Nu et nudité dans les romans antiques
p. 283-298
Texte intégral
1En relation directe avec le sujet de ce colloque, on trouve la rime vestes : nue trois fois dans les romans antiques. Dans le Roman de Thèbes, Antigone
d’une porpre inde fu vestue
tôt senglement a sa char nue :
la blanche char desoz pareit1.
(v. 4123-4125)
2Les vers 4123-4124 sont repris en 4690-4691, et on les retrouve, avec de légères différences, dans le Roman d’Eneas à propos de Camille :
bien fu la dame estroit vestue
de porpre noire a sa char nue2...
3et par Marie de France dans le lai de Lanval3 :
De cendal purpre sunt vestues
Tut senglement a lur char nues.
(v. 475-476)
4Dans le cas d’Antigone, vestue : nue met d’abord en relief un détail vestimentaire. Conformément à la mode de l’époque, les dames étaient étroitement moulées dans leur vêtement, comme Iseut dans le Tristan de Béroul :
En un bliaut de paile bis
estoit la dame estroit vestue
et d’un fil d’or menu cosue4.
(v. 1146-1148)
5De plus, par ses crevés, le bliaut de pourpre indigo laisse voir la peau nue de la jeune fille. C’est ainsi que l’interprète également F. Mora5, puisque
Li bliauz detrenchiez estoit
par menue detrencheüre...
(v. 4126-4127)
6On observe que, dans Thèbes et dans Eneas, la rime vestue : nue précède la description du vêtement de l’héroïne. On relève d’autres occurrences de cette rime sporadiquement, dans le Tristan de Béroul6, dans le Chevalier au Lion (v. 5293-5294) et dans le Conte du Graal (v. 829-830). Mais, dans aucune des œuvres évoquées jusqu’ici, vestu(e) : nu(e) n’apparaît de manière vraiment privilégiée ; on y voit nu(es) rimer davantage avec, par exemple venu(es) ou perdu(es).
7Le bilan de l’opposition vestue/nue est donc assez mince ; une étude globale de l’adjectif nu s’impose.
8Nous avons déjà abordé l’emploi de nu, utilisé dans un contexte guerrier, dans le Roman de Thèbes, lors d’un article paru dans la Revue des langues romanes (XCVII, 1993, p. 375-81), intitulé « Le motif du combattant nu ou desarmez dans le Roman de Thèbes ». Nous avons eu d’autre part l’occasion de commenter une occurrence de nu a nu dans une contribution à paraître dans les Mélanges... Madeleine Tyssens, consacrée au portrait des filles d’Adraste dans le même roman.
9La présente étude est plus systématique ; elle envisage toutes les occurrences de nue) dans les romans antiques : non seulement le Roman de Thèbes, le Roman d Eneas et le Roman de Troie, mais aussi le Roman d’Alexandre, soit un corpus de 68455 vers. En outre, en utilisant l’ouvrage dirigé par Marie-Louise Ollier, Lexique et concordance de Chrétien de Troyes7, on pourra comparer les occurrences relevées dans les romans antiques avec celles qui figurent dans l’œuvre de l’illustre romancier.
10On constate que nos quatre romans antiques totalisent 102 occurrences de nu(es), dans lesquelles nous avons inclus les épithètes desnüee (RAlix, Br. II, v. 1840) et esnüés (ibid., Br. III, v. 3875). Ces occurrences se répartissent ainsi :
11Thèbes 14 occ. 12059 v. (ms. S)8
12Eneas 8 occ. 10156 v. (ms. A)9
13Troie 44 occ. 30316 v.10
14RAlix 36 occ. 15924 v.11
15A ces 102 occurrences pour un total de 68 455 vers, on peut comparer les 53 occurrences de nu (et de desnüer) dans les 36422 vers que totalisent les cinq romans de Chrétien de Troyes12 :
16Ere 8 occ. 6878 v.
17Cligès 7 occ. 6664 v.
18Charrette 14 occ. 7112 v.
19Ch. au Lion 17 occ. 6808 v.
20C. du Graal 6 occ. 8960 v.
21Si la fréquence d’emploi de nu est tout à fait comparable, on remarque que la répartition des occurrences varie considérablement au sein de chaque corpus. Assez rare dans Erec et le Conte du Graal, cette épithète est plus fréquente dans le Chevalier au Lion, à cause de l’épisode de la folie du héros (6 occ), et dans le Chevalier de la Charrette, mais, alors, ce sont des mentions anecdotiques qui s’accumulent (on y relève par exemple trois simples scènes de coucher où un personnage se met nu, etc.).
