Le vêtement déchiré et l’ensauvagement par la forêt dans quelques textes médiévaux
p. 203-216
Texte intégral
1Une profonde homologie métaphorique relie entre eux tissu textile, tissu social et tissu textuel1. C’est à quelques accidents de cette triple tresse que nous voudrions nous intéresser ici, lorsque la déchirure opère le dénudement subreptice du sauvage, en des occurrences diversement accentuées et parfois fort menues, mais qui toutes confirment le vêtement comme signe identitaire, gage d’appartenance, non seulement à une société articulée par la tripartition de ses castes, mais aussi, en dernier ressort, à l’humanité même. En ces deux directions se rencontre une constante des représentations mentales du Moyen Age, où toujours l’apparence engage l’essence : toute blessure de l’une entraîne, sous de variables espèces, la fissuration de l’autre. Ainsi en est-il de l’étreinte dilacérante des forêts : leurs gouffres d’ombre ne sont refuge qu’au prix d’une perte, lorsque doit s’y prolonger le séjour. Autant procure d’accroissement à l’être l’aventure silvestre, quand elle demeure pure trajectoire qualifiante, élection épiphanique d’un bloc délimité d’espace-temps, autant la durée s’avère délétère en ces lieux d’inquiète altérité où les vastitudes de l’ouvert, après s’être d’abord doucement refermées sur le héros comme une sorte de renouvellement amniotique, se muent en un piège spatial multiplement griffu et dentu. Ainsi s’ordonne la dialectique serrée du refermement et de l’aperture qui régit l’imaginaire médiéval du « désert » forestier2, tour à tour vécu comme dilatation et comme confinement, en cela doublement perturbateur. Vertigineux est l’effacement des limites, tant il est vrai que les grands bois épiques et romanesques semblent n’avoir jamais pu’une lisière, comme si partout ailleurs ils tendaient à l’infini ; non moins troublante, la constriction spatiale qui a tôt fait de changer l’abri en geôle, rejoignant alors la poétique noire du locus horribilis3 Ce monde si autre qu’il est parfois lieu de contact avec l’autre monde admet l’embellie circonscrite de la prouesse chevaleresque ou de la rencontre féerique, mais corrode qui s’y attarde, fors l’ermite, dont le dénuement est ascèse, que préserve sa vocation sacrale et qu’immunise symboliquement sa vêture : féroce aux soieries qu’elle lacère, la ronce des silves laisse indemne la bure, unique sauf-conduit textile qui ait en forêt valeur pérenne.
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2Pour attachée qu’elle soit au motif de la déchirure, notre enquête ne peut se dispenser d’évoquer, à titre de frontispice du moins, le cas le plus obvie du dénudement en forêt, qui est aussi, en une significative symétrie, la figure la plus radicale de l’ensauvagement : toute une réflexion en cette voie croise par nécessité celle du Bisclavret de Marie de France. Fort bien étudié4, ce texte n’appelle pas ici de longs commentaires ; il nous sera surtout point de départ et axe de référence, en tant qu’épure cristalline du double processus qui fait du vêtement le signe précellent de l’homme, et de la nudité un pas décisif vers l’animalisation. Ce qu’ailleurs nous lirons en latence, et qui si souvent affleure dans la métaphore5, s’actualise chez Marie dans l’extrême de la plénière métamorphose, où l’alternance du nu et du vêtu conditionne celle de l’identité humaine et de l’altérité zoomorphe. A la différence des cas qui nous occupent à titre principal, où l’érosion de la vêture a les apparences de l’accidentel, la déposition des dras est chez le Bisclavret une sorte de rituel à quoi l’astreint une énigmatique fatalité, à l’origine non élucidés et relevant, hors du texte, de quelque obscure nigromance. Même s’il ne peut s’y dérober, il l’accomplit de lui-même, en vertu d’une sorte de pacte d’ombre où, malgré les déterminations cruelles qui pèsent sur lui, perdure sa qualité de sujet. Tel n’est pas le cas, nous le verrons, ni des amants du Tristan, ni des Aymonides en Ardenne dans Renaut de Montauban, non plus que du héros éponyme de Hugues Capet, lors de sa mésaventure silvestre : la vénéneuse morsure des forêts est chez eux passivement subie, sans que s’opère cette forme paradoxale de dialogue de puissance à puissance qui, pour inégal qu’il soit, se dessine entre le Bisclavret et les forces obscures qu’il rejoint en se dépouillant, contraint, certes, mais souscrivant pourtant à son acte et l’énonçant, en son imprudent aveu, sous l’égide univoque d’un je où se revendique la totalité de son être double.
