Urbanisation et déséquilibres sociaux à Thessalonique au XIVe siècle à travers la correspondance de Dèmètrios Kydonès
p. 217-227
Résumés
Le phénomène d’urbanisation a de multiples interprétations. Il se réfère à la configuration de la structure de l’espace ou aux développements sociaux et économiques qui influent sur l’organisation urbaine de la ville. Dans l’œuvre de Dèmètrios Kydonès, érudit et homme politique connu, nous trouvons des informations sur la structure de l’espace de Thessalonique au Moyen Âge et sur le phénomène d’urbanisation, traduisant une inégalité sociale établie. De plus, Dèmètrios Kydonès précise l’action des groupes sociaux à Thessalonique pendant les périodes critiques de la ville (1343-1345, 1371-1372, 1383-1387), quand l’inégalité sociale s’est accentuée. Les agitations sociales du xive siècle à Thessalonique font de la ville une pionnière dans le passage du féodalisme byzantin centrifuge à la vie urbaine.
Urbanization and social imbalances in 14th century’s Thessalonica from
the correspondence of Demetrius Kydones
The phenomenon of urbanization has multiple interpretations. It refers to the configuration of structured space or to the social and economic developments that influence the urban planning of the city. Through the work of the known scholar and political Demetrius Kydones, we get information about the structured space of medieval Thessalonica and the phenomenon of urbanization, considering it to be an established social inequality. Moreover Demetrius Kydones particularizes the action of social teams in Thessalonica in critical periods for the city (1343-1345, 1371-1372, 1383-1387), when social inequality was tightened. The social agitations in 14th century’s Thessalonica establish the city as pioneer in the course of passage from the centrifugal Byzantine feudalism to urban living.
Note de l’éditeur
Traduit de l’anglais par Élisabeth Malamut.
Texte intégral
1Le phénomène d’urbanisation est ouvert à de multiples interprétations. Il se réfère soit à la configuration et à l’agencement de la structure des bâtiments soit aux développements économiques qui influent sur la planification urbaine de la ville. C’est pourquoi l’organisation de la population urbaine est aussi révélatrice pour interpréter l’urbanisation que la structure spatiale1. La question qui sera posée dans cet article est de savoir comment l’érudit et politique bien connu Dèmètrios Kydonès concevait les caractéristiques d’une ville et comment, selon lui, la vie urbaine de Thessalonique a évolué à la fin du xive siècle.
2Les lettres de Kydonès sont une importante source d’information pour la vie urbaine de Thessalonique dans la seconde moitié du quatorzième siècle, or, sur ce point, cette correspondance n’a pas été assez étudiée, en dépit de son intérêt indiscutable. Cela est peut-être dû à son édition relativement récente.
3Le regard de Kydonès sur la vie urbaine de Thessalonique est très important pour plusieurs raisons. Au-delà du fait qu’il est originaire de Thessalonique et que par conséquent il porte un intérêt particulier à cette ville, il a acquis un regard cosmopolite que l’on peut attribuer au fait que c’est un homme perspicace, ayant beaucoup voyagé, qui prêtait une extrême attention au détail2. Bien qu’il eût une réelle passion pour la littérature classique et que ses lettres soient écrites dans une langue plus ou moins sophistiquée, il décrit les évènements de son temps avec une grande exactitude. Il est le seul auteur de son niveau social à avoir compris le rôle des « pauvres » dans l’évolution sociale des villes3. Dèmètrios Kydonès dans sa correspondance avec plusieurs dignitaires de l’empire de la seconde moitié du quatorzième siècle est également le seul à fournir des informations qui fassent autorité sur les conditions sociales des villes byzantines4. L’information qu’il nous donne sur le phénomène d’urbanisation à Thessalonique pendant la seconde moitié du quatorzième siècle, urbanisation considérée non seulement comme une forme d’agencement de la ville, mais aussi comme une société en évolution, est très intéressante pour encore une autre raison. Bien qu’il ne manque pas de se référer aux caractéristiques extérieures de la ville, il considère principalement la ville dans sa fonction économique et sociale. Il souligne l’intensité et l’activité de la vie économique dans le secteur du commerce et de l’artisanat5 et, comme nous le verrons, il se réfère à maintes reprises aux hiérarchies urbaines établies dans la seconde moitié du xive siècle.
