Du mort vêtu à la nudité eschatologique (xiie-xiiie siècles)
p. 351-363
Texte intégral
1Dans les sociétés traditionnelles, le corps du défunt, qu’il soit enterré ou incinéré, fait toujours l’objet de soins attentifs. Le Moyen Age occidental n’échappe pas à la règle, et même s’il faut traiter de manière particulière le linceul, dont les liens avec celui du Christ sont étroits, le choix du nu ou du vêtu pour l’inhumation est significatif : il révèle souvent un engagement social ou religieux. L’habit du défunt ou du gisant, qui peut également devenir vêtement du revenant, semble s’opposer à la nudité eschatologique, celle de la résurrection des chairs et du jugement dernier, avant que les justes ne revêtent enfin l’habit de lumière qui les attend. Aux xiie et xiiie siècles, en lien avec cette apparente contradiction et avec les réflexions qu’elle suscite, se développe une littérature édifiante en latin, qui prend pour motif le thème de la nudité ou de l’habillement du mort.
2Liturgistes, théologiens ou prédicateurs évoquent alors, chacun à leur manière, un vêtement funéraire conçu comme signe d’appartenance à un statut social, comme lien entre l’ici-bas et l’au-delà et, finalement, comme instrument de passage vers la vie éternelle1. Afin de mesurer les enjeux d’un tel discours concernant la nudité et le vêtement en contexte funéraire, nous suivrons le défunt et son corps, étape par étape, de l’agonie à la sentence finale du juge suprême. Parcourant des sources diverses (textuelles, archéologiques et iconographiques), nous aborderons successivement les rites funéraires, les apparitions de revenants et le discours sur les temps derniers.
3La dialectique du nu et du vêtu2 se révèle tout d’abord au cœur des rites funéraires, où le corps, après avoir été lavé, peut être paré d’habits ou mis en linceul, actes signifiants qui engagent une punition divine lorsque le défunt ne mérite pas le vêtement qu’il porte, c’est-à-dire lorsque ne sont plus en adéquation l’être et le paraître.
4Dans les rites funéraires, la toilette du corps est, depuis la plus haute antiquité, une opération coutumière. Outre les nécessités matérielles auxquelles elle répond, elle manifeste le changement d’état de celui qui vient de mourir3. Elle oblige à dénuder totalement, ou presque4, le corps. Le soin en revient à ceux qui sont de même statut que le défunt. Le coutumier monastique de l’abbaye bénédictine de Vallombreuse, près de Fiesole, précise ainsi au xiie siècle, que le corps est lavé par les frères, le moine par le moine, le laïc par le laïc5, c’est-à-dire le frère convers. En contexte spécifiquement laïc, les femmes se chargent souvent de cette tâche qui relève avant tout de la coutume6 Cependant, certaines prières qui accompagnent la toilette sont révélatrices du symbolisme de l’acte, au regard des clercs, dans une perspective eschatologique :
Reçois, Seigneur, l’âme de ton serviteur qui reviens vers toi. Revêts-la du vêtement céleste, et lave-la à la sainte fontaine de la vie éternelle, afin [...] qu’elle lave sa robe parmi ceux qui lavent leurs vêtements dans la fontaine de lumière7.
5Lavé, le corps est ensuite habillé, lorsque le statut économique de la famille ou des proches le permet. Contre l’avis de certains liturgistes, en particulier Guillaume Durand, évêque de Mende, qui rappelle qu’on ne doit pas ensevelir les fidèles chrétiens revêtus d’habits communs comme, dit-il, on le fait en Italie8, la pratique est très répandue même en France. Tout à la fois protection, parure et symbole comme celui du vivant9, le vêtement du mort se fait ici langage social. Il marque et identifie aux yeux des hommes la condition que le défunt avait lorsqu’il était en vie. Aux xiie et xiiie siècles, les rituels pontificaux, royaux ou princiers intègrent d’ailleurs une exposition publique du corps, paré et revêtu des insignes de son pouvoir, en contraste avec la nudité de la toilette qui précède10. Le vêtement est également présent dans la sculpture des gisants11, et relève de la même volonté de glorification du pouvoir. Déposé dans sa sépulture, le mort vêtu emporte avec lui ce discours social, qu’il adresse non plus aux hommes, mais à celui qui les jugera à la fin des temps. A l’instar des grands, sires et seigneurs adoptent la même attitude. Des fouilles archéologiques récentes réalisées à Fontevraud ont ainsi mis au jour des fragments de la cotte de maille d’un chevalier du xiiie siècle12. Le fait reste exceptionnel, et l’on connaît beaucoup mieux les vêtements ecclésiastiques, conservés grâce à l’usage de matières textiles plus résistantes (fils d’or ou de soie). Diverses découvertes archéologiques, à Dommartin (Pas-de-Calais), à Saint-Martin-de-Boscherville (Seine Maritime), à Saint-Mexme-de-Chinon (Indre-et-Loire), à Saint-Germain-d’Auxerre (Yonne)13 ou ailleurs, montrent la réalité d’une telle pratique, souvent