Nudités théâtrales au Moyen Âge
p. 325-336
Texte intégral
1Pour le théâtre du Moyen Age, le nu et le vêtu semblent constituer une problématique étrangère. A priori, le nu est impossible à montrer à cause de ses connotations morales et de la forte réprobation dont le corps fait l’objet1. Quant au vêtu, il reste toujours suspect et sujet à interprétation car, sur une scène, le vêtement se fait costume et possède de claires connotations symboliques : il fonctionne comme un signe révélateur du personnage. Une réflexion de Roland Barthes incite pourtant à s’arrêter sur ces deux notions puisque, non seulement elles ne sont pas absentes de la scène médiévale, mais, d’une certaine façon, elles fondent la théâtralité : leur présence brute étant, sinon interdite, du moins fort limitée, elles passent nécessairement par des effets de représentation.
Le bon costume de théâtre doit être assez matériel pour signifier et assez transparent pour ne pas constituer ses signes en parasites […]. C’est dans l’accentuation même de sa matérialité que le costume a le plus de chance d’atteindre sa nécessaire soumission aux fins critiques du spectacle2.
2Au delà de l’aspect normatif, hors sujet ici, les quelques mots essentiels à la réflexion sont déjà posés : transparence et matérialité du vêtement aboutissent au spectaculaire. Ces termes sont déjà pertinents pour le premier théâtre religieux, aussi bien pour les jeux en français que pour les drames liturgiques latins : les allusions à la nudité et aux vêtements sont déjà nombreuses. Pourtant, la plupart du temps, le nu reste verbal : il ne sera pas montré sur scène et le spectateur n’en prend conscience que par le dialogue des personnages. A l’inverse, le vêtu appartient à l’ordre de la réalité vécue, exposée et regardée. C’est que, dans ce théâtre religieux comme dans les autres arts de la représentation, le corps voilé ou dévoilé possède d’abord des enjeux moraux et symboliques.
Représentations et nudités verbales
3Plutôt que d’imposer d’emblée aux textes des concepts issus de notre pensée contemporaine, sans doute vaut-il mieux se mettre dans une attitude d’écoute et de regard imaginaire et s’intéresser aux premières apparitions de la nudité. Il s’agit effectivement d’abord de la seule nudité : ses rares apparitions la rendent plus intéressante que le second terme de l’alternative, toujours présent, ou plutôt la nudité ne prend son sens que par rapport au vêtement de scène, alors que l’inverse n’est que rarement vérifié.
4A la fin du xe siècle, la poétesse et religieuse Hrotsvita de Gandersheim laisse une œuvre en prose latine rimée pleine d’enseignements spirituels. Elle met en scène une série de personnages vivant sous l’Empire romain, qu’elle pose en modèles de conversion et de vie chrétienne. Le Dulcitius est un drame exaltant le martyre et la virginité. Agapè, Chionia et Irène sont trois sœurs, des vierges chrétiennes que l’empereur Dioclétien veut obliger à sacrifier aux dieux. Le gouverneur Dulcitius est chargé de les ramener à la raison païenne par la torture, mais leur foi en Dieu les protège et elles se rient de lui. Il décide alors de les punir :
Mando ut lasciuae praesententur puellae et abstractis uestibus publiée denudentur, quo uersa uice quid nostra possint ludibria experiantur3.
5La réplique de Dulcitius laisse attendre une scène de déshabillage ou, à tout le moins, la vision d’un personnage dénudé, mais il n’est est rien, comme nous l’apprend la réplique qui suit immédiatement, prononcée par des soldats (Milites) :
Frustra sudamus, in uanum laboramus : ecce uestimenta uirgineis corporibus inhaerent uelut coria, sed et ipse qui nos ad expoliandum urgebat praeses stertit sedendo4…
6Par une sorte de miracle divin, les spectateurs échappaient donc à ce type de scène et les vierges consacrées gardaient leurs vêtements. Un peu plus tard, un autre miracle produit de semblables résultats : devant l’obstination des jeunes filles et sur l’ordre de Dioclétien, le comte Sissinius jette les deux cadettes dans les flammes. Encore une fois, les soldats s’étonnent du prodige :
O nouum, o stupendum miraculum ! Ecce animae egressae sunt corpora et nulla laesionis repperiuntur uestigia, sed nec capilli nec uestimenta ab igne sunt ambusta, quo minus corpora5.