Le déclin de Thessalonique après 1350 et la dissolution du tissu urbain
4L’étude de l’œuvre de Dèmètrios Kydonès nous familiarise non seulement avec la structure spatiale de Thessalonique au Moyen Âge, mais encore avec l’évolution et la transformation de la société urbaine. De plus, Dèmètrios Kydonès évoque sans aucun préjugé les avantages et les désavantages de la structure de l’espace de la ville médiévale et de sa vie quotidienne ainsi que ses développements sociaux. Cette objectivité est patente dans le fait qu’il n’hésite pas à considérer son lieu de naissance comme une ville provinciale en comparaison des villes italiennes dans les années soixante-dix du xive siècle, contrairement à l’opinion qui prévalait chez ses compatriotes, et à parler avec ironie du peuple de Thessalonique, qui, assure-t-il, était d’esprit étroit et provincial.
5Dans l’une de ses lettres adressées à Dèmètrios Paléologue, vers 1371-1372, il félicite son ami d’élargir les horizons de ses compatriotes par les descriptions qu’il fait des villes italiennes, de leur statut social et politique et, bien qu’il les considère comme moins significatives, de leurs caractéristiques extérieures, comme la localisation et l’expansion des villes, la densité de leur population, la qualité de leurs ports et l’abondance de leurs marchandises, un thème qui excite particulièrement la curiosité des pauvres citoyens de Thessalonique. Bien que la réalité de la description de Paléologue soit indiscutable, remarque Dèmètrios Kydonès avec un ton caustique, il serait difficile pour les habitants de Thessalonique d’y croire puisqu’ils considèrent leur ville comme la plus grande au monde6.
6Cette comparaison faite par Kydonès révèle le déclin de Thessalonique dans les années soixante-dix du quatorzième siècle. En fait, il pensait que le seul aspect positif de sa patrie en ce temps était la continuité de sa tradition culturelle depuis le xie siècle. En d’autres termes, Thessalonique continue à produire des biens culturels, comme en témoignent certaines informations glanées dans l’œuvre de Kydonès7. Trente ans plus tôt, néanmoins, au temps des Zélotes (1341-1350), Kydonès évoquait avec admiration le site et l’expansion de Thessalonique, ses marchandises abondantes et son grand port fortifié, même si la ville n’était pas aussi florissante qu’auparavant. Dans cette description flatteuse de Thessalonique, même si Kydonès se réfère aux caractéristiques extérieures de la ville, une fois encore il attire l’attention sur ses caractères intangibles, comme la piété urbaine8.
7Le déclin du marché et du port de Thessalonique dans les années soixante-dix du quatorzième siècle transparaît également quand Kydonès compare sa ville avec Constantinople dans une autre de ses lettres à son ami bien connu Radènos. Thessalonique, écrit Kydonès au printemps 1376, est une ville située au nord, sombre et froide. À l’opposé, remarque-t-il, le printemps était arrivé à Constantinople9. L’activité commerciale avait repris ; c’était un centre d’échanges commerciaux très actif. La gaité et la vitalité régnaient sur le port10. Mais Radènos, dit Cydonès, ne pouvait profiter de cette gaité puisqu’il résidait alors à Thessalonique. En dépit des avantages de Constantinople, un séjour à Thessalonique offrait néanmoins à un Thessalonicien la chance de se reposer dans le microcosme de sa patrie, commente Kydonès dans une autre lettre adressée à son ami Alexis Kassandrènos. Il considère son ami comme un homme heureux, puisque, habitant Thessalonique, il peut rencontrer des amis et des relations, se rendre sur les tombes familiales, ou réparer sa maison et aller facilement à la campagne, ce qui lui permet de se reposer en jouissant de l’air pur11, pendant que Kydonès à Constantinople n’a pas l’occasion de se reposer après déjeuner. Il doit rendre visite à l’empereur, en gagnant le palais par des rues lugubres et boueuses12. En d’autres termes, Thessalonique reste la patrie de Kydonès en dépit de toutes ses critiques. Il donne dans sa lettre une peinture vivante de la tranquille vie quotidienne à Thessalonique dans le microcosme de la ville médiévale. De même, ses remarques, dans la dite lettre, paraissent se rapporter à la taille de la Thessalonique byzantine tardive, qui ne coïncide pas avec la superficie englobée par les fortifications. Des champs, des jardins, des sites inoccupés avec des ruines du passé romain s’interposaient entre des quartiers habités13. Dans cet espace les tombes familiales étaient disséminées à proximité des maisons de sorte que ceux qui voulaient les visiter n’avaient pas besoin de traverser des rues sales pour s’en approcher, compte tenu que les routes de la Thessalonique médiévale devaient être tout aussi sales, obscures et glissantes qu’elles l’étaient à Constantinople14.
