Revêtir la lettre nue : l’allégorie sous le signe du désir et du manque
p. 299-311
Texte intégral
1« Parler à mots couverts » : cette expression existait déjà dans la langue médiévale. On la rencontre chez Chrétien de Troyes lorsque Soredamor envisage de faire connaître à Cligès ses sentiments « par senblanz et par moz coverz1 », autrement dit pour évoquer une stratégie indirecte de la déclaration amoureuse. De même, l’allégorie, en proposant un sens second par delà le sens littéral, se définit comme une parole couverte2 et va pouvoir aisément exploiter les métaphores vestimentaires léguées par les traditions rhétorique et philosophique.
2Les pythagoriciens opposaient déjà une forme nue du parler, correspondant à l’emploi ordinaire des mots et convenant à la philosophie, et une expression ornée ou ornementée correspondant à l’expression artistique et apportant un gain à la fois expressif et cognitif3. Cette opposition d’un langage nu et d’un langage vêtu a été relayée par les stoïciens, puis par la rhétorique antique, qui distinguent une orado nuda et une orado ornata ou exornado4. Les figures de rhétorique ont ainsi traditionnellement été comparées avec des gestes et des attitudes corporelles et la métaphore vestimentaire est fréquente chez Aristote, Cicerón ou Quintilien.
3On essaiera de voir ici comment la métaphore vestimentaire est mise en œuvre dans deux textes allégoriques médiévaux, le Roman de la Rose et le Roman de la Fleur de Lis de Guillaume de Digulleville, dans une réflexion sur l’allégorie comme production et interprétation des signes selon une double polarité : si la parure -la coverture- embellit, valorise et séduit, elle n’est pas sans lien aussi avec le manque, le masque, voire la tromperie. Le mythe de Pygmalion chez Jean de Meun subordonne la métaphore vestimentaire à l’expression d’une esthétique du désir dans une prespective herméneutique, mais, comme le Roman de la Fleur de Lis avec sa parure idéalement lumineuse et transparente, place l’allégorie sous le double signe du désir et du manque. L’image du vêtement allégorique signale une réflexion sur la dualité par laquelle l’allégorie se définit, et qui s’infléchit même chez Jean de Meun en une duplicité avec la figure de Faux Semblant.
La métaphore vestimentaire et l’esthétique du désir
4La parure est un moyen d’exacerber le désir du corps, aussi bien dans le domaine erotique que littéraire. Ceci apparaît clairement dans le mythe de Pygmalion5.
Le mythe de Pygmalion : parure érotique et parure allégorique
5Couvrant environ quatre cents vers6, il apparaît comme une digression enchâssée dans la narration grâce à une comparaison entre la statue du château et celle du sculpteur7. Il suspend la narration à un moment d’extrême tension, emblématisé par le geste de Vénus qui bande son arc pour viser la statue et enflammer le château ; c’est la dernière phase de l’assaut mené par les troupes d’Amour pour libérer Bel Accueil. Cet épisode, souvent étudié, ne nous intéressera pas ici comme parodie de l’amour courtois, ni comme mise en abyme du récit principal, ni comme prolepse du dénouement, ni non plus comme contrepoint au mythe de Narcisse, mais comme allégorie possible de l’écriture allégorique.
6Au plan littéral, Pygmalion, amoureux de sa statue, se livre à une véritable parade amoureuse, évoquée brièvement en une phrase par Ovide8, mais fortement amplifiée par Jean de Meun sur presque cent vers. Revêtir la statue relève donc d’un service amoureux et d’une logique du don dans l’attente d’un guerredon9. En tout cas, voir le corps nu n’est pas l’avoir et le posséder. L’enjeu est de posséder et de jouir du corps, et la parure semble à cet égard jouer un rôle de médiation : parer la statue, c’est essayer d’obtenir le don du corps. Lorsqu’il voit la statue nue et inanimée, Pygmalion la pare :
Quan qu’il puet la pere et atome
Car tout a lui servir s’atorne.
(v. 21073-21074)
7Mais lorsque, grâce au miracle de Vénus, il la verra vivante, il pourra la dévêtir et s’unir à elle :
Lors voit qu’ele est vive et charnue,
Si li debaille la char nue.