22De plus, si l’on prend en considération les emplois de nu dans les romans antiques, on s’aperçoit que la majorité d’entre eux concernent les armes : espee(s) nue(s), brant/z nu(z). C’est particulièrement frappant dans Troie (36 occ. sur un total de 44) et dans le RAlix (20 sur 36) ; on retrouve 5 emplois de ce type sur 14 dans Thèbes13 et 2 seulement sur 8 dans l’Eneas14, soit un total de 63 occ sur 102. A la source de ce type d’expression, on trouve dans l’Enéide ense nudo15 qu’utilise aussi Stace dans la Thébaïde avec nudo ferro16, que l’on trouve aussi chez Ovide17. En revanche la mention d’espee(s) nue(s) est plus épisodique dans l’œuvre de Chrétien de Troyes qui n’en compte plus que 10 occ. sur un ensemble de 53. Ce contraste illustre l’inspiration encore nettement épique de la majorité des romans antiques, riches en scènes de combat, l’auteur d’Eneas prenant cependant ses distances avec cette tradition.
23Il n’est évidemment pas possible d’analyser ici chacune des 39 autres occurrences que présentent les romans antiques, pas plus que les 40 autres que l’on trouve chez Chrétien de Troyes. On relève en effet un certain nombre d’occurrences incidentes, à valeur anecdotique, comme dans l’Eneas où li fel Sinon est découvert
tot nu lïé sor le fossé
(v. 950)
24d’où la mention de toz nuz au v. 1033.
25Il en est de même, par exemple, pour les occurrences de main nue dans Erec (184, 328) et le Chevalier au Lion (1502, 2069).
26On remarque cependant quatre emplois de nuz piez dans Thèbes.
27D’abord pour singulariser la mise des filles d’Adraste, Argie et Déiphile, arrachées au sommeil pour être présentées à Polynice et à Tydée :
totes nuz piez, eschevelees
(v. 1034)
28Et c’est nuz piez que les femmes d’Argos, conduites par les filles d’Adraste, se rendent à Thèbes pour chercher les corps de leurs bien-aimés défunts. Le v. 11647, que l’on retrouve avec variante peu après (11652), est la reprise textuelle du v. 1034, dans un contexte bien différent : les pieds nus sont toujours un signe de négligence, mais alors non plus dû à la précipitation, mais à l’égarement, au désespoir, cette indication étant ici aussi associée au désordre de la coiffure.
29En même temps, les pieds nus sont une caractéristique du pénitent, du suppliant : c’est nuz piez et en langes (5622) que les Grecs vont en procession, faisant pénitence après la disparition d’Amphiaraüs ; c’est ainsi que Lavine se propose d’aller, repentante, à la tente d’Enéas (nuz piez iroie a vostre tref 9221), et dans le RAlix, le messager de Daire enjoint à Alexandre d’aller demander grâce à son maître Tous deschauz et nuz piez (Br. I, v. 2090). Le fait d’être nuz piez souligne alors la distance qui sépare le pénitent, ou le suppliant, de la majesté divine, ou royale.
30Mais les acceptions les plus intéressantes de nu sont d’abord celles où le mot n’évoque pas la nudité physique telle que nous l’entendons, l’absence totale de vêtements. Dans les romans antiques, on trouve nu au sens de desarmez, c’est-à-dire sans armes offensives, comme dans Thèbes :
Un chivaler ot dedenz nu
qui n’ot ne mais lance e escu ;
escu et lance ot senglement,
et n’ot plius d’autre guarnement.
(v. 5918-5921)
31Ici, l’adversaire d’Alexis ne dispose que de son écu et de sa lance, sans autre équipement, c’est-à-dire qu’il ne porte pas l’essentiel de l’armement défensif : il n’a ni haubert ni heaume. Ce sens de nu est calqué sur celui du latin nudus. On le trouve en particulier dans la Thébaïde, pour décrire Polynice devant le cadavre de Tydée, au livre IX :
Tandem ille abiectis, vix quae portauerat, armis,
nudus in egregii uacuum iam corpus amici
procidit18...
(v. 46-48)
32On relève ensuite (IX, 700) une autre occurrence de nudus que l’on pourrait y associer, mais elle ne s’applique qu’à la tête nue de Parthénopée qui a ôté son casque.
33De même, dans Troie, Ajax, fils de Télamon :
Tant est d’estoutie pleins
Qu’armes ne prent ne qu’il nés baille ;
Toz nuz vueut estre a la bataille.
S’il ne s’i guarde, il fait que fous19.