8Ce tableau du tissu urbain de Thessalonique dispersé entre les quartiers, les « mahalles » de la période de l’occupation turque, selon la théorie du dioikismos (dispersion) d’Anthony Bryer15, est également donné par Jean Cantacuzène dans le récit de la révolte des Zélotes. Cantacuzène définit la citadelle de la ville, la partie basse de la ville, près du port, la zone du port elle-même, et l’agora publique comme des unités socio-environnementales distinctes16. L’agora semble avoir été l’emplacement d’exécutions, de mises au pilori, de lapidations et de bastonnades à mort et, selon Charalambos Barkitzis, elle était située près de la basilique d’Acheiropoietos17.
9Kydonès ne donne pas d’informations sur la structure de l’environnement de Thessalonique, qu’il conçoit davantage comme l’espace imaginaire de sa patrie que comme le dessin concret d’une ville. Par ailleurs, comme il a été mentionné, il considère la description de l’organisation politique et sociale d’une ville plus importante que celle de sa structure environnementale. Ainsi, quand il évoque les villes, Kydonès se focalise sur leurs caractéristiques intangibles que sont la justice, la bravoure, l’ordre et la sagesse18. La caractéristique la plus admirable de toutes est, selon Kydonès, l’ordre. Il exprime son admiration pour Venise parce que la cité est un organisme qui fonctionne harmonieusement, tout comme la combinaison de notes de musique émises simultanément, ou bien comme les membres du corps. Cette harmonie assure à son éminent Conseil sage et prudent, la « boulè », l’application des lois et des règlements, en d’autres termes l’harmonie pacifique sous une autorité constituée, la possibilité pour les citoyens de jouir des commodités de leur ville et de leur instiller une notion partagée en commun du bien et du mal. Le point de vue de Kydonès sur la vie urbaine ne diffère pas des points de vue modernes. Habiter dans les villes devait permettre au peuple de tirer avantage des opportunités de la proximité, de la diversité et de la concurrence du marché. Sans tout cela il n’y a pas de ville « polis », remarque Kydonès. Plus loin, il souligne qu’il est inutile de vivre dans une ville où manquent la bravoure et l’ordre, où dominent l’indécence et le malheur. C’est la raison pour laquelle il conseille à son ami Radènos de quitter Thessalonique, parce qu’à son avis, la plupart des avantages inhérents au concept de la ville ont disparu en 1384 et ce qui en reste sera anéanti après la conquête par les Turcs19.
Le bouleversement de la société et l’émergence du prolétariat
10Kydonès note le déclin de la vie urbaine de nombreuses années avant le début du siège par les bandes turques. Il date le début du déclin, du point de vue économique et social, dès les années cinquante du quatorzième siècle. Le déclin n’est pas venu de la Grande Peste dont les dernières occurrences dans les villes byzantines sont intermittentes entre 1347 et 136520, mais de l’expansion d’une autre maladie contagieuse, remarque Kydonès. Il s’agit de la « stasis », l’agitation des factions, qui dominaient les villes byzantines depuis 1342. Thessalonique a joué le rôle principal dans cette agitation. Kydonès souligne à maintes reprises dans ses lettres les caractéristiques du mal. La première était la folie du « dèmos ». Ébranlé par l’instabilité et des tendances autodestructives involontaires, le « dèmos » de Thessalonique a assassiné le Conseil éminent, la « boulè », de la ville, et d’autres concitoyens21. L’équilibre social et l’harmonie urbaine furent anéantis. Les intrigues surgirent entre les différentes factions. La loi fut abolie. Le meurtre fut considéré comme un acte licite et ceux qui étaient en fonction, c’est-à-dire les « politeuomenoi », furent considérés comme des personnes immorales. Les hommes sensés et raisonnables vécurent dans l’obscurité22. Ce fut le cas non seulement à Thessalonique pendant la révolte des Zélotes, mais aussi à Ainos au milieu du xive siècle, quand la ville fut transformée en un lieu d’horreur. Les paysans « georgoi » et les pauvres « penetes » dominaient la ville23. Selon Kydonès, l’action de ce prolétariat conduit à la destruction de la vie urbaine qu’il conçoit comme synonyme d’ordre politique et social, « taxis », prescrit par Dieu à la cité idéale, et de concorde entre les citoyens. Il ne donne pas la raison des troubles sociaux. Il semble qu’il n’ait pas compris les tensions politiques et sociales au sein de sa propre société, comme Cantacuzène qui faisait observer au début de l’agitation de 1341 que la perturbation de l’équilibre social était un phénomène habituel en temps de guerre et que, dans ce cas, elle était provoquée par les luttes internes entre les familles sociales dominantes, les Cantacuzènes et les Paléologues24. C’est seulement trente ans plus tard, en 1372, quand les Turcs Ottomans après avoir fait le siège de Serres, ont attaqué Thessalonique pour la première fois, que Kydonès fait allusion à la raison de la tension sociale qui était l’accroissement de l’inégalité sociale. Kydonès persuade son ami Phacrasis, le « grand primicier » et gouverneur de Thessalonique, d’exhorter les classes supérieures à se montrer plus modérées et magnanimes. Ce n’était pas le moment, de l’avis de Kydonès, pour les classes supérieures d’accumuler les profits et de s’opposer aux parties en conflit. Il fallait plutôt que les gens honorables, les « meizones », se rapprochent du dèmos. Il y avait une telle tension entre les gens honorables et le dèmos que Kydonès craignait que la capitulation de la ville soit facilitée par la révolte intérieure qui rendrait Thessalonique incapable de résister à une attaque ennemie, ou bien que les citoyens de Thessalonique passent à l’ennemi. C’est alors que les ennemis furent déboutés. En dépit de ce succès temporaire, Kydonès ne cessait de craindre que les citoyens anéantissent les gens honorables lors de la prochaine attaque turque, quand les ennemis attaqueraient les murs de la ville25.