(v. 21137-21138)
8L’insistance sur la parure, inscrite dans un désir de l’échange, de la réciprocité et du plaisir, invite à voir un parallélisme avec l’exacerbation du sens par la parure allégorique et à lire -c’est mon hypothèse- l’épisode comme une allégorie de l’allégorie, mettant en œuvre une série d’équivalences analogiques. La statue, froide et nue, vaudrait pour la lettre morte ou le sens nu, tandis que la parure vestimentaire renverrait à l’écriture allégorique : la fable allégorique serait un vêtement sur une vérité nue. Pygmalion apparaît dès lors comme une figure de l’écrivain allégorique qui habille le sens par les figures, mais aussi comme une figure du lecteur : lire, ce serait déshabiller, défaire cette parure pour jouir de là senefiance10 La métamorphose de la statue, dotée de « cors, ame et vie11 », mais aussi féconde puisqu’elle donne naissance à un fils, Paphus, métaphoriserait le sens second, lui aussi vivant et fécond dans l’esprit du lecteur, et rendrait compte du processus herméneutique. La métamorphose est d’ailleurs une des images répertoriées pour rendre compte du passage du sens littéral au sens second, comme l’a montré A. Strubel dans une étude12.
Allégorie et désir : le déshabillage et l’effeuillement de la rose
9La métaphore vestimentaire illustrerait donc la fonction heuristique de l’allégorie qui allie « profiz et delictacion13 », comme le souligne Raison dans le fameux passage sur les mots et les choses et le bon usage de la parole, où elle distingue l’expression directe et l’expression figurée ou couverte14, et défend la première sur le plan de la connaissance de de la communication et la seconde sur le plan à la fois didactique et esthétique :
Car en leur geus et en lor fables
Gisent deliz mout profitables,
Sous cui leur pensées couvrirent
Quant le voir des fables vestirent15
(v. 7177-7180)
10Après avoir fait rimer « déliter » et « profiter16 », un chiasme tisse l’alliance forte du profit et du plaisir :
En délitant profiteras,
En profitant deliteras.
(v. 7175-7176)
11Or d’où viennent plaisir et profit sinon de la réception active et dynamique, de la dramatisation du sens ou de l’accès au sens que recouvre l’image du déshabillage ou du dévoilement ? Saint Augustin déjà soulignait à travers l’opposition du nu et du vêtu que l’alliance de dissimulation et de dévoilement, propre à l’allégorie, stimule le désir du sens chez le lecteur, valorise l’effort et procure la joie de la découverte :
Si les vérités sont cachées sous cet espèce de vêtement que sont les figures, c’est pour exercer l’esprit qui les scrute pieusement et éviter que leur nudité trop accessible ne les avilisse à nos yeux […]. Soustraites à nos regards, nous les désirons avec plus d’ardeur et désirées, nous les découvrons avec plus de plaisir17.
12Cette logique est appliquée précisément à l’allégorie, dans la Cité de Dieu par exemple :
Cette jouissance a été enveloppée dans les voiles de l’allégorie pour qu’elle soit désirée avec plus d’ardeur et découverte avec plus de plaisir18.
13Augustin ne semble à cet égard que le porte-parole d’une tradition chrétienne antérieure, et même d’une tradition païenne19 Quoi qu’il en soit, le plaisir de la lecture allégorique est bien dans le déshabillage et plus exactement comme le remarque R. Barthes dans Le Plaisir du Texte20, dans « l’intermittence », dans « l’interstice de la jouissance », ou dans « la mise en scène d’une apparition-disparition » qui concerne ici le sens second. « L’endroit le plus erotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement baille ? », s’interroge encore R. Barthes21. Or l’allégorie se donne justement comme un sens à demi voilé appelant le plaisir du dévoilement. Ce qui est original dans le Roman de la Rose, c’est le traitement de ce plaisir dans un registre erotique. La rime récurrente entre « rose » et « desclose » ou « enclose22 », analogue à l’opposition « coverte »/« descoverte », suggère que la cueillette de la rose renvoie à un plaisir érotique aussi bien que littéraire, dans les deux cas associé à la fécondité23. Lire le texte allégorique, ce serait donc effeuiller la rose pour en jouir, défaire avec plaisir et jubilation la parure rhétorique mise en œuvre. N’est-ce pas d’ailleurs ce que fait Jean sur le texte de Guillaume ? La glose de Jean viendrait découvrir et démystifier le sens enclos par Guillaume, non sans quelque violence, en venant défaire le bel agencement rhétorique et exhiber l’enjeu sexuel masqué par son prédécesseur.
