L’aventure vestimentaire dans les écrits de saint François d’Assise et de ses disciples et épigones (XIIIe siècle)
p. 217-230
Texte intégral
Introduction
1C’est bien d’aventure vestimentaire qu’il s’agit avec saint François lui-même dans ses actes ou dans ses gestes, de son vivant, comme dans les écrits (peu nombreux) qu’il nous a laissés, avec ses disciples qui l’accompagnèrent mais dont presque tous lui survécurent de plusieurs années (Frère Léon par exemple), avec aussi ses épigones de générations immédiatement postérieures ou plus tardives (les Tommaso da Celano ou saint Bonaventure par exemple).
2Une aventure vestimentaire qui jalonne la quasi totalité du xiiie siècle, avant et après la « conversion » de François d’Assise, fils de riche marchand, drapier, et qui, concrètement, s’incarne et se diversifie au gré d’une itinérance attachée à une vocation de précheurs dans les campagnes ou sur la place publique des bourgades et des cités, et qui se caractérise par deux principes-clés, au début du moins :
- le refus de la sédentarisation autre que temporaire et souvent précaire, c’est-à-dire le refus de l’institutionnalisation de type monacal, conventuel ;
- la mise en pratique de la vie communautaire sur le mode égalitaire évangélique, du Dieu qui se fit Homme, Jésus, et qui mourut sur la croix presque nu, comportement grégaire au sens littéral qui s’exerce au seul profit d’un message itinérant fondamentalement oral.
3Pour évaluer à sa juste mesure la nature, la fonction et la portée d’une tenue vestimentaire (minimale) chez ces frères de l’ordre des frères mineurs (O.F.M.) fondé par celui qui ne put ni ne voulut jamais revêtir les parements sacerdotaux, il faut donc tenir compte des deux paramètres précédents mentionnés que l’on peut résumer ainsi : pas de demeure (stable), pas de livre (autre que l’Evangile).
4Il s’en faudrait de fort peu pour que, provisoirement, cette aventure franciscaine (à tous les sens du mot) puisse se résumer dans cette formule qui, comme toute formule, ne pourrait être qu’approximative voire par trop caricaturale : du vêtu au nu.
5Mais on se rendra vite compte que les choses sont plus nuancées et plus complexes que ce que pourrait laisser indûment entendre une formulation sommaire de ce type.
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Saint François et le vêtement : de la biographie aux textes
6Aborder le problème du nu et du vêtu avec un fondateur d’ordres (au pluriel) puisqu’il en a fondé trois, comme saint François, c’est entrer de plain-pied dans une idéologie qui a érigé la pauvreté d’abord en règle absolue et, secondairement, a placé la nudité à l’horizon d’une pratique, donc du vécu, c’est-à-dire d’une façon d’être par le paraître.
7Mais c’est aussi par le biais successif de trois règles, la première d’abord orale (1209-10), les deux dernières écrites (la non bullata de 1221, puis la bullata de 1223) accordées par Innocent III (la première) et par Honorius III (les deux autres) et sur une période finalement très courte d’une quinzaine d’années environ (jusqu’à la mort du saint, en 1226), que l’on peut juger de la problématique du vêtement franciscain et de ses notables variations quant à la couleur d’abord couleur terre ou gris muraille, ensuite marron ou café au lait) et quant à la silhouette (forme de la tonsure ou art de dénuder le chef). Variations que la peinture du temps mais surtout celle d’après la mort de François d’Assise, puis à notre époque le cinéma ont fort bien montrées et enregistrées.
8Avant de nous référer aux écrits mêmes du saint, tous en latin sauf deux (les Admonitions et le Cantique des Créatures) et peu nombreux (une petite trentaine seulement et peu diserts), c’est la biographie de François l’Assisiate qu’il convient d’interroger car elle est déjà en soi la preuve vivante, concrète, palpable de cette « aventure vestimentaire ».
