Valeur mythique de la nudité dans quelques romans médiévaux de France et d’Allemagne
p. 271-282
Texte intégral
1L’un des thèmes récurrents des romans médiévaux présente la victoire du héros contre un monstre, géant ou dragon, suivie de la disparition momentanée du vainqueur, lequel bien souvent a commis lors du combat une transgression. Due à une grande faiblesse du corps ou de l’esprit, la disparition met en difficulté la parentèle, la femme ou la fiancée du héros, lesquelles font tout pour le retrouver afin qu’il les assiste dans leur épreuve. Illustré très clairement par le combat de Tristan contre le dragon d’Irlande, ce thème de la disparition du héros vainqueur, de sa faiblesse et de son retour réactualise en fait dans les narrations médiévales l’un des mythes fondateurs de l’idéologie indo-européenne, le combat d’Indra conte Vritra. Une variante du mythe montre le même Indra aux prises avec Namuci, version tout aussi paradigmatique dont en France le Roman d’Yder contient le reflet. Nous nous proposons d’utiliser ces deux paradigmes pour l’analyse de quatre œuvres médiévales qui à nos yeux relèvent du même schéma, le Lanzelet et le Wigalois allemands, l’Yvain de Chrétien et l’Iwein de Hartmann, le Gregorius allemand et la Vie du Pape Grégoire dont il est l’adaptation fidèle, œuvres dans lesquelles la nudité du héros apparaît comme l’une des formes du dépouillement qui accompagne sa faiblesse lors de sa disparition. Nous verrons enfin quelle valeur il faut attribuer à cette disparition et à ce retour, qui sont à nos yeux les formes de la mort et résurrection rituelles du héros.
2Nous servira de premier paradigme le mythe indien de la faiblesse qui saisit Indra, dieu védique de la guerre, après sa victoire sur le monstre Vritra. Cette fuite précipitée du vainqueur présente pour variante très ancienne un épisode célèbre du ve livre du Mahâbhârata 9, 2ss1. Après sa victoire sur Vritra, Indra s’enfuit au bout des mondes et vit caché dans les eaux. L’univers, terre et ciel, hommes et dieux, sont dans une immense détresse. L’épouse d’Indra, menacée dans son honneur de femme par les exigences du roi temporaire que les dieux ont fini par donner, un certain Nahusa, cherche son mari, évoque l’Astrologie, Upaçruti, qui, touchée, la conduit vers la cachette. Les deux femmes franchissent monts et forêts, parviennent à l’océan, le franchissent et arrivent sur une grande île dans laquelle se trouve un beau lac. Au milieu de ce lac s’étend un grand champ de lotus couvert par un grand lotus jaune à la tige dressée. Ayant fendu la tige, elles trouvent, réduit en taille, Indra inséré dans une fibre. La femme d’Indra lui conte alors ses périls et l’exhorte à retrouver sa force et sa taille. Le texte étant fait de la synthèse maladroite de plusieurs variantes, la suite du récit reprend le même motif pour le continuer ainsi : revigoré, Indra s’apprête à partir pour détruire l’usurpateur Nahusa, mais on vient annoncer que ce dernier a été précipité lui-même par son hybris. Escorté de tous les dieux, Indra reprend possession du gouvernement des mondes.