14Si le Roman de la Rose développe largement l’opposition entre « covert » et « descovert » et attire sur elle l’attention par des jeux de rimes fréquents, ce n’est toutefois que dans le mythe de Pygmalion que l’on trouve exploitée l’opposition du nu et du vêtu. A. Strubel observe d’ailleurs que le vocabulaire de l’allégorie de la rhétorique antique, enrichi dans la théologie, a presque totalement disparu dans l’usage littéraire24. L’image ancienne du voile, aux connotations liturgiques et initiatiques, est abandonnée dans la littérature française – elle apparaît en revanche chez Dante25 – au profit de l’image plus neutre de la couverture. Toutefois, Jean de Meun, avec le mythe de Pygmalion, réactive la métaphore vestimentaire dans un registre profane et érotique. Il évoque d’ailleurs malicieusement ce voile dans la scène finale, lors de la gestuelle équivoque du pèlerin qui tire « en sus un pou la cortine/Qui les reliques encortine26 ».
La parure rêvée : désir et manque
15Mais cette association du vêtement allégorique et du désir est aussi celle de l’écriture et du manque. Le mythe de Pygmalion et le Roman de la Fleur de Lis renvoient à une utopie et à un horizon idéal d’efficience artistique et de plénitude du signe qui contrastent avec le constat du manque, de l’imperfection du langage et de l’esprit humain tout à la fois.
Le Roman de la Fleur de Lis ou le rêve d’une parure allégorique lumineuse et transparente
16Ecrit en 133827 et conservé dans deux manuscrits, ce texte allégorique de Guillaume de Digulleville se présente comme un songe : le rêveur voit Sapience, armée d’un compas, d’une équerre et de ciseaux, et Grâce de Dieu, chargée de deux pièces de tissu, l’un azuré, l’autre doré, en train de fabriquer, à la demande de Grâce de Dieu, un « parement » pour son ami le roi de France, avec le reste du tissu qui a servi à créer le firmament. Raison va intervenir comme conseillière dans le choix des emblèmes pour exprimer la grandeur du roi. Ce texte raconte donc l’histoire de la fabrication d’un emblème royal. Ce n’est pas ici l’allégorie politique qui retiendra notre attention, quoiqu’elle semble originale28, mais l’aspect sémiotique et la métaphore vestimentaire.
17Le texte propose en effet une trajectoire qui va du signifié (la grandeur et la fonction royale) vers un signifiant allégorique (la fleur de lis) à travers des images de couture29. Sapience est qualifiée huit fois de « parmentiere30 ». Le verbe « tailler » est récurrent, avec pour objet les mots « parement », « armoiement », « signe » ou des motifs comme les pointes ou les fleurs. Il est coordonné à « ordener » et « agencer » et s’inscrit dans un contexte artisanal avec « ouvrer », « ouvroir », « ouvrage » ou « establie31 » ; « parer32 », « faire un parement33 », « vestir34 » ou « aourner35 » relèvent du même champ lexical, de même que le substantif « dras », employé pour le tissu mais aussi pour désigner le résultat du travail, le « parement », terme qui connote l’idée d’apparat36.
18L’image vestimentaire s’accompagne d’une réflexion sur l’adéquation entre signifié et signifiant. C’est le souci constant de Grâce de Dieu :
Il m’est, dist Grâce Dieu, avis,
Que aussi comme les faiz as dis,
Ou comme les dis as penseez,
Les signes as choses signées
Doivent respondre par raison37.
(v. 315-319)
19C’est sur cette adéquation que veille Raison. La métaphore de la couture, associée à la question du signe38, sert donc à présenter le travail de la production allégorique, de la mise en œuvre d’une senefiance, mais dans le registre de la perfection. Raison marque ainsi la différence entre certains signes et celui que Sapience est en train de faire :
Car les signes faillent souvent,
Dont il me desplait grandement.
Mais pas ne sont ceulx que tu fais,
Ains sont tous jours tieux signes vrais.
Car selon la propriétez
De cen qu’eulx signent sont signez.
Et ainsi, mere, signeras
Le noble roy dont parlé as.
(v. 594-606)
20Cette perfection du parement est marquée par son pouvoir lumineux et optique, souligné lors du don de l’objet au roi.