Le vêtement dans la vie du futur saint
9Il entre sous une double forme dans la vie de François Bernardone : une première fois sous celle de beaux habits, héritage d’un père, riche marchand drapier en belles étoffes à Assise ; ce vêtement hérité d’une profession paternelle des plus aisées « colle » dans les premières années de la vie de François à un train de vie de « jeunesse dorée » mais aussi dissipée dans la petite cité du Mont Subasio jusqu’à l’âge de vingt ans ; une seconde fois, le vêtement est mis en évidence par l’expérience de chevalier attiré par le mirage d’une brillante carrière des armes en direction des Pouilles, expérience dont on sait qu’elle tourne vite court pour des raisons de santé puis en raison de circonstances peu favorables (François est fait prisonnier à la bataille de Collestrada, en 1202, qui sanctionne la victoire de Pérouse sur sa rivale ombrienne d’Assise, ce qui lui vaut d’être condamné à un an d’emprisonnement, jusqu’en 1203 dont l’argent du père le sauvera, par le paiement d’une rançon, gage de sa libération prématurée).
10Tels sont donc les deux éléments « sociologiques » qui sont à l’origine de l’aventure vestimentaire dans la vie du futur saint, bien ancrés, au départ, dans le contexte économique et militaire de la fin du xiie siècle et des toutes premières années du xiiie siècle.
11C’est alors qu’intervient le fait majeur qui donne tout son sens et tout son éclat à la destinée de celui qui brutalement va changer de mode de vie, sa façon de penser et de sentir : le premier fait qui met en exergue le vêtement comme signe de rupture et de renoncement est précisément le dépouillement du fils du marchand drapier sur la place publique de sa ville, et sous les yeux d’un père qu’il défie, dont il renie ouvertement et solennellement l’héritage, et dont il dénonce officiellement coram populo un mode de vie et de subsistance fondé sur l’appât du gain, et guidé par une soif profane d’enrichissement. De surcroît, la scène se déroule, nous disent les chroniques, également sous les regards de l’autorité ecclésiastique (de l’évêque Guido d’Assise), ce qui lui confère une majesté sacramentelle supplémentaire. Nombre de textes et de peintures du temps, ou postérieurs au temps de saint François reprendront et immortaliseront le geste provocateur du fils de drapier. Ceci en 1207 : François, fils de Bernardone est alors âgé de vingt-cinq ou de vingt-quatre ans selon que l’on prend en compte la date de 1182 ou celle de 1183 comme réelle date de naissance.
12L’habit ainsi refusé, rejeté, constitue donc la révolte de ce fils de nanti ; et cette scène de dénudation symbolise la conversion recherchée en vue d’un tout autre mode de vie ; elle matérialise la naissance d’une vocation « à la pauvreté ». Deux autres ordres de faits, biographiques encore, viennent compléter les précédents.
13Un autre fait, moins unamimement attesté dépendant de ceux qui viennent d’être mentionnés, et toujours relatif à un geste identique de renoncement à l’habit « profane », serait ce prêche effectué totalement nu, dans une église d’Assise, d’un symbolisme plus accusé encore étant donné que la provocation est passée de l’extérieur (de la place publique) à l’intérieur d’un édifice... consacré.
14En revanche, d’autres faits, attestés ceux-là, font état d’un don de sa tunique à un lépreux, épisode ou anecdote divulgué par un certain nombre de textes notamment (la scène aurait eu lieu en 1206) et qui gratifie cette fois l’habit d’une valeur charitable de don, d’une signification d’échange dans le bon sens du terme cette fois, de la part de celui qui possède (peu en réalité) en direction de celui qui, à beaucoup d’égards, est pour le moins démuni, diminué (par une tare physique en l’occurrence) et que la société systématiquement rejette (usage de la crécelle par ex. pour signaler l’approche de tels « malades »). L’habit se trouve cette fois être l’enjeu et à la croisée d’une triple rencontre : pauvreté, humilité, générosité (ou encore fraternité).
15Tout ceci se situe antérieurement aux années décisives de la fin de la première décennie du xiiie siècle. En effet, au cours de la seconde décennie au cours de laquelle en 1216 d’abord est officialisé le nom de l’Ordre (Ordre des Frères Mineurs, O.F.M.), puis interviennent les grandes missions en Europe et jusqu’en Orient, dans les années vingt ; est aussi intervenue avec la seconde fondation d’ordre (franciscaine), celle de l’ordre féminin des Clarisses, la prise de voile de Claire, le 27 mai 1211.