3Nous avons montré ailleurs que cette disparition dans les eaux, cette recherche du tueur de dragon dont a besoin celle qui fait fonction d’épouse du roi, le recours de cette dernière à l’astrologie pour retrouver son mari, ce héros qui, une fois retrouvé, reprend ses forces et décide de renverser l’usurpateur, lequel disparaît avant qu’on ait eu à le combattre, ce partage enfin des parties du monde sont autant de traits qui rapprochent la matière tristanienne de la retraite et du retour d’Indra2 : brûlé à mort, Tristan se réfugie dans l’eau ; l’épouse d’Indra ne veut rien entendre des avances de Nahusa, qui revendique sur elle les droits de l’époux Indra, tout comme la jeune Yseut, en accord avec sa mère, redoute de devenir la femme du sénéchal qui la revendique pour épouse. Dans les deux matières, la femme ou la fiancée, indignée par les assiduités de l’usurpateur, part donc à la recherche du tueur de dragon qui doit pour l’une redevenir, pour l’autre devenir l’époux. Réputée magicienne, la reine d’Irlande aide, chez Gottfried, sa fille à retrouver Tristan par la magie des songes3 (v. 9298-9305). Dans les deux traditions, les femmes qui découvrent le tueur de dragon font ensuite tout pour lui rendre sa force afin qu’il puisse assurer le rôle qu’on attend de lui, un combat contre l’usurpateur, qui finalement n’aura pas lieu. Reste alors à régler les problèmes territoriaux : Indra partage le monde avec ses alliés, Yseut, transférée à l’oncle du tueur de dragon, sera reine d’Angleterre. Il est remarquable à cet égard que la découverte de Tristan au fond de l’eau soit suivie de près par la scène du bain au cours de laquelle les femmes reconnaissent Tristan après l’avoir retrouvé. La fragilité du héros nu dans son bain reproduit en quelque sorte sa faiblesse au fond des eaux : dans les deux cas, il faillit y périr, par noyade d’abord, par la vengeance ensuite que la jeune Yseut voudrait tirer de la mort de son oncle Morold.
4En Inde, une variante de ce motif de la faiblesse après l’exploit et de l’usurpation de pouvoir montre Indra en conflit avec une autre forme démoniaque du Mal, Namuci : dans la version du Satapatha Brâhmana4 (XII, 7, 1), l’artisan des dieux, Tvastr, père du Tricéphale déjà tué par Indra, incante ce dernier, ensorcelle la boisson sacrée qu’est le Soma et la refuse à Indra. Ce dernier boit le Soma de force, commettant par là un sacrilège. Une faiblesse insigne assaille alors Indra. Il se disloque et son énergie, son essence, sa virilité s’écoulent de chacun de ses membres. Or Indra avait eu affaire avec Namuci, le démon. Le voyant tout affaibli et comme mort, Namuci a l’idée de s’emparer de l’énergie d’Indra. Les dieux qui ont grand besoin d’Indra, veulent alors le sauver et font appel aux dieux guérisseurs, les deux Asvins. Ces derniers négocient une récompense pour leurs soins, retirent de Namuci énergie et virilité et la restituent à Indra.
5J.H. Grisward a dès 1978 excellemment rapproché ce motif de l’une des aventures du Roman d’Yder, œuvre française de la fin du xiie siècle5. Yder doit affronter deux abominables géants pour gagner l’amour de la belle Guenloie. Arthur envoie d’abord Kei en éclaireur, mais ce dernier préfère se cacher tant il a peur. Yder tue les géants, mais est pris d’une grande soif. Kei lui apporte alors de l’eau puisée à une source voisine qu’il sait empoisonnée. Le poison agit aussitôt sur le héros : sa peau s’enfle, le cou rejoint les tempes, le nez disparaît. Bref, Yder perd jusqu’à l’apparence humaine. Gauvain et les autres le trouvent ainsi défiguré et comme mort. Kei met la mort d’Yder sur le compte du venin que portaient les monstres, tout comme l’haleine empoisonnée du dragon d’Irlande avait brûlé et affaibli Tristan. Deux chevaliers surgissent alors et guérissent Yder, tous deux fils du roi d’Irlande et porteurs d’une plante magique – on songe aux deux Yseut, guérisseuses irlandaises de Tristan. On voit que Kei occupe dans cet épisode la place de l’usurpateur, quand bien même il n’en assure pas le rôle, absent du roman. Il est néanmoins très probable que le roman reprenait ici le motif de l’imposture, car le même Kei, dans le Perlesvaus, roman de ces mêmes années, prétend avoir occis un monstre tué par le héros. L’Inde et la France médiévale présentent ici pour second paradigme la variante de la même faiblesse consécutive à l’exploit guerrier et de son usurpation, et par trois fois deux figures médicales viennent sauver le guerrier, les dieux salvateurs de l’Inde, les jumeaux Asvins, puis les deux magiciennes d’Irlande, enfin les deux frères d’Irlande, tous quatre mêmement membres de la famille royale irlandaise.