7Après la mort glorieuse de ses sœurs, Irène, se voit délivrée des mains impures des soldats grâce à l’intervention de deux jeunes gens ainsi décrits à Sissinius :
Amictu splendidi, uultu admodum reuerendi6.
8Cette fois, le vêtement suffit à désigner les personnages sans équivoque comme des messagers divins, des anges. Le mot n’est pas employé mais il s’impose de lui-même.
9En vérité, cette dernière citation fonctionne sur un mode assez différent du reste du texte puisqu’il s’agit d’un récit d’événements rapportés par les milites au comte Sissinius. Comme les deux personnages cités n’apparaissent pas sur la scène, les vêtements ne seront pas montrés. Ils restent purement verbaux7 et le public du drame doit fournir l’effort d’imagination nécessaire pour se les représenter.
10Cependant, les premières répliques citées ne sont pas aussi transparentes qu’il y paraît. En effet, d’après l’éditeur, le statut de ce texte comme celui de l’ensemble des Dramata de Hrotsvita, reste assez ambigu :
Si une pratique théâtrale inspirée de ce que nous connaissons aujourd’hui ou de ce que l’on connaissait dans l’Antiquité est manifestement un anachronisme pour la période du haut Moyen Age, on a néanmoins lontemps sous-évalué les pratiques de l’oralité dans la littérature médiévale. Les travaux de P. Zumthor ont montré que tout texte médiéval pouvait faire l’objet d’une présomption d’oralité8.
11De fait, ce texte n’a jamais été destiné à la scène, malgré l’abondance des signes propres à attirer l’attention des spectateurs. Les mots impliquant un appel visuel à propos du corps ou des vêtements se multiplient : denudentur, uestimenta, corpora, nulla lœsionis, nec capilli nec uestimenta… A plusieurs reprises, les répliques font allusion à la présence d’un public : prœsententur, publice… Si le texte n’implique aucune représentation scénique9, l’auteur utilise abondamment la figure de l’hypotypose dans les dialogues de ses personnages. Les indices en sont assez clairs, avec des termes qui disent la vision, qui fonctionnent comme des présentatifs et qui introduisent une description vivante. Le mot ecce10, par exemple, apparaît à plusieurs reprises. Tous ces signes font qu’on ne peut parler ici que de nudité verbale ou de costume verbal : l’une et l’autre se limitent aux mots qui les disent et n’ont pas d’existence réelle visible.
12Pourtant les deux termes nu et vêtu, uniquement compris dans une représentation écrite et non scénique, ne se situent pas sur le même plan. La nudité, recherchée par les personnages païens et négatifs, est constamment tenue en échec : les vêtements sont toujours là, uelut coria. Ils font donc corps avec les personnages ou plutôt les jeunes filles se définissent existentiellement comme vierges et chrétiennes parce qu’elles ont su garder leurs vêtements. Dans ces Dramata de Hrotsvita, le paraître, c’est l’être.
13Cette interrogation propre au théâtre se retrouve avec encore plus de vigueur dans les drames liturgiques latins des xiie et xiiie siècles.
Nudités littéraires : l’art du portrait dramatique
14Ces pièces assez courtes, issues de la liturgie et jouées dans les églises par des clercs à l’occasion de fêtes religieuses (Pâques et Noël surtout), offrent plusieurs stades de développement théâtral. Dès les premières, cependant, de nombreux indices dramaturgiques apparaissent. La nudité au sens strict en est bannie : le lieu, les acteurs, le sujet et le genre lui-même ne s’y prêtaient évidemment pas. En revanche, non seulement le vêtement y est toujours significatif, mais l’adjectif nudus (ou ses composés) n’en est pas totalement absent.