16L’habit « à la franciscaine » acquiert de plus en plus pleine valeur liturgique dans ces mêmes années où François alterne prêches et apparitions en public (urbain, à Bologne notamment) d’une part, et, d’autre part, retraites dans la solitude de grottes ou d’ermitages.
17Enfin, pour résumer et après 1223, date de la célébration du fameux Noël de la crêche de Greccio (avec un Jésus emmailloté ou nu ?) sur la paille dans l’étable entre l’âne et le bœuf, scène également souvent reprise dans les textes ou par la peinture, le tout dernier acte de la vie de François coïncide avec des dernières volontés, respectées, de reposer « nu sur la terre nue », le corps seulement recouvert d’un drap, comme cela se pratique encore aujourd’hui dans d’autres cultures, orientales ou méditerranéennes et que l’on a pu constater lors des funérailles de souverains ou de présidents (Jordanie, Tunisie) récemment disparus.
18L’important est que l’habit jalonne par conséquent autant d’étapes capitales de la vie de François Bernardone d’abord, devenu François d’Assise ensuite et, pour finir, saint François : signe de rupture d’abord et ensuite d’adhésion voire d’osmose avec une hygiène ou une règle de vie qui vise à remettre en vigueur le statut évangélique des temps pionniers, ceux des premiers apôtres et des premiers compagnons du Christ.
19Autant d’actes publics qui se déroulent devant de nombreux témoins dignes de foi, laïcs mais aussi religieux, qui ne se contentent pas d’accréditer la rumeur de la vox populi, mais que différents textes, ceux de saint François d’abord, puis de ses disciples et héritiers vont fixer, protéger et abondamment commenter.
Le vêtement dans les écrits de François d’Assise
20Avoir mis en conformité ses écrits, relativement sommaires par rapport à l’abondante littérature hagiographique qui suivra dès le lendemain de sa disparition, avec sa conduite, revient à énoncer un poncif. Cependant, la valeur moins directive absolue qu’indicative des écrits (et préceptes) de François, et qui n’oublient pas d’inclure la nature, la fonction et la finalité du vêtement « franciscain », dit assez aux yeux du fondateur de l’Ordre un désir non pas de ne rien posséder, mais bien de ne garder sur soi que le strict minimum.
21Quels textes ? Des textes-documents qui aient force de loi (precettistica à défaut de vérité strictement et abusivement dogmatique), qui relèvent plus de la catéchèse et du mémorandum que de « tables de la loi » ou de traités formalisants. Nommons les tout d’abord : il s’agit, à côté de textes courts, très brefs comme la lettre à Jacqueline de Settesoli précisant que François voudrait être enveloppé, mort, dans un linceul de drap gris (c’est-à-dire de la couleur originelle de l’habit franciscain) ou comme ces écrits liturgiques que sont la Salutation à la Bienheureuse Vierge, voire à un psaume, il s’agit de trois textes majeurs véritablement fondateurs de l’O.F.M. : celui des deux règles plus haut rappelées de 1221 (la Regula non bullata) et de 1223 (la Regula bullata) ainsi que celui du Testament (le Grand) de 1226.
22Les deux textes de règles successives qui reprennent quant aux vêtement l’essentiel de l’habit du novice ou du franciscain (capuche, cordon avec nœuds, braies par ex.) insistent sur la nécessité d’éviter une joliesse trop ostensible au point de le souhaiter rapiéçable au fur et à mesure de l’usure inévitable au fil des saisons très constrastées, et au gré d’une existence passée le plus souvent au grand air, voire « à la belle étoile ». Mieux même : l’habit doit (peut) éventuellement tenir compte de variations pathologiques puisque, dans ce cas, (ou celui d’hiver trop rigoureux) les sandales peuvent être troquées contre des chaussures plus « fermées » permettant aux pieds d’être au chaud dans des sortes de socquettes ou de bas de laine. L’essentiel, à tous égards, est que soit bannie toute idée ou prétention à du neuf, pouvant suggérer le luxe donc le superflu.
