« Le cuer n’est mie en l’ermin engoulez ». Revêtir une identité dans Aliscans
p. 313-324
Texte intégral
1L’on est rarement nu dans la littérature médiévale où tout homme digne de porter ce nom se doit d’être vêtu, ainsi que le souligne admirablement Marie de France à travers le loup-garou dont s’inspire le Bisclavret1, loup-garou dont on a intentionnellement dérobé les vêtements afin qu’il ne lui soit jamais possible de recouvrer son identité première, celle du baron beau et bon chevalier. Plus qu’un signe évident de la condition humaine et de la reconnaissance d’autrui au sein de la société féodale, le vêtement fait sens parallèlement à sa conception esthétique et à la recherche du beau idéal dont la littérature médiévale ne s’est point détournée, à l’instar des moralistes qui plus tard ont octroyé à la mode une place non négligeable dans leurs pensées. Mais, si les somptueux manteaux d’hermine qui parent les épaules des héros des chansons de geste et de leurs compagnes sont inéluctablement de sublimes ambassadeurs de notre thématique du vêtu, nous préférons, en toute probité, soulever les pans de leurs vêtements et interroger ces derniers quoique muets, afin de vérifier la parfaite adéquation de l’être et du paraître. Or, il s’avère que le poème d’Aliscans nous offre pléthore de moments savoureux et densément signifiants en s’attardant parfois longuement tant sur l’habit à la prestance inégalée que sur celui qui est déchiré, sur la tenue aux vertus guerrières innées, véritable seconde peau vecteur d’identité et d’altérité, insufflant par là même une senefiance transcendante à la geste dans laquelle abondent des termes tels que « semble, resamble, ravisier, aviser… ». Rainouart y prononce de surcroît ces paroles qui, outre leur lien avec notre présente réflexion, témoignent de sa faculté à lire en autrui en dépit des vêtements arborés : « le cuer n’est mie en l’ermin engouiez2 ». Surprenant constat pour un être chtonien ! Assurément ce personnage nous suggère ainsi que l’adéquation que nous avions évoquée plus haut, loin d’être obvie, est bien le nœud de notre problématique, laquelle s’enrichit au fil des laisses des maints personnages rencontrés, qu’ils soient chrétiens ou sarrasins, richement ou pauvrement vêtus. Il plaît même au poète d’insérer certains protagonistes en d’autres vêtements que les leurs se prêtant ainsi inconsciemment à la vérification de notre théorie. Plus que d’autres auxquelles nous avions pourtant songé, la chanson d’Aliscans nous invite à bien des égards à sonder son vouloir dire et plus particulièrement celui de ses étoffes.
2Les vers de ce poème abreuveront donc notre réflexion et les personnages qui le traversent généreusement tels que Guillaume ou Rainouart sauront inéluctablement guider notre approche et sonder la profondeur des êtres vêtus ou partiellement dénudés. Par ailleurs, si dans les chansons de geste les femmes n’occupent qu’un espace second aux côtés des bellatores, l’auteur de notre chanson leur confère une place peu ordinaire, certes limitée dans le temps, mais qui mérite que nous nous y attardions puisqu’elle éclaire notre réflexion et la problématique de notre sujet, dotant cette chanson d’Aliscans d’une poéticité autre, peut-être même novatrice pour ces temps.
*
3Le vêtement a pour fonction de couvrir le corps, de le cacher, de le protéger, de le parer. Il peut de surcroît modifier ou masquer l’identité d’un personnage dont les traits du visage sont ainsi habilement dissimulés ou bien l’allure générale fondamentalement estompée. Nombre de nos héros se présentent déguisés de la sorte au chastel de leur pire ennemi ou pis encore sont invités à sa table, inconnus accueillis dont on ne se méfie point, qui se jouent impunément de leur rival, préparant judicieusement le piège dans lequel ils ne manqueront pas de le précipiter et nous songeons à travers cette évocation succincte au tour pendable dont Herchambaut3 est l’objet, dans Raoul de Cambrai. Le texte nous offre un instant précieux voire exceptionnel d’absolue nudité4 qui ouvre une page comique empreinte d’ingéniosité poétique en ces termes :
« Il vos convient premerains despoillier –
en la fontainne antrerés tos premiers. »
Il se despoille, que dras n’i vaut laissier ;
Dedens s’en entre, car bien cuide esplotier.