15Les Visitiationes sepulchri forment une majorité de ces textes11. Leur nom l’indique, elles mettent en scène la visite des Maries au tombeau de Jésus, le matin de Pâques. Dans l’une d’elles12, les Maries pénètrent dans le tombeau et en ressortent après avoir constaté qu’il est vide :
Postea exeant de Sepulchro […], capitibus denudatis, et stantes ante crucifixum, conuerse ad populum, incipiant hanc antiphonam : Surrexit13…
16Le moment est solennel : le tombeau vide constitue la preuve de la résurrection du Christ. La particularité de l’instant est d’abord marquée par la rupture de l’illusion théâtrale puisque les personnages s’adressent directement aux fidèles (ou aux spectateurs) massés dans l’église. Ils le font depuis l’autel symbolisant le tombeau, près de la grande croix, le crucifix qui signifie désormais l’échec de la mort. Mais cet ensemble de signes est aussi accentué par l’attitude des personnages et surtout par leur vêtement.
17Peu auparavant, les Saintes Femmes étaient d’abord apparues capitibus uelatis amictibus suis. L’amict qui recouvrait leur tête s’adressait aux spectateurs pour leur signaler le caractère théâtral de la scène. En effet, ces personnages (comme tous ceux des drames liturgiques) étaient joués par des hommes ; l’amict signale donc à la fois l’impersonation14 et le caractère féminin de ceux qui sont ainsi représentés.
18Le fait de les retrouver maintenant denudati marque leur changement de statut : les acteurs ont perdu leur apparence de personnage pour retrouver celle du clerc (sans doute du prêtre) qui proclame la résurrection du Christ aux fidèles rassemblés le matin de Pâques. L’apparition tête nue se comprend aussi comme une attitude d’humilité face à la révélation de la divinité du Christ : aujourd’hui encore, les hommes sont censés se découvrir lorsqu’ils pénètrent dans une église.
19Certains drames liturgiques proposent un tout autre type de dénudation. Il s’agit cette fois de Peregrini : ce genre particulier raconte et dramatise la péricope évangélique des « Pèlerins d’Emmaüs » (Luc 24, 13-35) ; dans le titre, le mot peregrinus désigne soit le Christ lui-même soit les deux disciples se rendant à Emmaüs. Dans les deux textes du xiiie siècle qui nous sont parvenus15, l’adjectif nudus apparaît chaque fois dans l’expression nudus pedes incluse dans le portrait du Christ ressuscité :
Illis hec cantantibus, accedat quidam alius in similitudine Domini, peram cum longa palma gestans, bene ad modum Peregrini paratus, pilleum in capite habens, hacla uestitus et tunica, nudus pedes16.
20La ressemblance avec le Christ ressuscité (in similitudine Domini) se construit à l’aide d’accessoires et de vêtements propres aux pèlerins (pera, pilleus, hacla, tunica) mais aussi, de façon plus symbolique, avec l’attribut particulier des martyrs, la palme. Les pieds nus (nudus pedes) s’expliquent d’abord par le souci de réalisme et de précision dramaturgique : les pèlerins, surtout s’il s’agissait de pénitents17 voyageaient pauvrement vêtus, quelquefois les pieds nus. Le Christ s’identifie donc complètement aux hommes qu’il est venu visiter, d’où les correspondances entre ses vêtements et ceux des disciples pèlerins d’Emmaus18. Cependant, la nudité peut aussi signaler la gloire du Christ ressuscité, très souvent représenté nu, précisément parce que ses vêtements mortels, le linceul (linteamina traduit la Vulgate de saint Jérôme), ont été abandonnés dans la tombe19.
21Le texte considéré comme le plus ancien drame liturgique, la Visitatio sepulchri de saint Ethelwold20 donne un argument supplémentaire pour cette dernière interprétation. Malgré des indices dramatiques évidents, ce texte primitif reste proche de la liturgie : il propose aux clercs-acteurs une série de gestes très symboliques susceptibles de s’inspirer à la fois du théâtre et du culte. Voici comment ces clercs révèlent la résurrection du Christ au peuple des fidèles :
Erigat uelum, ostendatque eis locum Cruce nudatum, sed tantum linteamina posita, quibus Crux inuoluta erat21.