23Quant au dernier (le Testament), il précise par rapport aux deux précédents de 1221 et de 1223, la valeur spirituelle de l’échange, comme plus tôt l’exprimait le manteau de saint Martin, et « incarne » un symbole de pauvreté dans le sens de stricte parcimonie « à partager » et « à faire partager.
24Que disent au fond tous ces textes ? Ils ont tous en commun une grande homogénéité de penser l’habit en l’intégrant à une vie communautaire, c’est-à-dire partagée confraternellement, sans aucune hiérarchie ni exclusive de modes de vie à l’air libre, tournée vers le message public fondamentalement oral, qui s’exerce à travers une constante iténérance. Habit revêt donc une signification comportementale (pragmatique) destinée à devenir habitudinaire : le paraître étant appelé à se confondre avec une manière d’être sans fard, authentique, sans cache.
25Parcimonie, état volontairement fruste et précaire même, une mise qui soit la plus simplifiée et sobre qui soit (forme, coloris...), telles seront les composantes requises par l’état franciscain. En d’autres termes, l’habit du « frère en pauvreté » expérimente la notion d’un minimum vital, à la lisière de la nudité.
26Qui dit habit, dit essentialité ou, si l’on préfère, possession très limitée (et limitative) ; revêtir l’habit (tunique, tonsure jusqu’aux sandales, c’est-à-dire de la tête presque nue aux pieds-nus... dans les sandales), c’est véritablement être franciscain.
Le vêtement dans les écrits des disciples et épigones de saint François d’Assise (xiiie siècle)
27Dans la suite et dans la série de ces nombreux écrits à la gloire de François, vite sanctifié, deux ans après sa mort, en juillet 1228, une place sociale doit être accordée à celui qui est le premier produit aussitôt après sa mort (le 3 octobre 1226) : de 1227 en effet, date ce document-clé de l’histoire du franciscanisme qui inspirera directement Dante près d’un siècle plus tard, pour son évocation et sa mise en scène du saint François au chant XI du Paradis (v. 43-117).
28Place spéciale pour deux raisons fondamentales : – la première, on l’a dit, du fait de son éminent caractère pionnier conçu non pas comme les suivants sous la forme d’un memorandum de type bio-hagiographique mais axé au contraire de façon plus doctrinale sur ce principe-clé de la pauvreté ; autrement dit sur ce qui constitue l’essence du franciscanisme et la pierre de touche du message franciscain : – la seconde par conséquent, en raison de cette nature ni factuelle, ni événementielle et sommairement chronologique mais bien plutôt spirituelle qu’exprime en son titre étiré l’énoncé programme suivant :
Sacrum commercium sancti Francisci cum domina Paupertate.
29Par quoi, plus précisément se caractérise-t-il d’emblée ? En quoi se distingue-t-il dans le détail des autres documents qui lui feront suite et qui, jusqu’à un certain point et pour certains d’entre eux, se ressentiront de son influence immédiatement édifiante et se caractériseront par leur finalité sacramentelle ?
30Par deux choses :
- d’abord par le très faible nombre d’occurrences (le plus parcimonieux de tous les écrits en la matière) : six au total, et réparties seulement sur cinq des trente et une parties qui composent le recueil, soit les chapitres ou sections 2 et 4, puis de manière contigüe 7 et 8, et enfin 14.
- ensuite par la nette prédominance pour ne pas dire l’exclusive présence (et éloge) du nu, de l’impérieuse nudité qui fait apparaître une grande homogénéité dans le cadre d’une logique qui est celle de l’épuration maximale ; avec un modèle christique de celui qui subit la dénuda-don, supplice supplémentaire à celui de la crucifixion (chap. VII, & 11, p. 142) et que les larrons vont partager avec Lui (chap. VIII, & 17, p. 146) vere nudus. Par conséquent, un parti pris de nudité totale à laquelle aspire comme à un idéal aussi, saint François, cet « autre Christ ».