Le drap d’asur et de fleur de lis
Qui estoit estendu sus un quarel,
Qui estoit de cendail vermeil,
Si la courtine enluminoit
Que par my vëoir on pouoit.
(v. 1224-1229)
21L’objet semble même doté d’un pouvoir de réfraction sur la tenture39 où se projettent les fleurs de lis :
Oultrë une fenestre avoit
Par ou le soleil descendoit,
Et luisoit sus le parement,
Si a plain et si clerment,
Que la clarté qui y entroit
Rays en la courtine getoient.
(v. 1234-1239)
22Le parement est ensuite comparé au « voirre transparent40 ». L’absence de coutures apparentes entre les deux tissus, azuré et doré – « laissié n’y fu nulle jointure/Et tout onny fu sans cousture41 » – souligne en outre le dépassement d’une dualité dans la perfection de la parure. Si le parement est un signe transparent, c’est que le vêtement et le corps se confondent idéalement42 : le parement représente le corps royal et social. Le Roman de la Fleur de Lis exprime ici le rêve nostalgique d’une transparence du signe et d’une adéquation parfaite du signifiant allégorique et du signifié.
Parer la lettre nue : parer au manque du sens et du langage ?
23Le Roman de la Rose, avec le miracle de la statue qui s’anime, offre un autre rêve d’efficience de l’art. L’énergie déployée par Pygmalion pour parer la statue est considérable et placée sous le signe de l’itératif avec le préfixe re- et les adverbes de temps :
Puis li revest en maintes guises
Robes faites par granz devises (v. 20941-20942)
Puis les li roste et puis ressaie (v. 20949)
Autrefoiz li met une guimple (v. 20956)
Autrefoiz li reprent corage
D’oster tout et de mettre guindes.
(v. 20966-20967)
24La parure est également multiple comme le montre l’énumération des types de parures (vêtements, chapeaux, couronne, bijoux, accessoires, chaussures…), mais surtout la diversité des matières (dras, laine, escarlate, tyretaine, pennes herminees vaires et grises, saie, cendaus, melequins, hatebis, samiz, dyapres, kameloz pour les tissus) et des couleurs (or, vert, bleu, brun, vermeil, jaune et bis apparaissent) qui pourraient renvoyer aux couleurs de rhétorique. Pourtant, cette énergie, qui n’est pas sans rappeler la fureur dionysiaque, est dérisoire et vaine, voire grotesque, avant l’intervention de Vénus. Parer la lettre nue, n’est-ce pas alors parer au manque du sens et du langage ? A travers la frénésie de Pygmalion, l’activité allégorique, comme mise en œuvre d’une parure rhétorique, est à la fois le symptôme d’un manque et la dynamique littéraire du désir de le combler. C’est que Jean de Meun se montre très conscient de la fin de la plénitude des signes : les mots et les choses sont liés arbitrairement, nous dit Raison, et la fin de l’Age d’or, marquée par la castration de Saturne, inaugure simultanément l’ère du plaisir -avec la naissance de Vénus-, l’ère de l’art et l’ère de la ruse, personnifiée en Faux Semblant.
25Mais paradoxalement, c’est le manque même qui fonde l’art et le plaisir. Cette idée que le dénuement stimule l’ingéniosité est déjà appliquée aux métaphores par Cicerón43 dans De l’Orateur :
Le dernier groupe, […] celui des métaphores, a un domaine très vaste. Il a dû sa naissance à la nécessité, sous la contrainte du besoin et de la pauvreté, puis l’agrément et le plaisir l’étendit. De même que les vêtements, imaginés pour préserver du froid, en vinrent peu à peu, dans la suite, à donner au corps plus d’élégance aussi et de noblesse, ainsi la métaphore, créée par le besoin, fut répandue parce qu’elle plaisait. […] Donc ces métaphores sont des espèces d’emprunts, grâce auxquels nous prenons ailleurs ce qui nous manque44.
26De même, le jeu allégorique et le plaisir herméneutique ne sont rendus possibles que par le « démembrement45 » des signes. L’allégorie repose précisément sur la transgression du lien habituel entre signifiant et signifié, comme le souligne E. Hicks :
Est allégorique par l’étymologie toute parole renvoyant à un « dire autrement », à un énoncé dont le sens serait comme d’emblée dérobé, et dont le mécanisme figuratif consisterait précisément en cet agencement d’une faille entre sens et référence, entre le vocabulaire explicite et son objet occulté46.