3Cette dialectique de la contrainte et de la liberté, qui trouve ici sa forme la plus aiguë, est sans doute une constante du « recours aux forêts », dictée par une nécessité intérieure chez l’ermite, extérieure dans tous les cas où le choix silvestre est imposé par une inadéquation foncière ou temporaire de l’être aux structures de l’ordre – ou du désordre – social : tels Tristan et Yseut, tels Renaut et ses frères, tel encore Hugues Capet ; chez les uns comme les autres, malgré l’écart du temps et l’hétérogénéité de notre ébauche de corpus, l’entrée en forêt résulte d’une crise du rapport au monde des codifications et des hiérarchies, y compris lorsque ces dernières s’inversent : tandis que les amants du Morrois, comme les Aymonides, fuient dans l’obscur la solaire ignition du courroux royal, c’est au contraire le roi Hugues que les circonstances adverses vouent à l’ombre de l’éclipse et jettent au profond du bois, bête humaine traquée par la meute des vassaux rebelles.
4Une nette démarcation conceptuelle se dessine ainsi entre ces situations de rupture, ces distorsions métaphorisées par l’accident de la déchirure subie, et cette sorte d’ordre inverse, paradoxal et noir, à quoi répondent les cycliques dépouillements du Bisclavret, lucidement accomplis avant la ruée dans la transe métamorphique. A l’insidieuse et circonstancielle dénaturation des uns, vécue comme dégradation et comme chute, ravalant à un statut d’infériorité ontologique où l’être décline et se minore, s’oppose en son étrangère essence l’accès de l’autre à une sur-nature, fondée non sur la soustraction dévaluante, mais bien sur l’addition de l’homme et de l’animal en un surcroît d’existence qui, pour monstrueux et transgressif qu’il soit, ne s’écrit nullement en termes de manque d’être. Son ambidextre statut l’instaure au-delà de l’alternative du gain et de la perte, et au-delà aussi de celle du bien et du mal : Marie est ici, comme en tant de lieux, exquisément elliptique, dans cette enchanteresse apesanteur de l’écriture qui enveloppe aussi Muldumarec, l’amant-oiseau de Yonec. Si elle condamne sans appel la trahison de l’épouse du garulf, elle n’appesantit sur celui-ci aucun commentaire moral : bien que placé sous le signe de la mutation qu’exprime une fois pour toutes son aveu : jeo devienc bisclavret6, il est d’abord celui qui est, abrupt, inexpliqué, dégradé, peut-être, mais vivant majuscule dans la gémination même de sa personne duelle.
5Cette vie prodigue, affluant dans le surgissement panique de l’altérité interne est pourtant payée d’un prix de mort : le vêtement confié à la piere cruose e lee7 euphémise un ensevelissement en cette œuvre lithique de tacite main humaine qui, dedenz cavee8, a été fort bien identifiée comme pouvant être un cryptique sarcophage9. En cette perspective, l’ensevelissement de la vêture est une véritable depositio symbolique où s’écrit le consentement à la préalable mort d’une part de soi, nécessaire pour en rejoindre l’autre, à la fois indissociable et incompatible. Si, sur un autre versant du relief sémantique, on choisit de lire cette cuve comme baptismale10, on y retrouve, par une sorte de contiguïté des extrêmes, une figure inverse et pourtant analogue : tout baptême suppose et un dénudement et un descensus, où mourir à soi-même pour renaître à plus haute vie, où se dépouiller pour revêtir un tissu plus pur, gage d’appartenance à un ordre nouveau. De toutes parts s’épand, autour de ces vers concis et denses, un vaste bruissement de sens qu’il convient d’accueillir en sa pluralité, non dans la perspective d’un déchiffrement univoque aux trop vectorielles équivalences, mais dans l’écoute de ces diffuses résonances où passent les harmoniques du fait brut. Sans l’élucider au sens de la glose linéaire, elles participent de sa révélatrice vibration, elles ont part seconde et éclairante à son épiphanie. En cette mesure, il importe à sa compréhension que la nudité qui prélude à la métamorphose entretienne des correspondances métaphoriques et avec la sépulture et avec l’immersion baptismale, éminentes procédures du franchissement, l’une et l’autre rites de passage, symétriques modalités de l’accession à un autre état de l’être. La sauvage nature de celle du Bisclavret garde toute sa spécificité, mais n’en possède pas moins de troublantes frontières communes avec ces autres territoires du nu.
