silence : métaphore de l’opposition entre nature et norreture
p. 365-382
Texte intégral
Doncques sui jo Scilentius/cho m’est avis, u jo sui nus.
(v. 2538)
1Le Roman de Silence d’Heldris de Cornouailles1, encore peu connu, est un roman en vers composé vraisemblablement dans la seconde moitié du xiiie siècle ; il n’est plus conservé aujourd’hui que par un seul manuscrit. Le roman conte les aventures de l’héroïne Silence qui, pour des raisons d’héritage, est éduquée, « norrie », comme un garçon. C’est pour échapper à la loi sociale selon laquelle une fille ne peut hériter du royaume, que les parents de Silence la contraignent à cacher et lui cachent sa véritable nature. Autrement dit la transgression vestimentaire permet de dévier la loi et fait du vêtement un instrument de pouvoir ou de contre-pouvoir, palliant les iniquités de la loi : « faire en voel malle de femiele » (2041) déclare le père de l’enfant à sa naissance. Le nu renvoie ainsi à la nature féminine de Silence tandis que son vêtement la désigne comme être masculin. En proie à une véritable psychomachie sur le choix de son identité, l’adolescente décide de s’enfuir déguisée en jongleur, espérant se rapprocher de sa nature féminine ; puis, elle devient l’un des plus brillants chevaliers du monde et connaît la haine amoureuse de la reine Eufème. Suivant le motif traditionnel de la femme de Putiphar, elle est accusée par la reine Eufème d’avoir tenté d’abuser d’elle. Le roi Ebain, époux d’Eufème, la soumet à une épreuve : Silence doit s’emparer de Merlin (sachant que seule une femme peut le capturer) afin de le mener à sa cour. Merlin révèle alors le secret de la nature de Silence, qui sous son vêtement et son armure cache une belle jeune fille à qui Nature va rendre tous ses attributs féminins. Cette révélation se double d’une autre : la reine, qui gardait auprès d’elle son amant déguisé en nonne, est démasquée et mise à mort ; enfin, le roi Ebain épouse Silence. On voit donc que la métaphore du vêtement, et de la nudité qui correspond à l’émergence de la vérité2, file tout le roman depuis le travestissement inaugural de Silence en garçon, jusqu’au finale où elle retrouve sa beauté féminine sous les doigts de Nature qui n’a eu de cesse de combattre Norreture, c’est-à-dire l’éducation masculine de l’enfant.
2Ce travestissement physique pour être opérant doit s’accompagner d’un mutisme ou au moins d’une parole celée, « coverte », qui induit aussi un travail sur l’écriture, l’inventio d’une écriture « monstrueuse » par certains aspects, mêlant les catégories du masculin et du féminin, ou neutralisant toute référence à une identité sexuelle.
3Le titre du roman repose sur une alliance qu’on peut qualifier d’oxymorique, emblème de la dualité du personnage éponyme, autrement dit une parole du silence, un conte « à mots couverts ». Ceci pose le problème d’une parole travestie, qui se cache derrière un voile.
4Dans cette perspective, on peut s’interroger avec D. James-Raoul3, sur le choix formel du vers à une époque pourtant où (on date le Roman de Silence de la seconde moitié du xiiie siècle) la prose est censée dire le vrai et où le vers serait lié au mensonge, à la « fable ». Tout se passe donc comme si l’auteur revendiquait clairement une écriture du travestissement en optant pour le vers. De plus, le vêtement qui recouvre et cache informe tout le roman. L’écriture s’invente autre par le travestissement, le double sens et la polysémie. En témoignent ces deux célèbres vers du roman, construits en chiasme et susceptibles de deux interprétations, en raison de l’ambiguïté du mot « nus » l’une relative à l’identité (personne) et l’autre à la nudité (nu) et au surgissement de la vérité :
Doncques sui jo Scilentius
Cho m’est avis, u jo sui nus.
(2538)
5Au delà du débat dans le cœur de Silence déchirée entre son éducation, sa « vesteüre » masculines et sa nature féminine véritable, se fait jour un débat d’ordre philosophique dans lequel l’auteur fait dialoguer Nature et Norreture. On analysera d’abord le travestissement vestimentaire comme forme de silence et de refus du sexe réel afin d’obtenir le pouvoir réservé au seul héritier mâle ; on verra comment la notion d’androgynie et d’hybridité irrigue le roman, au niveau du personnage lui-même, de son nom et surtout de l’écriture elle-même travestie. Enfin, cette neutralisation apparente cache une opposition majeure entre Nature (liée au nu et au vrai) et Norreture (liée au vêtu et au déguisement) qui voile une réflexion d’ordre philosophique.
Le vêtement masculin et le silence : travestir et « taisir4 »
6La naissance de l’enfant est entourée d’une chape de silence dans la mesure où sa nature véritable, qui l’empêcherait d’hériter du fief, doit restée « coverte5 ». Le travestissement imposé devient de fait instrument de pouvoir contre une loi inique édictée par le roi Ebain. Rappelons que c’est en raison d’une guerre survenue entre deux chevaliers qui avaient épousé des sœurs jumelles et dont chacun prétendait avoir épousé l’aînée6 que le roi a instauré cette loi. Dès lors que Silence découvre sa véritable nature féminine (au moment de la puberté), elle choisit de se déguiser en jongleur afin de reconquérir son identité. Le travestissement d’imposé qu’il était devient instrument de reconquête de l’identité refusée.