(v. 7348-7351)
4Mais refermons là ce tableau cambrésien que nous ne souhaitons pas davantage interroger, qui présente cependant l’avantage de nous inviter à renverser le problème et à nous demander ce que l’absence totale de vêtements peut signifier, ou encore son absence partielle telle que nous la constatons lorsque le poète d’Aliscans nous met en présence de Rainouart.
5Guillaume, qui s’est rendu au palais du roi afin de lui demander de l’aide, obtient gain de cause et alors que chacun s’apprête à festoyer puisque l’entente règne désormais, son regard s’arrête sur Rainouart qui vient de quitter la cuisine. L’auteur nous fait connaître les détails de cette élection visuelle qui, plus que le fruit du hasard, nous semble relever de l’attirance d’antagonismes, enfin… antagonismes, cela reste à démontrer5. Aussi précise-t-il :
Aval la sale commence a esgarder.
Laisse LXXIII (v. 3524)
6comme si Guillaume répondait à un appel, à une rencontre prédestinée qui s’avérera d’ailleurs salvatrice. Or le regard de ce dernier est en premier lieu attiré par un trait de nudité qu’un rythme ternaire permet en sus d’accentuer :
Toz iert nuz piez, n’ot chauce ne soller ;
Laisse LXXIII (v. 3527)
7Puis Guillaume embrasse d’un regard celui que son cœur étreindra plus tard, s’attardant sur sa corpulence, et croisant son « regart de sengler6 ». L’on se demande ce que Rainouart pourrait bien cacher derrière le peu qui le revêt car bien qu’il soit vêtu, seules des précisions relatives aux hardes qu’il porte viennent brosser son portrait. Aussi nous inspiret-il la pitié, autant il ne faut point l’oublier que la crainte, personnifiant la théorie aristotélicienne qui prône ces deux pôles d’intérêt. Relégué au rang d’une vulgaire marchandise, il se voit offert à Guillaume qui le réclamait. « Ε vos l’aiez7 » confirme le roi trop heureux de se débarrasser de ce Sarrasin sans valeur. Guillaume quant à lui rejoint déjà les paroles pertinentes8 que prononcera Rainouart face à Haucebier, ayant reconnu en cet homme qui se meut pieds nus, la vérité d’un être, vérité toute nue. Rainouart ne se déguise pas, ne triche pas, il n’est point autre par les vêtements9 mais plutôt divisé intérieurement, être en souffrance qui se forge sa place à coups de courage, à coups de sincérité mais aussi à coups de tinel, il est vrai.
8Il est pourtant fils de roi, origine dont Louis se doutait mais tue de façon incompréhensible par le principal intéressé. C’est à cette méconnaissance du cœur de l’autre que s’arrêtent ceux qui sont confrontés au héros au tinel. Le misérable état de ses vêtements et l’absence de chaussures éclipsent les traits de son visage si bien que Desramé son père ne reconnaît pas au prime abord son propre fils. Et le poète complice et garant de ce secret le justifie en ces termes laissant à Rainouart le privilège de la révélation ultérieure :
Desramez vient poignant par le tornoi ;
Son filz encontre Renoart devant soi,
Nel connut mie, si vos dirai por quoi :
Que malement resemble filz de roi,
Tot est nuz piez, povre estoit son conroi.
Laisse CLIII (v. 6788-6972)
9Si Rainouart10 ne se cache pas au-dedans de ses vêtements en loques, il sait néanmoins tirer profit de son apparence miséreuse et élaborer une stratégie digne de César, lequel opposant une armée inférieure en hommes à celle de l’ennemi se permettait le luxe de remporter la victoire. Aussi notre héros de troisième fonction, lié à la cuisine et au feu selon l’idéologie tripartite soulignée par les travaux de Georges Dumézil11, se métamorphose-t-il en héros de la première fonction afin d’anéantir les vingt mille Sarrasins qui s’approchent. Le texte est éloquent :
« A las, dist il, com je sui malostruz !