31Typique de l’intention de l’auteur anonyme du Sacrum Commercium de 1227 est la cohérence d’un schéma idéologique qui relie la nudité originelle de nos premiers parents, d’avant la Faute, et la tentation du Serpent à une nudité finale entendue comme purgation in extremis et volonté de ressourcement au terme d’un parcours long et difficile.
32Tel est le caractère dominant du Sacrum commercium même si – ultime recommandation (celle du chap. XIV, & 5, p. 153) d’un écrit édifiant, spiritualisé au maximum – l’auteur anonyme prône la pratique du vêtement parcimonieux « (in vestitu parcissimi »).
33Précisés de la sorte, de tels principes (en fait le principe par excellence de la pensée et du message franciscains), la suite des écrits hagiographiques peu ou prou, portera l’empreinte indélébile d’une telle relation nu-vêtement ramenée à un état initial, édénique et adamitique qui pourrait se résumer à grands traits ainsi : dépouillement maximum (mais progressif c’est-à-dire, à l’horizon, total dénuement et, en termes de militantisme, auto-élimination de formes déviantes et malignes (spoliation).
34Nu quasiment comme Jésus le fût jusque sur la Croix et tel que fort peu d’artistes-sculpteurs osèrent le représenter (exceptions faites pour Michel-Ange et Benvenuto Cellini) ; nu c’est-à-dire sans le perizoma (le linge) qui Lui ceignait les flancs à hauteur du bassin.
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35Aussitôt après le Sacrum commercium, vient bien évidemment celui qui consacra à lui seul (en les signant) trois œuvres-clé relatives à la biographie édifiante de François-le-béatifié : Tommaso da Celano, lui-même frère franciscain d’abord avec ses deux « vies » (Vita I et Vita II), mais écrites à une distance appréciable de près de vingt années (1228 la Vita prima ; 1244-47 la Vita seconda), en latin également. Autrement dit, le groupe de textes (auquel il convient d’ajouter, comme troisième un traité, le Traité des miracles (de 1251-52) qui, stricto sensu, tentent de fixer une image évolutive d’une vie de saint, depuis la conversion surtout jusqu’au dernières années où il reçût les Stigmates sur le Mont Alverne.
36Où et comment, et jusqu’à quel stade apparaît, chez Tommaso da Celano, le vêtement dans ces œuvres à prétentions et à facture historicisées ?
37En distinguant la première des deux « Vies » qui, quantitativement représente moins du quart de la seconde (43 chapitres seulement, et souvent fort courts contre 184 pour la seconde), on peut prolonger la différence notable qui existe entre les deux « biographies » du saint assisiate, de près de deux décennies, en précisant d’entrée que deux des trois sections d’abord de la première biographie (celle de 1228) relative aux Stigmates et à la mort de François (IIe partie, chap. 1 à 10), puis à l’héritage de celui-ci et à sa canonisation (IIIe partie, chap. 1, 2 et 3) gardent le silence sur l’importance du vêtement et sur la « nudité ». Quant à la partie initiale, la plus abondante (trente chapitres) de cette même Vita prima, elle narre l’histoire de sa conversion en partant de l’état ante du « premier François, fils du riche marchand drapier Bernardone.
38Aussi, dès le chapitre VI (p. 40) est-il narré le tournant du dépouillement en public (dévêtement-défi) sur la place publique d’Assise sous les yeux de l’évêque Guido et, semble-t-il, avec le consentement maternel.
39Le vêtement est donc non seulement un signe public officialisé de rupture vis-à-vis de la communauté laïque d’Assise, mais encore de conflit ouvert à l’intérieur du couple parental, c’est-à-dire de défi déclaré à l’autorité paternelle.