Refuser sa nature
7Le vêtement masculin n’est qu’un des multiples avatars de cette entreprise de dénégation de la nature de l’enfant, qui passe aussi par la pratique des armes
Quant li enfes pot dras user,
Por se nature refuser
L’ont tres bien vestu a fuer d’ome
A sa mesure, c’est la some.
(2359-2362)
8On trouve un écho à ces vers :
Il us d’ome tant usé
Et cel de feme refusé
Que poi en fait que il n’est malles.
(2475-2477)
9A cet égard, on constate avec D. James-Raoul7 que les mots à la rime avec Silence renvoient soit au sème de l’abstinence, soit à celui d’une initiation douloureuse. Le mot « abstinence » revient à quatre reprises (2616, 2659, 2674, 3088), « conscience » (2825, 3561, 6440), « science » (2395, 3590), « patience » (2068, 5699), « pénitence » (3054) et enfin « dure sentence » (3621). Le silence et le travestissement masculin imposés sont donc présentés comme une phase intermédiaire d’épreuve nécessaire avant la consécration de l’héroïne et la révélation de sa nature.
Le vêtement et le pouvoir : dessus/dessous : transgresser l’interdit
10Plus qu’une simple marque de différenciation sociale, le vêtement masculin est aussi instrument de pouvoir et de transgression de l’interdit social. C’est ce que rappelle Raison qui explique à Silence qu’elle doit conserver son apparence d’homme pour bénéficier de l’honneur au sens médiéval, tant matériel (le fief) que moral. Silence oppose alors le pouvoir masculin à l’absence de pouvoir des femmes et conclut :
Et voit que miols valt li us d’ome
Que l’us de feme, c’est la some.
(2637-2638)
11Ainsi se met en place une opposition très nette entre le dessus, lié au pouvoir et à la catégorie masculine et le dessous lié à la catégorie féminine (« il est desos les dras mescine » v. 2480) :
Irai desos, quant sui deseure.
Deseure sui, s’irai desos.
(2640-2641)
Le travestissement comme instrument de reconquête de son identité sexuelle
12Cette opposition entre dessous et dessus recouvre une autre opposition fondamentale liée à l’intériorité de l’être : intérieur/extérieur. En proie à un débat intérieur, Silence décide de taire sa nature féminine et de s’identifier à un homme (2650 : car valles sui et nient mescine) ; ces débats du cœur se développent autour de la métaphore vestimentaire : 2656 : Por quanque puet faire Nature/Ja n’en ferai descoverture ; 3641-3646 : Jo sui, fait il, nel mescreés,/Com li malvais dras encreés/Ki samble bons, et ne l’est pas/Si est de moi ! N’ai que les dras,/Et le contenance et le halle/Ki oncques apartiegne a malle. Autrement dit, elle compare son apparence à celle de l’étoffe robuste, mais de mauvaise qualité. On relève aussi un doublet antonymique entre le « fuer de malle » (la manière masculine) et le « cuer » de femme (en témoigne la rime 2519-2520). Le débat se redouble même puisqu’à un premier niveau se situent les allégories externes Nature et Norreture et à un niveau intériorisé, on trouve celles de Cuer qui l’invite à revenir aux us de femme, et Raison qui la pousse à conserver le pouvoir. De ce point de vue, Cuer serait l’intériorisation de Nature de même que Raison serait la version intérieure de Norreture.
13De fait, même si le personnage se doit de conserver celée8 sa nature, son corps est un corps parlant9 malgré lui, par les indices de la féminité, sa carnation rose et lys, qui suscite la réaction du roi de France à la vue de ses charmes.
14Le vêtement masculin peut être détourné de son emploi premier, qui renvoie à l’image du chevalier, pour devenir le moyen de la reconquête de sa nature perdue. C’est pourquoi, en décidant de se déguiser en jongleur, elle espère retrouver partie de sa nature sans se départir de sa forme masculine. C’est une première étape dans son cheminement pour retrouver son unité. La voie de l’art dans laquelle Silence excelle, surpassant les jongleurs masculins, lui permet de conserver sa forme masculine tout en apprenant une activité qui est aussi celle d’une femme, neutralisant ainsi la différenciation sexuelle. Elle peut assumer son ambivalence (ouverture en dehors de son espace, projection dans un nouvel avenir, rapprochement avec sa vraie nature). On assiste à un premier renversement puisque le savoir-faire de Silence rend les jongleurs muets, les contraint à ne plus chanter pour écouter sa seule voix.
15Après les épreuves chevaleresques, reste une dernière épreuve, d’ordre directement sexuel qui la confronte à son identité et à sa nature : la reine Eufème s’éprend de l’image du brillant chevalier qu’elle incarne et ne s’explique pas de voir ses avances repoussées. En refusant celles-ci, l’héroïne affirme ainsi sa nature féminine, 3824 : car nel consent pas sa nature, nous dit le texte ; et parallèlement la reine, après l’avoir traitée de « moine » ou d’« ermite », en conclut qu’elle s’est éprise d’un homosexuel. Cette mésaventure permet à Silence de se reconnaître comme femme, même si elle doit continuer à taire sa nature véritable.