mentionnée dans les textes contemporains. Les coutumes de Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire) du xiiie siècle demandent explicitement que l’abbé défunt, après la toilette de son corps, soit revêtu de tous les habits sacerdotaux, et que l’on pose dans sa main droite le bâton pastoral14. Guillaume Durand explique d’ailleurs que si tous les clercs majeurs (prêtres ou évêques) doivent impérativement être inhumés dans les habits de leur ordre, c’est parce que les habits sacerdotaux désignent les vertus ornés desquelles ils doivent être en un plus haut degré que les autres, et se présenter à Die115. C’est donc parés de leurs vêtements respectifs que les hommes semblent se diriger vers leur jugement individuel. Cependant, le discours de l’habit funéraire est ambivalent. En effet, si les fastes vestimentaires rappellent aux hommes la position sociale et le pouvoir du défunt, pompe et magnificence peuvent être également, aux yeux de Dieu, signe d’orgueil et de superbe. L’humilité, vertu chrétienne par excellence, peut parer le défunt tout aussi bien qu’un riche manteau.
6Dès le haut Moyen Age, la pastorale chrétienne de l’humilité, incarnée par sainte Gertrude de Nivelles, engage une réflexion sur les rites funéraires, en particulier sur l’ostentation matérielle sensible dans le dépôt d’objets ou la parure des défunts16. Ce courant de pensée, dont la force se manifeste dans la mutation des rites funéraires à la fin de l’époque mérovingienne17, traverse ensuite tout le Moyen Age. C’est sans doute lui qui préside au choix de Philippe Ier, roi de France, d’être enseveli à Fleury, et non à Saint-Denis. La fouille de sa sépulture18 en a montré l’extrême simplicité, dans la construction et l’agencement de la tombe comme dans l’habillement du corps. La remarquable conservation des éléments organiques a permis de voir que sous le manteau de velours rouge, insigne de son rang, le roi n’était enveloppé que de deux toiles de lin, sans trace de cuir ni aux pieds ni à la ceinture.
7Toile de lin ou tissu de laine sont bien souvent la seule protection du corps des humbles aux xiie et xiiie siècles, tandis que le linceul, pour les plus aisés, peut se superposer à leurs vêtements sous forme, par exemple, d’une toile cirée19. La matière et l’usage du linceul font de lui une pièce vestimentaire à part, qui rompt l’opposition traditionnelle entre le nu et le vêtu, en introduisant une catégorie intermédiaire. Tout comme le vêtement du vivant, le linceul se fait tour à tour protection, langage et symbole. C’est pourquoi il nous faut prendre très au sérieux 1’exemplum de la mauvaise veuve rapporté par Jacques de Vitry au xiiie siècle. Il s’agit d’une épouse qui, alors que son mari agonise, envoie sa servante chercher trois aunes de bure pour l’ensevelir.
La servante répondit : « Madame, vous avez de la toile de lin en quantité ; vous pouvez bien en consacrer quatre aunes et plus à lui faire un suaire ». Mais la maîtresse, révoltée à cette idée, répondit vivement : « Non pas, c’est bien assez de trois aunes de bure ». Et là-dessus, elles se mirent à se disputer. Elles firent un tel vacarme que le moribond, dans un effort désespéré, se redressa sur son lit et proféra comme il put ces paroles ironiques : « Faites-m’en un bien court et bien grossier, pour que la boue ne l’abîme pas20 ! »
8Les deux femmes s’opposent autour de la conception même du linceul. Pour la servante, il s’agit du dernier vêtement, que l’on doit confectionner à la maison, avec la toile domestique, et à qui l’on doit donner l’ampleur qui correspond au rang du défunt. Pour l’épouse au contraire, dont l’attitude est pointée du doigt par le prédicateur, il ne s’agit que de se plier à un usage social parce qu’au Moyen Age, on ne dépose pas un corps nu à même la terre. En cherchant à réduire au maximum la dépense engendrée par une telle obligation, l’épouse de l’exemplum n’accomplit pas vraiment le précepte apostolique qui demande de vêtir les nus et d’enterrer les morts21 : dans l’histoire en effet, le linceul de bure, parce qu’il est avant tout signe de pauvreté, devient manifestation d’avarice. La parole finale, pleine de l’ironie du mourant, transforme le message en rappelant aux auditeurs la nécessaire humilité devant la mort, signifiée par le drap de laine. Le linceul de bure, présenté comme le plus vil de tous, se hisse au rang de métaphore, cultivée sans doute à dessein par les prédicateurs mendiants dont le grossier habit de laine rappelle l’objet de la discussion. Le succès des ordres dominicains et franciscains et l’engouement laïc pour une sépulture dans leurs couvents22 ont peut-être contribué à la diffusion massive du linceul. Si l’usage de celui-ci révèle sans aucun doute un caractère de pauvreté, celle-ci peut être réelle, économique, ou volontaire et symbolique, ce que l’on oublie parfois.