6Il manque à la version du Roman d’Yder le motif de la nudité. On le retrouve néanmoins dans une autre variante du même genre de récit, dans le Lanzelet d’Ulrich von Zatzikhoven6. Aux dires de l’auteur, le roman serait l’adaptation fidèle d’une œuvre anglo-normande apportée à la cour d’Henri VI par Hugues de Morville, l’un des soixante otages fournis à la cour impériale pour garantir le paiement des sommes énormes que l’empereur réclamait pour prix de la libération de Richard Cœur de Lion. Ce Lanzelet nous livre, sans doute comme le faisait le texte anglo-normand, une matière assez primitive pour véhiculer à l’état presque pur bon nombre d’archétypes. Après avoir affronté pour second adversaire le comte Lînier et épousé sa fille Ade, Lanzelet parvient à Schâtel le mort, nom assez parlant par lui-même du château où demeure Mâbûz, le fils de la fée du lac qui avait enlevé et élevé Lanzelet. Or ce Mâbûz est un couard dont Iweret, l’ennemi juré de la fée et le futur adversaire de Lanzelet, a ravi le royaume. Afin de protéger ce fils si peu vaillant, la fée a pourvu le château d’un charme maléfique : quiconque entre dans le château sans y avoir été invité par Mâbûz connaît par force la plus complète couardise (v. 3542-3547). Pire encore, Mâbûz met en prison les chevaliers devenus ainsi inoffensifs et en tire un de temps à autre pour apaiser sa méchante humeur. Ignorant le maléfice qui frappe le château, Lanzelet entre dans Schâtel le mort. Mâbûz s’approche et frappe l’intrus. Il lui enlève son heaume sans que Lanzelet y trouve à redire (v. 3627-3628) ; il lui arrache la coiffe, le houspille, le prend par les cheveux, le jette à terre et le fait déshabiller (v. 3631-3635). Le voilà comme mort, für tôt lac (v. 3633). Comme Kei et ses autres compagnons avaient abandonné Yder mourant, Ade et son frère Diepald abandonnent le héros, l’épouse déclarant qu’elle ne peut plus rester avec pareil couard (v. 3665-3668).
7Nous avons tenté de montrer ailleurs que le déshabillage de Lanzelet reprenait la décomposition d’Indra après l’absorption du Soma interdit7. Il y a en effet dans les deux cas la transgression d’un interdit. Tout comme Indra perdait par chaque membre ce qui faisait son essence et sa force, on retire de même sous l’effet d’un charme maléfique de chaque membre de Lanzelet une pièce de son armure, cela même qui faisait sa force, sa protection, le symbole même de son essence chevaleresque. On lui retire aussi chaque pièce de sa vêture, symbole de la culture et de l’humanité civilisée. Yder, défiguré, n’était plus un homme. Lanzelet, dénudé, devient méconnaissable. Il a perdu les marques et les vertus de sa vaillance guerrière. Dépouillé des marques vestimentaires de la civilisation, il devient en prison le plus négligé, le plus paresseux de tous (v. 3694). Indra finissait vidé de toutes les composantes de sa vitalité ; Lanzelet finit dépourvu de toutes les composantes de sa vêture et de son armure.