N’ai nul souler, ainz ai les piez toz nuz,
Parmi les plantes en est li sans issuz. »
Il se fist mort, a la terre est cheüz,
Un grant bret jete com fust a mort feru,
Mes toutes voies fu bien le fust tenuz.
.M. Sarrazin i viennent a escuz,
Qui tuit esgardent Renoart qui gist jus.
Laisse CXLVI (v. 6651-6658)
10Rainouart bondit ensuite sur ses ennemis afin de les mettre en pièces. Il ne diffère du véritable chevalier que par son arme aux dimensions et au poids extraordinaires, arme non noble, primitive, qui à l’instar des vêtements dépouille l’homme qu’il est de tout artifice ornemental. En une obstination révélatrice et humble, Rainouart est indéniablement un individu doté d’une formidable intégrité. Quand vient le premier combat que doit livrer notre héros épique pour Guillaume et les siens, le poète perce les pensées de Dame Guibourc, lesquelles se font l’écho de la valeur et de la pureté du frère retrouvé :
C’est Renoart au voir corage entier.
Laisse XC (v. 4685)
11Aussi lui remet-elle d’autres vêtements, l’équipant d’un haubert, d’une cotte, d’un capuchon d’acier, d’un heaume qu’elle fixe elle-même afin de préserver celui qu’elle a reconnu des coups des adversaires. Cette scène d’habillement nous semble exceptionnelle tant les gestes de Guibourc armant son frère de fer et d’acier particulièrement résistants excluent toute idée de violence du poème de par la délicatesse et l’amour dont ils témoignent. Il serait trop long d’en citer toutes les occurrences et c’est pourquoi nous marquerons une pause sur cette ultime, belle et presque maternelle précaution :
Aprés le fist si bien enveloper,
D’un bon chapel de feutre acoveter ;
Mes la ventaille ne li volt pas noer,
S’il a mestier, por le mielz essofler
Et que delivres peüst li ber aller.
Laisse XCI (v. 4733- 4737)
12Sœur ô combien aimante, soucieuse du devenir de ce frère retrouvé, sœur sur laquelle il convient à présent de nous pencher.
*
13En dépit de l’importance que nous voulons lui donner, force est de constater que ses apparitions sont éphémères dans la geste hautement dominée par le personnage que nous venons d’évoquer et par Guillaume qui retiendra toute notre attention dans quelques instants. Nonobstant, elle n’en apporte pas moins sa pierre à l’édifice de notre thématique et la brièveté de sa présence est inversement proportionnelle à l’influence qu’elle exerce sur autrui, notamment sur son époux. Elle n’est au demeurant pas la seule en ce cas puisque Aélis ne nous honore de sa gracieuse silhouette que le temps d’une apparition, entièrement vêtue de soie d’Almeria. Habile et d’une intelligence admirable, elle met à profit ce modeste laps de temps qui lui est imparti afin de calmer les ardeurs belliqueuses de ceux qui l’entourent. Dès lors, la reine, sœur de Guillaume, peut enfin prononcer ces quelques paroles dont la portée sacrificielle passe par l’offrande de sa nudité :
« Se j’ai dit chose dont m’aiez enhaïe,
J’en souferrei, s’il vos plest, tel hachie
Que del paleis m’en irai despoillie,
Trestoute nue sanz chemise vestie,
Jusqu’au mostier Saint Vincent l’abaïe. »
Laisse LXX (v. 3350-3354)
14Cette proposition de dépouillement vestimentaire n’est que le signe précurseur d’un repentir sincère et d’une éviction sociale future laquelle, nous le savons, n’aura pas lieu, mais qui corrobore la non-adéquation de l’être et du paraître12 pour cette reine arborant, comme tous ceux présents dans le palais seigneurial, fourrures de vair et de petit-gris13, reine dont le cœur est hélas souillé par la vilenie. Les somptueux vêtements ne suffisent pas à masquer la lâcheté et bien qu’ils n’en soient pas, le dire de cette chanson nous susurre implicitement qu’il s’agit de déguisements pareils à ceux que nous avons précédemment évoqués, qui permirent à Bernier de mettre fin aux sombres désirs d’Herchambaut. Pourtant en ce palais, nul n’a conscience d’être déguisé, il faut toute une pureté de cœur, une situation paroxystique et un poète particulièrement inspiré pour que l’imposture des apparences soit vérifiée.
