Le nu et le vêtu dans les fabliaux
p. 231-241
Texte intégral
1Dans l’univers des contes, le héros de l’histoire peut impunément assommer quelques moines, violer une fille ignorante, émasculer le prêtre amant de sa femme, vider l’Enfer de ses âmes captives en les jouant aux dés avec leur gardien, et bien autre chose encore. De plus, pour divertir leur auditoire, les conteurs ne se fient pas à leur seule imagination. Ils usent aussi d’une verdeur d’expression qui a longtemps interdit aux fabliaux de figurer en bonne place dans les anthologies. Il est sûr, explique un des auteurs, que certains mots suffisent à déclencher le rire de l’auditeur, celui-ci fut-il « une vieille de quatre-vingts ans1 ». C’est pourquoi sont nommés plus de 170 fois les organes sexuels de l’homme et plus de 160 fois celui de la femme2. Encore ce relevé ne tient-il pas compte des métaphores variées qui servent à désigner les uns et les autres et dont M. Bloch a fait la liste complète3.
2C’est dire que pour amuser le public, les fabliaux brisent bien des tabous. On peut dès lors se demander quel traitement ils réservent à la nudité. M.-P. Duerr a récemment attiré l’attention sur cet interdit4. Etre vu nu par d’autres que de très proches appartenant au cercle restreint de la maisonnée (conjoint, serviteurs ou servante) est, pour l’homme comme pour la femme, source d’une honte irrémédiable, insupportable. Les fabliaux qui se moquent volontiers tournent-ils en dérision la pudeur ? La nudité est-elle l’occasion d’étaler quelques fantasmes ? C’est un premier sujet de réflexion.
3D’autres interrogations surgissent si l’on considère « le nu et le vêtu ». Le vêtu peut aisément être montré sous un jour systématiquement favorable, puisque nu et dénuement sont de la même famille. En d’autres circonstances, la coquetterie reprochée aux femmes par exemple, ce peut être l’inverse. Mais les deux mots nu et vêtu ne véhiculent pas des concepts aussi fortement contrastés que de nos jours. Nu peut signifier tout bonnement mal vêtu, en loques, pauvrement accoutré. Les fabliaux, qui mettent en scène une humanité bigarrée, du prince au larron en donnent plus d’un exemple. Le plus significatif est celui du jongleur malchanceux et famélique qui arrive en enfer et propose ses services aux diables, qui refusent. Ils n’ont que faire de chansons :
« Mès, por ce que tu es si nus
Et si très povrement vestus,
Feras le feu sous la chaudière5 ».
4Dans la majorité des cas, le conteur n’a pas la complaisance de préciser quel sens il donne au mot nu. Seul le contexte permet de le savoir. Il faut donc, et c’est la règle dans un genre narratif, donner la priorité au récit pour savoir quel rôle y tiennent le nu et le vêtu. L’un et l’autre peuvent être le point de départ d’une intrigue, qu’il s’agisse de tendre un piège à autrui ou de déjouer ses ruses. Ils peuvent aussi figurer dans la narration comme de simples motifs que l’on pourrait supprimer sans ruiner l’action.
5On ne peut guère se fier aux titres donnés aux fabliaux pour mener cette quête. La mode, comme chacun sait, était aux titres courts ; il n’est que peu d’exceptions. Sur les 127 contes retenus par le NRCF6, 30 ont un titre qui comporte un verbe ; 3 seulement comptent plus de 10 mots. Remarquons toutefois que 5 titres, si courts soient-ils, annoncent que la vêture va jouer un rôle dans l’histoire, par exemple : « Du chevalier à la robe vermeille », alors qu’aucun titre n’évoque la nudité. Celle-ci pourtant intervient plus d’une fois dans le récit. Prenons l’exemple du conte intitulé : « Du chevalier qui fist parler les cons », qui connut un vif succès. Ce fabliau obscène pourrait s’intituler : « De trois fées au bain à qui un chevalier évita la honte de paraître nues et des dons qu’elles lui firent pour le récompenser ». Si l’on veut mettre en exergue le vêtu plutôt que le nu, on peut préférer : « Des trois fées au bain à qui un chevalier fit rendre leurs robes et comment il en fut récompensé ». Cet exemple montre que nu et vêtu cohabitent tout naturellement dans le même récit.
