L’habit monastique
De la plaisanterie au texte littéraire
p. 243-254
Texte intégral
1Le chapitre LV de la Règle de saint Benoît traite des vêtements des frères, signe de leur appartenance à l’état religieux : la coule, primitivement sorte de caban ou de capuchon qui défendait le corps contre le froid et le chaud, la tunique, vêtement de dessous, chemise en toile portée à même la peau, retenue par une ceinture, le scapulaire moins ample que la coule et revêtu pour le temps du travail et les fameux femoralia, fémoraux ou famulaires, culottes, caleçons, braies ou hauts de chausses prévus expressément pour le temps du voyage, afin de préserver la pudeur du moine, en cachant ce que les textes appellent les pudenda, pièce du vêtement à remettre lavée au vestiaire après le retour à l’abbaye1. Ainsi le corps disparaît chez ces hommes spirituels voués essentiellement à la contemplation des réalités supérieures. Il apparaît qu’au cours des siècles – et les dictionnaires ont du mal à préciser des termes qui se recoupent-bien des modifications ont été apportées au vêtement de base, quant à la longueur, la couleur, la forme, les variantes en tout genre, évitant les extrêmes qu’étaient la grossièreté des ermites et l’élégance des mondains2.
2Le laisser-aller et la nudité étant hors de propos dans le monde monastique, une question grave ne manquait pas de se poser : sur les routes et les chemins peu sûrs du Moyen-Age, infestés de détrousseurs et de brigands, comment le moine ne serait-il pas attaqué comme les autres voyageurs, malgré sa qualité d’homme de Dieu comme le pèlerin ? Il s’exposait à être rossé comme quiconque, à se voir prendre ses habits de bonne étoffe au risque de sa vie. Comment sa vertu résisterait-elle à pareille humiliation ? Comment cet homme de paix et sans armes assurerait-il sa légitime défense, surtout quand on tenterait de s’emparer de ses femoralia, pour la moquerie d’hommes sans foi ni loi ?
3Tous les moines méditaient cette consigne de Jésus (Luc VI, 29) : « A qui enlève ton manteau, ne refuse pas aussi la tunique3 ». Après le vêtement de dessus, laisser le vêtement de dessous, sans opposer de résistance. Cet enseignement d’un dépouillement total au sens spirituel poussé jusqu’au paradoxe, comme aime le faire Jésus pour son disciple, peut aussi, hélas ! être vécu matériellement sur une route peu sûre. Jusqu’où l’obéissance du moine peut-elle aller ? Cette situation rocambolesque, banale en soi, mais révoltante pour un saint homme, pouvait donner lieu à de « joyeux propos », des chuchotements dans tel coin du cloître, avec des rires plus ou moins gouailleurs ou peut-être, pour relever le ton, être le sujet de joca monachorum, comme dit F. Lecoy ou de ces « facéties de couvent » qu’évoquait A. Becker, entre jeunes et vieux moines un tantinet malicieux4. On le sait, les plaisanteries de près ou de loin sur la vie sexuelle sollicitent les clins d’yeux entendus, les rires étouffés ou bruyants. Pourquoi ces « bonnes vieilles histoires » n’auraient-elles pas circulé dans les couvents, en toute innocence ? Et ce, en dépit de l’avertissement de saint Benoît : « Quant aux bouffonneries, aux paroles oiseuses et qui portent à rire, nous les bannissons pour jamais et en tout lieu5 ». Mais la question peut être retournée : l’épreuve fortifiant le juste, le thème de la nudité pouvait conforter la vertu. Ainsi l’ont compris, dès le xie siècle, quelques auteurs monastiques qui ont inséré l’épisode du moine dévêtu (vrai ou supposé) dans des pages hagiographiques. Le schéma se répétera : un candidat à la vie monastique ou un moine partira en voyage sur ordre de son abbé qui sait les risques encourus, mais veut ainsi vérifier le degré d’obéissance de son subordonné. L’édification est le but recherché, même si le moyen est du genre scabreux. L’art des deux rédacteurs du Moniage Guillaume portera le thème à son meilleur niveau, en étoffant l’histoire, en la dramatisant, trouvant là une occasion « acidulée » d’illustrer leur esprit anti-monastique, du moins dans leur dénonciation de ces moines qui ont trahi leur idéal.