Travestir ou neutraliser l’identité sexuelle : être, nom et écriture androgynes
La neutralité ou l’hybridité de Silence
16L’auteur fait deux portraits de Silence qu’il construit comme des doubles inversés : d’une part le portrait de sa nudité à la naissance (1921-1955), pendant que Nature la boulange, lui donne ses attributs féminins. Ce portrait de Silentia fait écho à celui de Silentius en armes (5336-5368), tous deux respectant l’ordre canonique du portrait de la tête aux pieds. Dans le second, Nature cède la place aux donateurs de l’équipement riche et précieux, notamment au roi de France ; le portrait se compose sous nos yeux selon une rhétorique de la surimpression : le justaucorps de soie, le haubert, l’épée, le heaume avec son escarboucle, les éperons. Au nu de la naissance fait donc écho le vêtu qu’est l’armure précieuse qu’endosse Silence et qui vient masquer, faire écran au premier portrait. Ce personnage au double visage incarne un être androgyne, alliant masculin et féminin. De plus, ce portrait de Silence en armes ne va pas sans évoquer la personnification de Rhétorique10 que propose Martianus Capella, dans son ouvrage Les Noces de Philologie et de Mercure. Dans ce texte, il présente Rhétorique sous la figure emblématique d’une dame dont le corps élégant est paré de vêtements somptueusement ornés de toutes les figures de rhétorique, bref c’est le portrait d’une dame en armes ou pour reprendre l’expression de Roger Dragonetti, « une dame androgyne investie d’armes et de charmes11. ». Cette personnification évoque peut-être davantage le jongleur, faisant l’alliance du masculin et du féminin, autre masque de Silence, que le chevalier en armes que l’auteur dépeint. Remarquons, à cet égard, que Rhétorique qui renvoie à l’éloquence est une sorte d’antonyme de Silence.
17Les dénominations renvoyant à Silence sont pour le moins ambiguës et emblématisent la dualité constitutive de l’héroïne. On relève des syntagmes comme : « li vallés meschine » (3763) ; « li vallés qui est (double valeur du verbe : essence même de la nature féminine et/ou simple copule) mescine » (3785) ; « comme vallés, bone pucelle » (4972). On peut d’ailleurs s’interroger sur sa prise de conscience du sexe qui est le sien : Quant l’enfes est de tel doctrine/Qu’il entent bien qu’il est mescine 2439-2440. Que signifie ici le mot « doctrine » : le mûrissement intérieur du personnage ou bien encore le fruit de son éducation ? Les v. 2385-2386 : Li enfes est de tel orine/Que de lui meïsmes se doctrine laisseraient plutôt penser que l’enfant s’éduque par elle-même.
18En raison de sa norreture (éducation) qui fait de Silence un chevalier, la jeune fille se transforme physiquement : son teint devient celui d’un homme, comme en témoignent les nombreuses rimes halle/malle (aux v. 2289-2290 ; 2473-2474 ; 2503-2504 ; 3645-3646 ; 5161-5162 ; 6599-6600 ; 6673-6674). Selon ses dires, elle est dotée « d’une trop dure boche por baisier » et de « trop rois bras por acoler » (2646-2647) :
quanque on en voit est trestolt malles.
(2478)
19Sa métamorphose physique vient en quelque sorte parachever l’entreprise de perversion ontologique de l’être de Silence par son père, à sa naissance. En effet, le choix inaugural du nom est un enjeu essentiel de l’accession au monde et à son être propre. Nommer revient ici à créer un « monstre », à mettre en place une distorsion entre l’être et le langage, à rompre l’unité entre le signe et son signifié.
Les travestissements du nom
Sel faisons apieler Scilence
El non de Sainte Paciensce,
Por cho que silensce toit anse12.
Que Jhesus Christ par sa puissance
Le nos doinst celer et taisir,
Ensi com lui est a plazir !
Mellor consel trover n’i puis.
Il iert només Scilenscius ;
Et s’il avient par aventure
Al descovrir de sa nature
Nos muerons cest – us en – a,
S’avra a non Scilencia,
Se nos li tolons dont cest – us
Nos li dorons natural us,
Car ci – us est contre nature,
Mais l’altres seroit par nature.
(2067-2082)
20L’enfant est baptisé du nom neutre Silence hérité du latin classique silentium (absence de bruit ou de paroles) dont on trouve aussi une variante au féminin : Silentia (repos, inaction, oisiveté). Ce nom neutre contient donc deux possibles : l’un masculin, Silentius ; l’autre féminin, Silentia. Comme l’a bien souligné M. Perret, dans son article13, la syllabe finale du prénom masculin renvoie aux us/ages et à son éducation masculine tandis que la finale féminine en – a pourrait être un écho à sa nature, ce qu’elle a (avoir).
21Le prénom de l’héroïne neutralise ainsi toute référence sexuelle, situé entre Silentius que doit être l’enfant aux yeux du monde social et Silentia qu’il redeviendra s’il vient à être découvert. Mais aliénée par cette identité trouble, l’héroïne se reconstruit en se rebaptisant elle-même Malduit. Comme le remarque M. Perret14, il s’agit d’un masquage supplémentaire et d’une altération plus perverse du signe : « tandis que le signifiant passe du neutre au masculin, le signifié passe du refus de dire (Silence) à la proclamation du sexe réel : Malduit signifie en effet « mal appris » (3578) : celui dont l’éducation n’a pas respecté la nature.
22Ce n’est qu’au terme de son périple que le personnage retrouve ses droits, sa nature féminine et le nom qui la révèle « apertement15 » : « si est només Silentia » (6668). Or, le prénom choisi par Silence, Malduit (Mal Appris) est lui aussi polysémique et ambigu : (3576) : « je me fac Malduit apieler ». D’où Malduit (mal étant un préfixe péjoratif) : mal éduqué (en contradiction avec sa nature véritable) ou éduqué pour son malheur comme un garçon ; ou bien encore, Malduit : éduqué en mâle. Par ce second nom, elle scelle l’échec de la transformation opérée à sa naissance tout en réitérant le geste paternel pour le détourner. Elle signale « apertement » la non-coïncidence entre l’être et le nom :
car cil a fait de son non cange,
Si l’a mué por plus estrange.