6La difficulté réside dans l’extrême diversité des fabliaux. Ils sont divers par leurs thèmes, leur esprit, leur style. Le corpus de 150 à 1607 contes ne peut donner une vue monolithique sur le nu et le vêtu, et l’on ne saurait en quelques pages les passer tous en revue. Bornons-nous aux points suivants :
- Le quotidien et l’ordinaire.
- L’épreuve de la nudité imposée à la femme.
- Le châtiment de la nudité imposé à l’homme.
- Nu et vêtu dans les scènes érotiques.
- Nu et vêtu comme déguisement.
Le quotidien et l’ordinaire
7Dans les demeures des riches comme dans celles des pauvres, le nu est quotidien, pour les deux sexes, la nuit au lit et le jour au bain. Cette nudité est si normale qu’elle est rarement signalée et toujours de façon fort brève :
Lors se lieve sire Gombert ;
S’ala à l’uis pissier toz nuz8.
8Les deux derniers mots pourraient être supprimés sans que cela modifie le scénario. La nudité ne joue ici aucun rôle dans l’action et se contente de fournir la rime.
9Le coucher nu est naïvement invoqué par un mari qui rentre chez lui à la nuit et rejoint sa femme. Celle-ci, pour le taquiner, feint de ne pas reconnaître sa voix, proteste, bondit et menace d’appeler les voisins. Le brave homme doit argumenter longuement avant qu’elle ne se calme :
« Il n’est pas plus de mienuit ;
Si vos prie qu’il ne vos anuit
Se ge sui arrieres venuz ;
Delez vos me couchai toz nuz
Com cil qui l’ai fet maintes foiz9... »
10Il ne faut pas oublier qu’on n’y voit goutte dans ces demeures où l’on observe scrupuleusement le couvre-feu. C’est au reste le point de départ de mainte intrigue.
11Dort-on nu ou en chemise, les conteurs ne le précisent pas. En revanche il est clair que les personnages qui se baignent ôtent tous leurs vêtements. Cette scène est fréquente et se déroule dans l’intimité du foyer, nul conte ne se passe dans des bains publics.
12La nudité est si normale qu’elle n’est signalée que lorsqu’il se produit un événement imprévu, le retour prématuré du mari.
Elle sailli hors toute nue.
Au plus tost qu’el pot s’est vestue10.
13Au bain comme au lit, les personnages nus ne sont pas censés être vus, hormis par quelques intimes : le conjoint, l’amant ou la maîtresse, une servante,...
14De façon générale, le nu qui se voit n’a pas bonne presse dans les fabliaux : les personnages dits « nus » sont des miséreux, des jongleurs, des larrons, voire des condamnés auxquels on ne laisse que la chemise : Home nu ne puet on despouiller, dit le proverbe. Le dénuement ne fait envie à personne.
15Il est beaucoup plus souvent question du vêtu que du nu, et le vêtement est chargé de connotations favorables. C’est un marqueur social, comme partout, et c’est un moyen de rehausser la beauté. Ainsi dans « Guillaume au faucon » le poète consacre une longue tirade à la châtelaine dont le héros est amoureux au point d’en perdre le boire et le manger. Or il décrit d’abord les riches vêtements (14 vers) avant de décrire la personne qui les porte (30 vers) :
Si vos dirai ci la devise
De sa beauté par soutill guise :
Que la dame estoit plus très cointe,
Plus très acesmée et plus jointe,
Quant el est parée et vestue,
Que n’est faucons qui ist de mue,
Ne espervier, ne papegaut.