(v. 22610-22613)
34Et l’on trouve l’antithèse armez/nus dans le message qu’adresse Alexandre à Nicolas (Br. I, v. 772) :
« La bataille li mant, ou soit armez ou nus »
35Parallèlement, Chrétien de Troyes emploie le féminin nue pour la demoiselle punie par l’Orgueilleux de la Lande, dans le Conte du Graal, au sens de « en haillons, mal vêtue », comme le traduit bien J. Ribard20 :
ne ja mes ne seront changié
li drap dont vos estes vestue,
einz me sivrez a pié et nue
(v. 826-828)
36Et c’est le même personnage que Perceval retrouve
si desprise et si povre et nue
(v. 3786)
37« si loqueteuse, si pauvre et si nue ». C’est que le traducteur paraît donner ici à nu le sens figuré de « dénué de tout », qui ne s’impose jamais chez Chrétien de Troyes. En effet c’est toujours le sens de schlecht mit Kleidern versehen (Töbler-Lommatzsch) dans le Chevalier au Lion lorsque les demoiselles de Pesme Aventure disent :
« toz jorz serons povres et nues ».
(v. 5294)
38C. Buridant et J. Trotin traduisent alors par « pauvres et nues21 », mais le sens précis de nues est bien annoncé par les v. 5195-5196 :
et as memeles et as cotes
estoient lor cotes derotes.
39Et on le trouve dans Erec, lorsqu’Enide dit :
« et si me prist povre et nue. »
(v. 6289)
40« il m’a prise pauvre et dénudée » selon R. Louis22 ;
41« Ne m’a-t-il pas prise pauvre et nue ? » suivant J.-M. Fritz23.
42Ne porte-t-elle pas un viez chainse, perciez as costez (v. 407-408) lorsqu’Erec la voit pour la première fois ?
43Parmi les mentions de nu les plus frappantes, on relève celles qui figurent dans un contexte érotique. C’est notamment le cas dans la branche III du RAlix, où nu est employé pour souligner une curiosité dont la sensualité n’est pas absente, comme à la laisse 164, à propos des « filles de l’eau » :
En l’eaue conversoient a guise de poisson
Et sont trestoutes nues si lor pert a bandon
Qanque nature a fait enfresi c’au talon...
(v. 2904-2906)
44Il en est de même à la laisse 190, évoquant une damoisele qui, s’exposant nue pendant une nuit dans la forêt des filles-fleurs, pourrait y recouvrer sa virginité :
N’a sous ciel damoisele, tant ait ris et joué,
S’ele a son ami son gent cors présenté,
Entre ses bras tenu, baisié et acolé,
Se une seule nuit i avoit reposé
Et son cors trestot nu sor les herbes posé,
Au main ne fust pucele s’eiist sa chasteé.
(v. 3318-3323)
45Et l’on peut mettre ici en parallèle l’aperçu érotique d’Alexandre célébrant la beauté de Soredamors dans Cligès :
Tant com il a des la chevece
Jusqu’au fermail d’antroverture,
Vi del piz nu sanz converture
Plus blanc que n’est la nois negiee.
(v. 834-837)
46L’auteur d’Eneas va plus loin, puisqu’il nous montre Didon, en proie à l’insomnie amoureuse, croyant
antre ses braz tot nu tenir [Enéas]
(v. 1238)
47Si, pour les v. 1237-1248, on peut suivre E. Faral qui rapproche alors ce passage des Héroïdes24, l’évocation précise de l’étreinte des corps nus nous paraît plutôt empruntée aux Amours, I, V, 24, avec un transfert du féminin au masculin puisque c’est de Corinne qu’il s’agit :
Et nudam pressi corpus as usque meum
48et II, XV, 25, où c’est l’anneau du poète qui s’exprime :
Sed, puto, te nuda mea membra libidine surgent25.
49Mais dans ce registre, c’est l’expression nu a nu qui est la plus caractéristique. Elle intervient, uniquement dans les manuscrits S et P de Thèbes, pour célébrer la séduction des filles d’Adraste :
guari serreit et retenu
qui les porreit tenir nu a nu.
(v. 1076-1077)
50Nous n’y reviendrons pas ici26.
51On retrouve nu a nu dans le Roman de Troie lors de l’évocation de la nuit d’amour unissant Jason à Médée :
Tote la nuit se jurent puis,
Ensi com jo el Livre truis,
Tot nu a nu e braz a braz.
(v. 1643-1645)
52Et Hector, rappelle sarcastiquement à Achille ses liens avec Patrocle :
Que tantes feiz avez sentu
Entre voz braz tot nu a nu.