9Au-delà du discours social ou politique véhiculé par les vêtements du défunt, le choix du nu ou du vêtu peut donc également révéler une attitude religieuse, sous-tendue par la mise en pratique de la pauvreté et de l’humilité. La valeur symbolique accordée à la vêture est confortée par le rôle qu’elle joue dans les récits de revenants. Dans le temps intermédiaire qui sépare la mort du jugement dernier, le discours sur le vêtement prend une signification spirituelle très forte. Le vêtement de l’au-delà, entre âme et corps, révèle la situation de l’âme, établit un lien avec l’ici-bas et se fait actif dans la conquête de la vie éternelle. Ainsi que l’a bien montré Jean-Claude Schmitt23, le vêtement du revenant est significatif du statut de son âme dans l’au-delà. Sans corporéité, le corps du revenant, aux xiie-xiiie siècles, est enveloppé d’un vêtement sans matérialité, spirituel et symbolique, dont le rôle premier est de permettre la reconnaissance. Cet habit est élément d’identité personnelle, au même titre que les traits du visage du défunt ou les blessures dont il est mort, indépendamment du vêtement réel ou du linceul qui enveloppe le corps dans la tombe.
10Le vêtement est également marqueur d’identité religieuse, particulièrement importante quand elle renvoie à la prise d’habit monastique. Césaire de Heisterbach, dans son Dialogue des miracles24, traité de lecture spirituelle dialoguée rédigé vers 1219-1233, évoque à plusieurs reprises des mutations vestimentaires miraculeuses. Et lorsque le novice, à la fin d’un récit, s’étonne de ce qu’un apostat, mort en habit séculier, apparaisse en cuculle, le moine lui répond ceci : c’est la contrition qui a fait de l’apostat un moine, et qui a converti son habit séculier en cuculle25. Dans le récit suivant, l’échange n’est plus seulement immatériel, manifesté lors d’une apparition, mais il est bien réel. L’auteur raconte ainsi qu’à l’ouverture de la tombe d’un clerc enseveli en habit séculier, la terre ayant été enlevée, il apparut à tous non pas avec le vêtement dans lequel il avait été enseveli, mais avec la tonsure et l’habit du moine26. A l’inverse, quand l’homme a usurpé l’habit avec lequel il est enseveli, c’est-à-dire, spirituellement, qu’il n’en est pas digne, il se produit une dissociation du corps et du vêtement, miraculeuse elle aussi. Ainsi, Guibert de Nogent, dans son Autobiographie rédigée au xiie siècle, rapporte ainsi l’ouverture de la tombe de l’archevêque Arnaud de Reims :
On n’y trouva rigoureusement aucun élément de son corps. De ses vêtements, seule demeurait une chasuble dont il est évident qu’elle ne se corrompit point au contact du corps, car elle était restée absolument intacte. Or, si le corps de l’archevêque s’était putréfié en cet endroit, il est certain que de toute façon la pourriture aurait gagné la chasuble. Ainsi voit-on confirmé à notre époque ce que nous dit saint Grégoire : que Dieu renouvelle ses jugements sur les cadavres des coupables lorsqu’il est manifeste que l’on a eu tort de les ensevelir en des lieux sacrés27.
11Tout comme dans les Dialogues de Grégoire le Grand au vie siècle28, ni la proximité des reliques ou de l’autel, ni la chasuble sacrée n’a pu protéger le défunt de la punition divine. La disparition totale de son corps montre et préfigure la damnation de l’âme. Seul subsiste l’habit, insigne d’une charge dont le défunt s’est montré indigne.