6La connexion des dras déposés avec le vêtement déchiré est à la fois évidente et retorse, fondée sur une similitude thématique globale et nuancée par les multiples divergences que nous avons aperçues. Deux remarques doivent être encore formulées en cette voie, d’inégale portée. La première tient à la réversibilité commune aux deux phénomènes, non sans que se dessine un chiasme entre ses modalités : aux marginaux silvestres, proscrits, exilés, amants en fuite, tous êtres en rupture, mais aptes à renouer de plain-pied avec le monde extérieur, la sortie de la forêt assure le retour plénier à la vêture curiale, guerrière ou royale ; chez le Bisclavret au contraire, c’est l’habit retrouvé qui conditionne la réintégration à l’ordre humain et permet de renaître à la face claire de vivre. L’animalisation radicale et l’ensauvagement actif qui le caractérisent exigent ce rituel où se matérialise à nouveau, par un processus inverse et symétrique lié encore à la pierre cavee, le retour de la métamorphose.
7D’être accomplie et non latente, comme chez les autres héros de notre constellation textuelle, celle-ci impose cette stricte condition pour que soit neutralisées, par l’intacte vêture regagnée, les influences ombreuses dont se défont aisément, parfois au prix d’un préalable vestimentaire atténué, ceux qui ne font qu’éprouver la dévoration des forêts, alors que le garou en est l’incarnation même, lui qui y vit de preie e de ravine11, acteur et victime à la fois, dans la double démarche de la détermination magique qu’il subit et de la liberté paradoxale qu’il exerce.
8Ultime clivage : celui du seuil du dicible, franchi d’autant plus aisément par le motif de la déchirure qu’il est précisément un euphémisme où entrevoir l’obscur sans en convoquer toute la pesée nocturne. Avec la métamorphose, celle-ci s’exerce en revanche dans toute son oppressante ampleur, exquise et anxyogène, fascinante et réprouvée. Une auto-censure souvent commentée astreint Marie, à la différence de ses devanciers latins, tels Ovide et Apulée, qui s’y délectaient au contraire, à reporter l’instant métamorphique dans l’ordre de l’indescriptible, dans un hors-champ pudique qui impose, lors du retour final du Bisclavret à l’humaine nature, le biais d’un révélateur artifice narratif. L’élision dérobe le processus physiologique de la mutation, où s’incarnerait trop crûment la mixité ontologique du garulf : là où les Anciens voyaient sans répugnance se raidir la tendre chair de Daphné, soumise au dendromorphisme qui la dérobait à la poursuite du dieu, le regard chrétien ne peut que se détourner. A l’inverse, dans le Renaut, le récit s’attarde impunément à la lente dégradation textile des Aymonides, à leur alarmante pilosité : euphémiques et allusifs, ces signes du sauvage restent en-deçà de la ligne d’ombre, et peuvent à ce titre être non seulement dits, mais montrés avec une complaisance qui en désigne l’éminence, tout en voilant d’implicite son occulte portée. Le soutenable spectacle de la déchirure nourrit le récit, tandis que la flagrante nudité métamorphique l’épuise au contraire dans l’instant même de son énonciation. Nulle part comme chez Marie n’est si parfait le déroulement parallèle des textures, si complet le mimétisme interne des tissus, matériel et métaphorique : le dépôt de la vêture du Bisclavret induit le suspens de la trame du texte, tout comme, dans Yonec, le voilement de la dame médusée par la venue de l’amant-oiseau implique celui de l’écriture. Ce sont là fécondes lacunes de l’avers, où le sens s’écrit en un réseau caché, tissé de fantasmes noirs et muets, fils secrets visibles sur le revers seul.