(v. 13183-13184)
53Mais ces occurrences sont assez rares. On l’a vu, dans Thèbes, nu a nu ne figure qu’une fois, seulement dans deux manuscrits sur cinq, et deux fois dans Troie. On ne trouve jamais nu a nu dans le RAlix. Si cette expression se présente une fois dans l’Eneas, c’est dans un contexte guerrier : il s’agit d’un chevalier frappé en mi le piz tot nu a nu (V. 5202). Dans ce roman, en dehors du fantasme de Didon – mais on relève rien de semblable lors des insomnies amoureuses de Lavine (v. 8399 sq.) et d’Enéas (v. 8922 sq.) – n ne trouve rien lors de la scène d’amour entre le héros et la reine de Carthage (v. 1521-1526), ni pour les amours de Vénus et de Mars (v. 4364-4370). Dans ce dernier cas, Ovide, dans l’Art d’aimer (1. II), n’avait pas ignoré la nudité des deux divinités :
Inpliciti laqueis nudus uterque iacent.
(v. 580)
Conuocat ille deos ; praebent spectacula capti ;
Vix lacrimas Venerem continuisse putant ;
Non uultus texisse suos, non denique possunt
Partibus obscenis opposuisse manus27.
54Mais peut-être, ici, l’auteur d’Eneas s’inspire-t-il des Métamorphoses (IV, 171-189) ?
55De même Benoît de Sainte-Maure n’emploie pas cette locution pour la nuit d’amour d’Hélène et de Pâris (v. 11939-11944) ni pour l’union d’Ulysse et de Circé (v. 28758 sq.).
56On apprécie d’autant plus les quatre emplois de nu a nu chez Chrétien de Troyes pour évoquer l’intimité érotique. D’abord dans Erec :
« Je vos voldroie ja santir
en un lit certes nu a nu »,
(v. 3390-3991)
57declare faussement Enide au comte qui la requiert d amour. Dans Cligès, Bertrand surprend dans leur sommeil :
Fenice et Cligés nu a nu.
(v. 6363)
58Et il faut associer à cette occurrence le récit de Bertrand à l’empereur, disant qu’
il a veüe
l’enpererriz trestote nue
avoec Cligés le chevalier.
(v. 6425-6427)
59Dans le Chevalier de la Charrette, on trouve cette expression lors de la scène de viol que découvre Lancelot :
s’en a grant honte et molt l’en poise
quant nu a nu a li adoise.
(v. 1083-1084)
60et quand Guenièvre exprime son désespoir :
l’eüsse antre mes braz tenu.
Cornant ? Certes, tot nu a nu,
por ce que plus an fusse a eise.
(v. 4227-4229)
61Nu a nu ne figure pas dans le Chevalier au Lion, ni dans le Conte du Graal, où Blancheflor rejoint Perceval en tout bien tout honneur, vêtue d’un mantel de soie, sor sa chemise (v. 1950-1952), et elle souligne bien à son hôte que :
Por ce que je sui près que nue
n’i panssai ge onques folie
ne malvaistié ne vilenie...
(v. 1984-1986)
62Cette expression est donc, proportionnellement, plus fréquente chez Chrétien de Troyes que dans les romans antiques, et l’on pourrait ici conclure à la relative pudeur du romancier de l’Eneas, si l’on négligeait deux passages de ce roman, les accusations de sodomie formulées contre le héros par la mère de Lavine (v. 8565 sq.), reprises passagèrement par la jeune fille (v. 9155 sq.), où sont évoqués de la manière la plus triviale le dévêtu de l’homosexuel et la nudité, masculine comme féminine. L’accusation de la reine dans Lanval (v. 279-283) fait pâle figure devant ces passages pour le moins corsés. Dans l’un, la mère de Lavine évoque crûment les genitalia féminines, le sexe, par le mot guichet (8575) ou l’expression poil de conin (8595) qui s’oppose à fraise de vallet (8576), tandis que Lavine stigmatise le (dé) vêtu des sodomites qui ont fanduz les dras (9156), auxquels Enéas fandue trove lor chemise (9161), qui ont lor braies sovent avalées (9163). Bien sûr, on trouve ici l’écho d’une préoccupation contemporaine, présente chez Hildebert de Lavardin et Jean de Salisbury28, mais comment ne pas y voir des relents des fantasmes monastiques et l’émergence de la tradition gauloise de l’évocation de la nudité ?