15Toutefois, l’imposture n’est pas toujours le corrélat de la disparité du vêtement avec l’être et d’autres femmes, vaillantes il convient de le souligner, confirment par leur propension à l’exploit et au courage, cet aspect de notre sujet. En effet, la belle dame Guibourc14 sentant que son époux n’a d’autre alternative que celle de partir afin d’implorer auprès du roi un secours bien mérité, annonce en ces termes qu’elle est résolue à ne s’en point laisser conter par l’ennemi :
« Sire Guillelmes, dist Guiborc en plorant,
Car i alez par le vostre commant,
Je remaindré en Orenge la grant
Avec les dames, dont il a ceenz tant.
Chascune avra ceint son hauberc jazerant,
Et en son chief un vert elme luisant,
Et au costé avra ceint son bon brant,
Au col l’escu, el poing l’espié tranchant ; »
Laisse LIV (v. 2345-2352)
16Elle se battra si nécessaire, entraînant dans son sillage les autres dames de la cité d’Orange. Ne sommes nous pas là, face à ces femmes qui délaissent leurs manteaux d’hermine pour revêtir des armures, en présence d’une aporie pathétique autant que sublime puisque des hommes plus tard dans le poème préféreront la fuite au combat ? Assurément, en ce cas et bien qu’il soit armure, le vêtement fait sens et métamorphose ces femmes fragiles en guerriers. Ne revêtent-elles pas ainsi une nouvelle et temporaire identité ? Dame Hermenjart confirme du reste cette thèse avancée puisqu’elle procède de même devant le danger et la lâcheté des hommes. Aussi leur lance-telle :
« Par Deu, François, tuit estes recreant !
Aymeris sire, or te va cuer faillant !
………………………………………
Et je meïsmes i sere chevauchant,
L’auberc vestu, lacié l’iaume luisant,
L’escu au col et au costé le brant.
Por ce se j’ai le poil chenu et blanc,
S’ai je le cuer hardi et combatant ;
Laisse LXVIII (v. 3097-3109)
17Elle n’aura, pas plus que Guibourc15 l’occasion d’affronter les Sarrasins et ne pourra de ce fait contempler ce qu’il nous est donné de lire ou d’entendre grâce aux vers de notre poète : la spécificité vestimentaire de ces ennemis venus de loin.
18Curieusement, lorsque surgit Margot de Bocidant en quête de Rainouart, l’auteur attribue à sa jument l’étoffe qui aurait dû habiller l’homme. Mais le problème est là : s’agit-il d’un homme ? Dans l’univers épique de nos chansons de geste, les païens sont très souvent des démons dont la noirceur de la peau trahit les origines infernales. Margot ne déroge pas à la règle mais il est de surcroît protégé d’étrange façon :
Si est couvert, ne doute arme noiant,
Quar envols est d’une pel de serpent,
Qui ne crient arme d’acier ne ferement.
Laisse CXII (v. 5937-5939)
19Borrel qui lui succède dans l’assaut plus loin dans le poème est lui aussi remarquable en ce qu’il ne porte ni cotte de mailles, ni cuirasse et qu’il est enveloppé dans la peau d’un animal démoniaque ainsi que le précise l’auteur, la tête surmontée d’une coiffe en peau de monstre.
Contre son cop ne valt arme un mantel.