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9L’ensauvagement du Bisclavret engage tout l’être, et en lui tout l’humain, dans une acception plénière où la dimension sociale n’est qu’une composante parmi d’autres, même si elle s’affirme nettement dans le choix de la cour, lieu précellent des rites de la sociabilité aristocratique, pour un retour à l’humanité qui est aussi une rentrée dans les us et coutumes de la vie noble. De l’un comme de l’autre, le vêtement est le gage tangible, et nul mieux que le roi ne pouvait présider à cette double réintégration, lui le naturel parangon de la courtoisie, lui dont le charisme participe tacitement de la fonction sacrale. Chez les amants démunis du Tristan, la perte ontologique demeure dans l’orbe du virtuel, tandis que le prix du refuge silvestre est payé d’abord par un manque social durement ressenti, surtout lorsque se dissipe l’effet du boivre d’amor. La prise de conscience, béance de cet amer réveil, est précédée et accompagnée de notations, brèves mais éloquentes, qui désignent très clairement la portée sociologique de la vêture, en un point sommital du dénuement où elle croise, sur une autre piste analogue, celle du sémantisme anthropologique des nourritures. Même s’il s’agit là d’un registre étranger, quant au fond, à notre présent propos, il doit y intervenir brièvement, d’autant plus que la conjonction du déficit textile et des carences nutritionnelles revient en termes à fort peu près identiques dans deux de nos textes, le Tristan et le Renaut. Une même incomplétude, qui croît avec la durée du séjour en forêt, pèse sur les héros de ces comparables exils, où la fonction mutilante de l’Ardenne équivaut à celle du Morrois. La perte, en ce domaine, à la différence de celle qui affecte la mouvance du textile, est qualitative et non quantitative ; aux amants comme aux Aymonides, la forêt est généreuse nourricière : le gibier y abonde, et l’on sait quel prodigieux veneur est Tristan, en tous lieux d’un cursus légendaire dont c’est là, sans doute, l’un des attributs les plus archaïques. Le clivage signifiant n’est pas toujours celui, bien connu, du cru et du cuit, puisque ni aux uns ni aux autres ne manque le bois nécessaire à la coction ; ailleurs est l’essence du manque, dans la privation de l’aliment social par excellence, antagoniste de la sauvage venaison, le pain par quoi l’on communie au corps du groupe comme, sur le plan spirituel, au corps vivant du Christ.
10Plus que suffisant en quantité, le produit de la chasse n’a pas la qualité socio-affective qui s’attache au fruit de la terre et du travail des hommes. Alors qu’elle est bien venue à la table seigneuriale, lorsque l’y encadrent et l’équilibrent pain et vin, la venaison silvestre lasse d’être exclusive, et inquiète d’imposer au quotidien une manducation de proie, dont la cuisson même ne parvient pas à dissiper la menaçante et contagieuse animalité. Sur ce plan aussi, comme dans l’ordre textile, l’ermite seul connaît l’immunité de qui vit d’herbes et de racines, nourritures inermes et neutres, chastes aliments d’une vie pure et éloignée de toute prédation. Amène à qui se renonce pour se perdre en Dieu, la forêt est dure à ceux qui s’y bornent à la fuite et qu’un trop matériel instinct de conservation ravale à d’ataviques dévorations. Le rapprochement du vêtement déchiré et des carences d’une alimentation exclusivement carnée s’opère chez Béroul avec une exemplaire netteté, en des vers qui résument sobrement par ces deux traits les pertes identitaires infligées par l’âpre vie des grands bois (vers 1644-1648) :
Mot sont el bois del pain destroit,
De char vivent, el ne mengüent.
Que püent il, se color müent ?
Lor dras ronpent, rains les decirent.
Longuement par Morrois fuirent12.
11A ce point du récit, l’emprise du philtre dure encore et, pour l’heure, le malheur de l’un est d’abord le malheur de l’autre, dans une entière abnégation amoureuse13 ; le temps est proche, pourtant, où la perte du monde sera sentie en tant qu’urgence individuelle, chacun rappelé aux droits et devoirs désertés dans l’orbe curial. Ce seuil une fois franchi, Tristan et la reine discernent en creux la place qui leur revient dans un ordre altéré par leur absence, et dont chaque jour davantage les éloigne l’atteinte réitérée des rains, griffes d’ombre de la marâtre forêt.
12Au même moment, à l’heure du dessillement, les deux amants prennent l’aride mesure de ce manque, où le constat de la misère matérielle est aussitôt associé en pensée à tout ce qui les minore et les exclut dans l’ordre des prérogatives comme des responsabilités sociales. Ils résument, en deux monologues intérieurs lourds d’amertume, le vertigineux déclassement subi, la chute qui les a soustraits au zénith palatin, lieu de leurs attributions fonctionnelles, pour les précipiter au silvestre nadir. S’ils ne s’y vouent à Dieu, par la méliorative transfonctionnalité érémitique, princes et guerriers perdent, en s’attardant aux forêts, le contour identitaire que leur confère le groupe et que confirme la vêture ; à mesure que celle-ci se déchire et met à nu un être sans définition sociologique, s’accroît la porosité hideuse d’un état de nature vécu comme dissolution. C’est à Tristan qu’il revient de formuler expressément la médiatisation vestimentaire de l’appartenance, avec la nostalgie du bel apparat du vair et du gris, non comme sources de confort, mais comme signes de la vie de cour, emblèmes d’un paraître qui définit l’être, l’investit et le situe au lieu assigné de sa présence au monde (vers 2160-2169) :
A lui seus senpres se repent :
« Ha ! Dex, fait il, tant ai traval !