Les ébauches du thème de la nudité
4Vers 1023, Egbert, élève de Fulbert de Chartres et professeur aux écoles de Liège, rédige un poème, abrégé de la sagesse humaine à l’usage de la jeunesse : le Fecunda ratis ou « Vaisseau chargé6 ». Aux vers 1717-1736, on lit l’épisode intitulé : De Waltero monacho brachas defendente. Le vieux chevalier (miles) Walter d’Aquitaine devenu moine a reçu de ses frères (l’abbé ne paraît pas) l’ordre de se mettre en route, pour des affaires concernant le monastère. Sur le chemin où des dangers le guettent, il devra se laisser dépouiller de ses habits, sans opposer de résistance (tacito), mais devra refuser qu’on lui prenne ses braies (brachas). Des ennemis (hostes) l’attaquent et lui dérobent harnais, cheval, ceinture, coule, en somme tous ses habits. Conformément au précepte évangélique et à l’ordre reçu, il n’oppose pas de résistance, toutefois il ne supportera pas qu’on le mette à nu ; il rassemble ses forces et résiste aux assaillants, les désarçonne, mais sans les blesser (sine sanguine). Il les invective : un moine tolère qu’on le dépouille de ses habits, mais pas qu’on lui mette les fesses à nu (de podice nullum spolium). Walter rapporte au couvent chevaux et harnais de ses assaillants et le vieil homme qu’il est est félicité par ses frères pour son grand courage. Qu’observe-ton dans ce schéma édifiant, mais guère étoffé ? Le moine-chevalier applique à la lettre l’ordre reçu ; il ne verse pas le sang en se servant d’une arme ; seules sa vigueur naturelle (ses poings ?) et son expérience du combat l’aident. Il est homme de Dieu, muni de la seule force des non-violents qui défendent leur dignité. Il a sauvegardé sa pudeur et, si le lecteur peut sourire de la situation « cornélienne », l’aspect édifiant l’emporte. On n’en est déjà plus à ces « petites histoires » qu’on chuchote dans un coin…
5Avec la Chronique de la Novalèse rédigée entre 1025 et 1050, l’épisode des braies franchit les Alpes et passe en Lombardie7. Waltharius, le héros précédent venu d’une vieille légende germanique, a été admis dans la communauté de la Novalèse ; il va vivre une aventure parallèle à celle évoquée par Egbert. Des hommes de Didier, roi de Lombardie, ont attaqué un convoi de provisions destinées à l’abbaye. Prévenu, l’abbé Asinarius décide d’envoyer un moine capable de raisonner les brigands sur le fait qu’ils se sont emparés des biens de Dieu. Waltharius est choisi comme le plus apte ; il accepte, mais se pose la question de savoir comment se défendre en cas de nécessité. Il devra sûrement abandonner sa tunique (vêtement de dessous), lui commande l’abbé, puis sa cape (cuculla), ainsi que le veulent ses frères. Qu’en sera-t-il, interroge le moine, si on veut lui dérober pelisse (pellicia) et chemise (interula) ? Même obligation. Mais, demande timidement le vieux moine, qu’en sera-t-il des braies (femoralia)8 ? L’humiliation aura été jusque-là assez forte, réplique l’abbé : « Pour les famulaires, je ne te demanderai rien d’autre ». Le moine pourra donc défendre sa pudeur. Sans armes, il part