A cort se fait nomer Malduit,
Car il se tient moult por mal duit,
Moult mal apris lonc sa nature,
Et s’il refait par coverture.
(3175-3180)
23A cet égard, on remarquera avec D. James Raoul16 que l’auteur s’est livré à un travail de création sur les prénoms féminins. C’est le cas notamment du nom de la reine Eufème qui s’éprend de Silence, d’autant que la mère de Silence se nomme Eufémie, dans un nouveau brouillage. Ainsi, Euphémia en grec est polysémique et renvoie notamment au « silence religieux ». Il signifie dans un premier temps « la parole de bon augure », puis « l’action d’éviter les paroles de mauvais augure », d’où plus spécifiquement « le silence religieux » ; outre le sens plus moderne d’« euphémisme ». Or précisément, ce prénom renvoie à une femme connue pour sa duplicité, son hypocrisie, son mensonge. Autrement dit, ce prénom a une valeur antiphrastique ; peut-être une autre interprétation serait-elle pertinente : Eufeme : eu = hélas + feme = femme ? Ces jeux sur les noms témoignent d’une volonté de jouer avec les codes du langage, de travestir l’écriture par des moyens variés.
L’écriture du travestissement17
24Nombreux sont les jeux de mots présents dans le roman, les alliances oxymoriques, les distorsions de la syntaxe dès lors que l’auteur prend le parti de n’utiliser que des pronoms masculins pour renvoyer à Silence, comme en témoigne le v. 2480 « il est… mescine », dans lequel on assiste à une totale perturbation des règles syntaxiques élémentaires. De la même manière, dans le syntagme « li vallés qui est mescine » dont on dénombre trois occurrences (aux v. 3785 ; 3704 ; 3954), le verbe être renvoie-t-il à l’essence même de l’être, et donc à sa nature féminine, ou bien fonctionne-t-il ici comme simple copule ? Au v. 3763 dans l’expression « li vallés mescine », il disparaît purement et simplement. Les figures de l’oxymoron ou du chiasme (« car de mescine avront vallet/et de lor fille un oir mallet » (2209-2210) sont particulièrement adaptées pour dire l’hybridité ou l’androgynie du personnage, aussi l’auteur les utilise-t-il à de nombreuses reprises ; il joue des possibilités que lui offre la polysémie ou n’hésite pas à créer un néologisme comme « desvaleter » formé sur le canevas de « despuceler ».
25L’auteur fait preuve d’une conscience aiguë des enjeux et des jeux du langage, de la parole et au-delà de la pratique scripturaire, capable de masquer ou dévoiler. Il utilise un autre mode de travestissement de l’écriture à travers la figure de l’allégorie qui vient en quelque sorte redoubler le voilement, la « coverture ». En effet, l’allégorie correspond à un « dire autre18 », dont Jean Scot Erigène a souligné la dimension tératologique19.
26S’inscrivant dans la tradition littéraire allégorique, le poète prend aussi une part très active au débat sur l’opposition entre Nature et Norreture, leur responsabilité dans l’intrusion du péché originel. Or qui mieux que Silence, être écartelé entre Nature et Norreture, ou Merlin et sa dualité d’homme sauvage pouvaient illustrer et mettre en scène ce débat ?
Le Nu et le Vêtu : métaphore de l’opposition entre Nature20 (engendreüre) et Norreture (vesfeüre). Le travestissement de l’écriture au service d’une réflexion d’ordre philosophique
27On constate que la modalité d’écriture omniprésente dans le roman est celle du débat avec des effets d’emboîtements successifs au cours de la narration : citons notamment les débats qui opposent Nature et Norreture à propos de Silence ; le débat intérieur de Silence entre Cuer et Raison, une autre forme de débat – d’ordre politique cette fois- pour décider du sort du jeune valet à son arrivée chez le roi de France ; ou encore le débat entre Nature et Norreture concernant la part humaine et sauvage de Merlin et le débat final visant à connaître l’origine du péché. Tout se passe donc comme si le récit des aventures de Silence avait pour but de remonter loin en amont à cette source du discours philosophico-théologique. Notre propos ne consiste pas à revenir sur l’idée bien connue selon laquelle la nudité serait liée à l’état originel, état de Nature, par opposition au vêtement qui renvoie à l’état de culture. Adam et Eve étaient nus au Paradis et ce n’est qu’après le péché originel qu’ils « connurent qu’ils étaient nus ». Il nous paraît beaucoup plus intéressant de mettre le récit en perspective avec la pensée érigénienne qui, si notre hypothèse est exacte, irrigue le roman de façon plus ou moins explicite. Dans cette perspective, les deux figures « monstrueuses » que sont Silence et Merlin le prophète deviennent les emblèmes de la réflexion sur Nature et Norreture et permettent d’aborder la philosophie érigénienne sous un nouvel angle.