Trois anz a hui, que rien n’i fal,
Onques ne me failli plus paine
Ne a foirié n’en sorsemaine.
Oublïé ai chevalerie,
A seure cort et baronie.
Ge sui essillié du païs,
Tot m’est falli et vair et gris,
Ne sui a cort a chevaliers. »
13Une relation rectrice unit ici fourrures de prix, cour et chevalerie, définissant triplement un horizon idéologique et spatial cohérent, où le héros en voie de dilution existentielle aspire à se recomposer en s’y délimitant, à nouveau circonscrit par les concentriques enveloppements du costume noble, du cadre aulique et de la fonction guerrière. S’il n’est pas le nu où s’initie la rage d’ombre du Bisclavret, non plus que celui que s’inflige la folie de l’Yvain de Chrétien14, le sournois dénudement imposé aux amants du Morrois, en leur inquiète osmose avec le monde animal, suit un cheminement analogue et les conduit à une identique marginalisation, à une semblable exclusion, selon un itinéraire menant à une commune problématique du retour.
14Celui-ci requiert le préalable processus de la réintégration par la vêture ; pour n’être pas exigé avec l’acuité propre au cas du Bisclavret, il s’avère nécessaire pour que de la hâve Yseut en haillons renaisse la reine altière. Agent de la réconciliation avec le roi, l’ermite Ogrin est en cela aussi le passeur des deux mondes, procurant avec faste l’opulence textile propre à opérer cette métamorphose inverse qui, pour être purement sociale, n’en est pas moins l’oblique homologue, optimiste et atténué, de celle du lycanthrope regagnant ses dras. Sur un autre mode, mais avec une comparable portée, les riches atours ritualisent la sortie de la forêt et renouent avec la claire texture des jours humanisés (vers 2733-2738 et 2744) :
Li hermites en vet au Mont,
Por les richeces qui la sont.
Assés achate ver et gris,
Dras de soie et de porpre bis,
Escarlates et blanc chainsil,
Asez plus blanc que flor de lil.
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Que richement vest la roïne.
15La liliale candeur d’un chainsil virginal et l’écarlate à l’éclat régalien restaurent la reine dans sa plénière stature, dissipant en elle le spectre de l’amante sauvage, effaçant aussi, sur un plan étranger à notre approche qui se borne à saluer cette autre lisière, « la voyageuse de nuit » qui, dans le sein des forêts, n’avait d’yeux que pour le ciel tout païen de son amour.
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16Au Morrois griffu, faisons succéder l’Ardenne humide où, plus sourdement encore, le vêtement est soumis à une dégradation qui n’est plus déchirure, mais pourrissement et décomposition : sous l’action dissolvante des intempéries, tous les artefacts ductiles, tissus et harnais, se défont et se résorbent, sans même qu’en subsistent, rassurantes à leur manière, les guenilles ultimes vues ailleurs. En même temps que se dévoile la latente animalité, c’est aussi vers une sorte d’état végétal que tend ici toute chair ; la mutation qui s’exerce sur les Aymonides est à la fois zoomorphe et dendromorphe : debout sous la ramée d’où dégoutte l’inlassable pluie, ils semblent un moment devenir arbres parmi les arbres, dépouillés comme eux et comme eux hivernaux (laisse 88, vers 3483-3484) :
Quant il pluet et il vente et il gresle menu,
Chascun est soz .i. arbre, a son col son escu15.
17Du moins perdurent les armes, quoique rouillées et corrodées : seule vêture qui vaille en ces lieux de l’extrême dénuement, le haubert continue d’envelopper ces hommes en perdition du roide fourreau de la fonction seconde, proclamant encore un statut tenace qui les préserve d’une entière absence à eux-mêmes. Ils cumulent ainsi, en un paradoxe qui n’est qu’apparent, deux natures et deux états de l’être : tout autre tissu aboli, cette maille dernière s’associe à une pilosité exubérante pour les constituer en guerriers-fauves, figures duelles qui ne doivent pas étonner lorsque l’on sait combien métamorphique s’avère, dans l’ordre du mythe comme des pratiques archaïques, l’ambivalente essence du bellator. Une autre lycanthropie s’esquisse, rejoignant obscurément celle que codifiaient
18et encadraient les vieux rituels totémiques ; là où se liquéfient les soieries curiales, se tresse la mixte texture du poil et du fer, tissu monstre qui ne retient de l’humain que la gangue et l’envahit d’une âcre vigueur (laisse 87, vers 3460-3464) :
Tant ont sor les chars nues lors garnement portez
Qu’en plus de .ii.c. leus lor est li cuirs crevez,
Et tot parmi les mailles lor est li poil volez,
Et ont les chars plus noires qu’arrement destrempez,
Et si sont plus velu que .i. gaignon betez.