avec son vieux cheval, compagnon de ses exploits antérieurs, pauvre compagnon tout juste bon pour porter au moulin le grain de la communauté. Avec lui, deux ou trois familiers (famuli) du monastère9. Rencontre avec les voleurs qui le tournent en dérision et le forcent à se défaire des ses vêtements. Il obtempère en humble soumission à la volonté de l’abbé et de ses frères. On lui prend aussi chaussures (calciamenta) et souliers (caligae). Quant aux femoralia, il oppose avec insistance que ses frères ne lui ont point commandé de s’en défaire ; il se défendra donc. On veut le forcer, mais il saisit l’étrier (retinaculum) de sa monture et blesse à la tête un de ses agresseurs. Il prend les armes de celui-ci et frappe à tours de bras dans tous les sens. Il arrache même la cuisse à un veau qui paissait à proximité, tue plusieurs voleurs et met les autres en fuite. De retour au monastère, le pauvre moine sera réprimandé par l’abbé, pour avoir versé le sang. Il mourra peu après, rempli de jours et de gloire10. Dans cet épisode plus élaboré que le précédent, la narration s’est quelque peu étoffée et animée, dans un dialogue où la rigidité de la Règle s’est assouplie en finale. Un fait nouveau intervient : même si les détails vestimentaires sont encore réduits à quelques éléments, dans l’épilogue, Waltharius ne se défend plus avec ses seules forces. Lui qui n’avait pas apporté d’épée ou n’avait pas voulu s’en servir (il n’a donc pas désobéi), fait un carnage improvisé avec ce qui lui tombe sous la main. Elément qui sera transposé dans la seconde version du Moniage Guillaume. Ici encore la légitime défense a gardé ses droits : l’abbé, qui n’avait pas de réponse inspirée par la Règle sur la question des braies, n’a pas exigé de son moine une obéissance aveugle et irrationnelle.
6Deux chroniques du xie siècle reprennent l’historiette, mais en la mettant au compte de Carloman, le fils de Charles Martel11. Vers l’an 1050, Léon d’Ostie, bibliothécaire de l’abbaye du Mont-Cassin, l’insère dans son Chronicon Casinense12. L’abbé qui veut éprouver la sincérité de la vocation de Carloman, conformément à la Règle13, lui confie la garde d’un petit troupeau de brebis à faire sortir vers la pâture, à l’y garder et à le ramener. Tout va bien, mais, un jour, des larrons se jettent violemment sur lui et tentent de lui dérober ses bêtes. Le novice proteste, disposé à tout supporter, sauf le vol de ce qui lui a été confié14. On le dépouille entièrement (funditus). Ne supportant pas d’avoir été mis à nu, il arrache ses femoralia des mains de ses agresseurs, laissant le reste à leur merci. De retour à l’abbaye à moitié nu (seminudus), il raconte tout. Dans le but de parfaire la patience qu’il a montrée, l’abbé lui reproche sa mollesse et sa simulation. Carloman reconnaît qu’il a péché. Alors, il est apte à revêtir l’habit et à entrer dans la communauté. Dans cet épisode, le chroniqueur va à l’essentiel, assurant vraisemblance à cette épreuve d’initiation : Carloman donne un exemple héroïque de l’humilité inhérente à la vie monastique.