27La parure allégorique se fonde donc sur le manque, sur l’imperfection des signes, mais pour les retourner en une dynamique féconde, parce que productrice d’un autre sens et d’un plaisir de la lecture.
Le vêtement allégorique, une enveloppe vide ?
28L’image du vêtement et du corps suppose un dualité47, traitée de deux manières dès Augustin. Soit le sens littéral enveloppe le sens second : c’est alors le corps nu qui est valorisé comme intériorité renvoyant au sens caché ; soit à l’inverse, c’est le sens figuré, second, qui est le vêtement du sens littéral, qualifié de nu au sens cette fois de pauvre et insuffisant48. Jean de Meun radicalise cette dualité du corps et du vêtement dans la scène finale où le sens littéral ne dissimule et ne dévoile plus ironiquement qu’un signifié profane et grivois. On se demande alors si le vêtement allégorique ne serait pas une enveloppe vide, tout en véhiculant subrepticement une double critique de l’esthétique courtoise et de l’ascétisme chrétien…
29Cette interrogation est exacerbée dans le personnage de Faux-Semblant, dont l’être se réduit à la multiplicité de ses parures : ses habits font office de « desguiseüre49 » et son être insaisissable n’est que surface et apparence50. Or cette enveloppe vide qu’est Faux-Semblant n’est pas sans faire songer à l’univers allégorique, fictif et artificiel, pur produit des figures de rhétorique, « pure vestitio, sans corps assignable » pour reprendre la formule de R. Dragonetti dans son chapitre « Parures » du Miroir des Sources51. Le critique développe cette idée à propos de dame Rhétorique, telle qu’elle apparaît dans les Noces de Philologie et de Mercure chez Martianus Capella (v siècle) :
Le corps qui se donne à voir n’est pas autre chose que son signifiant vestimentaire ou corps d’écriture. Ce qu’il faut souligner ici, c’est que la parure constitue l’écriture comme telle en tant qu’elle est intransitivemement l’acte même de vêtir. Toujours double, le signifiant vestimentaire de l’écriture n’est métaphore d’aucun sens propre, autrement dit, de rien qui puisse tomber sous la coupe d’un référent objectivable52.
30Si « robe » rime si souvent avec « lobe » dans le roman, c’est que le vêtement allégorique y est aussi un faux-semblant53, du côté de l’artifice chez Guillaume de Lorris, mais aussi de la ruse et de la tromperie chez Jean de Meun, qui use avec ironie de l’esthétique allégorique.
*
31La métaphore vestimentaire vient donc rendre compte du travail de l’écriture allégorique : dans le Roman de la Fleur de lis, élaborer une parure rhétorique, c’est mettre en œuvre un système analogique pour relier au mieux un signifié et un signifiant, en enrobant avantageusement le sens nu dans un emblème adéquat. La parure que met en œuvre Pygmalion-écrivain souligne, elle, la tentative pour rendre désirable, vivant et fécond le sens nu. Revêtir la lettre nue s’inscrit donc dans un projet à la fois esthétique et didactique. En contrepoint, la lecture est apparentée à un déshabillage qui met en relief le plaisir du lecteur dans le dévoilement dramatisé du sens. La métaphore vestimentaire est ainsi au service d’une réflexion sur l’esthétique allégorique.
32Autour de l’opposition du nu et du vêtu, semble aussi se jouer le rêve d’une plénitude du sens et du langage, par delà la dualité de la lettre et du sens sur laquelle repose pourtant le jeu allégorique du double sens. Dans le Roman de la Rose enfin, parer ou se parer n’est pas moralement neutre : entre l’auto-érotisme plus ou moins pervers et incestueux de Pygmalion et le diabolisme de Faux-Semblant travesti, l’activité de parure semble frappée d’un soupçon qui affecte par contrecoup l’allégorie. Revêtir s’apparente à travestir et suppose le recours à l’artifice et à la ruse.
33A travers l’ambivalence de la métaphore vestimentaire, oscillant entre ingéniosité valorisée et engin artificieux, se pose ainsi le problème du statut de la pratique littéraire au Moyen Age, et, si l’on suit T. Todorov, l’absence d’une « rhétorique heureuse54 » avant la fin du xviiie siècle, qui autorisera enfin la jouissance de la parure rhétorique pour elle-même.