19En une inverse mesure, et dans l’impuissance qui les étreint en ces lieux où même les armes sont vaines, carcans fonctionnels que fige l’in-action, ces hommes de fer rouillé, raidis et perclus comme les mannequins délaissés d’une absurde quintaine, sont peut-être moins l’antique épure d’une chevalerie ramenée à ses confins ataviques que sa dérisoire caricature, où le surcroît animal perd tout autant son sens que le résidu humain ; non-lieu de l’être, là encore, par d’autres voies que celles qui s’imposaient à Tristan, et entière impasse existentielle.
20Devant cette page retorse s’impose une lecture plurielle, en quelque manière mimétique d’un texte où le rapport spécifique du guerrier à la forêt s’écrit dans l’ambiguïté, tendu entre la mâle confrontation à l’usage tribal de l’isolement silvestre et le vécu déceptif qu’implique sa prolongation indue. Au lieu où la tradition immémoriale leur assignait de capter dans l’orbe du sauvage l’accrue du furor, ils ne connaissent qu’une prolifération quasi tératologique, animalisation sans profit et tout entière négative. A la croissance aberrante du poil correspond celle de la chair, sous l’influence du déséquilibre alimentaire déjà rencontré dans le Tristan : là où les amants du Morrois, lassés de venaison, voyaient leur color muer, les Aymonides enflent laidement d’une graisse malsaine, qui trahit un dysfonctionnement physiologique proportionnel à leur déclassement social (ibid., vers 3422-3426) :
Assez ont venoison, c’est tote lor plentez,
Et boivent les fontaines et les eves des guez,
Et prenent les chevrelx quant il les ont bersez.
La grasse char et l’eve les a si engrotez
Que il sunt tuit enflé par flans et par costez.
21Pain et vin, espèces chaleureuses de la communauté et du partage, sont ici désignés par l’absence et par l’oiseuse abondance de la char et de l’eve, en cette Ardenne où, selon une dialectique active sur tous les registres, le trop côtoie le manque, et le creux l’excroissance. Nulle part sans doute n’est aussi explicite la pathologie des forêts, avec une prégnance corporelle du dérèglement qui s’impose tant dans le désordre du microcosme humain que dans celui du silvestre macrocosme, corps altéré lui aussi, tout à l’exorbitante humidité d’un climat étrangement sélectif, qui veut que le traditionnel beau temps épique ait cours à Dordonne comme à Montessor et qu’à quelques lieues de là, sur l’ Ardenne, sévisse une pluie continuelle16.
22Il est ainsi une sorte d’harmonie paradoxale et mortifère entre les héros et ce qui constitue, malgré tout, leur lieu de vie17 ; c’est bien contre cette lente absorption par un milieu auquel ils deviennent trop semblables qu’ils réagissent, en décidant, recrus de mesaise, de regagner, coûte que coûte, la société des hommes. Là encore, une médiation s’opère, celle de leur mère, qui en les accueillant à Dordonne malgré les ordres rigoureux du père, assure leur retour aux nourritures sociales, comme l’ermite Ogrin procurait à Yseut les moyens de l’acclimatation textile. Ainsi dans leur vie se referme le cycle du sauvage, clos par cette procédure de réintégration où, symboliquement, l’affectivité maternelle les remet au monde, ou une seconde naissance qui dissipe les séquelles du dévorant séjour dans l’empire d’ombre de l’autre mère, l’ogresque forêt. La circularité qui régit l’entrée dans le bois et les retrouvailles avec le monde est commune à tous nos exemples ; son rythme, pour être aléatoire chez les amants du Tristan et chez les Aymonides, ne s’en apparente pas moins à celui qui règle la double vie hebdomadaire du Bisclavret. Ce mouvement stérile, où le retour à l’univers social annule purement et simplement les signes du sauvage, en rétablissant les normes de la vêture et de la manducation, pose la question des acquisitions silvestres ; même si elle excède notre propos, elle ne peut pas ne pas être évoquée : là même où il affleure le plus nettement, dans le Renaut, l’atavique rituel probatoire des sociétés guerrières demeure dans l’involution et ne débouche sur aucune initiation tangible : les Aymonides quittent la forêt sans perte durable ni profit manifeste, rendus à eux-mêmes sans diminution ni accroissement, si ce n’est dans l’ordre d’une expérience plus physiologique que morale. Tout au plus ont-ils progressé dans la connaissance de la douleur, comme la leur assigne l’amer destin qui, d’une fermeté à l’autre – et l’Ardenne en est une, à sa cruelle manière –, les voue au perpétuel recommencement, à la réitération de l’échec, avant que Renaut n’accède enfin, dans le martyre, à la seule qui vaille : la cité céleste.