11L’œuvre de Kydonès révèle ainsi l’existence d’une populace dynamique, un quasi prolétariat dans les villes, en particulier à Thessalonique, créé sans aucun doute par les conditions de la vie urbaine. Kydonès emploie en règle générale le terme collectif et percutant de « dèmos » pour définir la populace, tandis que les autres sources historiques définissent la populace comme « dèmos », « pénètes » ou « tritè moira »26. Kydonès dans ses références au dèmos donne une image dégradante de cette classe. Les « Pénètes » et « géorgoi » ou le « dèmos » étaient l’agent de l’agitation sociale dans les villes, selon Kydonès. Il semble que dans le corps de l’œuvre de Kydonès le « dèmos » est composé de « pénètes », les pauvres, et de « géorgoi », c’est-à-dire, la population rurale qui habitait dans la ville27. Selon Matthieu Blastarès, un canoniste, et Constantin Arménopoulos, le fameux juriste du xive siècle, « penes » définit toute personne ayant des propriétés de valeur inférieure à 50 nomismata28. Il est difficile de comprendre quelle sorte de peuple Kydonès entend sous le terme « pénètes ». Je pense qu’il entend une classe d’ouvriers et d’artisans, d’un statut économique inférieur, qui travaillaient dans les ateliers et produisaient des biens. En effet, Kydonès mentionne trois classes principales à Thessalonique. Il y avait les fonctionnaires de l’État, les « meizones », qui étaient de riches et puissants citoyens, et le « dèmos », c’est-à-dire la populace rebelle qu’il caractérise comme « Telchines », en d’autres termes le peuple avec de noirs desseins uni dans les guildes, et « Lestrygones », c’est-à-dire, le bas peuple29.
12La correspondance de Kydonès, ensuite, révèle l’inégalité sociale dans les villes byzantines et l’organisation d’une classe dynamique qui fonctionnait collégialement en cas de crises économiques et sociales ; en d’autres termes une propension à l’urbanisation. En même temps, d’autres sources byzantines révèlent un autre processus d’urbanisation qui consiste en un mouvement de population des autres régions vers Thessalonique. C’étaient les marins. Certains d’entre eux n’étaient pas seulement engagés au service du transport légal des produits commerciaux, mais aussi de la piraterie et, selon Oreste Tafrali, ils formaient une guilde. Cette population que Kydonès ne mentionne pas, était constituée d’un prolétariat turbulent qui a participé à l’agitation sociale. Elle a émigré à Thessalonique depuis les territoires de l’empire byzantin soumis aux Turcs, c’est-à-dire de l’Asie Mineure30.