63Mais il existe, au delà des emplois du mot nu que nous avons répertoriés, d’autres passages ou d’autres situations impliquant la nudité, qui peuvent revêtir une signification symbolique. Il en est ainsi à l’occasion des bains, comme dans les laisses 24 et 25 de la br. I du RAlix, où Alexandre de Paris décrit, avant leur adoubement, le bain lustral des bacheler et du héros, qui s’effectue dans la mer. Pour ce bain purificateur, pour leur cors eslaver (540), la nudité, si elle n’est pas explicitement mentionnée, est le prélude à la remise de riches dras de soie, de conroys, d’armes. Ce peut-être aussi un bain dans la fontaine de jouvence (Br. III, 1. 205-206), mais le bain qui, dans les romans antiques, a des conséquences tragiques, c’est celui d’Œdipe, qui ignore tout de son lignage
jusqu’en un baigne ou il esteit,
ou la reïne le serveit
et vit lez piez qu’il ot fenduz
quant fu petitz en haut penduz.
(v. 538-541)
64C’est alors que Jocaste, découvrant ces cicatrices, interroge Œdipe et se rend compte qu’elle a épousé son fils. Ici l’auteur de Thèbes, qui suit de près le Mythographus secundus29, a modifié sa source qui précise alors
Hic itaque quodam die se calcians30.
65La nudité d’Œdipe, impliquée par cette scène, pourrait être celle du retour à l’innocence de la première enfance, quand les serfs de Laïus l’ont dépouillé de son vêtement :
descovert ont le filz le rei
d’un sidonie qu’il ot sur sei
(v. 111-112)
66avant de lui percer les pieds et de le suspendre à un chêne.
67Mais c’est en même temps une nudité qui devient honteuse, puisqu’elle met en évidence les fautes d’Œdipe, l’inceste et le meurtre du père.
68D’autres circonstances donnent à la nudité une valeur particulière. Il s’agit ici de la mise à nu du cadavre avant sa toilette funèbre et son embaumement, comme c’est le cas dans le Roman d’Eneas pour Pallas :
Premieremant l’ont despoillié
de toz ses dras et deschaucié,
le cors et la plaie ont lavé.
(v. 6380-6382)
69et pour Camille :
Lor dame lor fist descovrir.
(D desvestir 7496)31
Ele estait tote ansanglantee,
d’eve rosade l’ont lavee...
(v. 7432-7434)
70L’ultime ablution est suivie à chaque fois de l’embaumement, puis Pallas reçoit de nouveaux vêtements, jusqu’à des éperons d’or (v. 6391-6398), qui donnent à l’opération le caractère d’un nouvel adoubement, mais d’un adoubement royal :
Tôt lo conroient comme roi.
(v. 6399)
71Si pour Camille il n’est d’abord question que du linceul, fait d’un drap de soie d’Almarie (7439), et de l’exceptionnelle biere qui va la porter (v. 7441-7486), on voit finalement la reine des Volsques revêtue d’une chemise et d’un bliaut (v. 7638-7639), et dotée d’attributs royaux, la couronne et le sceptre (v. 7639-7640). On songe ici à la toilette funèbre d’Hector dans Troie, bien que Benoît n’emploie que le terme desarmé (16507), mais le processus est le même : Hector est sept fois lavé (16508), aromatizié (16511) et éviscéré. Embaumé, il est revêtu d’un somptueux vêtement (v. 16518 sq.) et installé assis sur un lit. Mais dans ce roman, c’est le seul Paris qui est doté des regalia, ce qui, selon C. Croizy-Naquet anticipe alors l’annonce de la destruction de Troie32. Quoi qu’il en soit, à chaque fois le corps nu est revêtu et l’on songe ici au vêtement sacré imposé par Dieu à ses prêtres pour paraître devant lui (Exode, 28, 2-5). D’autre part, le premier livre d’Hénoch (62,15 s.) décrit ainsi la résurrection des élus : « Ils revêtiront des vêtements de gloire. Et tels seront vos vêtements : des vêtements de vie de la part du Seigneur des Esprits. » Aussitôt évoquée, la nudité est en quelque sorte effacée par la cérémonie funèbre qui l’exigeait initialement, par l’apport de nouveaux vêtements et surtout l’édification des magnifiques sépultures qui conserveront les corps ainsi parés. Le tombeau et les ingénieux procédés utilisés pour empêcher la putréfaction du corps assureront à celui-ci l’éternité (Eneas, v. 6467 sq. et 7648-7650), éternité symbolisée pour Hector dans Troie par une statue immortalisant sa vaillance (v. 16786-16791). A chaque mise au tombeau, le corps nu puis revêtu est l’objet d’une claustration irrémédiable33. Nous sommes ici en présence d’une véritable « anti-nudité », comme le souligne G. Durand, en montrant que le rituel mortuaire est une antiphrase de la mort : « Il y a une claustrophilie profonde à la racine de toute volonté de conserver le cadavre34. »
72Existe-t-il dans les romans antiques des occurrences de nu dans l’acception générale, figurée de « sans défense », « dénué de tout » ?