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23L’allègre chanson de Hugues Capet est bien éloignée de cette perspective transcendante : tout entière de ce monde, à l’image de son héros si à l’aise dans le terrestre, la voie brillante qu’elle trace devant lui est purement politique et sociale. D’autant plus spectaculaires s’y avèrent la brutale immersion silvestre qui l’interrompt, pour quelques heures extrêmes, et l’accident textile qui en est le prix. Pour avoir, il y a peu, examiné assez longuement cet épisode18, nous n’y reviendrons qu’à titre de rappel, et comme support de notre conclusion. Le motif de la déchirure se retrouve ici avec toute son acuité, renouvelé par l’accélération qu’impose le court délai diégétique ; celui-ci induit aussi un rapport à la forêt sensiblement différent de ce que nous avons connu dans nos précédentes lectures : si elle ouvrait d’abord aux amants et aux Aymonides l’accès aisé d’une béance complice que seul le temps refermait en piège d’ombre, elle dresse au contraire devant Hugues un véritable mur végétal dont le hérissement hostile produit la dilacération immédiate d’une vêture curiale aussi irrecevable en ces lieux que le roi s’y avère étranger et impropre. La silve retorse ne consent à cette intrusion qu’à l’exorbitante condition d’un dépouillement entier des signes sociaux, ensauvagement cette fois vertigineux, qui résulte d’une véritable dévoration du roi traqué, et non plus d’une insidieuse érosion (laisse CXXXVI, vers 5482-5485 et 5495-5500) :
Il broce le cheval, le forest aprocha,
Il se fery dedens que voie n’y trouva
Fors que bos et espinez ou il se deschira,
Sez chevaulz ne polt oultre si qu’y le laissa la,
A piet s’en va ly rois, a Dieu se commanda.
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Il ne set ou tourner ne ne set ou il va ;
Toute jour ajournee par le bos chemina,
Sans voie et sans sentier, mainte espine trouva
De coy tout cez vïairez si fort se gratina
Qu’en plus de .XXX. lieux ly sans ly defila ;
Ses tourniclez qu’il ot trestout se desquira.
24Aussi loin que possible de l’animalisation active du Bisclavret, le fugitif n’est plus qu’une proie affolée, n’échappant au traquenard tendu par ses ennemis que pour tomber dans celui que tracent bos et espinez, texture contre texture, où celles de la tunique et de l’épidémie même souffrent une multiple morsure, et dévoilent l’intime extrême du sang. Celui à qui tout si bien réussissait, dans un rapide mouvement ascendant finalement trop facile, connaît là les brutales abysses d’une véritable passion où, cette fois, tout n’est pas la pure déperdition que subissaient Renaut et ses frères : l’immersion du souverain tout neuf, un peu léger et jusque-là assez jovialement superficiel, sa plongée au plus ténébreux et au plus rétif du royaume le qualifient pour resurgir, grandi d’avoir été dépouillé, roi aux épines promis à une séculière parousie.
25A ce héros voué au bonheur échoit ce que ne pouvaient ou ne savaient trouver les amants, ce qui manquait aussi aux Aymonides : une vêture de substitution, et la seule qui ait cours au milieu des grands bois : celle de l’ermite rencontré au point du jour. Même si le rôle de celui-ci s’infléchit en une direction très particulière, il reste plus que jamais le passeur des mondes19, et la défroque qu’il procure n’est pas que le travestissement commode qui dans la suite permet à Hugues un prudent incognito : elle est aussi le sauf-conduit textile qui assure l’immunité silvestre, par la participation quasi métonymique au pacte de la solitude sacrale, à jamais prémunie par l’ascèse des contaminations sauvages.