D’une porpre estoit son bliaut,
Et ses menteaus d’or estelée,
Et si n’estoit mie pelée
La penne qui d’ermine fu ;
D’un sebelin noir et chenu
fu li menteax au col coulez,
Qui n’estoit trop granz ne trop lez,
Et, se ge onques fis devise
De beauté que Dex eüst mise11.
16Les vêtements sont aussi la réserve de crédit la plus courante et la plus immédiatement mobilisable dans les couches modestes de la société. Nombreux sont les personnages qui pour se tirer d’affaire laissent en gage une pièce de leur costume, telle la sœur d’Estormi, voire leur costume entier telles les « Trois dames de Paris ». D’autres n’ont que leurs vêtements pour capital et les vendent pour s’établir : c’est l’histoire tragique du jeune couple dévoré par les usuriers dans « Du valet qui d’aise à malaise se met ». Dans le petit monde des fabliaux où les humbles sont en majorité, il est normal que le vêtu jouisse d’un prestige inégalé.
17Sur cet arrière-plan quotidien, les conteurs donnent parfois au nu et au vêtu une place inhabituelle. C’est ce qu’il faut envisager à présent.
La nudité, une épreuve imposée à la femme
18Deux contes font de la nudité féminine le ressort de l’intrigue. Il s’agit chaque fois d’une épreuve très redoutée par la ou les victimes.
19Le premier conte est celui qui fut évoqué dans l’introduction. Un chevalier qui a tout perdu voyage avec son écuyer, tous deux inquiets sur leur avenir. Ils passent près d’une fontaine où se baignent trois dames qui ont laissé leurs vêtements sous un arbre. L’écuyer bondit et s’empare des robes qui valent bien 100 livres et vont les tirer d’embarras. Mais les trois dames consternées se lamentent :
Les puceles mout se dolosent,
crient et dementent et plorent.
20L’une d’elles voyant venir le chevalier, suggère de lui demander :
« Qu’il nos face noz robes rendre ;
S’il est preudon, il le fera12. »
21Ce qu’il fait sans hésitation et malgré les reproches véhéments de son écuyer. Les trois dames qui sont des fées, le récompensent comme on sait.
22Dans cette scène dialoguée, aucun vers n’évoque les réactions que peut éveiller chez les deux hommes la vue de trois beautés nues. L’accent est mis sur la différence de comportement du maître et du serviteur.
23Le premier fait preuve de toute la courtoisie que l’on peut attendre d’un chevalier :
« Ce seroit trop grant vilenie
De faire a cez puceles honte13 »
24Les trois fées évitent de subir l’épreuve honteuse. En revanche, l’héroïne des « Deus changeors » la subit.
25L’amant de la dame, par pure taquinerie, fait un jour cacher ses vêtements et fait venir le mari pour lui montrer sa « belle amie ». La jeune femme affolée a beau supplier, l’amant indélicat écarte draps et couvertures :
Mès cil remoustre tout à tire
Piéz et jambes, cuisses et flans,
Les hanches et les costéz blans,
Les mains, les braz, et les mamelles,
Qu’ele avoit serrées et belles,
Le blanc col et la blanche gorge14.
26C’est l’unique fabliau qui contient un long passage consacré au corps nu féminin. Le poète, au reste, énumère plus qu’il ne décrit.
27Le mari ne reconnaît pas son épouse dont la tête reste cachée sous les coussins et il exprime sa vive admiration. La dame, outrée, médite une vengeance et l’exécute quelques jours plus tard. Elle menace son amant de montrer à son époux une soi-disant voisine venue se baigner avec elle. L’amant, dont le dos nu seul apparaît dans le cuveau d’eau chaude, en est quitte pour la peur. Bien entendu, ces épisodes entraînent la rupture entre les deux amants.
28La pudeur féminine est donc une valeur respectable. Si elle n’est pas respectée, la femme offensée a raison de se venger : le poète et son public se rangent de son côté, et non du côté de l’homme discourtois.
