Le jeu du nu et du vêtu à travers le déguisement du chevalier
p. 179-185
Texte intégral
1Facteur important de la vie sociale, le vêtement traduit le rapport qui existe entre l’individu et le monde qui l’entoure, comme l’a bien montré Daniel Roche dans l’Histoire des choses banales où il écrit :
La mode, entre liberté et contrainte, se prête à tous les jeux de la distinction du pouvoir. Le vêtement peut se lire au premier rang des agents de la « civilisation des mœurs » et de « la civilisation de cour », mais sans jamais se déprendre du lien profond qui s’établit entre le monde et la personne. C’est ce qu’enseigne Denis Diderot lorsqu’il raconte l’aventure de sa robe de chambre : l’habit est l’expression de l’être, tout changement d’habit induit des transformations de la personne, des choses qui l’environnent1.
2Le costume indique au Moyen Age le rang social de celui qui le porte. Le chevalier est donc aisément reconnaissable. Pourtant, il arrive, dans certaines chansons de geste, qu’il modifie son apparence extérieure et tente de se faire passer pour un autre. Pour cela, il se devêt de son vêtement normal pour revêtir celui d’un autre mais se heurte parfois à des difficultés qui le laissent nu, sans protection. C’est à la signification de cette alternance du nu et du vêtu que nous nous intéresserons aujourd’hui, à partir de deux exemples : Le Charroi de Nîmes et La Prise d’Orange, en nous plaçant successivement sur le plan du personnage, de la société et de l’écriture.
3Le costume traditionnellement attribué à un état a d’abord un rôle fonctionnel : il est approprié aux activités habituelles du personnage. Pourtant, il arrive que le héros soit amené à y renoncer. Ainsi, Guillaume, dans le Charroi de Nîmes, constatant que la ville, trop bien fortifiée, ne peut être prise par des moyens militaires, décide de recourir à une ruse de guerre inspirée du cheval de Troie, pour y pénétrer et y faire entrer ses compagnons. Déguisé en marchand, il dissimule ses troupes dans des tonneaux2. Ce choix est donc d’abord un aveu d’impuissance, une remise en question de soi-même. Mais le changement de rôle, grâce à de nouveaux vêtements, constitue un essai d’adaptation à la situation exceptionnelle : grâce à son intelligence et à sa capacité de transformation, l’individu s’ouvre de nouvelles possibilités d’action.
4Dans La Prise d’Orange, Guillaume, tombé amoureux d’Orable au seul récit de sa beauté, décide de partir la conquérir mais là encore, les défenses de la ville sont trop fortes pour qu’il puisse y entrer autrement qu’à la faveur d’une fausse identité. Il transforme donc son apparence en revêtant une esclavine et en recourant aux artifices d’un maquillage pour pouvoir passer pour un Sarrasin messager du roi Tiebaut3. Si dans Le Charroi de Nîmes, Guillaume connaissait une infériorisation sociale, dans La Prise d’Orange, il fait pire, puisqu’il se fait passer pour un ennemi et un païen. Stratégie militaire et étape dans sa quête amoureuse exigent donc une dévalorisation du chevalier qui se devêt de son rôle et de sa supériorité sociale.
5Mais en contre-partie, le déguisement va lui offrir un moyen de jouissance du monde. Sous cet aspect nouveau, le héros n’est plus qu’un passant, il n’appartient plus aux lieux dans lesquels il vivait habituellement et peut s’introduire subrepticement dans des endroits interdits. Cela lui permet par exemple de retrouver une certaine saveur du monde qui lui faisait défaut. Ainsi, Guillaume, inactif dans sa belle et riche ville de Nîmes, s’ennuie de n’avoir pas à combattre et regrette l’absence de toute vie mondaine rêvant de « donoier » auprès de quelque dame séduisante4.
6Changer d’identité peut satisfaire momentanément un certain désir de se détruire. C’est surtout un moyen de refuser ses limites, en renonçant à la célébrité et au prestige acquis, pour repartir, comme un homme neuf, vers de nouvelles aventures. C’est aussi un moyen de devenir l’observateur de soi-même et d’entrer dans un jeu nouveau.