8Or les gens d’Iweret ont mis feu aux villages de la terre de Mâbûz. Ce dernier, bien incapable de défendre sa terre, songe alors à exploiter à son profit la vaillance de ceux qu’il a emprisonnés. Examinant chacun de ses captifs, Mâbûz jette son dévolu sur Lanzelet. Ce dernier vit dans la prison comme une bête. Alors que les autres prisonniers mangent à table, le héros se blottit contre le mur et ronge son pain, sans jamais se laver les mains : Lanzelet est devenu un être vil (v. 3687-93) ; comme la roture, il est proche de la bête. Pour lui rendre sa vaillance, il faut le faire sortir du château maléfique. Mais il y met si mauvaise grâce qu’il faut le porter. Couché sur le dos, comme s’il était incapable de se redresser, on lui enfile de force ses houseaux, son armure, pièce par pièce, et on le hisse sur un destrier. Lanzelet reprend alors force et courage (v. 3749-56). Comme les dieux, qui avaient besoin d’Indra, avaient rendu au dieu de la guerre sa vigueur, l’avaient reconstitué en lui restituant ce qu’il avait perdu, tout comme les deux chevaliers irlandais avaient rendu à Yder l’apparence humaine, Mâbûz redonne pièce par pièce à Lanzelet l’apparence du chevalier et lui restitue la force qu’il lui avait ôtée. Comme Indra et Yder, Lanzelet, après sa grande faiblesse et sa mort apparente, est recomposé : il redevient lui-même. Recomposé, Indra terrassait l’usurpateur Namuci et Tristan confondait le sénéchal couard. Tout autant recomposé, Lanzelet terrasse les troupes de l’usurpateur Iweret, qu’il tuera par la suite. Namuci n’affrontait pas Indra, le sénéchal d’Irlande n’osait non plus affronter le dragon, Kei n’osait pas plus affronter lui-même les géants, Mâbûz envoie de même Lanzelet affronter Iweret. Malgré les écarts de l’affabulation narrative, le fonctionnement reste le même. Dans l’épisode de Namuci, ce n’est pas directement au combat contre le Tricéphale qu’Indra doit sa faiblesse, mais à la transgression de l’interdit qui lui fit boire ensuite de force le Soma. La faiblesse est due à l’intervention d’un personnage autre que l’antagoniste. Il en va de même pour le Lanzelet. Ce n’est pas à son combat victorieux contre Lînier que le héros doit sa disparition et sa faiblesse, mais à Mâbûz et à la transgression de l’interdit qui lui fit franchir sans y être invité l’enceinte du château. Pour Yder et Lanzelet, il y a malignité d’un couard. Il y a pour Indra et Lanzelet malignité d’un proche : Tvastr est le parent, l’allié des dieux, donc d’Indra, et Lanzelet est le frère adoptif de Mâbûz. On voit que les liens d’homologie rapprochent plus qu’on ne pourrait le croire Indra, Yder et Lanzelet dans l’épisode de leur grande faiblesse, de leur décomposition et de leur retour.
9Vers 1220, Wirnt von Gravenberc, dans son Wigalois8, fournissait un nouvel exemple de cette même structure. Le héros y combat le dragon Pfetan qui, lui, ne tue pas par le feu, mais par la puanteur empoisonnée de son haleine (v. 4697-98). Dans son agonie, le monstre ravit au héros force et connaissance (v. 5115-16), le jette comme une balle le long d’un ravin jusqu’au bord d’un lac (v. 5120-21). Comme Tristan, Wigalois gît donc sans force et sans connaissance sur la rive d’une pièce d’eau, uf des breiten sewes stade (v. 5133). Comme le faisait Mâbûz, un pêcheur et sa femme viennent lui retirer les pièces de son armure pour les vendre avantageusement, jouant par là le rôle du sénéchal usurpateur et de Namuci. La femme du pêcheur tente même de noyer le héros dénudé, le tirant par les cheveux vers l’onde, mais son mari l’en dissuade9 (v. 5383-86). Des dames trouveront ensuite Wigalois et, comme celles de Norison, comme celles aussi d’Irlande, le recueilleront et le soigneront pour l’envoyer vers de nouvelles aventures.