7La narration est identique, mais plus courte, sous la plume de Pierre Diacre, continuateur de l’œuvre de Léon d’Ostie15. Carloman, le roi des Francs, est, dans les mêmes circonstances, aux prises avec un voleur qu’il jette à terre pour reprendre ses femoralia. Il revient à l’abbaye nu (nudus)16 et subira l’humiliation imposée par son abbé. L’épisode de Waltharius se trouve ainsi transposé dans la chronique cassinienne. Plus question d’épreuve subie par un vieux chevalier devenu moine et qui a gardé ses réflexes d’homme d’armes, mais un des exercices de probation imposés par la Règle à tout postulant, épreuve originale, puisqu’il s’agit d’un roi des Francs et qu’elle n’a pas été choisie par l’abbé, mais imposée par les circonstances. Elle aboutit au respect de celui qui en est sorti vainqueur. On ne rit plus guère, on est édifié…
L’exploitation littéraire
8Les deux versions du Moniage Guillaume17 remontent à une source perdue qui avait déjà dû incorporer l’épisode que nous avons évoqué. La première, rédigée vers 1160, la seconde vers 1180-1190, vont lui donner un large développement scénique où le comique côtoie le tragique. Dans MG1, les v. 142-732 et, dans MG2, les v. 236-1740 vont de la prise d’habit de Guillaume, l’illustre guerrier qui veut sanctifier ses vieux jours sous la Règle monastique, et de son envoi en mission jusqu’à l’aventure de sa quasi mise à nu et à son retour aux abbayes de Bride et d’Aniane. L’étalement de l’épisode correspond à l’intention des rédacteurs qui y trouvent matière à illustrer, parmi d’autres éléments, le contraste entre la droiture d’âme du moine et la perversité de l’institution monastique qui, à leurs yeux, doit être dénoncée. Dans ce contexte, Guillaume est un gêneur à éliminer. Sans doute n’est-il pas « rôdé » à la stricte discipline du cloître si étrangère à l’ardeur guerrière en plein vent, mais sa présence même est une sorte de reproche permanent à des vies sclérosées et à une perversité sournoise. L’occasion n’était-elle pas rêvée pour l’abbé de se débarrasser à tout jamais de Guillaume, en lui tendant un piège : son envoi sur une route de tous les dangers ?
9Dans MG1, la cérémonie de vêture, qui est un dépouillement total pour un revêtement nouveau, donne lieu à des détails précis, même s’il est difficile de tout différencier (le poète ne s’en soucie guère) : noire goune (tunique allant jusqu’aux mollets), étole, froc (couvrant tête et épaules), cape (manteau à capuchon), estamine (chemise de laine), coule (capuchon), pelice (manteau de fourrure), celle-ci trop courte pour la grande taille de Guillaume (v. 165), ce qui provoque la moquerie de l’abbé et des moines18. On lui fait aussi la large tonsure. Il est tout disposé à mener sainte vie (v. 183), mais il excite l’envie et réagit violemment. Sans tarder, l’abbé et les moines vont trouver de concert le piège qui le fera mourir à coup sûr : l’envoyer acheter du poisson, accompagné seulement de deux sommiers et d’un serviteur. L’abbé lui ordonne de prendre la route, tout en le mettant faussement en garde contre les larrons qui se cachent dans le bois de Biaucler. Si on l’attaque ; il ne pourra combattre :
Puis qu’estes mones benëis et sacrés
D’arme tranchant ne vos devés meller.
(v. 314-315)
10Guillaume va argumenter pied à pied (1. 12-16) contre ce que ne peut supporter l’homme d’honneur qu’il a toujours été. Voudra-t-on lui prendre son cheval ? Il faudra l’abandonner sans regret : Ne devés pas conbatre, réplique l’abbé. Ses gants ? Il faudra les donner en riant. Ses bottes, son estamine, sa goune, sa cotte ? Pas de réponse. Et ses braies, icele chose c’on claime famulaires19 ? Il ne pourra se défendre que d’os et de char, c’est-à-dire avec la force de ses poings20. Ne pouvant imaginer pareille honte (v. 356), Guillaume sort en ville pour se faire fabriquer un riche et solide braier, cette ceinture qui empêchera qu’on lui arrache ses braies pour le mettre à nu. La scène qu’on se représente facilement ne manque pas de piquant ; l’intérêt va en progressant jusqu’à ces famulaires qui exciteront toujours une curiosité amusée…