22Encore une fois, l’enjeu de la scène se situe bien dans cette opposition entre le moment où la Croix était « habillée » du linceul (linteamina) et le moment où elle apparaît « dénudée ». Cette croix doit être le crucifix de l’église, posée sur l’autel22. Elle représente le Christ lui-même (symboliquement et par métonymie), d’où la possibilité de l’envelopper d’un linge puis de l’exhiber nue devant les yeux des fidèles. Le texte ne fait pas appel à une représentation de la scène évangélique par le corps des acteurs, mais il utilise déjà largement des conventions théâtrales, avec les mêmes valeurs que dans les Peregrini déjà cités.
23Au xiie siècle, le Jeu d’Adam23 s’éloigne des conventions théâtrales développées par les drames liturgiques grâce à l’utilisation exclusive du français dans les dialogues des personnages et par le thème qu’il traite : l’histoire du salut avec, en particulier, la représentation du récit biblique de la faute d’Adam et Eve. Ce texte attire immédiatement l’attention puisque les deux personnages principaux apparaissent nus dans la Bible à l’issue de la Création (Gn 2, 25) :
Erant autem uterque nudi, Adam scilicet et uxor eius, et non erubescebant.
24La rubrique initiale du Jeu d’Adam, très développée, décrit ainsi Adam lorsqu’il apparaît pour la première fois sur la scène : Adam indutus sit tunica rubea24. La tunique, vêtement simple et long, aux manches étroites, est aussi un vêtement religieux, souvent réservé aux sous-diacres, c’est-à-dire aux clercs les plus humbles dans la hiérarchie. La petitesse de l’homme face à Dieu est ainsi signifiée25, mais la couleur rouge reste la couleur impériale et souligne le pouvoir accordé à Adam : il est roi au paradis. C’est pourquoi, après la faute, le changement de statut du personnage est dramaturgiquement signifié par la perte de son bel habit : il n’est plus digne de porter un vêtement religieux, surtout un vêtement royal. La rubrique latine précise alors :
Et exuet sollempnes vestes, et induet vestes pauperes consutas foliis ficus26.
25A la différence du récit biblique, il n’est pas question ici que Dieu fabrique « une tunique de peau » (tunicœ pelliciœ, Gn 3, 21). Le personnage semble retourner à une sorte de sauvagerie : la grossièreté de ce nouveau vêtement se conçoit comme un signe visuel (dramaturgique) de la coupure avec Dieu. Le texte tire ainsi parti d’indications bibliques et de prescriptions liturgiques pour recréer des signes qui appartiennent en propre à un univers dramatique. En effet, la nudité est symboliquement signifiée par l’humble tunique. Dès lors, la perte due à la faute consiste à changer ce vêtement aux connotations religieuses et royales pour un habit de feuilles, beaucoup plus primitif et naturel.
26Le cas des vêtements d’Eve est tout autre. Dès le début de la pièce, il semble clair qu’ils appartiennent totalement à l’univers du théâtre :
Eva vero muliebri vestimento albo, peplo serico albo27…
27Eve devra-t-elle changer de vêtements de la même manière qu’Adam pour signifier la tache du péché originel ? Sans doute, bien que le texte ne le précise pas, car elle a perdu l’innocence signifiée par la couleur blanche. Quant à la forme de ce vêtement, elle reste vague, mais suffisante pour que l’acteur soit pris pour une femme (on sait que seuls les hommes montaient sur la scène). Ainsi, pour ces personnages du Jeu d Adam, le vêtement appartient clairement à un code théâtral que les spectateurs devaient décrypter sans peine. Pour tous les deux, la nudité reste symbolique et ne prend son sens que dans le changement d’habit : l’opposition joue symboliquement entre nu et vêtu mais la représentation de cette opposition se fait concrètement entre deux types de costumes de scène. La rubrique latine précise même que cette métamorphose visuelle se fera, sinon en coulisses, du moins caché hors de la vue des fidèles : inclinabit se ut non possit a populo videri.
28Pour l’ensemble de ces textes, en particulier dans les drames liturgiques latins, le nu n’apparaît que discrètement (les pieds nus ou la tête découverte) avec des significations symboliques immédiates pour les spectateurs. Le Jeu d Adam, plus mûr dramaturgiquement, suggère la nudité des personnages bibliques par le biais de changements de vêtements au caractère symbolique plus subtil parce qu’il fait davantage appel à des conventions dramatiques bien établies, peut-être à partir de conventions artistiques dont s’inspirent les autres arts de la représentation.