Laisse CXVII (v. 6206)
20Le choix délibéré de cet accoutrement si représentatif atteste de ce qu’il souhaite obtenir, de ce qu’il souhaite inspirer, de ce qu’il souhaite paraître même si la mort s’apprête à le faucher dans la plus proche immédiateté prêtant son bras à Rainouart.
21Hommes ou femmes et même Sarrasins savent pertinemment en cette chanson de geste ce que le vêtement signifie et ils en usent à bon escient sous la plume du poète, pour être ou pour paraître. Guibourc ne le sait que trop, qui va par les larmes abondamment versées obtenir de Guillaume, un serment susceptible de retenir notre attention.
*
22Jalouse, ainsi que l’exprime Bernard Guidot dans une communication consacrée à cette chanson16, Guibourc craint l’absence prolongée de son époux, crainte qu’elle justifie notamment par les jeunes filles et les dames somptueusement parées qu’il rencontrera inéluctablement au palais. Il semble dès lors que la déduction de Guillaume afin de rassurer son épouse consiste en un engagement solennel à de multiples privations mais surtout, et c’est ce qui nous intéresse ici au plus haut point, en une promesse de ne point changer de vêtements. Voici ses paroles :
Dist li quens : « Dame, ne soiez trespensee ;
Tenez ma foi, ja vos ert afiee,
Que je n’avré chemise remuee,
Braie ne chauce, ne ma test levee,
Laisse LV (v. 2390-2393)
23Ces vêtements qui ne manqueront pas d’être souillés sont un gage de non séduction et deviendront, lorsque Guillaume arrivera aux portes de Laon, un indice d’altérité. Avant que l’on ne sache qui il est, on lui prête quelque mauvaise intention. De toute évidence, ce qui dérange consiste en la dissemblance des vêtements portés, dissemblance ainsi stipulée par le texte et par un messager du roi :
Et a vestu un mauvés siglaton,
Et par desoz un hermin peliçon.
Laisse LXII (v. 2747-2748)
24Ces paroles sont précédées et suivies d’un portrait poussé de l’homme sans qu’il soit possible néanmoins de lui attribuer une quelconque identité. Guillaume les effraie donc et bien qu’il décline ultérieurement sa naissance, le roi qui ne le tient pas en haute estime se montre particulièrement contrarié par cette présence inopportune. Les chevaliers que Guillaume avait auparavant comblés de richesses calquent leur accueil sur le constat de pauvreté suivant :
Quant il le virent qu’il iert si deramez,
Onques n’i fu baisiez ne acolez ;
Mauvesement fu li quens saluez,
Mes par contraire fu assez apelez,
Et d’uns et d’autres escharniz et gabez ;
Soventes foiz fu li quens ramponez ;
Laisse LXIII (v. 2815-2820)
25Le poète, en ces vers lourds de sens, nous gratifie de sa contribution à notre théorie de dissimilitude entre l’être et le paraître ajoutant en sus une note de déchéance :
Aussi com d’home qui chiet en povretez.
Laisse LXIII (v. 2821)
26Seuls les intimes ne se réfugient pas derrière la pauvreté des vêtements de Guillaume pour le fustiger. Ils se laissent pourtant eux aussi prendre au piège de l’apparence conférée par cet habit en lambeaux. Sans doute est-ce la raison pour laquelle Hernaut ne reconnaît pas son frère lorsque celui-ci est sur le point de le combattre. Nonobstant, le regard d’Hernaut parvient à percer les guenilles qui masquent partiellement le corps de son frère et c’est un geste généreux et bouleversant qui lui révèle son identité que ne sont pas parvenus à dissimuler les haillons dont Guillaume, par serment, ne peut se délester.
27En d’autres lieux dans le poème et de façon dissonante, Guibourc ne reconnaît pas Guillaume qui la prie instamment d’ouvrir les portes du château en ce qu’il n’adopte point la conduite qu’elle attend, ou du moins celle que Guillaume aurait adoptée ainsi qu’elle le prétend. Refusant de le laisser pénétrer, elle lui déclare :
…………. » Or puis je bien prover
Que tu n’iés mie dan Guillelmes le ber,
La Fiere Brace qu’en soloit tant loër.