La nudité, châtiment imposé à l’homme
29La nudité masculine, si l’on s’en tient aux personnages laïcs, est ménagée comme celle des femmes. Dans « les deux changeurs », elle reste au stade de la menace. Dans « Barat, Haimet et Travers », le larron qui s’est fait voler ses braies se retrouve nu, mais seuls ses deux compagnons le voient et se moquent de lui.
30Le conte « Du vilain Mire » fait de la nudité masculine un usage tout à fait inattendu. Pour obliger la fille du roi à cracher l’arête de poisson qui lui obstrue la gorge, le médecin malgré lui se déshabille et se gratte.
Et li vilains se despoilla
Toz nuz, et ses braies osta,
Et s’est travers le feu couchiez,
Si s’est gratez et estrilliez :
Ongles ot grans et le cuir dur,
Il n’a homme dusqu’à Samur
Là on louast grateeur point
Que cil ne fust mout bien à point15.
31Le remède agit merveilleusement. Sitôt le but atteint, le vilain se rhabille et va annoncer triomphalement la guérison de la malade. La nudité masculine est ici volontaire, elle est de courte durée et elle n’a comme public qu’une seule personne. La pudeur de l’homme est, comme celle de la femme, objet de certains égards.
32En revanche, le prêtre qui courtise ses paroissiennes, le prêtre luxurieux qui empiète sur le terrain réservé aux laïcs, subit parfois la nudité comme châtiment. Pris sur le fait, il est pourchassé dans les rues du village, battu, hué, mordu par les chiens. C’est le cas par exemple dans « Du prestre et d’Alison » :
Por ce qu’il n’avoit riens vestu.
Cil de la vile l’ont véu
Que il estoit nuz com I dains16.
33Episode suffisamment honteux et cuisant pour que le prêtre renonce à toute autre tentative. Il en est de même dans « Constant du Hamel ». Les coupables ici sont trois : le prêtre, le prévôt et le garde. Eux aussi finissent pourchassés par Constant et ses chiens sous les yeux des villageois accourus au bruit. Mais leurs corps sont couverts de plumes, situation encore plus ridicule :
Tuit estoient de plume enclos :
Il n’i paroit ventre ne dos,
Teste, ne jambe, ne costé,
Que tuit ne fussent emplumé17.
34La nudité, lorsqu’elle est imposée à l’homme, n’est pas une épreuve gratuite, imméritée, mais un châtiment qui s’abat sur un coupable. Le coupable est presque toujours un prêtre ; c’est un des thèmes anticléricaux des fabliaux. Celui qui châtie est un autre homme, un homme offensé qui se venge avec l’approbation du conteur et de son public. On ne voit pas, dans ce corpus, de chevalier innocent dénudé en public et contre son gré comme ce sera le cas plus tardivement dans un conte de langue allemande18.
Nu et vêtu dans les scènes érotiques
35La pudeur est un sentiment dont la légitimité est reconnue, même dans l’ambiance moqueuse et triviale des fabliaux, surtout lorsqu’il s’agit des femmes.
36Il n’en faudrait point déduire que les contes ne montrent point de lien entre nudité et sexualité. Les ébats des couples légitimes et illégitimes offrent mainte occasion d’en faire état. On peut distinguer plusieurs scénarios.
37Un premier groupe de fabliaux décrit l’accouplement en termes crus. La scène se passe de déshabillage : seuls les organes sexuels sont mis à nu. L’étreinte brutale peut se passer n’importe où, de jour comme de nuit, parfois précédée d’un bref dialogue. Tel est le cas du « Fèvre de Creil » où la femme joue le rôle provocateur et où le sens de la vue tient la vedette :
« Par Dieu, fet-ele, riens ne monte,
Quar il estuet que je le voie
Orendroit sanz point de delaie,
Par convent que mon con verras :
Sez-tu quel loier en auras ?
Chemise et braies deliées,
Bien cousues et bien tailliées. »
Quant li vallés ot la promesse,
Si trait le vit, dont un anesse
Péust bien estre vertoillie.