Les institutions municipales : le Conseil éminent (Boulè)
13Une caractéristique supplémentaire d’urbanisation que nous pouvons glaner dans l’œuvre de Kydonès est le fonctionnement des institutions municipales. Cydonès décrit le fonctionnement d’une seule institution municipale à Thessalonique pendant la seconde moitié du xive siècle, qui était le Conseil éminent, la « boulè ». La participation à ce Conseil était soumise à des élections « arhairesiae31 ». Selon le patriarche Philothée Kokkinos, la « boulè » était composée de membres issus de la classe supérieure32 constituée de la riche aristocratie foncière qui résidait à Thessalonique33. Il n’est pas exclu que des représentants de la classe moyenne34, dont la participation à l’administration de la ville était considérée comme acceptable35, participent à ce Conseil. Le président de la « boulè » était vraisemblablement le gouverneur de la ville, c’est-à-dire un délégué impérial36. Kydonès admet la fonction de cette institution uniquement sous le règne de l’empereur. Il fait allusion à l’opposition entre la « boulè » et le basileus (Manuel Paléologue) en 1384-1387, quand il encourage à maintes reprises son disciple et d’autres dignitaires de l’État à exhorter les habitants de Thessalonique et à les persuader de donner leur accord à la résistance contre les ennemis turcs37. Sans aucun doute Kydonès n’entend pas ici les habitants rebelles de Thessalonique, mais les membres de la « boulè », tandis que Manuel Paléologue parle lui-même ouvertement de la réaction du Conseil contre son programme. En même temps, Dèmètrios Kydonès décrit la réaction de l’archevêque Isidore Glabas qui participait aussi aux réunions de ce corps pendant la prise de Thessalonique par les Turcs38. Manuel Paléologue qualifie ce Conseil de « syllogos » ou de « bouleutèrion ». Ce dernier terme signifie non seulement les réunions de ce corps, mais aussi la salle précise où les membres siégeaient39. Selon moi, la structure de ce Conseil qui fonde l’élection de ses membres selon leur position dans l’échelle sociale, reflétait le féodalisme byzantin centrifuge, puisque ce Conseil éminent, « boulè », représentait les grands propriétaires fonciers, qui en étaient les membres et qui recherchaient une sorte d’indépendance de l’autorité centrale. Un cas caractéristique est celui des négociations qui prirent place en 1345 à Verrhoia entre Manuel Cantacuzène et les représentants de Thessalonique. Ces derniers représentaient la classe supérieure et demandaient l’immunité fiscale pour leur ville, l’octroi de dignités et le versement d’argent par Cantacuzène40. Kydonès ne parle pas d’autre organe municipal collectif à Thessalonique, tandis que d’autres sources historiques mentionnent « l’ekklèsia41 ». Cette assemblée, « ekklèsia », était convoquée par le gouverneur ou d’autres personnes42 seulement en temps de crise pour décider des mesures urgentes à prendre ou pour faire ratifier par les citoyens celles qui avaient déjà été prises. Elle semble avoir constitué un quasi rassemblement parlementaire du peuple. Les citoyens qui participaient à cette institution étaient des gens en vue. Ils étaient riches mais n’appartenaient pas à la classe supérieure43. Il semble que les réunions avaient lieu dans les lieux inoccupés de la ville comme il en était du temps de l’archevêque Eustathe au xiie siècle, qui prononça son discours « Contra injuriarum memoriam » en plein air devant les Thessaloniciens rassemblés44. L’existence d’une institution de ce type ne permettait pas aux classes inférieures d’exercer le pouvoir, puisque la convocation de cette assemblée était considérée en dehors de leurs compétences. Comme Kydonès omet de mentionner les caractéristiques institutionnelles de cette catégorie sociale, on peut présumer qu’il ne considère pas la participation de cette classe comme nécessaire au fonctionnement de la ville.
Conclusion
14En dépit de ses concepts aristocratiques, le témoignage de Kydonès ne cache pas l’image de la ville byzantine qu’il dépeint. À travers sa description des conflits entre l’aristocratie foncière et le souverain Manuel Paléologue et l’exploitation des pauvres par les riches et puissants citoyens de la ville, transparaît le tableau de la réalité. Il est clair qu’à Thessalonique au xive siècle il y avait une société civique qui fonctionnait dans le cadre d’un féodalisme byzantin centrifuge. Son apparition révèle le processus d’urbanisation de la ville. Dans la seconde moitié de ce même siècle les tensions politiques et sociales dues à la densité de la population urbaine et à l’extension de la pauvreté ont accru l’inégalité sociale et ont conduit à la formation de la stratification sociale urbaine. Bien que Cydonès conçoive ce phénomène comme une perturbation de l’ordre social et politique et le décrive en des termes stéréotypés empruntés au vocabulaire du grec ancien, il ne cesse de montrer Thessalonique comme un exemple de transition pionnière du féodalisme byzantin centrifuge à la vie et à l’organisation urbaines.
Notes de bas de page
1 Pour le caractère multi-dimensionnel de l’urbanisation, voir Jan de Vries, « Problems in the Measurement, Description, and Analysis of Historical Urbanization », dans De Vries Jan, van der Woude Ad, Ayami Akira, Urbanization in History : A process of Dynamic Interactions, Oxford University Press 1990, p. 43 sq.