Notes de bas de page
1 « Si n’i a plus que de l’atendre/Et del sofrir, tant que je voie/Se jel porré raestre a la voie/Par senblanz et par moz coverz. » Cligès, éd. C. Méla et O. Collet, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1994, v. 1034-1037.
2 A. Strubel, dans Semblance et senefiance. Etude sur le vocabulaire et les conceptions de l’allégorie au xiie et au xiiie siècles et sur sa présentation dans la critique moderne, Thèse de 3e cycle sous la direction de D. Poirion, Paris IV, 1980, observe que « la métaphore de la couverture, employée d’abord par les Prophètes, exprimée par « involucrum », servira de concept générique pour désigner le sens caché, d’abord religieux, puis profane », p. 106.
3 Voir Vasile Florescu, La rhétorique et la néo-rhétorique. Genèse, évolution, perspectives, Paris, Belles Lettres, 1982.
4 Cette opposition recouvre plus ou moins celle du langage non symbolique et du symbolique, du logos et du mythos, comme le rappelle T. Todorov dans Théories du symbole, Paris, Points Seuil, 1977, p. 28 et 31, qui signale en outre que le verbe ornare renvoie à deux conceptions de la rhétorique, l’une ancienne et instrumentale, où ornare est compris comme équiper, munir, et l’autre, nouvelle et ornementale, où le verbe prend le sens d’orner.
5 On y trouve précisément la rime « nue »/« vestue » aux v. 21075-21076. Toutes les références sont tirées de l’édition et traduction d’A. Strubel. Paris, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1992, à l’exception de quelques unes de l’édition de D. Poirion pour les dernières pages (manquantes) du roman, qui seront alors signalées.
6 V. 20821-21215.
7 La répétition de cette comparaison sert d’ailleurs de cadre délimitatif au récit.
8 Métamorphoses X., 242-297, trad. G. Lafaye, Paris, Folio Gallimard, 1992. Ovide se contente d’écrire : « il la pare aussi de beaux vêtements » (p. 329). Il évoque en une phrase les bijoux qu’il lui offre. Ovide n’évoque pas du tout la prestation musicale que Pygmalion offre à la statue dans le Roman de la Rose.
9 On peut penser aussi que le vêtu est peut-être plus désirable que le nu, mais Jean reprend presque telle quelle une remarque d’Ovide qui contredit cette idée : « N’ele apert pas, quant ele est nue/Mains bele que s’ele est vestue », v. 21075-21076. (« Tout lui sied, et nue, elle ne semble pas moins belle », op. cit., p. 329).
10 « Si la production rhétorique relève de la parure et de l’habillage, l’interprétation des textes qui emploient ces procédés s’apparente, comme nous conduit à l’observer J. Pépin, au déshabillage. » T. Todorov, Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977, p. 75. Le manuscrit B.N.fr. 12592 montre Pygmalion en deux scènes successives où il contemple sa statue nue, puis en train de la dévêtir (ou revêtir ? L’image est ambiguë) alors que plusieurs vêtements sont suspendus à une perche et que des instruments de musique sont disposés dans la partie droite de l’image.
11 V. 21103.
12 Op. cit. Les autres images fréquentes signalées par A. Strubel sont celles des différents états de la matière et les images de construction, d’armes ou les instruments de musique (présents aussi dans la version du mythe selon Jean de Meun).
13 Roman de la Rose, v. 15245.
14 Le texte oppose ainsi « nomer apertement », « par propre nom », « parler proprement, « nomer par plain texte », « dire apertement » à « metre gloses » (euphémiser), « dire par paraboles », « sentences », « fables », « methafores »…
15 On retrouve des formules très proches dans L’Ovide moralisé : « Qui le sens en pourrait savoir/La veritez serait aperte/Qui souz la fable gist couverte » 1.41 (éd. C. de Boer, Amsterdam, 1915). « Sous la fable gist couverte/La sentence plus proufitable », Mét. 117 (Les œuvres de Philippe de Vitry par A. Tarbé, Reims, 1890).
16 V. 7173-7174.
17 Contre le mensonge, X, 24, cité par J. Pépin dans La Tradition de l’allégorie de Philon d’Alexandrie à Dante, Paris, Etudes augustiniennes, 1987, p. 102. Cet ouvrage fournit quantité d’exemples où l’opposition du nu et du vêtu et l’image du dévoilement sont exploitées en association avec le plaisir et le profit, par exemple p. 95, 117, 119, 212, 216, 225, 249 pour nudus, et p. 205, 208, 229, 248 pour velamen.