10L’Yvain de Chrétien de Troyes reprend en effet à sa manière le même type de structure. Peu après la victoire d’Yvain sur le gardien de la fontaine, Esclados le Roux, peu après son mariage avec Landine et au cours de la réception de la cour d’Arthur, Gauvain incite Yvain à ne pas tomber dans la recréantise. Malgré sa promesse, Yvain ne tiendra pas sa parole de revenir voir Laudine avant un an. On retrouve donc ici le motif de la transgression, attachée non pas au combat, mais à l’épisode qui le suit, tout comme la transgression apparaissait pour le Lanzelet dans l’épisode de Mâbûz, qui suivait de près le combat contre Lînier, et dans celui de Namuci, qui faisait suite à la victoire d’Indra contre le Tricéphale. On remarquera qu’ici encore la transgression vise ou concerne un proche du héros, non plus le demi-frère Mâbûz, non plus Yseut, future tante par alliance de Tristan, mais l’épouse même d’Yvain. La grande faiblesse qui va frapper Yvain intervient certes tard, un an après la victoire, mais il est significatif que cette année passée en tournois avec Gauvain n’occupe chez Chrétien que 24 vers10 et 53 vers chez l’adaptateur Hartmann11. Hormis cet écart temporel, dû à la spécificité de l’habillage narratif, la faiblesse du héros suit de très près le combat victorieux contre Esclados. Il est remarquable que l’intermède qui sépare les deux thèmes mette en scène Gauvain et le motif du compagnonnage chevaleresque. C’est en effet le cas déjà pour le Roman d’Yder. Yder a en effet combattu Gauvain dans une lutte indécise. Hésitant à prendre place parmi les chevaliers d’Arthur, Yder se voit proposer par Gauvain son alliance (v. 3255, 3539 et 5123). Or il en va de même encore dans le Lanzelet. La cour d’Arthur y envoie en effet Wâlwein chercher Lanzelet que la reine veut voir, attirée par le récit de ses exploits (v. 2283ss). Tous deux se rencontrent ; Lanzelet exige le combat singulier malgré les réticences de Wâlwein. Il s’ensuit un combat indécis (v. 2357-2694), au terme duquel Wâlwein propose à son adversaire un compagnonnage, aussitôt accepté par Lanzelet (v. 2698-2725). Tout autant que dans le Roman d’Yder, où le compagnonnage précède le malheureux combat contre les deux géants, Lanzelet affronte Wâlwein juste avant de parvenir au château de Mâbûz. Ce combat singulier des deux preux n’est en effet qu’une longue parenthèse, l’épisode de Mâbûz suivant ainsi, pour la trame essentielle des événements du récit, immédiatement les soins prodigués au héros par Ade et le mariage des jeunes gens. La structure de l’Yvain est en fait la même que celles du Roman d’Yder et du Lanzelet.
11La disparition et la folie d’Yvain, tout aussi dénudé que Wigalois (v. 2835), tout aussi négligé que Lanzelet (v. 2830), trahissent l’état de profonde régression dans lequel se trouve le héros. Indra, Tristan, Yder et Lanzelet étaient comme à demi-morts : Yvain de même se croit mort lorsque la raison lui revient et qu’il se voit nu (v. 3026). Tout comme encore les deux Yseut et Brangene guérissaient Tristan, de même enfin que des dames recueillaient et soignaient Wigalois, la dame de Norison et ses deux suivantes viennent secourir Yvain et le guérissent par la magie de l’onguent de la fée Morgane (v. 2947-48), le remède rappelant encore la racine magique des deux princes d’Irlande qui guérissent Yder et les soins prodigués à Indra par les jumeaux Asvins de l’Inde. Tout comme enfin Lanzelet retrouvait ses habits au sortir du maléfice qui frappait Schâtel le mort, Yvain trouve les habits apportés par la suivante de la dame de Norison et les revêt au sortir de sa démence (v. 2972-76 et 3020-29). Et de même qu’Indra tuera Namuci, que Tristan confondra le sénéchal et que Lanzelet affrontera Iweret, Yvain, recueilli et soigné à Norison, vaincra le comte Alier qui attaquait le château de la dame qui l’avait sauvé (v. 2138-3309). Ayant recouvré force et vigueur, tous peuvent apporter à leur sauveur l’aide et le secours qu’il escomptait.