Nudité morale : les enjeux esthétiques et sémiotiques
29Contrairement à ce qu’on pourrait d’abord croire, la nudité, au sens strict du terme cette fois, n’est pas absente des œuvres médiévales, y compris sur et dans les édifices religieux28. Pour Erwin Panofsky, la nudité médiévale a d’abord des significations morales et, de ces significations, découlent les représentations esthétiques. Dans ses Essais d’iconologie, le critique reconstitue l’histoire de l’imagination créatrice à travers l’analyse des thèmes artistiques. Art de la représentation, le théâtre doit tirer de profitables applications de ce type d’études29.
La théologie médiévale distinguait en morale quatre significations symboliques de la nudité : nuditas naturalis, l’état naturel de l’homme, qui engage à l’humilité ; nuditas temporalis, le manque de biens terrestres, qui peut être volontaire (comme chez les Apôtres ou les moines), ou provoqué par la pauvreté ; nuditas virtualis, symbole d’innocence (de préférence une innocence acquise au moyen de la confession) ; et nuditas criminalis, signe de débauche, de vanité, d’absence de toutes les vertus30.
30En somme, dans les arts de la représentation, la nudité n’est jamais donnée d’emblée comme positive ou négative : chacune de ses apparitions est symbolique et mérite une interprétation circonstanciée. Lorsque les quatre types de nudité répertoriés par Erwin Panofsky sont représentés dans les textes dramatiques, ils le sont toujours de manière allégorique ou métaphorique : des enjeux esthétiques et littéraires découlent bien des représentations particulières.
« Nuditas naturalis » figure en des scènes de la Genèse, en des Jugements derniers, en des représentations d’âmes quittant leurs corps et de sauvages31 (outre, bien sûr, les scènes de martyre et les illustrations scientifiques).
31La nuditas naturalis est présente dans le Jeu d’Adam et dans les écrits de l’abbesse Hrotsvita. La nudité d’Adam et Eve doit évidemment être considérée comme un état positif puisqu’elle concerne les premiers humains encore libres du péché originel32. C’est sans doute pourquoi le texte insiste sur la magnificence du costume qui symbolise cette nudité, en contraste fort avec celui que les personnages revêtent ensuite. Figura qui parle pour Dieu, insiste sur cette déchéance :
Ici avront les cors eissil,
Les aimes en emfern peril.
(v. 507-508)
32Les corps se montrent mal à l’aise dans le monde terrestre où Adam et Eve se voient désormais confinés. Le contraste est d’autant plus saisissant quand l’ange apparaît alors sur scène :
Intérim veniet angelus albis indutus, ferens radientem gladium in manu, quem statuet Figura ad portam paradisi33.
33Cet ange que Dieu poste à l’entrée du paradis pour en interdire l’accès sera albis indutus, le mot albis désignant à la fois l’aube (tunique réservée au prêtre pour le culte) et, par métonymie inverse, la couleur blanche qui la caractérise. Le vêtement est doublement connoté pour son caractère sacré : il était donc impossible qu’Eve continuât à le porter. Le changement de costume s’impose pour les deux personnages, en même temps que leur passage d’un lieu positif à un lieu négatif.
34Dans les textes de Hrotsvita au contraire, la palme du martyre revient aux jeunes filles sacrifiées et blessées dans leur corps :
Ideo rogamus solui retinacula animarum, quo extinctis corporibus tecum plaudant in aethere nostri spiritus.
Melius est ut corpus quibuscumque iniuriis maculentur, quam anima idolis polluantur34.
35Dans ce cas, le corps est d’emblée présenté comme négatif, opposé à une âme (spiritus ou anima) positive. On comprend dès lors combien il doit demeurer caché par des vêtements que même le feu ne parvient pas à effacer : la nudité ne serait qu’une représentation extrême du corps vicié, une nuditas criminalis selon les termes d’Erwin Panofsky. En fait, ce type de nudité n’est jamais mentionné dans les textes, même pour des personnages négatifs : leurs propos ou leurs gestes suffisent aux yeux des spectateurs35. De même, la nuditas temporalis reste a priori négative dans les drames liturgiques mais elle ne se manifeste jamais par une dénudation (fût-elle métaphorique) du corps36.