40Un autre chapitre (IX, p. 52) reprend l’idée d’habit sous l’égide à présent de la foi nouvelle de construction au sens premier (de réparation d’édifices religieux très dégradés, en mauvais état) : il devient par conséquent signe de reconnaissance d’une autre communauté (la première des trois « ordres » fondés par François ex-Bernardone) ; il se place désormais sous le sceau confraternel égalitaire, puisque l’un des codes du nouvel ordre (masculin) est la stricte égalité de tous les membres et adeptes entre eux, exclusion faite de toute hiérarchie de quelque nature qu’elle fût. La nouvelle mère – en religion – sous le consentement de laquelle la nouvelle vie prend forme est la Vierge Marie qui donne son nom de baptême à la Portioncule qui, berceau originel de la « religion de saint François », sera bientôt englobée dans une monumentale structure, celle de l’imposante basilique de Santa Maria degli Angeli à l’intérieur de laquelle, on peut voir encore aujourd’hui, la primitive cabane reconstituée de la Portioncule.
41Si le reste et la fin de cette Vita prima développe, sans plus d’autres mentions, le triple credo pauvreté (chap. XVI) – obéissance (chap. XVII) – humilité (chap. XIX), il demeure que cette première biographie assez complète, mais beaucoup moins que la suivante, amorce la problématique franciscaine du vêtement.
42En revanche, c’est la Vita seconda du même Tommaso da Celano, bien mieux développée, structurée et articulée (en 184 chapitres sur les 227 au total que comptent les deux « vies) qui comporte d’abord un plus grand nombre d’occurrences, une bonne dizaine, dans chacune des trois parties qui la composent, avec de surcroît un second volet biographique tardif (chap. I, & 2, p. 5 notamment).
43En réalité, la présentation vestimentaire en passe par trois états ou actes successifs qui caractérisent, selon l’auteur et premier réel biographe du saint, le sceau trinitaire du « franciscanisme » (sans -isme !) recherché par François.
- d’abord un état préliminaire synonyme de vie antérieure à rejeter, condamnable, parce que synonyme de luxe et de lucre (I, & 2, p. 5) objet ou prétexte à troc, à trafic d’argent, à manifestation profane de pouvoir déviant ;
- ensuite, et de manière plus positive et constructive, un état actuel du port vestimentaire à substituer au précédent pour fonder dans le présent, des pratiques viables, et, au futur, un nouvel état d’esprit : le vêtement comme support symbolique que le langage métaphorique français ou italien inscrit : « endosser », « revêtir » (charges, responsabilités), « faire montre de... » jusqu’à « être habité » (par une foi toute neuve, etc.), « changer de dépouille (IX, é 2, p. 26 ; XV, & 39, p. 45) etc.
- Enfin, eu égard à un lexique encore plus affiné et élaboré au niveau d’une symbolique du dépassement (XXII, & 62) signifiant ce que la cérémonie de vêture (vestizione en italien) ou d’investiture représente : ainsi en va-t-il de « l’habit de sainte religion » (I, XXX, & 86, p. 92).
44Trois étapes par conséquent que trois substantifs ou trois verbes peuvent, d’un mot, caractériser : pour la première, accumuler ou trafiquer ou encore spoliation ; pour la seconde, se dépouiller ou s’épurer ou encore dépouillement synonyme de vie ascétique ; pour la troisième, s’investir ou se transcender ou encore épuration.
45Les deux seules occurences des deux dernières parties (chacune, une) par rapport aux neuf autres de la première division insistent à cet égard sur le rite de passage d’un état profane, ou laïc, peccamineux à un état de spiritualisation définitif, assumé : d’où la notion positive de changement d’habits (substitution d’habits riches par des habits frustres, II, vers & 99, p. 109) ; d’où, surtout, la consécration solennelle, à travers le sacro velo des Dames de saint Damien (deuxième ordre, celui des Clarisses qui seul autorise, consacré par un Te Deum, des festivités où l’apparat du nouvel habit est exhibé (III, chap, & 124-125 et p. 139).
46Tel est donc l’apport décisif de Tommaso da Celano au regard de la fonction essentielle prise par l’habit franciscain. Qu’en sera-t-il, en revanche, dans les textes relevant du groupe des légendes.