Ja n’en lessasses paiens noz genz mener
Ne a tel honte batre ne devorer ;
Ja nes sofrisses si pres de toi aller ! »
Laisse XLVIII (v. 2071-2076)
28Méconnaissable sous son armure17, il est également revêtu d’une identité autre puisqu’il s’est emparé d’armes païennes et de tout l’équipement du Sarrasin qu’il a précédemment occis. Le poème est clair puisqu’il nous dit :
Le Turc resemble plus c’ome qui soit nez.
Laisse XL (v. 1722)
29Cependant s’il doit accomplir une prouesse en délivrant les chrétiens et ôter son heaume afin que Guibourc le reconnaisse, les païens qu’il croise sur son chemin avant d’atteindre les murs d’Orange, dupes un instant de son accoutrement, comprennent la ruse car dépassent inexorablement de son équipement guerrier sarrasin des vêtements révélateurs que cette mention souligne admirablement :
Mes li paien ont veüson hermin
Et ses .II. chauces, qui furent de sanguin ;
Par ce conurent n’estoit pas lor cosin.
Laisse XLII (v. 1803-1805)
30Sans contredit, en cette scène le paraître ne coïncide pas avec l’être revêtu de cette armure et Guillaume n’a pu usurper que momentanément l’identité du mort qu’il avait dépouillé.
31Enfin, si l’armement est susceptible ainsi que nous l’avons démontré de compléter voire de se substituer au vêtement et d’octroyer durablement ou provisoirement une identité, il existe un tableau à propos duquel nous vous invitons à méditer, en ce qu’il représente à nos yeux l’ultime degré tant du vêtu que de la nudité. Pour cela, remontons à la source même du poème, à la mort prématurée de Vivien dont nous n’avons point encore parlé et interrogeons-nous quant aux précautions ultimes que prend Guillaume pour ce corps déjà mort18 qu’il ne peut emporter. Telle une protection de l’enveloppe charnelle19 et de l’âme que les vêtements de Vivien ne sont plus à même d’assumer, Guillaume installe précautionneusement le jeune homme sur un premier bouclier et le recouvre d’un second, lui forgeant ainsi une sépulture20 guerrière afin de le protéger d’une nudité fragilisante imposée par le trépas. Quelques vers plus tard l’initiative de Rainouart parachèvera ce que Guillaume avait commencé mais Vivien demeurera en ces curieux habits enseveli, le corps entre deux boucliers.
*
32Qu’il s’agisse de Guibourc, de Rainouart, de Guillaume ou des Sarrasins, ceux qui existent en cette chanson de geste d’Aliscans portent sur leurs épaules la senefiance de leurs vêtements. Il ne nous est jamais donné de les rencontrer nus mais il est des moments intenses, sans doute habilement fomentés par le poète, où l’implicite textuel nous permet de percer du regard les étoffes et les armures et de découvrir le cœur de ces êtres, cœurs mis à nu. Il s’avère donc que le vêtu, loin de n’être qu’une simple protection plus ou moins rudimentaire ou encore sublime à l’excès, s’inscrit dans la dialectique d’une vaste problématique oscillant entre nécessité et hypogée. Cependant, au-delà des apparences auxquelles nous avons été confrontés, ce que clame hautement le poème et que la présente approche a tenté de démontrer, réside en ce qui est tantôt obvie et d’autres fois dissimulé par ce que l’être revêt. Rainouart l’a fort bien compris et dignement exprimé, qui en un cheminement initiatique métamorphose son être, s’élevant spirituellement du Sarrasin à la chrétienté, laissant concomitamment choir ses loques vestimentaires pour des habits de toute beauté. Rendons lui la parole, la clausule de ce sujet :
« Le cuer n’est mie en l’ermin engouiez,
Ainz est ou ventre la ou Dex l’a plantez.