11Guillaume prend donc la route avec valet et montures, bien décidé à user de ses poings (v. 387) contre tout agresseur. C’est sur le chemin du retour que le piège se tend : quinze larrons s’approchent bien décidés à le « dépecer » en quelque sorte (1. 17-22). Ses riches gants, sa goune, son estamine et son/roc, il veut bien les laisser. Il remonte à cheval, déjà tos nus et povre (v. 542), puisqu’il n’a plus de robe, seulement braies, chausses et bottes. Les voleurs réclamant cheval, bottes et gants, Guillaume met pied à terre et les leur donne, mais pas question pour les braies et le braiel, qu’ils ne parviendront d’ailleurs pas à arracher. L’abbé lui ayant permis seulement de défendre son honneur et sa vie, le moine frappe du poing, puis des poings, tuant le chef et six de ses hommes (1. 23). Que ne ferait-il pas s’il avait emporté son équipement de chevalier ! Mais l’abbé ne l’a pas voulu. Son cheval blessé est là, avec sa cargaison de poissons. Guillaume lui arrache la cuisse et s’en sert pour tuer d’autres larrons, action qui rappelle l’étrier et la cuisse de veau dont s’est servi Waltharius21 pour venir à bout de ses agresseurs. Ici, le poète fait mieux : c’est la prière de Guillaume qui obtient la guérison du cheval. Il lui suffit de replacer la cuisse à son endroit, pour que le miracle se produise (v. 664-668) et qu’ils reprennent la route. L’arrivée au monastère ne s’accompagne pas des reproches de l’abbé qu’on a lus dans les versions antérieures. Guillaume trouve la porte verrouillée et les moines aux aguets. Il devra faire une entrée fracassante et rossera les mauvais moines (v. 758-778). On se pardonnera… Cependant, puisque la vie est impossible dans pareille ambiance, un ange vient au secours du bon moine, l’invitant à aller se retirer dans un ermitage :
« Hermites soies, que Dex l’a prononcié. »
(v. 835)
12Bien débarrassés d’un si encombrant personnage, les moines se réjouissent de son départ (v. 840) et l’abbé lui donne vingt livres, pour qu’il ne revienne jamais (v. 846). Guillaume mènera une vie sainte et deviendra Saint Guillaume des Desers (v. 878).
13Dans la version de MG1, la tentation de mise à nu échoue donc, grâce à la force physique du moine. Il n’a pas un instant désobéi à son abbé, renonçant à prendre une épée qu’il a aperçue (v. 640-641). L’épreuve imposée a tourné à sa gloire et à la confusion des moines pervers. L’historiette a pris valeur littéraire par le fait de plusieurs mises en scènes bien articulées et est devenue un élément significatif pour la thèse sous-jacente à l’œuvre.
14La seconde version MG2 va donner toute son ampleur à l’articulation des éléments du modèle. La cérémonie de vêture à Aniane, pour ainsi dire « filmée » (1. 4-5), prend tout son sens. Guillaume est dépouillé de ses armes et de ses vêtements de chevalier, tandis que son cheval est envoyé à l’étable. On lui ôte ses habits, on le tonsure, il est lavé, baigné, pour être revêtu d’un drap ici encore trop court pour sa taille, de la coule, du fioc, de l’estamine, du caperon et de la pelice ; il chausse botes et tribous (chaussures) : il est moine puisqu’il a l’habit. Mais son trop grand appétit excite l’envie, si bien qu’on veut se débarrasser de lui par le même stratagème de l’envoi au marché aux poissons et le passage fatal par le val de Sigré. La longue scène d’un face-à-face tendu entre l’abbé et son moine (1. 8-16) est habilement conduite dans un dialogue en sept saynètes parallèles, dignes d’être mimées. Dès l’abord, le principe est posé par l’abbé :
N’afiert à moine que il doie estre armés,
(v. 463)
15alors que Guillaume a le réflexe de vouloir endosser sous le froc son haubert, de se munir de ses armes et de sa bonne épée. Il devra tout subir, sans réagir aux attaques :
« En penitance le martire soufrés,
Onques por rien ne vous i conbatés. »
(v. 473-474)
16Ce qui provoque une vive colère chez Guillaume contre ces moines bien à l’abri dans leur clôture, alors que les chevaliers, eux, défendent la chrétienté au péril de leur vie (1. 9). A chaque question, l’abbé se réfugie péremptoirement derrière l’autorité de la Règle et l’honneur de l’Ordre monastique, en fait pour cacher sa peur :
« Non ferés, sire, por l’ordene blastengier. »
(v. 532)
17Pied à pied, le moine réclame, avec toute sa vigueur indignée, son droit à ne pas se laisser dépouiller, littéralement déshabiller de haut en bas. Sa cape qui le protège des intempéries, son froc noir, sale et d’étoffe grossière, sa coule grande et longue, sa pelice qui le garantit du froid de l’hiver, son chaperon, il faudra tout se laisser prendre ; on lui en donnera d’autres !… Toujours la même réponse figée dans le même refus. De même pour les cauchons et les tribous, alors qu’il gèle dehors. Ce sera la mort à coup sûr ! Qu’il ne se plaigne pas, on lui fera un beau service funèbre (v. 671-674) !. lit voici l’élément crucial : les braies-famulaires. Guillaume ne supportera pas une telle honte car, dit-il, on porra veïr tot mon afaire (v. 689). Le perfide abbé qui rit sous cape admet qu’un tel outrage est impossible. Dont vous porrés combatre sans mesfaire, conclut-il (v. 701). Guillaume se promet d’user de ce droit légitime, mais sans armes, lui répète l’abbé (v. 712-714).