Norreture contre Nature
28Il convient d’abord de rappeler que la Norreture est associée dans tout le roman au mot « coverture » : le verbe « norir » entre dans le paradigme des verbes « covrir » (1757-1758) ; (2179-2180), « cangier » (2263), « desguisier » (2275), « desnaturer » (2359-2362 ; 2424 ; 2439-2444 ; 2475-2480 ; 2499 ; 2560-2563 ; 2595 ; 2600) ; « desvoier » (2255 ; 5996) ; et « bestorner » l’œuvre de Nature (2257-2259). Le concept de Norreture se développe autour d’un sémantisme négatif. On trouve encore les rimes « pourri/norri » (6069-6070) ou « rancure/Norreture » (6067-6068). Les nombreux verbes dotés du préfixe « des » qui marque une valeur disjonctive et transforme le procès de la base verbale en son contraire ou contradictoire, soulignent ainsi que l’action de Norreture repose avant tout sur une déconstruction de l’œuvre de Nature : entrent dans ce paradigme des verbes comme « desguisier » : sortir de sa manière d’être, se travestir, changer d’apparence ; « desvoier » : sortir de la voie, d’où égarer, détourner (avec l’idée de sortir aussi de la voie de Dieu) ; « desnaturer21 » qui signifie « avoir une attitude contraire à la nature, changer de nature, dégénérer » ; il entre dans le même paradigme que le verbe « abastardir » présent dans le roman. De même, le verbe « covrir » (outre son sémantisme positif : recouvrir, protéger) renvoie au sème négatif de dissimuler, cacher22. La « coverture » évoque aussi bien ce qui sert à protéger que la feinte, la dissimulation. On trouve aussi « bestourner » dont le préfixe « bes » contient le sème du faux, du mal fait ou contrefait. Enfin, ce verbe « bestourner23 » veut dire « mettre à l’envers », mais aussi « corrompre, altérer » et enfin « détruire ». Ainsi, Norreture est liée à un sémantisme pour le moins péjoré.
29C’est à Nature24 que reviennent le premier mot et celui de la fin lorsqu’elle rend à Silence ses attributs proprement féminins, en lui ôtant son hâle masculin (en témoignent les verbes « repolir, tolir » évoquant l’idée de fondre à nouveau la rose au lys). Elle passe ainsi de la fonction de Nature naturante à une fonction que l’on peut qualifier de cosmétique.
30La figure de l’auteur qui travaille sa matière est comparable au rôle de Nature qui boulange l’enfant et travaille son matériau. (1865-1866 : Li matere est et biele et pure./Aine de mellor n’ovra Nature ; 1874-1876 Tant coin la materre est plus fine/covient il plus l’uevre afiner/Bien comencier et miols finer). Nature « œuvre », c’est-à-dire façonne l’enfant, image de la nature naturante qui crée avec une intention (1864 : Nature i mist s’ententïon et 1905 : a entençon) au plus proche de l’idée du beau. Mais la beauté initiale de Silence ne suffit pas, elle doit faire l’objet d’une perte ; elle doit être recouverte avant d’être révélée comme triomphe du beau féminin et accession à un statut social refusé jusque-là aux femmes. Certes, il s’agit de « bien comencier » mais surtout de « miols finer » pour reprendre les mots d’Heldris de Cornouaille. De ce point de vue, c’est bien Norreture qui a permis à Silence d’accéder à l’honneur, en faisant d’elle un être masculin, soumis à de multiples épreuves, devant faire acte de bravoure, et incarner tour à tour le jongleur et le parfait chevalier, bref en lui imposant une identité autre que la sienne, en la déguisant aux yeux du monde. Aussi le débat entre Nature et Norreture n’est-il pas aussi simple qu’on pourrait le croire de prime abord. La Norreture n’est pas uniquement la face négative, l’envers de la Nature, mais ce qui peut aussi déjouer la Nature, en allant à son encontre, certes, mais aussi en améliorant le donné ou en le transcendant. A cet égard, si l’on peut dire que la figure de l’auteur est comparable a priori à la Nature naturante, il se rapproche en définitive davantage de Norreture par son écriture du travestissement, de la neutralisation des genres et par son invention d’un hapax linguistique pour rendre compte d’une réalité androgyne. D’une certaine manière, c’est à Norreture qu’il revient d’« afiner » l’œuvre de Nature, c’est-à-dire de la déguiser pour lui donner un sens autre. Dans cette perspective, Norreture participe pleinement du concept tératologique tel que le définit Scot Erigène.
Débattre d’un cas d’école par le biais des allégories
31Silence, alliance des contraires, être hybride ou androgyne et son pendant qu’est Merlin (avec sa double nature, homme sauvage qui se situe entre Parole prophétique et silence) sont les deux personnages qui, par leur dualité intrinsèque, permettent de poser le problème de l’influence respective de Nature et de Norreture. Ce qui implique de s’interroger sur le péché originel : Qui de Nature ou de Norreture est responsable de l’introduction du péché originel ?