Rois qui por dras tient homë en viletez
N’est pas preudom, sachiez de verité21. »
Notes de bas de page
1 Lais de Marie de France, Bisclavret, traduits par L. Harf-Lancner, Paris, 1990.
2 Aliscans, publié par C. Régnier, Paris, 1990, Laisse CLVII, ν (6899). Β. Guidot et J. Subrenat, Aliscans, traduite d’après l’édition de C. Régnier, Genève, 1993.
3 S. Kay, Raoul de Cambrai, traduction W. Kibler, Paris, 1996, laisse CCCXVIII.
4 Voir, K. Clark, Le Nu, « The Nude, a study of Ideal Art », 1956, traduction M. Laroche, Paris, 1969, réed, 1987.
5 Voir J.-P. Martin, « Le personnage de Rainouart, entre épopée et carnaval », dans Comprendre et aimer la chanson de geste (A propos d’Aliscans), Paris, 1994, p. 63-86 et plus particulièrement ρ 70 où il dit « Plus constante est néanmoins, dans le cycle, l’association de Renouait avec Guillaume, dont pour une bonne part, il apparaît comme une seconde figure. […] L’existence même d’un Moniage Rainouart à côté d’un Moniage Guillaume souligne la ressemblance entre les deux héros. ». Si les deux héros s’opposent en bien des domaines, nous rejoignons la théorie forgée par J.-P. Martin quant à la ressemblance et à la complémentarité de ces hommes.
6 Aliscans, op cit, (v. 3528).
7 Laisse LXXIV (v. 3664).
8 Rainouart est souvent comparé au nice qu’est Perceval dans Le Conte du Graal. Force est de constater cependant qu’en certains instants, il se montre fort clairvoyant et sensé.
9 H.M. Richmond, Personal Identity and Literary personae, A study in Historical Psychology, Publications of the modem language Association of America, New York, 1975.
10 Voir A. Labbé, « De la cuisine à la salle : la topographie d’Aliscans et l’évolution du personnage de Rainouart », dans Mourir aux Aliscans. Aliscans et la légende de Guillaume d’Orange, études recueillies par J. Dufournet, Paris, 1993, p. 209-225.
11 G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo-européens, Paris, 1985, p. 127-129.
12 Voir à ce propos, D. Roche, La Culture des apparences, une histoire du vêtement, Paris, 1989.
13 Consulter avec profit, F. Boucher, Histoire du costume en occident, de l’Antiquité à nos jours, Paris, 1965, réactualisé par Y. Deslandres, 1983.
14 Afin d’approfondir son personnage, se référer à B. L de Kok, Guibourc et quelques autres figures de femmes dans les plus anciennes chansons de geste, Paris, 1926.
15 Point de corps à corps. Cependant Guibourc devra soutenir l’assaut des païens en jetant en compagnie de ses dames des pierres par-dessus les murailles. Voir vers (4138-4153).
16 Nous faisons référence à l’article de B. Guidot, « Aliscans : structures parentales ou filiation spirituelle ? » dans Les Relations de parenté dans le monde médiéval, Senefiance n° 26, Aix-en-Provence, 1989, p. 26-45. Par ailleurs, l’on consultera avec profit la thèse de B. Guidot, Recherches sur la chanson de geste au xiiie siècle, d’après certaines œuvres du cycle de Guillaume d’Orange, 2 vols, Aix-en-Provence, 1986.
17 M. Byam, Armes et armures, Gallimard, 1988.
18 L.V Thomas, Anthropologie de la mort, Paris, 1988, p. 249-273.
19 A. Vauchez, « Le devenir du corps après la mort chez les théologiens du xiie siècle », dans Les Figurations des morts, 1988, p. 270-277.
20 Voir, A. Erlande-Brandenburg, Le Roi est mort. Etude sur les funérailles, les sépultures et les tombeaux des rois de France jusqu’à la fin du xiiie siècle, Genève, 1975.
21 Aliscans, op cit, Laisse CLVII (v. 6899-6902).
Auteur
Université de Toulouse Le Mirail
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