12Il est surprenant qu’un récit hagiographique, il est vrai très romancé, reprenne cette même trame dès le xiie siècle avec la Vie du Pape Grégoire, repris vers 1190 par le même Hartmann dans son Gregorius. Après avoir quitté l’île vers laquelle les flots l’avaient conduit et où l’avait recueilli l’abbé d’un monastère, Grégoire, fils incestueux d’un jeune duc d’Aquitaine et de sa sœur, arrive sans le savoir chez sa mère, qu’il délivre d’un prétendant importun et qu’il épouse. Ayant l’un et l’autre découvert leur inceste, les deux époux se séparent. Grégoire part cacher sa personne pécheresse loin du monde et passe 17 années sur un îlot désert, lacustre ou marin selon les versions. Le pape étant mort, les prélats romains sont en quête d’un personnage providentiel pour assurer la succession du pape défunt. Inspirés par Dieu, les prélats partent rechercher leur homme au-delà des mers et trouvent Grégoire, amaigri et dénudé, sur le rocher auquel l’a conduit pour l’y laisser mourir un pêcheur. Malgré ses refus réitérés, on le persuade d’accepter la tâche que Dieu lui réserve. Grégoire assurera le pouvoir spirituel de Rome et retrouvera sa mère. Cette chaîne narrative qui associe la victoire sur un ennemi, la disparition et la grande faiblesse du héros, le rôle qu’on attend de lui et son retour au cœur du gouvernement des mondes est en fait la même que celle que nous avons dégagée précédemment. On y retrouve la violation d’un interdit, ici l’inceste avec la mère, et le grand dépouillement dans lequel on retrouve le héros. Les prélats découvrent sur son îlot un personnage amaigri par les privations, nu, décharné, la peau, comme celle d’Yvain, noircie par vents et pluies12. Hartmann, dans l’adaptation qu’il fait du texte français, insiste sur le délabrement du pécheur, dont le corps est méconnaissable tant il est changé et défait par les privations et les intempéries13 Le poète utilise pour le décharnement de Grégoire l’adjectif kleine. Il est remarquable que Thomas Mann, lorsqu’il adapte le Gregorius de Hartmann dans Der Erwählte, soit méconnaisse le sens médiéval du mot, soit le déforme délibérément pour lui donner son sens moderne de petit. Toujours est-il qu’il dépeint le pécheur comme amenuisé, réduit à la taille d’un hérisson, nicht viel gröBer als ein Igel, et si déformé qu’on reconnaît à peine sur son visage sa bouche et ses yeux14. A travers les inversions de fonction de tel ou tel autre maillon de la chaîne archétypale et même à travers l’apparente et parfois aussi réelle incompréhension du sens de cette fonction, les mythes perdurent ainsi avec ces changements qui lui rendent parfois après des millénaires l’une des formes essentielles qu’ils avaient oubliées. L’amenuisement de Grégoire rejoint en effet celui d’Indra, si fort réduit en taille qu’il peut s’insérer dans la fibre d’un lotus au milieu d’un lac. Méconnaissable, le visage devenu quasiment inhumain du pécheur le rapproche enfin du visage d’Yder, lequel avait aussi perdu la forme humaine.
13Mais l’épisode du Roman d’Yder nous intéresse à un autre titre. Les princes d’Irlande Miroet et Kamelin venaient opportunément sauver Yder. Or nous les retrouvons dans l’histoire de Grégoire. Des clercs romains sont envoyés rechercher le bon pêcheur. Les manuscrits B2 et B3 réduisent à deux le nombre de ces messagers15. Hartmann reprend ce trait et le précise à sa manière : deux sages Romains apprennent de Dieu au même moment, lors de leur prière nocturne, que l’élu est Gregorius (v. 3156-62). Ce sont ces deux clercs qui vont sauver le pêcheur de sa solitude érémitique et le transporter chez un pêcheur du rivage pour qu’il y recouvre ses forces (v. 3660-62). La fonction salvatrice et guérisseuse de ces deux clercs, qui jouent ici le rôle des jumeaux Asvins auprès d’Indra, apparaît encore et de manière remarquable dans le prologue de l’adaptation allemande. Alors que les versions françaises n’en disent rien, Hartmann introduit en manière de préambule à la vie de Gregorius une exégèse de la parabole du bon Samaritain dans laquelle la grâce et la loi personnifiées guérissent les blessures du Samaritain assailli par des brigands, c’est-à-dire les diables (v. 135-143). L’exemplum annonce ainsi clairement la paire salvatrice des deux clercs de Rome, devenus comme les boni medici, ces saints que l’Eglise avait associés par paire à l’instar des dioscures salvateurs du paganisme, Protais et Gervais, gemini fratres, Côme et Damien, germani fratres qui soignaient tous les maux16.