18Viennent alors les scènes de l’achat du braier, dont la qualité et la richesse sont ici étalées (v. 719-734) et le départ avec familier et cheval, non sans que Guillaume continue à maugréer contre la fourberie de ces moines qui rient déjà de ne plus jamais revoir pareil trublion (1. 17-18). Il part habillé a loi de moine (v. 857) ; son compagnon lui conseille d’acheter des armes, mais il réplique qu’il ne peut désobéir à la Règle (v. 915-919). On ne s’ennuie pas sur la route, car le dialogue est permanent. Une fois les achats effectués, ils reprennent la route, le familier chantant quelque geste, pour conjurer sa peur. Quinze larrons armés surgissent, aux ordres de Gondrain, dans le val de Sigré (1. 24) et se précipitent sur les deux voyageurs qu’ils ont entendus. Le valet est lié, détroussé sans être mis à nu et jeté sur un rocher. Quant au moine, on le fait descendre de cheval, pour prendre sa cape (1. 25). S’il avait ses armes, il répondrait à la provocation de Gondrain, mais, dit-il, l’abbé a envers moi ovré comme traître (v. 1396). Le larron réclame donc coule, caperon, froc, plice, botes, cauces, estamine. Guillaume pourra retourner tous nus en l’abéie (v. 1403). Il s’exécute, en laissant tous les éléments de son vêtement, fâché qu’on le dépouille malgré suen (v. 1446). Le voici tous nus (ou presque) dans le froid hivernal. On ne lui rendra même pas son froc, par pitié (v. 1458). Mais il les défie à qui lui ôtera son riche braiel, au risque d’être cette fois bel et bien mis tous nus (v. 1489). Gondrain propose le sien en échange. Alors, qu’il vienne délacer celui du moine ! Un seul coup de poing tuera l’audacieux :
« Glous, dist li quens, trop fus outrequidiés
Qui me voloies les braies descaucier. »
(v. 1518-1519)
19Malgré les coups de couteaux qui s’abattent sur lui, le moine se rhabille (v. 1626-1627), prie en combattant et pend les autres voleurs, renvoyant le quinzième avec habits et même argent (v. 1663-1664). Il obtient du ciel que soit remis en place le pied arraché à son cheval et rapporte au couvent les dépouilles des assaillants. Dans sa loyauté un peu candide, il croit que les moines lui en sauront gré, mais son compagnon le détrompe. A la manière de Waltharius et de Carloman, Guillaume s’humilie devant l’abbé et le couvent (v. 2039-2046), se jugeant indigne d’être l’un des leurs à cause de ses péchés passés (v. 2020). Il partira donc pour estre penëans (v. 2028) et vivre en ermite.