Le groupe des légendes
47Cinq textes fondamentaux en font partie, depuis l’Anonyme de Pérouse (1240-44) jusqu’aux textes bonaventuriens de 1260-1266. Ils s’échelonnent sur un bon quart de siècle, vers le milieu du xiiie siècle. Ils bénéficient, c’est clair, de l’apport constitutif et de la panoplie quasi complète des transformations successives « révélées » par la double biographie (en deux temps différents) de Tommaso da Celano ; autrement dit, on pourrait croire qu’il ne reste plus guère à ces légendes-là à dire (re-dire) ou lire en public (c’est l’étymologie du terme), à un vaste auditoire de fidèle et de croyants des faits et gestes destinés à une ecclesia à instruire ou, au besoin, à convertir : en somme, les bienfaits et le bien-fondé d’une riche et quasi-exhaustive problématique franciscaine.
48C’est à quoi s’emploie d’abord un texte isolément, l’Anonyme de Pérouse précédemment mentionné (de 1240) texte assez court composé de douze chapitres de quelques pages (de deux à trois minimum, chap. vi, ix par ex. ou encore xii, le dernier jusqu’à un maximum d’une dizaine, guère plus : neuf pour le vie, 10 pour le chapitre initial, douze pour le viie. Ce qui caractérise ce texte par rapport à tant d’autres qui l’ont précédé ou qui lui succéderont, c’est l’accent mis sur le sens du collectif de la communauté franciscaine d’abord, sur les difficultés inhérentes à l’implantation de l’O.F.M., à sa diffusion spirituelle plutôt que sur une évolution.
49Aucun titre de chapitre pourtant ne comporte d’allusion explicite au mode de vie vestimentaire. En revanche, à l’intérieur des douze divisions, le vêtement apparaît bel et bien, tout aussi bien celui d’hier (la tenue chatoyante et chamarrée de l’éphémère chevalier en route pour les Pouilles, I, 5c, 7b, 9c) que celui de demain : c’est-à-dire l’ » uniforme » assez fruste bientôt qualifié de « franciscain », l’habit de pauvreté pour tout dire (V, 23a, p. 61) ; VII, 27b, 28a).
50Il en va tout autrement dans l’autre groupe de légendes où un même frère apparait (Frère Léon) soit seul (la legenda antiqua) soit en compagnie de deux autres frères (Frère Rufin et Frère Ange pour la Légende dite « des trois compagnons ») sensiblement contemporaines (vers 1246) : plus de treize occurrences en effet comptent autant l’une que l’autre.
51L’objet-vêtement ou tunique du pèlerin (L. ant., XXIX, p. 69), rapiécée voire doublée pour des raisons d’intempéries (XXXVII, p. 83) rejoint ou côtoie le vêtement du don, celui qu’on peut au moins partiellement échanger avec quelqu’un aussi (ou plus pauvre) et déshérité que soi (XLVII, p. 99 ; LXIX, p. 103 ; L, p. 104) au point que le nu figure constamment à l’horizon de la première nommée du moins.
52Un point commun entre ces deux légendes : la treizième et ultime mention (respectivement LXVII, p. 131 pour la première ; IX p. 139 en ce qui concerne la seconde) pourrait fort bien s’intituler de cette manière : entre le nu et le vêtu.
« Ils marchent pieds nus et portent misérables vêtements »,
53affirme le premier texte.
« le frère ne doit posséder que la tunique rudimentaire autorisée par la règle »,
54affirme de son côté le second texte co-signé sous une triple responsabilité confraternelle.
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55Reste, bien sûr, le témoignage capital, essentiel de ce groupe fourni de légendes écrites aux alentours de 1250 (tant avant qu’après jusqu’en 1266) : celui de la Legenda major, doublée de sa version abrégée pour des fins de catéchèse, la Legenda minor, et signées ouvertement cette fois, l’une et l’autre, de l’éminente figure de saint Bonaventure. Enorme corpus que la première nommée qui se voudrait la version ne varietur de la biographie « officielle » c’est-à-dire exemplaire d’un François devenu saint, sanctifié, à l’effigie d’un Ordre qui a fait et doit encore faire ses preuves aux yeux de l’ecclesia : ses quinze sections se subdivisent en effet en un total de... cent cinquante développements !