14La solitude sur le rocher au milieu des eaux, le rôle d’un pêcheur qui pense envoyer à la mort Grégoire renvoient à Indra au milieu d’un lac, à Tristan plongé dans une mare et à Wigalois au bord du lac dans lequel voudraient le faire disparaître un pêcheur et sa femme. Les maillons de la chaîne sont encore les mêmes. La matière de Grégoire ajoute en outre à ce schéma héroïque une coloration religieuse fondée sur les notions complémentaires du péché et de l’expiation. L’hagiographe pouvait associer, il est vrai, sans grand mal à ces concepts héroïques les traits que la tradition chrétienne connaissait par ailleurs depuis longtemps. Dans la Vita Adae et Evae, des environs du ive siècle, Adam après la chute expie son péché quarante jours durant sur un rocher du Jourdain, plongé dans l’eau jusqu’au cou17. Le motif réapparaît vers 1190 dans le Magnum Legendarium Austriacum18, puis dans un manuscrit de la Chronique universelle de Rudolf von Ems vers 123019. Il est remarquable à cet égard que la légende de Judas, si proche de celle de Grégoire, contienne aussi ce trait, tel qu’on le trouve très tôt dans la célèbre Navigatio Sancti Brendani20. Il est plus remarquable encore que la version allemande de la Navigation des années 1300 dépeigne le motif comme celui de l’expiation d’un inceste avec la sœur21. Toute une tradition chrétienne fournit ainsi sa couleur religieuse à un schéma dont on trouve la structure aux sources mêmes de la carrière héroïque : l’Eglise a donc réutilisé des schémas préexistants et les a adaptés à son éthique. La disparition, la faiblesse, la découverte et la guérison du héros deviennent ainsi le péché, l’expiation et la probation du saint.
15Cette appropriation était d’ailleurs bien plus une réappropriation en ce que l’Eglise sut donner très tôt à ce genre de schéma le sens religieux qu’il avait à l’origine, dans la mythologie des peuples indo-européens. Ces récits n’étaient que l’habillage narratif de ces rituels initiatiques qui actualisent les mythes primordiaux. Dans les cultures primitives, un immense voyage et le refuge dans les eaux, comme ceux d’Indra, sont les formes les plus fréquentes du début des épreuves initiatiques. L’immersion est une forme aussi commune, tous ces motifs renvoyant à la notion de passage inhérente à tous ces rituels. La réduction d’Indra, celle de Gregorius, est typique des initiations chamaniques et l’image du regressus ad uterum. Redevenu petit comme l’embryon, Indra retourne à la matrice et au liquide amniotique des eaux du lac. Le mythe de l’Inde s’incarne ainsi dans un rituel : au retour à la matrice pourra succéder une nouvelle naissance. Il est naturel que des femmes, l’Astrologie, Yseut, la dame de Norison ou d’autres encore, veillent dans ces structures à ces renaissances : elles jouent là le rôle traditionnel des sages-femmes et obstétriciennes. De fait, Indra, exhorté et incanté, reprend peu à peu sa taille adulte, comme le bambin grandit après la naissance et devient un homme. Il en va de même pour Tristan et pour Wigalois demi-mort par le feu, par le venin du dragon et par la noyade. Ces types de mort ont une valeur rituelle en ce que la mort est le mode même du passage, raison pour laquelle la substance d’Indra dans l’épisode de Namuci rappelle clairement aussi le démembrement, os par os, que connaît en sa transe le chaman novice, ossature qu’il retrouve ensuite pièce par pièce lorsqu’il re-naît chaman. C’est à ces mêmes valeurs que renvoie le motif du déshabillage ou de la nudité du héros lors de sa grande faiblesse. Mircea Eliade a bien montré combien la solitude et la nudité rituelle accompagnent nombre de scénarios d’initiation des cultures archaïques : le néophyte doit y partager la nudité des petits enfants, qui est aussi celle des morts22, tant ces images renvoient aux simulacres de naissance, de mort et de résurrection. Il est significatif à cet égard qu’Yvain, se voyant nu, se prenne pour un mort. Immersion et nudité symbolisent en effet le retour provisoire à l’innocence des origines, au chaos, expression exemplaire de la fin d’un mode d’être, qui seule permet l’apparition, la naissance d’un homme nouveau. C’est en effet l’une des particularités de la mentalité archaïque, la croyance qu’on ne peut modifier un étant sans l’abolir au préalable, croyance liée à l’obsession du commencement absolu. Chacun des héros médiévaux passe ainsi par une ou plusieurs épreuves qui l’initient un peu plus à chaque fois aux valeurs exemplaires, chacun devenant le guerrier invincible consacré par le combat initiatique, prêt à connaître la révélation ou la consécration de l’amour, puis de la souveraineté ou de la sainteté. Disparition, faiblesse et nudité sont ainsi les images convergentes de la nécessité pour le héros de mourir à lui-même pour renaître, se revêtir et réapparaître au monde, grandi et renforcé.