73C’est, à l’inverse, sans conteste le cas pour vestu(e) dans Troie puisqu’au v. 3026, les gens des environs et de la région sont venus à Troie et poplee l’ont si e vestue, ce qu’E. Baumgartner traduit par « ces gens l’avaient si bien peuplée et couverte de maisons35 ». De même on trouve dans la branche III du RAlix une contree... vestue (130), « couverte de richesses », une forêt... garnie et vestue De toute icele riens qui a cors d’orne aiue (3269-3270) « qui contient à foison tout ce qu’il faut pour le bien-être des hommes », des murs... des Grigois vestus (4648), « remparts couverts par l’armée grecque36. »
74En revanche, les romans antiques ne semblent pas présenter d’occurrences de nu(e) au sens de « dans le dénuement, misérable ». On trouverait peut-être cette interprétation pour certains passages de Chrétien de Troyes que nous avons cités, mais on a vu qu’à chaque fois un sens concret était possible. On trouve quelquefois nu ou esnüé au sens de « dépourvu de », mais souvent en relation avec le vêtement ou les armes, comme dans Troie :
mes de lor armes furent nu,
(v. 22206)
75ou dans RAlix, br. III, v. 3785 :
Velus fu commë ors et esnüés de dras.
76On peut rapprocher cet emploi de celui de nu dans le Chevalier de la Charrette au v. 6660 :
quant il fu de sa robe nuz.
77On remarque quand même la singularité de l’occurrence du début de la br. III du RAlix :
Et passe une montaigne qui d’erbe ert tote nue.
(v. 591)
78Il peut exister aussi dans les romans antiques, sans que nu soit employé, une nudité métaphorique, et ce peut être une extension du sens guerrier de nu, « sans armes défensives ». Nous songeons ici d’abord au personnage de Lavine dans le Roman d’Eneas. Héroïne de la troisième partie du roman, Lavine est une créature dont le visage, l’apparence physique, les vêtements ne sont jamais mentionnés, à la différence notamment de Camille, et même de Didon, objet d’une brève évocation. Si elle n’est jamais décrite et n’apparaît donc jamais vestue, cette absence peut avoir valeur de symbole. C’est qu’elle est nue, c’est-à-dire sans armes, devant l’amour, comme elle le dit au v. 8633 :
Quel deffanse ai ancontre amor ?
79Personnage sans expérience, c’est une véritable ingénue, nue au sens métaphorique, sans protection, isolée, désarmée.
80N’est-ce pas aussi, le cas d’Enéas, désemparé, blessé sans difficulté par la flèche d’Amour (v. 8953 sq.), car il avoue alors n’avoir eu jusque-là aucune idée du sentiment qui s’empare de lui :
des idonc m’an aperceüsse,
se ge d’amer vileins ne fusse ;
ne savoie ce que estait.
(v. 9035-9037)
81Aussi se demande-t-il si, dans un couple, l’homme ne doit pas se covrir, dissimuler ce qu’il éprouve :
Homme se doit molt bien covrir.
(v. 9078)
82Ici les personnages se trouvent nus face aux flèches d’Amour, comme chez Ovide :
Fige, puer ! positis nudus tibi praebeor armis37
83De même Achille, est « nu », sans véritable protection, devant Amors :
Poi li vaudra ci sis escuz
E sis hauberz mailliez menuz.
Ja s’espee trenchant d’acier
Ne li avra ici mestier :
Force, vertu ne hardement
Ne valent contre Amors neient,
(v. 17579-175 84)
84comme il se trouvera ensuite, avec ses compagnons, désarmé face à l’embuscade fatale des Troyens.
85L’emploi de nu dans le Roman de Troie et le RAlix reste très marqué par la tradition épique, puisqu’il y concerne en majorité les épées. Il faut y ajouter – et ceci s’applique également au Roman de Thèbes, quelques occurrences de nu dans un contexte guerrier, au sens de desarmez, « sans armes défensives », acception qu’il faut retenir pour apprécier la nudité métaphorique, dans Eneas et dans Troie, des personnages affrontant l’amour. Mais les mentions de la nudité sont assez rares dans Thèbes et surtout dans l’Eneas, qui pourrait passer pour le roman antique le plus réservé, le plus pudique dans ce domaine si n’y affleurait pas, dans deux passages orduriers, la tradition gauloise.