7Ainsi, constate-t-on une sorte de jubilation de Guillaume, forcé par son déguisement, à inventer et à mentir. Ainsi, dans Le Charroi, prétend-il être marié et père de dix-huit enfants, riche de marchandises diverses après des voyages internationaux multiples5. De même, dans La Prise d’Orange, il profite de l’occasion pour faire son propre éloge devant Orable à qui il fait de lui-même un portrait extrêmement impressionnant :
Voir, dit li cuens, molt a fier le corage,
Et gros les poinz et merveilleuse brace.
N’a si grant home desi que en Arabe,
Se il le fiert de l’espee qui taille,
Que ne li tranche tôt le cors et les armes,
Desi en terre cort l’espee qui taille6.
8Mais ce jeu n’est pas innocent et le chevalier ne tarde pas à être pris au piège de la situation qu’il a lui-même créée et dont il cesse d’être le maître. Otran, roi de Nîmes, remarque soudain le nez de son interlocuteur et songe qu’il s’agit peut-être de Guillaume. Pour se sauver, le héros doit donc inventer encore mais, cette fois, l’explication n’est guère glorieuse. Forcé de se présenter comme un malfaiteur mutilé par des marchands furieux de vols commis à leur encontre, il doit endurer insultes et avanies des païens sans pouvoir réagir7. De même, dans La Prise d’Orange, s’il se donne un moment le luxe de défier Arragon sous couvert de lui rapporter des paroles que Guillaume aurait prononcées en sa présence, il doit encaisser sans broncher les injures que répand l’ennemi en colère8. De même, s’il a eu le plaisir de voir Orable sensible au portrait qu’il a tracé de lui-même et de l’entendre dire :
Par Mahomet ! il doit bien tenir marche.
Liée est la dame en cui est son coraige9,
9Ce jeu de séduction, rendu nécessaire par l’étroite surveillance dont ils sont l’objet, va tourner court car son déguisement va être dénoncé et il va se retrouver dépouillé de son masque et réduit brutalement à ses seules ressources. Un païen soupçonneux, Salatré, va, en effet, s’arranger pour détruire le maquillage de Guillaume et faire apparaître, dans sa nudité, la blancheur accusatrice de sa peau10.
10Même réussi, le déguisement n’est pas exempt de perversité. Il met en cause la supériorité réelle du chevalier qui peut ainsi donner le change et passer pour un être inférieur. Aussi, pour ne pas dévaloriser totalement son personnage, l’auteur est-il obligé de mettre l’accent sur la fragilité du masque revêtu, si vite détruit, on vient de le voir, par accident ou les difficultés rencontrées pour assumer le rôle choisi. De là, les scènes burlesques que nous offre Le Charroi de Nîmes avec les mésaventures de Bertrand qui a mal aux pieds dans ses chaussures de vilain et a bien du mal à diriger les bœufs de son chariot ou les plaintes des combattants malmenés par les cahots de la route dans les tonneaux où ils se sont cachés11.
11Ainsi, ce jeu de rôles d’abord amusant qui semblait satisfaire l’esprit et offrir des possibilités de séduction ne tarde pas à révéler son ambiguïté et sa perversité : vite inconfortable, il s’avère impossible à prolonger et place le chevalier dans une situation inconfortable ou même dramatique. Le déguisement raté fait naître humiliation et inquiétude. Ce qui semblait divertissant devient épreuve initiatique pour celui qui se retrouve alors plus « nu », plus démuni que s’il avait conservé son apparence première.
12Mais ce jeu du nu et du vêtu n’est pas seulement révélateur de la psychologie du personnage. 11 permet aussi à l’auteur de poser un certain nombre de questions sur la société. Le monde médiéval pense que le pouvoir vient de Dieu qui a voulu la hiérarchie qui existe entre les hommes. C’est pourquoi chacun doit respecter, outre la morale, les usages et les codes vestimentaires qui la reflètent. Le droit à l’autorité se justifie par la prouesse et la vertu, par exemple la loyauté du vassal envers son prince. D’ordinaire, c’est bien ainsi que se justifie la supériorité de Guillaume. Pourtant, en optant pour un changement de son apparence, il montre que le résultat matériel est parfois plus important à ses yeux que les moyens utilisés pour l’atteindre : l’auteur introduit l’idée que la ruse est autorisée à condition qu’elle soit efficace et qu’elle peut remettre en cause l’équilibre apparent du monde. La modernité et la hardiesse de cette position sont cependant atténuées par le fait que le déguisement ne peut être maintenu jusqu’au bout et que la victoire définitive sera remportée grâce au courage et à une lutte armée menée par le héros sous sa véritable identité. Le rôle perturbateur du changement de vêtement ne va donc pas jusqu’à essayer d’instaurer un nouvel ordre social, il ne sert qu’à confirmer l’existant.