36Ne reste donc que la nuditas virtualis, « symbole d’innocence », précisément celle que le personnage du Christ incarne dans les textes, d’où leur insistance sur les pieds nus du personnage37 : d’après la théologie chrétienne, c’est effectivement par le Christ que l’humanité retrouve sa pureté originelle, par lui le corps est réhabilité. C’est précisément ce qu’annoncent les prophètes du Jeu d’Adam, comme ici Jérémie :
Ovec vus serra, cum homme mortals,
Li sires, le celestials.
Adam trara de prison,
Son cors dorra por rançon.
(v. 873-876)
37Avec la réhabilitation du corps par le Christ même, qui en fait un instrument du salut pour l’humanité, la question du vêtement ne se pose plus dans les mêmes termes38. Après la Résurrection, l’innocence retrouvée permet les représentations du Christ en partie dénudé et, bien que cette pureté retrouvée reste très dépendante du phénomène de « refoulement » dont Leo Steinberg a parlé39, l’absence (très partielle) de vêtement désigne un principe supérieur.
38Le théâtre naissant met en place une série de conventions dramatiques, en particulier celles qui concernent la mise en scène du corps, les acteurs et leur costume. Ce premier théâtre, issu de l’Eglise et souvent d’abord en latin, rend compte de la complexité du message chrétien. La vision de la nudité y est moralement condamnable bien que l’Incarnation du Christ et la promesse de la résurrection des corps lui redonnent parfois son innocence première, mais dans tous les cas, elle n’apparaît que discrètement, souvent voilée par des vêtements qui la signifient.
Notes de bas de page
1 Il faut attendre quelques metteurs en scène un peu provocateurs du xxe siècle pour voir sur scène des corps dénudés et, même alors, sa signification va rarement bien au-delà du simple défi aux manières bourgeoises des spectateurs.
2 Cité par l’article « Costume de théâtre », Encyclopœdia Universalis, édition électronique, 1998. L’auteur de cet article (non cité) explique d’abord que « Roland Barthes, analysant les « maladies » du costume de théâtre (vérisme archéologique, hypertrophie d’une beauté formelle sans rapport avec la pièce, hypertrophie de la somptuosité) lui assigne, après Brecht, un rôle purement fonctionnel, remplissant une fonction d’ordre intellectuel. »
3 Traduction : « J’ordonne qu’on fasse comparaître ces chiennes, qu’on les déshabille et qu’on les expose toutes nues en public, pour qu’elles voient à leur tour ce que peuvent nos plaisanteries à nous. » Texte et traduction de Monique Goullet : Hrotsvita, Dramata, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 86 et 87.
4 Traduction : « Nous répandons en vain notre sueur ; nous nous fatiguons pour rien : regardez ! Leurs vêtements collent sur elles comme une peau ! Et le gouverneur qui nous sommait de les déshabiller ronfle sur son siège… » Ibid.
5 Traduction : « Etrange, stupéfiant miracle ! Voici que leurs âmes ont quitté leurs corps, et on ne voit aucune marque de brûlure. Le feu n’a pas consumé leurs cheveux ni leurs vêtements, pas plus que leurs corps. » Ibid., p. 90 et 91.
6 Traduction : « Ils avaient des habits resplendissants et tout sur leur visage inspirait la vénération. » Ibid., p. 96 et 97.
7 L’expression est calquée sur celle qu’emploie Michel Rousse : pour lui, le « décor verbal » est celui qu’un personnage se contente d’évoquer ou même de décrire dans une réplique, sans qu’il soit nécessairement représenté sur la scène. Voir son article « Le Jeu de Saint-Nicolas. Du clerc au jongleur », Hommage à Jean-Charles Payen, « Farai chansoneta novele », Essai sur la liberté créatrice au Moyen Age, Caen, Centre de publications de l’Université, 1989, p. 215.
8 Monique Goullet, introduction aux Dramata de Hrotsvita, op. cit., p. LX. Voir Paul Zumthor, La Lettre et la Voix, Paris, Seuil, 1987.