18 XVII, 20, cité par J. Pépin, ib, p. 101.
19 C’est l’objet de l’ouvrage de J. Pépin, qui observe : « Les principales réflexions d’Augustin sur la portée pédagogique de l’allégorie relayaient une tradition chrétienne déjà ancienne, qui avait su dégager le prestige religieux de la dissimulation, son intervention sélective, jointe à une visée universaliste, enfin sa valeur de stimulant pour la recherche et d’exercice pour la trouvaille », op. cit, p. 116. « Que la synthèse d’Augustin ait été préparée par la tradition chrétienne antérieure des Clément d’Alexandrie et des Origène, des pseudo-Clément et des Grégoire de Naziance, n’a rien qui puisse surprendre ; […]. Mais la coïncidence d’Augustin et des théologiens païens, grecs et romains, est croyons-nous, plus significative ; que ces derniers, à partir des poèmes homériques, des sentences oraculaires ou des procédés divinatoires, dégagent une théorie des bienfaits de l’expression allégorique que les chrétiens transporteront fidèlement à l’exégèse de la Bible, donne toujours à penser », p. 136.
20 Paris, Seuil, 1973, p. 19, 20 et 23.
21 Op. cit., p. 19.
22 Voir v. 37-38, 3363-3364, 3775-3776, 3995-3996, 8199-8200, 8259-8260, 15423-15424, 20749-20750, 21680 (ce dernier vers dans l’éd. Poirion, Paris, G-F, 1974). Par ailleurs, « enclooture » rime avec « envoiseüre », v. 3587-3589. Les v. 3361-3364 sont assez significatifs du double registre littéraire et érotique possible : « Encore n’iert pas si overte/Que la graine fust descoverte./ Einçois estoit encore enclose/Dedenz les fueilles de la rose. »
23 Les formules qui servent à décrire cette cueillette valent sur les deux registres : « cerchier jusques au fons du boutonet », « entamer un poi de l’escorce », « les feuillettes reverchier » (éd. Poirion, op. cit., v. 21724-21725, 21716 et 21723). De même que « meller le grenes », v. 21727 (éd. Poirion) permet d’accéder à la jouissance et à la fécondité, c’est le partenariat de l’auteur et du lecteur qui fait le plaisir et la fécondité du texte…
24 Selon lui, le passage où Raison évoque l’allégorie est « unique en son genre, et constitue le seul « pont » entre la littérature française et la pratique latine », op. cit., p. 109.
25 « […] la dottrina qhe s’asconde/Sotto il velame de li versi strani » (la doctrine qui se cache sous le voile des vers étranges), Enfer, IX, 61-63. « Aguzza qui, lettor, ben li occhi al vero,/ché’l velo è ora ben tanto sottile/certo che’l trapassar dentro è leggero. » (Aiguise ici, lecteur, ton regard sur le vrai, car le voile à présent est si mince qu’il devient aisé à traverser). Purgatoire, VIII, 19-21.Texte et trad. J. Risset, Flammarion, 1988.
26 V. 21603-21604.
27 « L’an mil IIIC trente et huit », selon le v. 6. Ed. A. Piaget, Romania 62, 1936, p. 317-358.
28 E. Faral, dans « Guillaume de Digulleville, moine de Chaalis », Histoire Littéraire de la France, vol.39, Paris, 1962, p. 1-132, signale ce motif de la fleur de lis chez Guillaume de Nangis dans La Vie de saint Louis (1285) et chez Philippe de Vitry dans Le Chapel de la fleur de lis (1332/5) où il n’a toutefois pas le même sens puisqu’il y est glosé selon les rapports entre science, chevalerie et foi. Chez Guillaume de Digulleville, le fer de lance représente le roi ; la pointe barbelée tournée vers le bas et les deux « barbeaux » représentent le peuple défenseur des frontières ; les deux bâtons crochus et les deux pommeaux (croces episcopales) représentent les ministres de l’Eglise, conseillers du roi. Le signe ainsi obtenu dessine une fleur de lis, et multiplié par trois, évoque les trois dames qui ont présidé à sa fabrication. Ce cadeau du parement s’accompagne du don d’un onguent médicinal, envoyé par un oiseau (allusion à la sainte ampoule envoyée à Reims ?).