20Ainsi se termine une histoire de nu et de vêtu commencée avec sécheresse et sans art dans les chroniques et parvenue à la meilleure forme littéraire dans les Moniages. La fidélité héroïque de Guillaume à la Règle offre un contraste saisissant avec la lâcheté cynique de celui qui s’en sert pour l’humilier et lui tendre un piège mortel. Un rire grinçant se mêle à l’indignation22…
21Par manière de conclusion, et pour sortir de cette petite histoire de famulaires qui a pris une ampleur inattendue, en devenant constitutive des dernières aventures du comte Guillaume sous l’habit monastique, il n’est pas incongru de souligner le sens symbolique de ce vêtement. Le dépouillement complet du « vieil homme » pour revêtir « l’homme nouveau » est à la base de la mystique chrétienne, selon les propres termes de l’apôtre Paul23, idéal proposé au chrétien dès son baptême, partie intégrante de toute vocation monastique : une nudité de soi-même pour le revêtement d’une autre vie. Ainsi, pour donner aux scènes que nous avons étudiées un arrière-plan qui en prolonge le sens littéral, et ne les cantonne pas dans des scènes banales et terre à terre de nu et de vêtu, il faut souligner que l’habit monastique n’est pas seulement un uniforme, mais le signe d’appartenance à une communauté qui recherche l’« unique nécessaire24 » qu’est l’idéal spirituel. La Règle25 est formelle pour la vêture de celui qui « sait qu’il n’aura même plus pouvoir sur son propre corps ». A l’oratoire, « on lui enlèvera ses propres effets dont il est vêtu, et on l’habillera des effets du monastère ». Ses habits ne lui seront rendus que s’il quitte la communauté : « Si jamais il consentait à sortir du monastère, sur la suggestion du diable, on lui enlève alors les effets du monastère avant de le mettre dehors ». Le digne comte Guillaume d’Orange fut donc bien avisé de partir à temps, et de lui-même, avec simplement chemise et tunique, sans chausses ni souliers, pour aller vivre ailleurs et autrement sa vocation d’homme de Dieu26.
Notes de bas de page
1 La Règle de saint Benoît, trad. et notes par A. de Vogue (Sources chrétiennes, 182), Paris, 1972, p. 619-622 ; dom P. Delatte, Commentaire sur la Règle de saint Benoît, nouv. éd., Paris, 1969, p. 394-407. Sur le port des fémoraux dans l’abbaye ou seulement en voyage, les avis étaient partagés. Cf. Orderic Vital, PL, t. 188, col. 637 ; Pierre le Vénérable, PL, t. 189, col. 123 ; Dict. d’archéol. chrét. et de liturgie, t. V, col. 1354-5 ; F. Lecoy, « Le Chronicon Novaliciense et les légendes épiques », Romania, t. LXVII, 1642.3, p. 13-14.
2 Sur ces variantes, voir dom A. Calmet, Commentaire littéral, historique et moral sur la Règle de saint Benoît, Paris, 1734, t. II, p. 217… ; 261-262, 271-272. « On a peine à se figurer les sens divers qui, dans le cours des siècles monastiques, ont été donnés à ces termes, selon les temps et les pays. Ce que les uns nomment cuculle, les autres l’appellent froc, et ainsi de suite, pendant que les vêtements eux-mêmes changent de forme et d’usage », lit-on dans Explication ascétique et historique de la règle de saint Benoît par un bénédictin, Paris, 1901, II, p. 178, n. 1.
3 Je prends la citation de Luc de préférence à celle de Mat., V, 40 : » A qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau », parce qu’elle va dans le sens dessus-dessous, conforme à la présente étude. Les pauvres, comme les moines, n’ont qu’une tunique de rechange. Donner son manteau et ce qui colle le plus à la peau, sa tunique, c’est le total détachement exigé par l’amour. On se rappelle la scène dans laquelle François d’Assise se dépouille de ses vêtements en signe de changement de vie, cf. J. Green, Frère François, Paris, 1983, p. 98-101.
4 Sur le rire au Moyen Age, voir P. Rousset, « Recherches sur l’émotivité à l’époque romane », Cahiers de civilisation médiévale, II, 1959, p. 53-67.
5 Règle, chap. VI.
6 Sur Egbert de Liège, voir Dict. d’hist. et de géo. eccl, t. XIV, col. 1471. Le passage qui nous intéresse est publié dans l’éd. du Moniage Guillaume, Paris, SATF, 1911, II, p. 131-132.