Cele, qui estre en veut brochie,
Se descuevre jusqu’au nombril19.
38Pourtant le sens du toucher joue le plus souvent un rôle beaucoup plus important que le sens de la vue dans les scènes érotiques sur lesquelles s’attardent les conteurs. Lorsqu’il s’agit d’un jeune couple, marié ou pas, le poète aime filer longuement la métaphore, les organes sexuels s’appelant poulain, pré, fontaine, etc. Que la scène se déroule de jour ou de nuit, le toucher seul fait l’objet de mentions répétées, comme si la vue ne comptait pour rien :
La demoiselle, ce me samble,
Li mist la main droit sor le pis :
« Ice que est », fet ele, « amis ?
-Douce, par sainte patrenostre,
Quanqu’il i a ce est tout vostre ».
Puis lest aval sa main glacier,
Si a trové un vit si fier
Que cil, avait entre .II. aines,...
...Tout maintenant que cil l’oï,
Si le besa et conjoï,
Sa main li mist sor la mamele
Que ele avoit durete et bele20.
39Un seul fabliau montre la pulsion sexuelle déclenchée par la vue de la femme nue. Le chevalier veut rejoindre son amie au lit sans plus attendre :
Il la vit crasse et blanche et tendre :
Sanz demorer et sanz atendre
Se veloit toz vestuz couchier.
40Mais la scène se passe au château, dans un milieu raffiné. La dame ne veut point d’une étreinte hâtive et brutale. Elle dit gentiment :
« Amis, bien soiez vous venuz ;
Lez moi vous coucherez toz nuz
Por avoir plus plesant delit21 »
41Et le chevalier quitte docilement sa robe, ses braies, sa chemise et ses éperons, précise le poète. L’érotique courtoise impose des sacrifices, même au lit.
Nu et vêtu comme déguisement
42Bien qu’à priori tout les oppose, il arrive que nu et vêtu assument dans les contes des rôles équivalents.
43L’un et l’autre peuvent être sexuellement provocateurs. On vient de le voir à propos du nu. La coquetterie féminine s’exerce dans le même dessein. « La veuve » est le conte où les artifices de parure, d’attitude, de chaussure, sont le plus savamment étalés.
44L’autre fonction est plus inattendue. Se déguiser est en général obtenu en changeant de costume. Il arrive pourtant que la nudité conduise au même résultat.
45Une ruse courante dans les contes consiste à changer de costume. « Le chevalier qui fist sa feme confesse » emprunte au moine la robe et les bottes qui lui permettront d’entendre sa femme et savoir si elle le trompe. Le mari de la « Borgoise d’Orliens » se déguise en clerc pour surprendre son épouse. Dans « Frère Dénise », la jeune fille séduite par un Franciscain adopte la robe et la tonsure des frères pour se dissimuler parmi eux. Mais celui qui agit ainsi se range dans la catégorie des trompeurs trompés : il est puni. Cette ruse ne réussit qu’au jongleur « Boivin de Provins ».
46D’autres récits font du costume de fonction le moyen d’effacer les individualités. La cape noire du prêtre, la robe du moine, et même la bosse des bossus, uniformisent l’aspect. C’est pourquoi un porteur naïf va enterrer successivement trois personnes, et même quatre, en croyant transporter le même cadavre qui s’obstine à « revenir ». Cela fait partie des conventions du genre fabliau. Comme dans la crèche provençale, on reconnaît au costume le berger, le maréchal, le meunier, le curé, et l’on s’en tient là...
47Or il est deux contes où la nudité sert d’uniforme pour éviter d’être reconnu. On a vu plus haut dans « Des II changeors » le mari qui méconnaît sa propre épouse parce qu’il ne voit ni le visage ni les vêtements. Dans « Du prestre crucifié », la dame envoie le prêtre son amant se cacher nu parmi les crucifix que sculpte son mari :
« Despoillez-vous, et si alez
Léens, et si vous estendez
Avoec ces autres crucefis. »
Ou volentiers ou à envis
Le fist li prestres ; ce sachiez,
Toz s’est li prestres despoilliez ;
Entre les ymages de fust
S’estent ausi corne s’il en fust22.