2 Sur la vie, la personnalité et l’œuvre de Démétrius Cydonès, voir Franz Tinnefeld, Demetrios Cydones, Briefe, Stuttgard, 1981, p. 5-87 ; Frances Kianka, « The Apology of Demetrius Cydones : a Fourteenth -century autobiographical Source », Byzantine Studies/ Etudes Byzantines, no 7/1, 1980, p. 57-71.
3 Ihor Ševčenco, « Society and intellectual Life in the 14th Century », Actes du xive Congrès international des études byzantines, Bucarest, 1971, vol. I, Bucarest, 1974, p. 69-92, dans Society and intellectual Life in Late Byzantium, Variorum Reprints, London, 1981, I, p. 86.
4 Dèmètrios J. Constantelos, Poverty, Society and Philanthropy in the Late Mediaeval Greek World, New Rochelle, A. Caratzas Publisher, 1992, p. 26.
5 Démétrius Cydonès, Correspondance, éd. Raymond J. Loenertz, Studi e Testi 186, Città dell Vaticano, 1956, Ep. 24 (1371-1374), p. 53.14-24, au despote (?) Venetias, cf. Cydonès, Monodia occisorum Thessalonicae, PG 109, col 639-652, ici 642 B-C.
6 Cydonès, Ep. 106 (1371-1372), p. 144.38-44, à Démétrius Paléologue ; Ep. 24 (1371-1374), p. 53.14-24, au despote (?) Venetias.
7 Cydonès, Ep. 188 (1375-1376), p. 60.14-19, à Démétrius Paléologue, Grand Domestique. Sur Thessalonique comme centre de la culture profane et la continuité culturelle de la ville, voir Oreste Tafrali, Thessalonique au xive siècle, Paris, 1913 (Photostat repr. I.M.X.A., Thessaloniki 1995) ; V. Katsaros, « Γράμματα και πνευματική ζωή στη βυζαντινή Θεσσαλονίκη », dans Chasiotès I.K., Τοις αγαθοίς βασιλεύουσα Θεσσαλονίκη : Ιστορία και πολιτισμός, vol. II, p. 10-11.
8 Cydones, Monodia 642B-D. Pour les caractéristiques extérieures et la continuité de la structure de l’espace de l’époque romaine à l’époque byzantine voir Charalambos Bakirtzis, « The Urban Continuity and Size of Late Byzantine Thessaloniki », DOP, no 57, 2003, p. 35-64 (ici 36-37) ; Apostolos Vakalopoulos, A history of Thessaloniki, Thessalonique, 1963, p. 51 sq.
9 Cydonès, Ep. 169 (1376), p. 40.5-6, à Radènos.
10 Ibid. 169, p. 41. 9-11.
11 Cydonès, Ep. 50 (1355-1356), p. 84.14-20, à Kassandrènos, cf. Ep. 198 (1381), p. 72.14-15, à Radènos.
12 Cf. G Mercati, « Gli aneddoti d’un codice Bolognese » BZ, no 6, 1897, p. 126-143 (ici 140-142) : où les routes de Constantinople sont décrites comme λιμνοβόρβορος ou βορβορόλιμνος. Voir Ν. A. Bees, « Unedierte Schriftstücke aus Kanzlei des Johannes Apokaukos des Metropoliten von Naupaktos (in Aetolien) herausgegeben aus dem Nachlass von N. A. Bees-Seferli », BNJ, no 21, 1971-1974, p. 150-151 ; Paul Magdalino, « Medieval Constantinople. Built Environment and Urban Development », dans Laiou Angeliki E., The Economic History of Byzantium, Dumbarton Oaks, 2002 (www.doaks.org/etexts.html), p. 534.
13 Cf. Charalambos Bakirtzis, « The urban continuity », art. cit., p. 57-58.
14 Ibid., p. 55.
15 Sur la désintégration de la ville en parties séparées, voir Anthony Bryer, « The Structure of the late Byzantine town : dioikismos and the Mesoi », dans Bryer Anthony et Lowry Heath, Continuity and change in late Byzantine and early Ottoman society, Birmingham and Washington D. C., 1986, p. 263- 279, repris dans Anthony Bryer, Peoples and settlement in Anatolia and the Caucasus, 800-1900, Variorum Reprints, London, 1988, X, p. 274.
16 Jean Cantacuzène, Historiae, éd. L. Shopen, 3 vol., Bonn, CSHB, 1828-1832, III, 64, p. 393.20, 94, p. 571. 10-11, 575. 7-8, 577.2-3, 15, 579.4-581.7).