12Lorsque le sort de l’âme n’est pas définitivement scellé, le défunt peut apparaître à ses proches pour demander des prières. L’aspect et la couleur des habits qu’il revêt évoquent souvent de manière éloquente le sort de son âme. Césaire de Heisterbach rapporte le cas d’un défunt maigre, blême et vêtu d’un habit sombre, apparaissant à un évêque pour réclamer son aide. A la fin de l’année, alors que l’évêque célébrait la messe pour lui, il se présenta de nouveau, en cuculle blanche comme neige et le visage serein29, manifestant de cette manière la rémission de ses péchés et l’amélioration de son sort. La blancheur des habits, propre aux créatures célestes, mais qui n’est pas sans rappeler celle des vêtements du nouveau baptisé, manifeste tout à la fois l’innocence et la proximité divine. L’absence de tache est également synonyme de pureté spirituelle. Dans le même recueil, Césaire évoque l’habit sans tache des bienheureux, mérité grâce à la pureté de la vie :
Celui qui vit de manière irréprochable peut espérer un tel habit. Si quelqu’un cultive le vice dans son comportement, il verra apparaître une souillure sur son vêtement. En effet, la faute de la vie macule l’habit. Seul méritera donc d’avoir un habit immaculé celui qui se sera gardé des souillures30.
13Dans les récits de revenants, la prière réclamée, lorsqu’elle s’élève, lave les fautes des défunts et les taches de leurs vêtements. A cela s’ajoute la charité, dont l’aspect vestimentaire est essentiel en ce qui concerne les relations entre les vivants et les morts. Le revenant peut apparaître parfois enveloppé des vêtements qu’il a donnés aux pauvres : il est alors symboliquement habillé de sa charité. Le don des vêtements, qui figure au nombre des bonnes œuvres, s’inscrit dans la tradition martinienne du partage du manteau donné à un pauvre et revêtu la nuit suivante par le Christ lui-même. L’aumône vestimentaire, souvent mise en image à l’époque romane, met l’accent sur le manteau31 qui établit un lien entre le monde terrestre et le monde divin. L’habit donné par charité acquiert la vertu de traverser la frontière qui sépare l’ici-bas de l’au-delà. La charité tout entière est contenue dans le geste de saint Martin et c’est elle qui, en tant que vertu suprême, peut libérer les âmes du purgatoire ou alléger le tourment qu’elles endurent. Ainsi, Gervais de Tilbury, dans ses Otia imperiala, rapporte au début du xiiie siècle l’histoire du revenant de Beaucaire apparaissant à sa cousine, mal vêtu et accompagné d’un diable cornu que seule l’aspersion d’eau bénite fait fuir. Lors d’une apparition suivante, la jeune fille pose une question :
Que signifie le fait qu’il soit apparu la veille, nu et les vêtements en lambeaux, alors que maintenant, par contre, il porte ses anciens vêtements. Réponse : Ceux-ci sont ses habits que la mère de la jeune fille venait de donner aux pauvres ; il ne pouvait les revêtir auparavant, car nul bienfait ne pouvait le soulager tant que ces vêtements n’auraient pas été distribués32.
14Les vêtements matériels, donnés aux pauvres pour vêtir leurs corps, ont ainsi une correspondance immédiate, immatérielle, pour vêtir le corps incorporel de leur ancien possesseur. Le don a également participé à la rémission des péchés puisqu’à cette dernière apparition, le défunt est accompagné d’un homme en blanc, qui est un ange. Signe et symbole du salut, le vêtement peut s’en faire l’outil, idée que l’on retrouve associée de manière très nette au froc monastique.
15Le vêtement du moine, caractérisé en particulier par la cuculle, c’est-à-dire le capuchon, semble une aide précieuse contre les attaques des démons. On doit de nouveau à Césaire de Heisterbach une historiette mettant en scène un moine aux prises avec des diables qui veulent l’emmener en enfer. Ils lui demandent alors ceci :
« Si tu veux entrer avec nous, dépose la croix ». Ils appelaient ainsi la cuculle, formée à l’instar d’une croix. Celui-ci leur répondit : « Je ne déposerai pas mon habit. Je suis prêt à entrer, je suis prêt à me battre contre vous, mais pas sans l’habit de ma profession33 ».
16Au bout de la nuit, n’ayant pas réussi à le faire changer d’avis, les démons finissent par céder devant son obstination, qui le sauve. Ce dialogue édifiant s’assortit d’un autre qui montre à l’inverse que sans habit, le moine ne peut entrer en paradis. Césaire raconte en effet l’histoire d’un religieux qui, à l’agonie et dévoré de fièvre, demande à quitter la cuculle pour revêtir le scapulaire. L’infirmier accède, par pitié, à sa demande et le moine meurt peu de temps après sans son habit. L’infirmier, fort troublé, décide de le revêtir d’une cuculle avant d’avertir les autres moines du décès. La nuit même, alors que les frères veillent sur le corps, le défunt se relève et demande à ce qu’on appelle l’abbé. Il lui rapporte alors son aventure en ces mots :
Conduit par des anges en paradis, je pensais pouvoir entrer librement lorsque je vis saint Benoît arriver à la porte et dire : « Qui es-tu donc ? » Je répondis : « Je suis un moine de l’ordre de Cîteaux ». Mais le saint répondit : « Point du tout ! Si tu es moine, où est ton habit ? C’est ici le lieu de repos, et tu voudrais entrer avec un habit de labeur34 ? »
17Saint Benoît permet toutefois au moine de réintégrer son corps le temps de recouvrer son habit.