48Mais cette fois la ruse échoue et le prêtre ne sort pas sans dommage de l’aventure.
49Il y aurait fort à dire sur ces épisodes où la nudité rend les humains difficilement identifiables. Cela fait songer aux sculptures romanes représentant le Dernier Jugement, où les défunts qui sortent nus de leurs tombeaux se ressemblent tous...
50Malgré la hardiesse des récits, malgré la crudité du langage, les fabliaux font de la pudeur féminine une valeur respectable dont le mépris mérite vengeance. La pudeur masculine est moins ménagée du moins lorsqu’il s’agit de prêtres luxurieux à qui la nudité est infligée comme châtiment.
51On parle beaucoup des organes sexuels, les personnages en font grand usage, mais sauf exception ne les dévoilent qu’en présence des intimes. La nuit et l’eau du bain en temps normal dissimulent ce que l’on ne doit pas montrer. Car au lit et dans la cuve à baigner, les personnages sont nus incontestablement. Mais en beaucoup d’autres circonstances, la nudité ne s’impose pas. Les étreintes rapides décrites dans les fabliaux obscènes s’en passent fort bien. Les miséreux que l’on dit nus sont simplement loqueteux.
52Enfin dans ces récits reposant sur des conventions comme le théâtre, le nu et le vêtu peuvent tous deux servir à dissimuler les individus sous une apparente uniformité.
Notes de bas de page
1 « De la pucele qui abevra le polain », Recueil général et complet des fabliaux des xiiie et xive siècles par A. de Montaiglon et G. Raynaud, Paris, 6 vol., 1872-1890 ; Slatkine Reprint, Genève, 1973, t. IV, p. 200. Toutes les références, sauf indication contraire, sont tirées de cette édition désormais indiquée M.R.
2 M.-Th. Lorcin : « Le corps a ses raisons dans les fabliaux. Corps féminin, corps masculin, corps de vilains », Le Moyen Age, n° 3-4, 1984, p. 433-453.
3 L. Rossi : Fabliaux érotiques, coll. Lettres gothiques, Paris, 1992 ; postface de M. Bloch, p. 543-544.
4 M.-P. Duerr : Nudité et Pudeur. Le mythe du processus de civilisation, trad. de l’ail., Paris, 1998.
5 « De saint Pierre et du jongleor », M.R., V, p. 68.
6 Nouveau recueil complet des fabliaux, pub. Par W. Noomen et N. van den Boogaard, Assen, 1983, 6 vol. parus.
7 D. Boutet : Les fabliaux. Etudes littéraires, PUF, 1985, qui donne la bibliographie indispensable.
8 « De Gombers et des II clers », M.R., I, p. 82.
9 « Des braies au cordelier », M.R., III, p. 280.
10 « Du cuvier », M.R., I, p. 127.
11 « De Guillaume au faucon », M.R., II, p. 94.
12 « Du chevalier qui fist les cons parler », M.R., VI, p. 73.
13 Ibid.
14 « Des II changeors », M.R., I, p. 248.
15 « Do mire de Brai », Ph. Ménard : Fabliaux français du Moyen Age, Droz, 1979, t. I, p. 164.
16 « Du prestre et d'Alison », M.R., II, p. 28.
17 « De Constant du Hamel », M.R., IV, p. 195.
18 Le Chevalier nu ; contes de I Allemagne médiévale, trad. et prés, par D. Buschinger et alii, Stock-Moyen Age. 1988 (contes 1 et 25).
19 « Du fevre de Creil », M.R., I, p. 235.
20 « De la damoisele qui ne povoit oïr... », M.R., III, p. 50-51.
21 « Du chevalier à la robe vermeille », M.R., III, p. 37.
22 « Du prestre crucifié », M.R., I, p. 195.
Auteur
Université de Lyon II
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003