17 Charalambos Bakirtzis, « The urban continuity », art. cit., p. 57.
18 Cydonès, Ep. 106, p. 144. 36-38. Voir les points de vue similaires de Thomas Magistros : Θωμά Μαγίστρου τοις Θεσσαλονικεύσι περί ομονοίας, éd. B. Laourdas, Αφιέρωμα εις Χ.Ν. Φραγκίσταν, Ε.Ε.Σ.Ν.Ο.Ε., Α.Π.Θ. 12/5, Thessalonique, 1969, p. 751-775, 764.14-20.
19 Kydonès, Ad Ioannem Cantacuzenum Oratio I, p. 6.17-18 (1347) ; Démétrius Cydonès, Correspondance II, éd. Raymond J. Loenertz, Studi e Testi 208, Città dell Vaticano 1960, Ep. 332 (1386-1387), p. 264.16-17, 33-35, 265.53-54, à Radènos ; Ep. 324 (1383-1384), p. 253.25-254.36.
20 Il ne semble pas y avoir de mention des effets de la Grande Peste à Thessalonique à cette époque. Kydonès décrit ses effets à Constantinople, voir Cydonès, Ep. 88 (1348), p. 122 et Marie-Hélène Congourdeau, « La peste noire à Constantinople de 1348 à 1466 », Medicina nei secoli, no 11/2, 1999, p. 377-390. La peste est arrivée à Thessalonique vers 1371-1372, cf. Cydonès, Ep. 107 (1371-1372), p. 144.4-8 ; Franz Tinnefeld, Demetrios Cydones, Briefe, op. cit., no 79 (automne 1371), à Tarchaneiotes (?).
21 Cydonès, Ep. 7 (1345), p. 34.60-61, où il y a une référence à l’anéantissement de la classe dirigeante dans la citadelle de Thessalonique pendant l’été 1345, cf. Franz Tinnefeld, Demetrios Cydones, Briefe, op. cit., no 8 et Cydonès, Ep. 87 (1347), p. 120.11-12.
22 Cydonès, Ep. 8 (1345), p. 34.18-21, cf. Franz Tinnefeld, Demetrios Cydones, Briefe, op. cit., no 10 (octobre-novembre 1345). Sur la signification du terme « politeuomenoi » : ceux qui détiennent le pouvoir ou le gouvernement, cf. Ep. 109 (1361-1362), p. 147.30-3 ; Cantacuzène III, 24 (146.2, 148.8) et T. Teoteoi, « La conception de Jean VI Cantacuzène sur l’État byzantin vue principalement à la lumière de son Histoire », RESEE, no 13, 1975, p. 167-184, 167 sq. Pour le terme dans le sens d’hommes civilisés, cf Donald M. Nicol, Church and society in the last centuries of Byzantium, Cambridge University Press, 1977, p. 56, n 78.
23 Cydonès, Ep. 62 (1355-1357), p. 94.19-21 and 95. 27-28, cf. Franz Tinnefeld, Demetrios Cydones, Briefe, op. cit., no 39 (1356), lettre à son ami Astras, gouverneur d’Ainos.
24 Cantacuzène III, 29, p. 180.23-181.1 ; III, 28, p. 177.19-178.1 et 178.5-16.
25 Cydonès, Ep. 77 (1372), p. 110.13-23 et 28-31, cf. F. Tinnefeld, Demetrios Cydones, Briefe, op. cit., no 95.
26 Cydonès, Ep. 62 (1355-1357 ?), p. 95.28, cf. ibid. p. 94.19-21, Ep. 235 (1382-1383 ?), p. 132.81 ; Cantacuzène III, 29, p. 180.22-24 ; III, 50, p. 297.16 ; Nicéphore Grégoras, éd. L. Schopen, CSHB, I-II, Bonn, 1829, xiii, 10, p. 674.4-5.
27 Cydonès, Ep. 62 (1355-1357 ?), p. 94.20-21, cf. ibid., p. 95.27-28· Cydonès, Ad Ioannem Cantacuzenum Oratio I, p. 9.4-8.
28 G. A. Rhalles-M. Potles, Σύνταγμα των θείων και ιερών κανόνων, vol 6, Athen 1852-1859, réimpr. 1966, 6 (230) ; Konstantinos Pitsakes, Κωνσταντίνος Αρμενόπουλος, Πρόχειρον νόμων ή Εξάβιβλος, [Βυζαντινά και Νεοελληνικά Κείμενα 1], Athènes, 1971, p. 54. Dèmètrios J. Constantelos, Poverty, op. cit., p. 14.
29 Cydonès, Ep. 77 (1372), p. 110.28 6 (1345), p. 31. 6-9, Cydonès, Ep. 87 (1347), p. 120.10-11, cf. Franz Tinnefeld, Demetrios Cydones, Briefe, no 18, p. 167.