9 II poserait d’ailleurs d’intéressants problèmes de mise en scène. Voir les réflexions de Monique Goullet, op. cit., p. XL-XLII.
10 Dans les deux passages cités supra, l’éditeur les traduit justement par « Regardez ! » (voir à la note 4) ou par « voici que… » (voir la note 5).
11 Pour davantage de précisions et pour une édition presque exhaustive de ces drames, voir Karl Young, The Drama of Médieval Church, Oxford, Clarendon Press, 1933.
12 Citée par Karl Young, op. cit., t. I, p. 265. Née et jouée à Toul, elle serait datée du xiiie siècle ; le manuscrit se trouve maintenant à la BNF (ms. latin 975).
13 Traduction : « Après cela, qu’ils sortent du tombeau tête nue et, se tenant devant le crucifix, qu’ils se tournent vers le peuple et entonnent cette antienne : Surrexit… »
14 lmpersonation : ce terme, d’abord utilisé par Karl Young et francisé depuis, définit le processus qui fait se transformer l’acteur (de chair et de sang) en personnage (littéraire et théâtral, purement fictionnel). Cette transformation est le fait du comédien mais elle est aussi acceptée comme telle par les spectateurs en vertu des conventions théâtrales.
15 Karl Young, op. cit. t. 1, p. 461 (Peregrinus du xiiie siècle, conservé à la Bibliothèque municipale de Rouen, ms. 222) et p. 471 (Peregrinus du xiiie siècle également, conservé à la Bibliothèque d’Orléans, n° 201 ; ce dernier appartient au riche recueil de l’abbaye de Fleury-sur-Loire).
16 Du second de ces Peregrini (Bibliothèque d’Orléans). Traduction : « Pendant qu’ils [les deux discliples] chantent cela, que s’approche quelqu’un d’autre, sous l’apparence du Seigneur, portant une besace et une longue palme, bien habillé à la manière du Pèlerin, un bonnet sur la tête, vêtu d’un surcot et d’une tunique, les pieds nus. »
17 Le pèlerinage est d’abord une manifestation de piété conçue comme une ascèse mais il est très vite utilisé aussi comme une forme de pénitence, « notamment dans le cadre de la pénitence tarifée qui s’est développée en Occident à partir du xie siècle ». Pierre-André Sigal, article « Pèlerin, Pèlerinage », Dictionnaire encyclopédique du Moyen Age, Cambridge/Paris/Rome, James Clarke & Co. LTD/Cerf/Città Nuova, 1997. L’auteur cite la besace et le bâton comme les attributs habituels du pèlerin (voir les notes 16 et 18, ainsi que les citations).
18 Quelques lignes auparavant, les indications scéniques latines décrivaient les vêtements des deux disciples avec plus de précision encore, mais la palme était évidemment absente : Procédant duo a competenti loco, uestiti tunicis solummodo et cappis, capuciis absconsis ad modum clamidis, pilleos in capitibus habentes et baculos in manibus ferentes.
19 Voir le verset qui précède immédiatement la péricope des Pèlerins d’Emmaus (Le 24, 12) : Petrus autem surgens cucurrit ad monumentum, et procumbens, videt linteamina sola posita ; établit secum mirons quod factum fuerat. Il est question de linteamina et de sudarium dans l’évangile de Jean.
20 Ce texte est extrait de la Regularis concordia Anglicœ Nationis Monachorum Sanctimonialumque, conservée au British Museum (MS Cotton Tiberius A. III) ; elle date de la fin du xe siècle. Voir Karl Young, op. cit., t. I, p. 249.
21 Traduction (Blandine-Dominique Berger, Le Drame liturgique de Pâques, Paris, Beauchesnes, 1976, p. 270) : « [Le clerc] soulève le rideau et leur montre le lieu vide de la croix, contenant seulement le linceul dans lequel celle-ci avait été enveloppée ».
22 Rappelons que ces autels étaient souvent entourés d’une petite construction à colonnette, le ciborium, pourvu de rideaux qu’on pouvait fermer complètement à certains moments de la liturgie, un peu à la manière du culte orthodoxe. Voir des schémas de ces constructions dans l’ouvrage d’Elie Konigson, L’Espace théâtral médiéval, Paris, CNRS, 1975, p. 38.