Entendant cela, l’abbé le dévêtit de la cuculle dans laquelle il gisait, et le revêtit de la cuculle qu’il avait quittée. Aussitôt après avoir reçu la bénédiction, il expira de nouveau35.
18Ces histoires ou d’autres semblables ont sans doute renforcé ou soutenu efficacement l’engouement pour la vêture ad succurendum, c’est-à-dire la prise de l’habit monastique à la fin de sa vie. La méditation sur la pénitence, écrite par un disciple de saint Anselme de Canterbury, le moine Raoul, au début du xiie siècle36, établit un lien très net entre profession monastique et pénitence. L’habit religieux est le signe autant que la garantie d’un état de pénitence et d’humiliation. L’excellence de la vie monastique dans la recherche du salut se résume pour lui en ces quelques mots, qui forment le commentaire d’un passage des Actes des apôtres :
Non seulement tous ceux qui seront au paradis seront des moines, mais également tous ne formeront ensemble qu’un seul moine, parce que tous ensemble ne formeront qu’un seul cœur et qu’une seule âme37.
19Les vertus monastiques, considérées comme essentielles dans l’accès à la vie éternelle, semblent incarnées dans le vêtement bénédictin qui, adopté à l’heure de l’agonie, acquiert les mêmes vertus que la pénitence in extremis, sacrement dont elle est comme le pendant social. Le rôle de tous les vêtements dont la correspondance et la force spirituelles sont clairement établies dans les temps intermédiaires purgatoires, paraît s’estomper à la fin des temps, où la nudité reprend en quelque sorte ses droits.
20La résurrection des chairs, par laquelle toute âme réintègre un corps afin de se présenter au jugement divin, inaugure une phase nouvelle et réactualise la dialectique nu/vêtu dans une perspective bien différente de celle des rites funéraires, intégrant une dimension théologique. A l’heure du jugement, la nudité semble de mise, avant que Dieu ne récompense les justes par les vêtements de lumière et ne punisse les méchants en les envoyant, nus, dans les tourments de l’enfer.
21La nudité, dans la tradition biblique, est ambivalente. Synonyme d’innocence avant la faute, elle marque l’absence de mensonge et de duplicité. C’est sans doute pourquoi la plupart des représentations de résurrection des morts, au portail des églises ou dans les manuscrits, représentent des corps nus ou en train de se dévêtir pour se présenter devant le grand juge38. Ainsi est rappelé qu’aucun vêtement, aussi sacré ou symbolique soit-il, ne saurait faire obstruction au verdict de Dieu, qui juge selon les actes et non selon les apparences. Cependant, depuis la faute d’Adam et Eve, la nudité paraît inconvenante et suscite la honte et le mépris, surtout lorsqu’elle est associée au dénuement et à la pauvreté. La nudité, au jour du jugement dernier, peut alors être la marque de la fragilité humaine et de la petitesse de l’homme devant la toute puissance divine.
22On sait que la résurrection des chairs a suscité, chez les fidèles chrétiens, de nombreuses questions portant non seulement sur le statut du corps, mais également sur son état nu ou vêtu. Guillaume Durand, reprenant au xiiie siècle presque mot pour mot le traité liturgique de Jean Beleth son prédécesseur, évoque ainsi ces interrogations :
On demande encore si les hommes seront nus après le jour du jugement ou s’ils seront vêtus, car les anges ont toujours coutume d’apparaître vêtus. Le Christ, après sa résurrection, apparut vêtu et il en fut de même dans sa transfiguration, puisque ses vêtements parurent blancs comme de la neige. Il paraît, au contraire, que les hommes seront nus, et c’est un sentiment qui fait autorité que nous serons dans la même forme et dans le même état qu’Adam avant de pécher, et dans un état mieux encore. Mais alors, Adam fut nu, donc nous serons nus. Solution : Nous ne définissons rien touchant le vêtement ; mais nous nous contentons de dire que là, il n’y aura aucune difformité ni aucune adversité, et que nous serons vêtus et parés des ornements de la vertu39.