30 D. G. Tsamis, Φιλοθέου Κωνσταντινουπόλεως του Κοκκίνου Αγιολογικά έργα. Α΄ Θεσσαλονικείς άγιοι, [Θεσσαλονικείς Βυζαντινοί Συγγραφείς 4], Centre d’études byzantines, Thessalonique, 1985, p. 164.33-38 et 164.46-49 ; Cantacuzène III, 94 (576. 18-19, 575. 8-12, 577.4) ; Oreste Tafrali, Thessalonique, op. cit., p. 33-34.
31 Dans une de ses lettres à un citoyen de Thessalonique, Cydones le félicite de son succès aux élections, cf. Cydonès, Ep. 68, p. 100.21-22.
32 D. G.Tsamis, Φιλοθέου Αγιολογικά έργa, op. cit., 164.26-32 and 332.11-13 ; Klaus-Peter Matschke, Franz Tinnefeld, Die Gesellschaft im späten Byzanz. Gruppen, Strukturen und Lebensformen, Böhlau Verlag, 2001, p. 150.
33 Voir E. Francès, « La féodalité et les villes byzantines au xiie et au xive siècles », Bsl, no 16, 1955, p. 76-96, 86 ; Ljubomir Maksimović, « Charakter der sozial-wirtschaftlichen Struktur der spätbyzantinischen Stadt (13.-15.Jh.) », [xvi. Internationaler Byzantinisten Kongress, Wien, 4-9, Oktober 1981, AktenI/1], JÖB, no 31/1, 1981, p. 149-185, ici 173, 177-179.
34 Voir Cantacuzène III, 93, pp. 568-569 et Oreste Tafrali, Thessalonique, op. cit., p. 73, n. 4.
35 D.G Tsamis, Φιλοθέου Αγιολογικά έργα, op. cit., p. 64.26-32.
36 Cf. Oreste Tafrali, Thessalonique, op. cit., p. 73-76.
37 Cydonès, Ep. 216 (1380-1382 ?) ; 244 (1382) ; 262 (1382) ; 284 (1383) ; 277 (1384) ; 299 (1384- 1385) ; 304 (1385).
38 Voir « Ο “Συμβουλευτικός προς τους Θεσσαλονικείς” », éd. B. Laourdas, Μακεδονικά, no 3, 1955, p. 290-307, ici p. 296.25 ; 298.35 ; Cydonès, Ep. 235 (1382-1383 ?), p. 132.71-85, Ep. 235*, p. 136. 58-60.
39 Manuel Palaiologue, Συμβουλευτικός 299.29,30, 34 ; Oreste Tafrali, Thessalonique, op. cit., 72 ; George T. Dennis, The Reign of Manuel II Palaeologus in Thessalonica, 1382-1387 [Orientalia Christiana Analecta 159], Rome 1960, p. 80, qui qualifie cette assemblée d’« ekklesia ».
40 Voir Cantacuzène III, 94, p. 574.12-16.
41 Ibid., III, 93, p. 573.10-12, ΙΙΙ, 94, p. 574.4-7 : 1345 délégation à Cantacuzène ; ibid., IV, 17, p. 117.12 : en 1350 Cantacuzène justifia ses actions devant une assemblée de cette sorte ; ibid., IV, 5-6 (34.5-10) : Cantacuzène convoqua le peuple pour délibérer sur le réapprovisionnement du trésor. Voir aussi Manuel Palaiologue, Συμβουλευτικός, op. cit., 295, 2 où, selon moi, le mot « ekklésia » n’est pas un terme technique et a le sens habituel : rassemblement du peuple.
42 Θωμά Μαγίστρου τοις Θεσσαλονικεύσι περί ομονοίας, éd. B. Laourdas, p. 767.20-25 ; Oreste Tafrali, Thessalonique, op. cit., p. 74, cit. 2, 75, cit. 3.
43 Cantacuzène IV, 17, p. 117.12 ; III, 93, p. 573. 10-12. Oreste Tafrali, Thessalonique, p. 75, cit. 3. H. G. Beck, Das byzantinische Jahrtausend, Münich, 1978, p. 255. Pour un exemple caractéristique d’un tel rassemblement, voir Herbert Hunger, « Anonymes Pamphlet gegen eine byzantinische “Mafia” », RESEE, no 7, 1969, p. 95-107, ici p. 96-99.
44 Eustathios Contra injuriarum memoriam, éd. T. L. F. Tafel, Opuscula, Frankfurt 1832, reimpr. Amsterdam 1964, XIV, 52, p. 111. 19-31 et 36, p. 106. 69-81.
Auteur
Université Aristote, Thessalonique
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