23 II s’agit d’un texte anonyme. Voir l’édition de Paul Æbischer, Le Mystère d’Adam, Genève/Paris, Droz/Minard, 1964.
24 Traduction : « Qu’Adam soit revêtu d’une tunique rouge… »
25 Dans le Jeu d’Adam, le personnage de Figura qui représente Dieu porte une dalmatique. Selon René Gilles, ce vêtement est considéré comme un « signe de distinction […], porté par les empereurs d’Orient, que l’Eglise adopta pour le Souverain Pontife et pour les évêques ». René Gilles, Le Symbolisme dans l’Art religieux au Moyen Age, Paris, Mercure de France, 1943, p. 138.
26 Traduction : « Il retirera alors ses beaux vêtements et mettra de pauvres vêtements, cousus avec des feuilles de figuier. »
27 Traduction : « Mais qu’Eve revête un vêtement féminin blanc, un manteau de soie blanche. »
28 Selon Erwin Panofsky, ces nus témoignent de l’influence des sarcophages antiques, d’abord sur les sculpteurs puis sur les peintres. Voir son ouvrage, La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’occident, 1960 (traduction : Paris, Flammarion, 1976). Merci à Edith Karagiannis d’avoir attiré mon attention sur ce critique.
29 De manière un peu semblable, s’aidant des travaux de François Garnier (Le Langage de l’image au Moyen Age, Paris, Le Léopard d’or, 1989), l’ensemble Gilles Binchois a proposé une interprétation du drame liturgique du Jeu d’Hérode (xiie siècle) ; voir la plaquette Le Jeu d’Hérode, Paris, Le Léopard d’or, 1988. François Gantier propose une interprétation sémiotique des gestes, alors qu’Erwin Panofsky s’interroge en termes d’esthétique.
30 Erwin Panofsky, Essais d’iconologie, Paris, Gallimard, 1967 (1 éd., 1939), p. 229.
31 Ibid., note à la page 229.
32 « Adam et Eve avant la faute sont figurés nus, dans la splendeur de leur corps, sans l’idée d’une culpabilité possible », explique François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Age, t. II, Paris, Le Léopard d’or, 1989, p. 260. Mais cette affirmation, en préambule d’une partie intitulée « Nudité » (p. 260-274), reste nuancée, en particulier parce que le vêtement n’est pas toujours « signe figuré de culpabilité » (ibid.).
33 Traduction : « Un ange vêtu de blanc viendra alors, tenant en main une épée brillante ; la Figure le placera à la porte du paradis ».
34 Traductions respectives : « Nous te prions donc de délier les liens de nos âmes afin qu’après la destruction de notre chair, nos esprits exultent avec toi dans les régions célestes » (p. 90 et 91) ; « Il vaut mieux avoir le corps souillé de quelques viols que l’âme viciée par des idoles » (p. 92 et 93).
35 Même les démons des drames liturgiques limitent ainsi leur représentation. Erwin Panofsky explique d’ailleurs que « dans la pratique cependant, les artistes avaient pratiquement exclu [ce type] de nudité », op. cit., p. 229.
36 Sans doute faudrait-il argumenter ici à partir du Très filiœ, drame du xiiie siècle (Karl Young, op. cit., t. II, p. 316) : des jeunes filles, vouées à la prostitution par leur père indigent, se trouvent sauvées et enrichies par les interventions miraculeuses de saint Nicolas.
37 D’après Leo Steinberg (The Sexuality of Christ in Renaissance art and in modem oblivion, New York, Pantheon/Oktober Book, 1983), la nudité du Christ manifeste le dogme de l’Incarnation ; c’est vrai en particulier pour les représentations de Jésus enfant, du baptême dans le Jourdain ou de la descente de Croix.
38 « La nudité réapparaît comme état de pureté spirituelle après régénération », François Garnier, op. cit., p. 272.
39 Le critique emploi le mot de oblivion ; op. cit., passim.
Auteur
Université Marc Bloch – Strasbourg II
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