26Ainsi se nouent plus étroitement que jamais le thème du recours aux forêts et celui des aléas vestimentaires, désignant ceux-ci comme autant d’avatars ontologiques, successifs états de l’être que déterminent et invalident tour à tour les incompatibilités silvestres et les diverses fortunes du retour au monde. Forme euphémisée de la nudité, la déchirure n’en traduit pas moins une intense altération existentielle, où se dessine l’inquiet creux de sens d’une toute passive altérité interne, perte de soi purement régressive où le glissement vers l’animalité n’a pas la noire fulgurance de la métamorphose, ni les totémiques chatoiements de la métaphorisation zoomorphe du guerrier. A cette presque unanime négativité échappe pourtant, du fait de son exception souveraine, de sa brièveté et de son issue néo-érémitique, le baptême de sang et de ronces du roi Hugues, seul de nos héros à connaître au sortir de la forêt une accrue qui tienne non seulement à l’expérience, mais bien à l’essence même de la personnalité.
Notes de bas de page
1 Dans cette direction, voir l’ouvrage de Romaine Wolf-Bonvin, Textus. De la tradition latine à l’esthétique du roman médiéval. « Le bel Inconnu », « Amadas et Ydoine », Paris, Champion, 1998.
2 Voir Marie-Luce Chênerie, Le Chevalier errant dans les romans arthuriens en vers des xiie et xiiie siècles, Genève, 1986, p. 147-160, et Micheline de Combarieu du Grès, « Le nom du monde est forêt (sur l’imaginaire de la forêt dans le Lancelot en prose », dans Temps mesuré, temps imaginé. Hommage à Christiane Deluz, Cahiers de recherches médiévales (xiiie-xve siècles), 3, 1997, p. 79-90.
3 Voir l’article de Philippe Verelst, « Le “Locus Horribilis”. Ebauche d’une étude », in La Chanson de geste. Ecriture, intertextualité, translations. Textes présentés par François Suard, Littérales n° 14, Université de Paris X-Nanterre, 1994, p. 41-59.
4 Voir en particulier l’article de Gérard Gros, « Où l’on devient Bisclavret. Etude sur le site de la métamorphose (Marie de France, Bisclavret, vers’’, dans Miscellanea Mediaevalia. Mélanges offerts à Philippe Menant, études réunies par Jean-Claude Faucon, Alain Labbé et Danielle Quéruel, Paris, Champion, 1998,t.1, p. 573-583.
5 Ce n’est jamais innocemment que le guerrier est comparé au lion ou au léopard, malgré le caractère topique et répétitif de ces formules : toujours y passe l’écho d’une transe archaïque, d’un atavique totémisme.
6 Vers 63 de l’édition de Jean Rychner, Paris, C.F.M.A., 1983.
7 Vers 93.
8 Vers 94.
9 Voir l’article cité de Gérard Gros, p. 579.
10 Ibid., p. 580.
11 Vers 66.
12 Nous citons le texte dans l’édition de Daniel Poirion, dans Tristan et Iseut. Les premières versions européennes. Edition publiée sous la direction de Christiane Marchello-Nizia, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1995.
13 Vers 1649-1655.
14 On eût pu s’attendre à voir figurer ici ce très célèbre épisode ; nous avons pourtant cru devoir l’écarter, en ces pages brèves, en tenant compte d’une différence de nature de l’état de nudité : celle d’Yvain tient à un ensauvagement produit par la folie, non par l’immersion silvestre, qu’il ne rejoint qu’en second lieu. Tel sera encore le cas du héros éponyme du Roland furieux de l’Arioste. Sur la nudité comme vêture du désespoir, voir dans le présent volume l’article d’Olivier Errecade.
15 Nous citons le texte dans l'édition du manuscrit Douce, procurée par Jacques Thomas (Genève, 1989).
16 Voir notre article, « Le ciel de Renaut de Montauban : climat, intempéries, signes divins », in Epopée et légende : « Les Quatre Fils Aymon » ou « Renaut de Montauban ». Actes du colloque de Reims-Charleville, octobre 1995, éd. Danielle Quéruel, collection « Textes et Hommes en Champagne », Langres, D. Guéniot, 2000.
17 Voir l’article de Micheline de Combarieu du Grès, « Forêts et châteaux : lieux de vie dans Renaut de Montauban », ibid.
18 Voir notre article, « Le roi errant et la fragilité du pouvoir dans Hugues Capet », dans La Figure du roi. Actes du Colloque de Lille, 24-26 septembre 1998, Textes réunis par Marie-Madeleine Castellani, Bien Dire et Bien Aprandre n° 17-18, t. II, p. 7-26.
19 II l’est non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps : en échangeant ses vêtements avec ceux de l’ermite, « ancien combattant » de Roncevaux (au prix, bien sûr, d’une forte licence chronologique ! ), Hugues reçoit une forme symbolique de légitimité carolingienne.
Auteur
Université de Toulouse-Le Mirail
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