7 Chronicon Novaliciense, dans Mon. Germ. Hist. Script., VII, p. 93-94.
8 Tune Waltharius : Obsecro, mi domine, ne irascaris, si loqui addero.
9 Précision que l’on retrouvera dans le Moniage Guillaume II, v. 824-825. Frère lai de l’abbaye plutôt qu’écuyer.
10 Waltharius obiit vir magnanimus atque inclitus comes et athleta senex et plenus dierum.
11 Fils aîné de Charles Martel, Carloman abandonna en 747 la mairie d’Austrasie à son frère Pépin le Bref et se voua à la vie monastique au Mont-Cassin.
12 Patrol. Lat., t. CLXXIII, col. 498-499. Sur Léon d’Ostie, voir Catholicisme, t. VII, col. 356.
13 Ed. cit., chap. LVIII, p. 627-631.
14 Sur les biens du monastère, Règle, chap. XXXII, p. 561.
15 Patrol. Lat., ibid., col. 1080. Sur Paul Diacre, voir Dict. de Théol. cath., t. XII, col. 1929-1930.
16 Plutôt à moitié nu, puisqu’il reprend (abstulit) ses braies.
17 Les deux rédactions en vers du Moniage Guillaume, chanson de geste du xiie siècle, p.p. W. Cloetta, 2 vol., Paris, 1906 et 1913 (SATF).
18 Il est précisé au chap. LV de la Règle que les habits ne doivent pas être trop courts, mais à la taille de chacun. Dans cette scène de vêture, les famulaires sont absents… On n’en use que pour le voyage.
19 v. 350. On retrouve l’expression aux v. 643 et 808. La laisse 23 montre Guillaume à l’œuvre.
20 Cf. MG2, v. 686-687 : Que ferai jou, s’il me tolent mes braies ? C’est une cose c’on claime famulaires.
21 Autres similitudes : le vieux cheval de Waltharius et les famuli qui l’accompagnent.
22 Le canevas des Moniages est repris, pour l’essentiel, dans la branche IX (chap. 1 et 2) de la compilation Scandinave Karlamagnús saga, branche rédigée entre 1290 et 1320 par un moine islandais. Trad. en anglais par C.-B. Hieatt, Karlamagnús saga. The saga of Charlemagne and his heroes, Toronto, 1980 (Mediaeval Sources in translation, 25), vol. III, p. 301-305. Trad. française dans l’éd. des Moniages, II, p. 92-94. Le guerrier Guillaume a trouvé un refuge dans une abbaye, où on lui impose l’habit. Un court dialogue s’établit entre lui et l’abbé au moment du départ pour le marché : sur la route hantée par des voleurs, Guillaume devra se laisser dépouiller ; tout juste s’il pourra défendre sa chemise. Il se fait faire une ceinture brodée d’or, attachée aux braies (haut de chausses dans la trad. anglaise). Il part revêtu d’un froc (manteau à capuchon dans la trad. anglaise), avec un chapeau et un bâton à la main. Il se défend contre Dartibert, le chef des voleurs. Sous le regard des moines accourus, on lui arrache seulement sa ceinture. La suite de la bagarre est reproduite. Guillaume en colère bat l’abbé et s’en va. On n’entendra plus parler de lui. On le voit, la légende raccourcie a perdu relief et vivacité, même si des éléments de dialogue tentent d’en atténuer la sécheresse.
23 Epître aux Colossiens, III, 9.
24 Luc, X, 42.
25 Règle, chap. LVIII.
26 Descaus, en langes, sans cauche et sans soller ;/Aine garniment n’i volt li quens porter,/Fors une goune, si c’ai oï conter, MG2, v. 2063-2065. Lange : vêtement de laine, sorte de chemise portée par pénitence – goune : tunique qui descend jusqu’aux mollets. Ces pièces n’appartiennent pas au vestiaire monastique.
Auteur
Vannes
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