56François y est donc désormais « saint » à part entière ; le texte bonaventurien s’y présente à la fois comme bilan et comme état définitif sur ce que l’on doit savoir des faits, dits et gestes de celui-ci, de son vivant et après sa mort ; double perspective nécessaire. Là aussi, si aucune des quinze sections ne fait mention explicite du vêtement, même si la pauvreté s’inscrit au cœur de l’ouvrage panégyrique de la philosophie pratique du franciscanisme, à l’intérieur d’un texte fort abondant, près d’une vingtaine de référents vestimentaires sont à noter : elle est loin, cette légende-là, bonaventurienne, la plus riche en connotations de ce type puisque, partant du vêtement de dandy du fils de drapier, la Légende en question lui oppose vite la stricte tenue de « frère mineur » : entre ces deux pôles extrêmes par conséquent, vêtement profane de la richesse et de l’insolente abondance quasiment usurpée et vêtement religieux du dénuement et de la parfaite humilité, s’échelonnent dans les parties intermédiaires les péripéties du vêtement du don et de l’échange ; premiers pas vers un rite de passage qui fait passer le lecteur du séculier au régulier (II, § 4, p. 51) et que la démonstration sous forme d’apologétique de saint Bonaventure est déjà marquée au sceau de la dépouille (du dépouillement) christique « homme crucifié et ce pauvre à demi-nu » (ibid., § 4, p. 50).
57Saint Bonaventure est par ailleurs le seul, à notre connaissance, à mentionner tout au long de ce parcours fort minutieux et progressif de l’épuration, un élément physique corrigé dans la silhouette du frère mineur, et qui entre dans le cadre de la dénudation bénéfique : la tonsure c’est-à-dire la petite tonsure telle que la retiendra, en 1950, le cinéaste Rossellini pour ses Onze fioretti, interprétés, rappelons-le, par d’authentiques franciscains d’un couvent voisin des lieux du tournage.
58Vêtement-métaphore parce que vêtement sacré par essence, l’habit du frère mineur recouvert... de pauvreté n’est nulle part mieux défini que par cette citation extraite du chapitre V de la Legenda major :
« la tunique est un habit religieux, un symbole de sainteté »
59Dans ces conditions, on ne sera point surpris d’être désormais avec mais surtout après saint Bonaventure sur la voie de l’apologie de la nudité comme le prouve cette autre citation du même chapitre V (& 2, p. 91).
« C’était la terre nue qui, la plupart du temps, servait de lit à son pauvre corps fatigué.
60Reste un mot à dire de la dernière catégorie de textes, celle des recueils doctrinaux et des traités au sens technique de ce terme. Le troisième écrit de Tommaso da Celano, le Traité des miracles (1251-1252) souligne essentiellement l’importance de la cordelle (ou cordelière) retenue aussi par Dante (« l’umile capestro » du Paradis XI) ainsi que le blanc comme symbole de pureté et d’humilité (chap. VIII, & 50, p. 445 ; & 52, p. 447 ;& 60, p. 451).
61Quant au Miroir de perfection (Speculum perfectionis) nettement postérieur (1312-15), il enregistre la nécessité d’un habit propre à l’Ordre : habit-relique (chap. 20), habit de mendicité (2e partie, chap. 29), habit désormais spiritualisé, proche de la nudité (3e part., chap. 6).
Conclusion
62L’aventure vestimentaire, pour saint François d’Assise d’abord s’est étalée par retouches successives (matérielles et textuelles) sur un quart de siècle environ.
63Mais elle a pris tout son sens et toute sa valeur aussi dans la suite des écrits consacrés par ses disciples, héritiers ou épigones à son œuvre et à sa personnalité, de son vivant déjà, mais surtout dès les lendemains de sa mort.
64La signification fondamentale de l’habit franciscain tel qu’on le connaît et tel qu’il apparaît de nos jours acquiert et conserve pleine valeur liturgique et sacramentelle : il est bien l’emblème par excellence de l’absence de toute hiérarchie dans le pur respect de la pauvreté et de l’humilité voulues par les premiers disciples et compagnons du Christ de l’Eglise des origines.
Auteur
Université P. Valéry – Montpellier III
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