Notes de bas de page
1 G. Dumézil, « Vahagn », Revue de l’histoire des religions 117 (1938), p. 152-170, résumé dans Heur et Malheur du guerrier. Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo-européens, Paris, 1969, p. 112-120.
2 J.-M. Pastré, « Tristan tueur de dragon : la survivance médiévale d’un mythe indo-européen d’initiation », Tristan-Studien, Die Tristan-Rezeption in den europaïschen Literaturen des Mittelalters. Wodan 19, Greifswald, 1993, p. 99-107.
3 Gottfried de Strasbourg, Tristan und Isolde. éd. F. Francke, Dublin-Zurich, 1930.
4 J. Eggeling, Satapatha-Brâhmana. Sacred Books of the East, vol. XCIV, Oxford, 1900, p. 213-217.
5 J.H. Grisward, « Ider et le Tricéphale : d’une « aventure » arthurienne à un mythe indien », Annales ESC, 1978, p. 279-293.
6 Ulrich von Zatzikhoven, Lanzelet, éd. K.A. Hahn, Francfort, 1845. Reprint W. de Gruyter, Berlin, 1965.
7 J.-M. Pastré, « Le Lanzelet d’Ulrich von Zatzikhoven et le conte merveilleux », La Grande-Bretagne et la France. Relations culturelles et littéraires au moyen âge, Wodan 59, Greifswald, 1996, p. 97-104.
8 Wirnt von Gravenberc, Wigalois, der Ritter mit dem Rade, éd. J.M.N. Kapteyn, Bonn, 1926.
9 Voir notre article « Triple mort et expérience initiatique dans les romans de Tristan », Etudes médiévales 1, Amiens, 1999, p. 159-172.
10 Chrétien de Troyes, Le chevalier au lion, éd. M. Roques, Paris, 1967, v. 2672-2695.
11 Hartmann von Aue, Iwein, éd. G.F. Benecke, K. Lachmann, L. Wolff, Berlin, 1968, v. 3029-3081.
12 J.-M. Pastré et B. Herlem-Prey, Hartmann von Aue. Gregorius. Traduction française de la vie de saint Grégoire. Edition du Ms A2, Göppinger Arbeiten zur Germanistik 331, Göppingen, 1986, v. 2370-2373.
13 Hartmann von Aue, Gregorius. Der gute Sünder, éd. et trad. par B. Kippenberg, Reclam 1787 (3), Stuttgart, 1978, v. 3449-3465.
14 Th. Mann, Der Erwählte, Francfort, 1956, p. 213.
15 B. Herlem-Prey, Le Gregorius et la vie de saint Grégoire. Détermination de la source de Hartmann von Aue à partir de l’étude comparative intégrale des textes, Göppinger Arbeiten zur Germanistik 215, Göppingen, 1979, p. 292.
16 J. de Voragine, Legenda aurea, éd. H. Groesse, Bratislava, 1890, p. 354-356 et 636-639.
17 Vita Adae et Evae, éd. W. Meyer, Abhandlungen der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, philos-philol. Klasse 14/3, Munich, 1878, p. 221-224.
18 Magnum Legendarium Austriacum, éd. G. Eis, Beiträge zur mittelhochdeutschen Legende und Mystik. Untersuchungen und Texte, Berlin, 1935, p. 241-255.
19 Die Busse Adams und Evas, éd. H. Fischer, Germania 22 (1877), p. 316-341.
20 Navigatio sancti Brendani Abbatis, from Early Latran Manuscripts, éd. C. Selmer, Publications in Medieval Studies 16, Notre Dame, 1959, p. 65-66.
21 Sanct Brandon. Ein lateimischer und drei deutsche Texte, éd. C. Schröder, Erlangen, 1877, p. 59-60.
22 M. Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, Paris, 1959, p. 81 et 161.
Auteur
Université de Rouen
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