32L’épisode où l’héroïne capture Merlin, qui vit dans la forêt, à l’état d’homme sauvage, s’avère très intéressant. Merlin est présenté couvert de poils, se nourrissant d’herbes et de racines, en conformité avec son portrait dans la Vita Merlini de Geoffroy de Monmouth. Pour le capturer,
33Silence prépare de la viande cuite très salée afin de l’obliger à s’enivrer du vin prévu à cet effet. Attiré par le fumet, Merlin est pris au piège que lui tend la femme puisque comme il l’avait annoncé, seule une femme pourrait le capturer25. Merlin est ainsi fait prisonnier pour avoir cédé à ses penchants humains, par le biais de la nourriture composée de viande cuite, de miel et de vin ; or dans un curieux retournement, l’aliment/la nourriture est précisément ce qui le renvoie à sa nature humaine ; on voit donc l’opposition Nature/Norreture se résorber en partie. Cet épisode est aussi l’occasion d’un débat entre Nature et Norreture : ainsi, pour persuader Merlin de rester sous sa tutelle, Norreture allègue la mauvaise influence de Nature sur l’humanité à travers l’exemple fondateur d’Adam et Eve ; selon Norreture, s’ils commirent le péché originel, c’est que l’homme est mauvais par nature (6027-6031). Mais l’argument de Norreture est parfaitement réversible et devient dans la bouche de Nature la preuve de l’influence néfaste de Norreture : Adam étant créature de Dieu ne peut qu’être impeccable par nature ; de fait Norreture s’incarne dans la figure du diable (6035-6087) ; ainsi en irait-il de tous les pécheurs (6077-6078). Mais ce débat n’est qu’un trompe-l’œil qui cache des propositions plus originales. Le débat se réoriente, en effet, de façon autrement plus intéressante et novatrice lors de la venue de Merlin à la cour du roi Ebain.
34Sa venue est marquée par ses rires énigmatiques sinon diaboliques, dont il sera contraint de dévoiler les causes, et se clôt sur la double révélation finale des natures véritables et opposées de Silence et de la fausse nonne, en réalité l’amant de la reine Eufème, dont les deux corps seront mis à nu26. Merlin va « merliner » (6384), c’est-à-dire révéler ce qu’il a deviné ; il « fera descoverture » (6455) de la fausse apparence pour faire jaillir le vrai. Ce choix de Merlin, révélateur du vrai et de la nature réelle, n’est évidemment pas anodin et ne se limite pas à une ficelle narrative pour donner fin au roman. Sa présence est à réinscrire dans une écriture allégorique de la philosophie érigénienne.
L’androgyne Silence serait-il un emblème de la pensée érigénienne ?
35Rappelons ici l’importance de l’androgyne, être total, mâle et femelle ou ni l’un ni l’autre mais qui transcende toutes les oppositions et limites métaphysiques que signifient les catégories du masculin et du féminin, dans la pensée érigénienne27, héritée de Platon. L’androgynie relève évidemment d’un phénomène d’ordre ontologique plutôt que sexuel et s’inscrit dans la tradition mystique de la coïncidentia oppositorum qui remonte à Denis l’Aéropagite. Pour Scot Erigène, Adam est une figure de l’androgynie et c’est la Chute et le péché originel qui ont engendré la séparation des sexes. En tant que figure totale, Adam, comme l’ange, bénéficie de cet état primordial dans lequel la connaissance et l’être ne font qu’un, et le signe et son signifié sont équivalents, autrement dit le langage dit parfaitement le réel sans médiation. Dans cette optique, le personnage de Silence incarnerait une figure du monstrueux en tant que dissociation entre l’être profond et l’image qu’on forme d’elle et mélange de deux natures, figure d’autant plus monstrueuse peut-être que ses traits tendent à se transformer jusqu’à ce qu’elle perde partie de ses attributs féminins. Toutefois, on peut dire qu’elle parvient à un état qui transcende les catégories du masculin et du féminin, en se déguisant en jongleur. La figure du jongleur serait alors la métaphore de l’androgyne28, en tant qu’être capable de retrouver une forme de langage sans médiation autre que celle de son instrument et de sa voix et qui permet à Silence d’accéder à un premier stade de la réunification de son être perdu.
36Sans prétendre explorer les arcanes de la philosophie érigénienne très complexe, certains points peuvent éclairer notre propos et notamment sa conception du symbole tératologique (cas extrême de la dissemblance). Selon Scot Erigène, le symbole monstrueux ou dissemblable est supérieur au symbole apparemment « ressemblant » qui répond aux canons d’une beauté (ce qu’était Silence à sa naissance au moment où Nature la boulange29) ou d’une perfection empiriques (sensible ou intelligible). En effet, ce type de symbole « ressemblant » peut retenir et capter pour lui-même et à son propre niveau l’intelligence qui le contemple, compromettant ainsi l’ascension spirituelle et la divinisation. A l’inverse, le symbolisme « tératologique » doit détourner l’intelligence de lui-même et la porter à chercher ailleurs et plus haut la « nature vraie ». Or, précisément, on peut considérer si l’on fait de Silence l’emblème de la pensée érigénienne, que le personnage perd à sa naissance – en raison du choix paternel – son symbolisme ressemblant pour se transformer en symbolisme tératologique (elle incarne le monstrueux) qui la mène à refaire le parcours30 qui la conduit à son origine et fin, c’est-à-dire l’unité de l’être, grâce à l’accession au statut d’androgyne qu’elle conquiert en devenant jongleur.
37Les aventures et nombreuses épreuves de Silence seraient alors le récit métaphorique et allégorique de l’intelligence qui, par delà la dispersion sait retrouver sa propre unité et retrouver l’intégrité originelle de sa propre nature. En ce sens, cela éclaire l’intervention de Merlin, à la fin du roman ; être « tératologique » au sens érigénien, il est à la fois le double et l’envers de Silence (réduite au taisir). Merlin est le seul habilité à dire le vrai, la nature vraie des êtres. Il marque ainsi l’aboutissement et la fin du parcours de l’Intelligence et de Silence qui retrouve in fine son identité sexuelle originelle31. Autrement dit, le personnage de Silence, dont son auteur dit qu’elle est le « miroir du monde » (à deux reprises, en tant qu’alliance du masculin et du féminin, figure de l’androgyne qui correspond à l’état originel de Dieu et de l’homme) cacherait une réflexion philosophico-théologique, derrière le récit plaisant et riche en rebondissements sous lequel il se travestit. Mais le travestissement n’est-il pas nécessaire lorsque l’on sait que le Divisione Naturae de Scot Erigène a été condamné en 1225 et que tous les exemplaires retrouvés furent brûlés ?