23Si les liturgistes refusent de se prononcer de manière officielle quant aux vêtements de la fin des temps, miniaturistes et sculpteurs sont en revanche obligés de trancher. Lorsque le Paradis est représenté sous la forme du sein d’Abraham, les défunts sont nus40 ; le vêtement du patriarche ou le linge qu’il tient les enveloppe tous ensemble, manifestant que la communauté chrétienne ne forme plus qu’un seul corps, puisqu’elle n’a besoin que d’un seul habit. En revanche, lorsque les justes sont représentés dans la Jérusalem céleste, ils sont revêtus d’habits somptueux. Les images font ici écho aux oraisons des funérailles qui demandent à Dieu de revêtir l’âme des vêtements célestes et de la robe de l’immortalité41. Une autre prière supplie également le Seigneur pour que le défunt puisse recevoir le vêtement nuptial et d’entrer à la table royale d’où il avait été rejeté42. Ce thème est présent dans divers textes des xiie et xiiie siècles, et l’on peut citer à ce propos un extrait de la Summa de arte predicandi de Thomas de Chobham, au début du xiie siècle :
De même que si, lors du festin de quelque prince, un homme ou une femme entrait nu, il serait aussitôt rejeté à grand fracas, de même, au jour du jugement, si un homme ou une femme apparaît sans vêtement ni ornement nuptial, il ne pourra entrer à la noce43.
24Ce passage fait nettement allusion à la parabole des noces royales que l’on trouve dans l’évangile de Matthieu (Mtt. 22, 1-14). Le Christ commence par rappeler qu’il en va du royaume des cieux comme d’un roi qui fait un festin de noce pour son fils. Le convive entré sans vêtement de fête est jeté, pieds et poings liés, dans les ténèbres du dehors qui désignent symboliquement l’enfer. Tel est sans doute une partie du fond biblique sur lequel repose la conception du vêtement du Paradis : c’est avant tout un habit de fête et de gloire, clair et lumineux, que l’on revêt avant d’être admis en présence du grand roi. Les habits des élus, au portail des églises, ressemblent bien souvent à ceux qu’arborent les grands seigneurs à la cour des souverains de ce monde.
25En revanche, les damnés sont le plus souvent représentés nus. Les seuls éléments « vestimentaires » qu’ils conservent sont ceux qui permettent leur reconnaissance. Ainsi par exemple, au portail de l’église de Conques, le roi a gardé sa couronne, le moine sa tonsure et le chevalier, qui est encore près de la porte, sa cotte de maille. Au sein d’un art du Moyen Age qui craint de représenter le nu, l’enfer fait figure d’exception : les corps d’hommes et de femmes, livrés aux tourments les plus cruels, exhibent une nudité qui trahit leur condition malheureuse. En les privant de vêtements, les artistes privent les damnés de distinction sociale, de protection et finalement, d’espoir.
26Ce rapide tour d’horizon, qui ne se veut ni exhaustif, ni définitif, permet toutefois de mesurer la place fondamentale du champ funéraire et eschatologique dans l’imaginaire vestimentaire des xiie et xiiie siècles. Que ce soit dans des rites funéraires, dans le discours sur le Purgatoire ou dans celui sur les fins dernières, la dialectique du nu et du vêtu apparaît constitutive d’une culture chrétienne où le symbole et la métaphore se nourrissent de la réalité.
27La correspondance est parfois difficile à établir entre tous les types de discours qui nous parviennent du Moyen Age. Pourtant, il ne faut pas oublier que les amateurs de romans courtois, de chansons de geste et de fabliaux venaient également écouter les prédicateurs dans l’aître, regardaient les sculptures aux portails des églises et se rendaient, en dernier hommage, aux funérailles de leurs proches ou des grands de ce monde. Dans ces occasions, le discours édifiant et moralisateur sur le nu et le vêtu, utilisé comme catéchèse, ne pouvait être efficace auprès d’eux que s’il faisait appel à des référents communs.
28La résolution des apparentes contradictions entre les divers types de sources ne saurait ainsi se réduire à une opposition trop souvent invoquée entre monde laïc et monde ecclésiastique. Au contraire, il convient de chercher les fondements de l’ambivalence du nu et du vêtu dans la cohérence d’une culture médiévale soumise à des tensions et des évolutions qui font du vêtement et de son absence un langage certes polysémique, mais compris par tous.
Notes de bas de page
1 Analyse de J.-Cl. Schmitt, Les revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale. Paris, 1994 (La bibliothèque des histoires), « Le vêtement des morts ». p. 230-234.
2 Dans une société chrétienne, cette dialectique est inséparable de la tradition biblique, de l’exégèse des épisodes d’Adam et Eve mangeant au fruit de la connaissance et de celle de l’ivresse de Noé.
3 Avant même la mort, on peut déjà observer des mutations vestimentaires qui anticipent ce changement d’état : entrée dans l’ordo des pénitents ou vêture ad succurendum.