29 « Voy cy cen qui est a signer/Mais que le sachon ordener », v. 391-392.
30 V. 28, 165, 307, 345, 461, 699, 952, 1012.
31 V. 701, 702, 284, 309, 353, 355, 357, 365 etc.
32 Ex v. 181, 198, 1308.
33 V. 179, 231,261.
34 V. 197.
35 V. 344.
36 Godefroy le définit comme un habit, long et riche manteau en forme de dalmatique, que l’on posait sur l’armure dans les grandes solennités ou dans les combats.
37 Cette exigence est formulée plusieurs fois : « A ceste chose estre signee/Vouldoie que fut respongnant/Le signe a fere et afferant », v. 334-336. Sapience l’énonce à son tour : « Nous voulons que soit respondant/Le signe et du tout afferant/A la chose estre signée », v. 375-377.
38 Le mot « signe « revient 47 fois et « signer « 46 fois, sans compter « fourme » (v. 308, 416), « maniere » (v. 308), « semblance » (v. 416), « guise (815), « ordenance » (v. 1017), « sain » (v. 487, 5535, 536), « figurer » (v. 456,524), « faire », « fourmer », « tallier », « agencer » etc.
39 Ce « drap vermeil » tendu « en semblance de cortine » en signe de la présence royale et d’interdiction d’accès (v. 1174-1179) est assez mystérieux. L’œil du narrateur ne peut pénétrer dans cette pièce, mais il verra le roi par le jeu de la transparence. Ce dispositif n’est pas sans rappeler celui du Pèlerinage de l’Ame, lors du jugement de saint Michel, où le narrateur entend sans voir, à travers une courtine.
40 V. 1271. Le jeu lumineux décrit n’est pas sans faire penser à la description de l’Incarnation du Christ dans la Vierge. Modèle de représentation de la création littéraire ?
41 V. 1025-1026. Le texte évoque aussi les lys, supérieurs au vêtement de Salomon, v. 273-276 (Math. VI, 28 et Luc, XII, 27).
42 R. Dragonetti dans Le Mirage des Sources observe un phénomène analogue dans le vêtement cousu par Frêne, p. 254 et 255 : « La nouvelle robe, ajustée aux belles proportions du corps de Frêne-Mahaut, fait du contenant et du contenu, du fût et de la nouvelle écorce, la coupe d’un signifiant unique. » Il parle alors d’un « corps emblématique, confondu avec son vêtement rutilant ».
43 J. Pépin, dans son ouvrage, cite aussi Origène et signale des remarques analogues chez Aristote et Sénèque.
44 Cicerón, De Oratore, III, 155-156, éd. H. Bornecque, trad. E. Courbaud, Paris, Belles Lettres, 1956.
45 Voir D.F. Huit, « Langage and dismemberment : Abélard, Origen and the Romance of the Rose », dans Rethinking the Romance of the Rose. Text, image, réception, éd. K. Browlee et S. Huot, University Press of Philadelphia, Philadelphia, 1992, p. 101-130 et particulièrement p. 112. Ou encore H. Bloch, Etymologie et généalogie, Paris, Des travaux/Seuil, 1989, p. 183-198.
46 « La mise en roman des formes allégoriques : hypostase et récit chez Guillaume de Lorris », dans Guillaume de Lorris. Etudes sur le Roman de la Rose, textes recueillis par J. Dufournet, Paris, Champion, Unichamp, 1984.
47 Elle est exploitée dans le Roman de la Rose par les oppositions dedans/dehors, escorce/moele, bouton/graine.
48 A. Strubel observe la même double distribution possible de l’opposition apert/covert : la lecture littérale est ouverte, la seconde couverte, ou bien le littéral est couverture et l’explication est ouverture.
49 V. 11208.
50 Voir les v. 11191-11226 avec l’anaphore « or sui » et le motif du vêtement comme déguisement.
51 Op. cit., p. 53.
52 Op. cit., p. 50.
53 Voir R. Wolf-Bonvin sur la « falsitas » et les métaphores vestimentaires, dans Textus. De la tradition latine à l’esthétique du roman médiéval, Paris, Nouvelle Bibliothèque du Moyen Age, Champion, 1997, particulièrement p. 86-92.
54 Théories du symbole, op. cit., p. 78.
Auteur
Université de Rennes 2
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