86Hormis cette particularité, les emplois marquants de nu(e) dans un contexte érotique s’avèrent assez rares, en particulier pour l’expression nu a nu, proportionnellement plus présente chez Chrétien de Troyes. Cette discrétion s’explique par la condamnation judéo-chrétienne de la nudité, nudité honteuse d’Adam et d’Eve après la faute, nudité honteuse de Noé. On ne trouve pas, dans les romans antiques, la nudité paradisiaque telle qu’elle est évoquée par saint Ambroise dans le De Isaac vel anima V, 43, pour Eve :
quia vestit eam gratia,
87et pour Adam :
sed nec Adam primo nudus erat, quando eum innocentia uestiebat38,
88et par saint Augustin dans la Cité de Dieu, XIV, 17 :
Nam sicut scriptum est : Nudi erant et non confundebantur, non quod eis sua nuditas esset incognita, sed turpis nuditas nondum erat39.
89En revanche, le caractère infamant de la nudité apparaît bien chez Chrétien de Troyes lors de la folie d’Yvain, qui rompt avec la société en abandonnant vêtement et habitation.
90Les auteurs de romans antiques ont donc usé avec parcimonie de l’épithète nu(e), appliquée à des personnes. Mais les circonstances et les conséquences de la nudité implicite des corps : découverte de l’origine d’Œdipe, toilette funèbre, sont d’autant moins à négliger. La nudité d’Œdipe au bain fait songer au dénuement de l’homme devant le Dieu juge dans l’Ecclésiaste40, et le vêtement somptueux des cadavres de Pallas et de Camille, sans négliger le re-vêtement que représentent alors les tombeaux, peut être un symbole du sort éternel promis aux élus ou aux croyants. On peut songer aussi à saint Paul, qui nous invite, dans l’Epitre aux Romains, à revêtir les armes de lumière41, les cérémonies funèbres ayant peut-être des connotations baptismales. De toute manière, le fait que le défunt soit revêtu indique le passage d’un monde à l’autre. L’étude de l’adjectif nu et de la présence de la nudité nous a donc permis d’apprécier certains aspects fondamentaux des romans antiques : leurs liens avec la Chanson de geste, mais aussi ce qu’ils possèdent de plus spécifique : la découverte de l’inceste dans Thèbes, la thématique amoureuse et funèbre dans Eneas et Troie, ainsi que la symbolique qui s’y attache.
Notes de bas de page
1 Ed. F. Mora, Paris, Le Livre de Poche, Lettres Gothiques, 1995.
2 Ed. J.-J. Salverda de Grave, Paris, Champion, CFMA, t. I, 1925, t. II, 1931.
3 Ed. J. Rychner, Paris, Champion, CFMA, 1973.
4 Ed. L.M. Muret-Defourques ; Paris, Champion, 1970.
5 Ed. citée, p. 285.
6 V. 1807-1808.
7 « d’après la copie Guiot. Traitement informatique par Serge Lusignan, Charles Doutrelepont et Bernard Derval ». Montréal, Institut d’Etudes Médiévales, Université de Montréal ; Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1986.
8 Ed. F. Mora, v. 1034, 1076 (2), 3733. 4124, 4691, 5622, 5773, 5918, 6088, 6185, 10790, 11647, 11652.
9 Ed. J.-J. Salverda de Grave, v. 950. 1033, 1238. 2031, 2390, 4012, 5202, 9221.
10 Ed. L. Constans, Paris, SATE, t. I à VI, 1904-1912, v. 1645 (2), 2525, 2731, 4498, 7252, 7533, 8674, 9257, 10024, 10921, 10932, 11221, 11515, 11533, 12242, 13184 (2), 15980, 16792, 17114, 17222, 17226, 18336, 18857, 19255, 19291, 19997, 20024, 20115, 20498, 20558, 21010, 21407, 22206, 22612, 22690, 22764, 22862, 24198, 24597, 26612, 27107, 29384.
11 Ed. E.C. Armstrong. DL. Buffum, Bateman Edwards, L.F.H. Lowe, Princeton, 1937, Elliott Monographs 37. Br. I, v. 707, 772, 928, 1151, 1283, 1567, 1608, 2090. 3089 ; Br. II, v. 88, 98, 986, 1258, 1744. 1801, desnüee 1840, 1978. 2295 ; Br. III, v. 591, 606, 678, 1081, 1472, 2107, 2456, 2905, 3322, esnüés 3785, 4517, 4666, 5479, 5725, 6760. 6990 ; Br. IV, v. 130, 831. Nous abrégerons, comme c’est l’usage Roman d’Alexandre en RAlix.