4 Les Coutumes de Cluny rédigées par Uldaric (fin du xie siècle) précisent que l’on doit couvrir les « parties honteuses des vieillards » (yerenda veteri). Ed. PL 149, 773.
5 Tunc lavetur corpus a fratribus, monachus a monacho, laicus a laico. Ed. Corpus Consuetudinum Monasticarum (abrégé en CCM), t. VII-2, Siegburg, 1983, p. 370.
6 D. Alexandre-Bidon, « Le corps et son linceul », A réveiller les morts : la mort au quotidien dans l’Occident médiéval, dir. D. Alexandre-Bidon, C. Treffort, Lyon, 1993, p. 183-206.
7 Suscipe Domine animant servi tui ill. revertentem ad te. Veste caelesti indue eam, et lava eam sancto fonte vitae aetemae, ut... inter lavantes stolas in fonte luminis vestem lavet. Trad. manuscrite : D. Sicard. La liturgie de la mort dans l’Eglise latine des origines à la réforme carolingienne. Munster, 1978, p. 314-316, et H. Philippeau, Repertorium euchologicum ecclesiae latinae..., Chelles, 1961, n° 327. Thème commenté par H. Philippeau, « Symbolisme, cérémonial et formulaire de la toilette funéraire », Paroisse et liturgie, 34, 1952, p. 71-78, ici p. 75.
8 Guilelmi Duranti Rationale divinorum offîciorum, éd. A. Davril et T.M. Thibodeau, Turnhout, 1995 (CC, CM, 140). Guillaume Durand, Rational des divins offices, trad. Ch. Barthélémy, Paris, 1854, p. 113.
9 Y. Pellé-Douël, « Les significations du vêtement », Vie consacrée, t. 42, n° 5, 1970, p. 294.
10 A. Erlande-Brandenbourg, Le roi est mort. Etude sur les funérailles, les sépultures et les tombeaux des rois de France jusqu’à la fin du xiiie siècle, Paris, 1975 et A. Paravicini Bagliani, Le corps du pape, Paris, 1997.
11 Voir La Figuration des morts dans la chrétienté médiévale jusqu’à la fin du 1er quart du xive siècle, Fontevraud, 1989 (Cahiers de Fontevraud, 1).
12 D. Prigent, J.-Y. Hunot, La Mort : voyage au pays des vivants. Pratiques funéraires en Anjou, Angers, 1996, p. 83 (avec photo fautive).
13 Notices ou études publiées dans Archéologie médiévale, respectivement t. III-IV, 1973-7, p. 400 ; t. X, 1980, p. 359-360 et 400 ; t. XXIII, 1993, p. 359 ; t. XXI, 1991, p. 301.
14 Omnibus igitur sacerdotalibus vestimentis post lavationem induitur ac virga pastoralis in eius dextro brachio ponitur. Ed. CCM (op. cit., note 5), p. 316.
15 Trad. Ch. Barthélémy (op. cit., note 8), p. 113-114.
16 A l’heure de sa mort, sainte Gertrude choisit un simple linceul. Dicebat autem quos res superflua nihil morientibus nec viventibus adiuare potuisset, quod verum esse sapientes testantur. Ed. MGH, SS, RM, II, p. 462.
17 B. Young, « Exemple aristocratique et mode funéraire dans la Gaule mérovingienne », Annales ESC, 1986, n° 2, p. 379-407.
18 A. France-Lanord, « La tombe de Philippe Premier à Saint-Benoît-sur-Loire », Archéologie médiévale, XXII, 1992, p. 369-392
19 Exemples cités par D. Alexandre-Bidon, op. cit., note 6, et Id., La mort au Moyen Age, xiiie-xvie siècle, Paris, 1998 (La vie quotidienne), p. 219-222.
20 Trad. par A. Lecoy de la Marche, Le rire du prédicateur. Récits facétieux du Moyen Age, prés. Par J. Berlioz, Turnhout, 1992 (Miroir du Moyen Age), p. 132.
21 Mt 25, 31-46.
22 Voir par exemple M. Lauwers. La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen Age, Paris, 1997, p. 422-425.
23 Op. cit., note 2.
24 Ed. J. Strange, Caesarii Heisterbacensis monachi ordinis Cisterciensis Dialogus Miraculorum, Cologne, 1851 (rééd. 1966), 2 vol.
25 II, 2 : Novicius : Miror etiam quod homo apostata in habitu saeculari mortuus et sepultus, in cuculla apparuit. Monachus : Contritio de apostata monachum fecit, et vestem saecularem in cuculla convertit. Ed. J. Strange (op. cit., note 25), p. 61.
26 II, 3 : Reiecta terra, non in veste qua sepultus fuit, sed in tonsura et habitu monachi cunctis apparuit. Ed. J. Strange (op. cit., note 25), p. 63.