38La thématique du nu et du vêtu dans le Roman de Silence s’avère plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. On s’éloigne d’autant d’un motif plutôt convenu et d’un ressort romanesque courant et somme toute plutôt traditionnel. Et on dépasse, nous semble-t-il, la problématique de l’interdit vestimentaire pour aborder un concept d’ordre philosophique.
39Ce faisant, le poète use de la métaphore vestimentaire et invente une écriture de la « coverture », dans lequel signe et signifié ne sont plus en adéquation et où l’oxymoron devient la figure emblématique du récit au niveau rhétorique mais aussi ontologique. Heldris de Cornouailles relaterait, sous le récit métaphorique des aventures de Silence, le parcours de l’Intelligence pour retrouver son origine au plus près de la création divine. Enfin, ce cheminement scelle le passage de la figure du double (omniprésent dans le récit surtout en son début) à une figure plus complexe, celle de l’androgyne, « miroir du monde », qui cristallise la complexité du réel et du créé, bref une image miniaturisée de l’univers et de Dieu.
40L’histoire de Silence continue de faire couler l’encre d’un auteur-narrateur nommé Heldris de Cornouailles32, qui devient le tuteur de l’enfant dans le roman de Jacques Roubaud, intitulé Le Chevalier Silence, Une aventure des temps aventureux33. On y retrouve nombre de motifs et de personnages empruntés au Roman de Silence mais, mêlés à des aventures venues d’ailleurs et comme détournés de leurs enjeux premiers.
41Voici ce que devient le nom de baptême de l’enfant dans le très joli roman de Roubaud :
« La duchesse accoucherait seule, en présence seulement de son mari (on annoncerait que c’était une coutume poldève), et l’enfant serait présenté au roi comme un garçon. Le bébé vint au monde avec aisance, plutôt content(e) d’être sur terre ; tellement content(e), en fait, qu’au lieu de pousser le cri traditionnel en ces circonstances, elle se laissa porter dans son berceau sans un bruit, sourit à son père et à sa mère qui la regardaient avec amour. Ce que constatant, les parents décidèrent de lui donner le nom de Silence34. »
Notes de bas de page
1 Le Roman de Silence. A thirteenth Century Arthurian Verse-Romance by Heldris de Cornuälle ; édité par L. Thorpe, Cambridge, 1972.
2 Cf. v. 6367 : « por verite le vos desnu », dit Merlin au moment de la double révélation finale. Le verbe « desnuer » signifie aussi bien « découvrir », que « dépouiller, mettre à nu ».
3 La Parole Empêchée dans la littérature arthurienne, Paris, Champion, 1997 ; cf p. 270 notamment.
4 On note dans le roman la récurrence de proverbes misogynes sur la parole féminine interdite, voir par exemple : « sens de feme gist en taisir » v.6398.
5 Ce silence suppose que l’enfant soit enfermée, à l’abri des regards qui pourraient la trahir : cf. v. 2153-2161 :
Une maison li ferai faire
El bos, soltive et solitaire.
Ο l’enfant iert iceste dame,
S’en face si qu’ele n’ait blasme,
Et nul n’i voist et nus n’i viegne,
N’a le maison rote ne tiegne,
Un enfant i ait qui le sierve,
Ο petit sens, ki rien n’entierve,
Ne ne face conoistre l’uevre.
Voir aussi les vers 2232-33 où il est question de la clôture totale dans laquelle l’enfant est maintenue : « met i.II. bones fermeüres,/.II. vierals, et fors serreüres ».
6 On voit ici que la figure de la dualité incarnée par les jumelles a fait place à celle de l’hybridité. Silence est double : fille en vérité et garçon selon toutes les apparences.
7 Cf. La Parole empêchée dans la littérature arthurienne, Paris, Champion, 1997, p. 178.
8 Silence doit notamment veiller à ne pas commettre le péché de langue qui consisterait à se trahir par sa parole, voir le lapsus linguae que commet heureusement Eufémie devant Cador aux v. 879-906.
9 Cf. J. Cerquiglini, Un engin si soutil. Guillaume de Machaut et l’écriture au xive siècle, Paris, Champion, 1985, p. 190 : « la supériorité du langage du corps ne relève pas de sa facilité d’interprétation mais de son adéquation à un réel. Ce langage ne fonctionne pas à vide. Il met en circulation un intérieur du corps ». L’auteur ajoute, p. 191 : « l’éloignement de la parole mesure la validité d’un langage, car le seul vrai langage, le langage du corps, annule toute parole, rend muet ».
10 Cf. Livre V, De Rhetorica, dans l’édition d’A. Dick-Préaux, Teubner, 1978, p. 211-212.
11 Voir Le Mirage des Sources, l’art du faux dans le roman médiéval. Seuil, 1987, p. 50.
12 Ne peut – on pas voir dans ce nom Silence : cil – ens : celui qui est tout intériorisé ?
13 M. Perret, « Travesties et transsexuelles : Yde, Silence, Grisandole, Blanchandine », Romance notes, 25, 1984-1985, p. 328-340. Cf. p. 335 plus précisément.