12 Voir M.-L. Ollier, op. cit.
13 Il faut y associer le v ; 5773, évoquant un combattant au piz... nu.
14 Mais ce roman présente une autre occurrence militaire de nu aux v. 5261-5262 :
un chevalier en a feru
en mi le piz tot nu a nu...
ce qui représente une translation du latin nudo pectore, que l’on trouve par exemple chez Stace, Thébaïde, II, 580.
15 IX, 548 et XII, 306, édition Jacques Perret, Paris, Les Belles Lettres, 1980-1982.
16 Nudo ferro se trouve dans la Thébaïde (VI, 911), ainsi que nudo ense (II, 221 et V, 135), édition R. Lesueur, Paris, Les Belles Lettres, 1990-1994.
17 Nudo ferro se retrouve chez Ovide, Métamorphoses, VI, 911, édition G. Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, 1991-1995 et dans les Héroïdes, XIII, 79, éd. H. Bornecque, Paris, les Belles Lettres, 1961. On trouve aussi dans les Fastes (II, 693) nudarant gladios.
18 « Ayant enfin rejeté ces armes qu’il avait du mal à porter, il tomba nu sur le corps maintenant sans vie de son incomparable ami. »
19 Voir aussi les v. 22759-22764.
20 Traductions des CFMA, XXIX, Paris, Champion, 1983.
21 Paris, Champion, 1971.
22 Paris, Champion, 1954.
23 Chrétien de Troyes. Romans, La Pochothèque. Classiques modernes. 1994.
24 Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois du Moyen Age, Paris, Champion, 1913, p. 137-38.
25 « Mais peut-être qu’alors, devant ta nudité, l’amour éveillera mes sens. » Ovide, Les Amours, texte établi et traduit par Henri Bornecque, 3e édition, Paris, Les Belles Lettres, 1963.
26 Voir Le premier portrait féminin dans la littérature du Moyen Age : les filles d’Adraste dans le Roman de Thèbes, à paraître dans les Mélanges... Madeleine Tyssens, et Ph. Ménard, Le rire et le sourire dans le roman courtois au Moyen Age, Genève, Droz, 1969, p. 259.
27 « Tous deux, nus, sont enveloppés par le filet. Vulcain convoque les dieux, les prisonniers leur servant de spectacle ; on pense que Vénus eut peine à retenir ses larmes. Les amants ne peuvent se voiler le visage, ni même placer leurs mains devant les parties qu’on ne doit pas laisser voir. »
28 E. Foral, Recherches, p. 132
29 Comme l’a démontré L.G. Donovan, Recherches sur le Roman de Thèbes, Paris, SEDES, 1975, p. 49 sq.
30 G.H. Bode, Scriptores rerum mythicarum Latini tres Romae nuper reperti, G. Olms, Hildesheim, 1968, p. 151, 1. 6. Dans l’Histoire ancienne jusqu’à César, 39, 13 « li rois Edippus estoit deschauciez devant son lit et la roïne i fu sorvenue » ; voir aussi, ibid., 43, 7 : « Lors fist au roi ses piés descovrir » (Edition partielle par Marijke de Visser-van Terwisga, t. I, Orléans, Paradigme, 1995).
31 Ed. A. Petit, Paris, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1997.
32 Thèbes, Troie, Carthage. Poétique de la ville dans le roman antique du xiie siècle, Paris, Champion, Nouvelle Bibliothèque du Moyen Age, 1994, p. 262.
33 Ibid., p. 109.
34 Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, p. 271.
35 Le Roman de Troie, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1998.
36 Traduction de L. Harf, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1994.
37 « Frappe, enfant ; j’ai déposé les armes et m’offre nu à tes coups. »
38 Sancti Ambrosii opera, éd. C. Shenkl, Prague et Vienne, Tempsky ; Leipzig, Freytag, 1897, p. 668.
39 Œuvres de saint Augustin, 35, La Cité de Dieu, livres XI-XIV, 4e édition de B. Dombart et A. Kalb, Desclée de Brouwer, 1959, p. 426.
40 « Il était né tout nu, il s’en retournera comme il était venu ; de son travail, il n’a rien retiré qui lui reste en main (5, 14). »
41 13, 12.
Auteur
Université de Lille III
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003