27 Guibert de Nogent, Autobiographie, éd. et trad. E.-R. Labande, Paris, 1981 (Les classiques de l’histoire de France au Moyen Age, 34), p. 195.
28 Grégoire le Grand, Dialogues, éd. et trad. A. de Vogué, P. Antin, Paris, 1980 (Sources chrétiennes, 265). En particulier le livre IV.
29 II, 2 : Expleto anno, cum eplscopus missam pro eo celebraret, iterum affuit ille in cuculla nivea, et facie serenata. Ed. J. Strange (op. cit., note 25), p. 61.
30 XI, 3 : Qui vivit irreprehensibiliter, talem vestem sperare apparebit in veste. Culpa enim vitae maculam fecit in veste, Immaculatam ergo merebitur habere vestem, qui se a maculis servat immunem. Ed. J. Strange (op. cit., note 25), p. 270.
31 P. Bureau, « Le symbolisme vestimentaire du dépouillement chez saint Martin de Tours à travers l’image et l’imaginaire médiévaux », Le vêtement. Histoire, archéologie et symbolique vestimentaire au Moyen Age, Paris, 1989 (Cahiers du Léopard d’or, I), p. 35-67.
32 Gervais de Tilbury, Le livre des merveilles. Divertissement pour un empereur (3e partie), trad. A. Duchesne, Paris, 1992 (La roue aux livres), p. 115.
33 XII, 39 : Si vis intrare ad nos, depone crucem. ; cucullam ad instar crucis formatam sic vocantes. Quibus Me respondit : Vestem meam non deponam. Paratus sum intrare, paratus sum vobiscum contendere, sed non sine veste professionis meae. Ed. J. Strange (op. cit., note 25), p. 348.
34 XI, 36 : Ductus vero ab angelis adparadisum, cum putarem me libere posse intrare, accessit ad ostium sanctus Benedictus, et ait : Quis enim es tu ? Respondente me, ego sum monachus ordinis Cisterciensis ; subiecit sanctus : Nequaquam. Si monachus es, ubi es habitas tuus ? Iste locus est quietis, et tu vis intrare cum habitu laboris ? Ed. J. Strange (op. cit., note 25), p. 298.
35 XI, 36 : Quo audito Abbas cucullam in quam iacebat ei extraxit, cucullam quam in infirmitate exuerat ei reinduens. Sicque accepta benedictione rursum exspiravit. Ed. J. Strange (op. cit., note 25), p. 298.
36 Ed. J. Leclercq, « La veture ad succurendum d’apres le moine Raoul », Studia Anselmiana, 37, Analecta monastica, 3e serie, p. 158-168.
37 Non solum omnes qui erunt in paradiso erunt monachi, sed etiam omnes simul non erunt nisi unus monachus, quia omnes simul non erunt, nisi unum cor et anima una. Ed. J. Leclercq (op. cit., note 36), p. 165.
38 E. Mâle, L’art religieux du xiiie siecle en France. Etude sur l’iconographie du Moyen Age et sur ses sources d’inspiration, 1re éd. 1898 ; rééd. Paris, 1948, p. 668-674. Voir également J. Baschet, Les justices de l’au-delà. Les représentations de l’enfer en France et en Italie (xiie-xve siecle), Rome, 1993 (BEFAR, 279).
39 Trad. Ch. Barthélemy (op. cit., note 8), p. 114.
40 Sur ce thème, voir J. Baschet, « Le sein d’Abraham : un lieu de l’au-delà ambigü (théologie, liturgie, iconographie) », dans De l’art comme mystagogie. Iconographie du jugement dernier et des fins dernières a l’époque gothique. Colloque de Genève, 13-16 février 1994, Poitiers, 1996 (Civilisation medievale, 3), p. 71-94.
41 Veste quoque coelesti et stola immortalitatis indui... H. Philippeau, op. cit., note 7, n° 118.
42 Ut nuptiali veste recepta, ad regalem mensain, unde ejectus fuerat, merealur intrare... Ed. J. Deshusses, Le sacrainentaire gregorien : ses principales formes d’après les plus anciens manuscrits, Friburg. 1977 (Spicilegium Friburgense, 16), n° 1397.
43 Cap. 6 : Sicut igitur si intraret conuiuium alicuius principis aliquis homo nudus vel mulier nuda statim cum clamore eiceretur, ita et in die iudici si homo uel mulier apparebit ibi sine uestitu et ornatu nuptiali non poterit introire in nuptias. Thomas of Chobham, Summa de arte praedicandi, ed. Fr. Morenzoni. Turnhout, 1988 (CC, CM, 82).
Auteur
CESCM, Poitiers
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