14 Ibid., p. 332.
15 Cf. D. James-Raoul, op. cit., p. 141.
16 Op. cit., cf p. 50.
17 Sur cet aspect important d’une écriture sexualisée ou neutralisée, voir l’article de Kate Mason Cooper, « Elle and L : Sexualized textuality in the Roman de Silence », Romance Notes 1984-1985, p. 341 sq.
18 Voir le Roman de La Rose de Jean de Meun, v. 7132-7133 : Et qui bien entendrait la letre/le sen verroit en l’escriture. L’image est associée au vêtement : cf v. 7148 : quant le voir des fables vestirent. ; Bien l’entendras (la Vérité), se tu repaires/les integumens as poetes, (integument : couverture, voile, enveloppe, tout ce qui recouvre ou cache).
19 Voir l’ouvrage important de David Williams, Deformed discourse : the Function of the Monster in Mediaeval Thought and Literature, Mc Gill-Queen’s University Press, Montréal & Kingston, 1996. Nous remercions Claire Kappler qui nous a indiqué cet ouvrage fort utile pour comprendre le concept du monstre au Moyen Age à partir de ses origines dans la théologie et la philosophie.
20 Le xiie siècle surtout s’est beaucoup interrogé sur le concept de Nature, cf notamment, M.D. Chenu, La néologie au xiie siècle, Paris, Vrin, 1957.
21 Tandis qu’il n’existe pas de verbe « naturer » sauf dans des emplois épisodiques dans quelques textes des xiii et xives siècles, le verbe « desnaturer » apparaît de bonne heure dans la langue.
22 Les verbes « covrir » et « faindre » sont d’ailleurs associés au v. 5002.
23 On retrouve le même sème négatif avec « laidure » qui rime avec « norreture », dont le radical « lait » évoque ce qui est nuisible.
24 On remarque que Nature est souvent associée au mot « aventure » (v. 2500-2508 ; 2247-2248 ; 2253-2254), notamment dans le syntagme « par aventure », reprenant peut-être les catégories aristotéliciennes selon lesquelles la nature (le sexe) d’un être dépend du combat entre Forme (principe masculin) et Matière (principe féminin). La création la meilleure devant être celle qui est la plus proche de la Forme, donc du principe masculin. La nature féminine n’étant conçue que comme une altération du principe fondateur masculin. Or, ici en faisant rimer Nature et « aventure », l’auteur se détache, semble-t-il, de l’analyse aristotélicienne.
25 Ce trait rapproche Merlin de la licorne, animal le plus dangereux qui soit selon les bestiaires médiévaux.
26 Cf. D. Régnier-Bohler, « Le corps mis à nu », Europe 654, (1983), p. 51-62.
27 Cf. Mircéa Eliade, Méphistophélès et l’androgyne, Paris, Gallimard, « Idées », 1981, p. 111-179 surtout. Voir aussi l’article de R. Roques, « Tératologie et théologie chez Jean Scot Erigène », dans Mélanges à M.D. Chenu. Paris, 1967.
28 C’est à Mmes Romaine Wolf-Bonvin et Chantai Connochie-Bourgne que l’on doit cet éclairage, au cours du débat qui a suivi l’intervention.
29 Cf. ν. 1880-84 : En li sole, car bel me samble,
Metrai plus de bialté ensamble
Que n’aient ore m. de celés
Qui en cest monde sont plus beles.
30 Dans cette optique, les rimes de Silence, « conscience », « abstinence », « sentence » s’éclairent en partie.
31 Yde, déguisée en homme pour échapper à l’inceste paternel, multiplie comme Silence les exploits guerriers et gagne le cœur de la princesse Olive. Le miracle divin s’opère et Dieu transforme la jeune fille en homme afin qu’elle puisse épouser Olive. Cf. Esclarmonde, Clarisse et Florent, Ide et Olive, édité par M. Schweigel, Marburg, 1891. Le motif de l’androgyne est avant tout un moyen permettant des renversements narratifs ; il n’en va pas de même dans le Roman de Silence où se joue un débat véritable déguisé sous les traits narratifs des allégories, personnages de la fiction.
Dans le cas de Silence, Merlin qui révèle la nature véritable des êtres n’est pas Dieu ; il n’est pas question de miracle mais plutôt d’un cheminement spirituel guidé par les figures allégoriques de Cuer, Raison, Norreture et Nature. Enfin, ce n’est pas Dieu qui intervient en deus ex machina pour donner le pardon à l’héroïne mais le roi Ebain qui rend à Silence son statut social en annulant la loi selon laquelle les filles ne pouvaient pas hériter d’un fief.
32 Dans le prologue du roman de Roubaud, on découvre (p. 9) un jeu de masques sur l’auteur : « Mon nom est Heldris de Cornouailles. Je ne suis pas de Comouailles et mon vrai nom n’est pas Heldris. Un scribe français, qui osa s’attribuer la paternité de mon ouvrage et le signa de son propre nom (je ne salirai ces pages avec plus de trois lettres de son nom « Chr. »), a copié et traduit autrefois en langue romane la première version de mon mémoire, composée dans notre belle langue galloise qu’il ne possédait, il faut bien le dire, que fort médiocrement ».
33 Le Chevalier Silence, une aventure des temps aventureux, de J. Roubaud, Paris, Gallimard (haute enfance), 1997.
34 Cf p. 25-26.
Auteur
Université de Pau et des pays de l’Adour
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003