13Démasqué, Guillaume manifeste sa force physique et son courage en brisant, d’un coup de poing, « l’os de la gueule12 » d’Harpin et en accomplissant, avec ses compagnons surgis de leur cachette, un véritable carnage des Sarrasins de Nîmes. Il tente, en vain, de convertir Otran à la foi chrétienne. Il remplit donc là le rôle traditionnel du chevalier épique. Mais l’auteur n’en a pas moins montré que la force physique ne suffit pas et que la supériorité de Guillaume lui vient aussi de son intelligence et de sa vivacité à s’adapter à des situations inattendues. Grâce à la ruse et au déguisement, le nombre n’est plus un gage de victoire et la volonté humaine arrive à renverser le cours prévisible des événements. L’individu brise les tabous et s’exprime lui-même, s’affirmant par sa volonté novatrice. Il invente, il crée, à l’image d’Ulysse héros aux « mille tours », il innove et surprend.
14Aussi peut-on se demander si, derrière le masque du héros, ne se dissimule pas, en fait, l’écrivain et si ce n’est pas là une façon détournée de poser le problème de la création artistique. Certes, le chanteur de geste n’est pas sans utiliser les éléments légués par ses prédécesseurs. Il les « revêt », en recourant à des motifs ou à des exemples traditionnels. Il s’inspire aussi, dans ce thème du déguisement à fin stratégique ou amoureuse, des contes orientaux comme les Mille et une nuits. Mais il s’en sert pour donner plus de vie et d’originalité à son personnage.
15Le déguisement est un masque qui semble figer momentanément l’être dans un rôle donné mais l’échec de ce travestissement évite de l’enfermer dans une forme rigide et réintroduit le mouvement même de la vie, en perpétuelle évolution sous la pression de l’affectivité. Par là, il est le symbole même de l’art qui, sous l’alibi des personnages fictifs, cherche à promouvoir une réflexion sur le monde.
16C’est aussi un moyen de promouvoir le moi, la capacité d’invention et de renouvellement de l’être humain. C’est le refus des limites et une revendication de progrès. Guillaume représente l’écrivain aux potentialités multiples, jamais satisfait de la réalité présente, toujours tenté de s’évader, par son imagination, dans un autre univers.
17Mais le déguisement dénonce aussi l’illusion de proximité entre le fabulateur et son public, entre le texte et celui qui le reçoit. Si l’on croit identifier dans l’œuvre des paradigmes universels, il n’en reste pas moins force données subjectives qui peuvent faire rêver, séduire et tromper. Guillaume dissimulé derrière un costume qui n’est pas le sien peut s’approcher d’Orable sans être identifié et passe inaperçu mais ce n’est que pour mieux attirer l’attention de la reine, lui plaire et la capturer. De la même façon, l’auteur, caché derrière les personnages, parle de ses propres rêves et tente de susciter l’adhésion à ses idées personnelles et à sa propre vision du monde et de l’art.
18La dimension farcesque de cette mystification est également symbolique sur le plan esthétique. La chanson de geste est un jeu de reflets complexe entre chrétiens et sarrasins, entre nobles et vilains. De même, l’auteur joue avec les conventions et les stéréotypes du genre, semble répondre aux représentations imaginaires du public mais pour mieux le surprendre, le dépayser et le captiver. La mise en place de « distanciateurs » ironiques crée une dynamique imaginaire jubilatoire. La dérision ne dévalorise pas réellement le personnage, elle ne fait que révéler la projection d’aspirations oniriques et le désir d’idéalisation. L’image déguisée est un objet de fascination. Guillaume, sous son costume d’emprunt, échappe momentanément à la pesanteur du réel et se fond dans un univers idéal d’amour et d’harmonie mais la réalité reprend vite le dessus, dénonçant l’impossibilité d’un refuge durable dans le rêve et la fiction. Après la griserie de la fuite dans l’imaginaire, pour Guillaume comme pour le lecteur, il faut revenir au réel et agir en reprenant tout à zéro.
19Ainsi, derrière Guillaume affabulateur qui « romance » sa vie et se laisse enivrer par sa propre imagination, se dissimule le narrateur qui, lui aussi, invente et mystifie son auditoire. C’est donc une valorisation de l’acte littéraire. Tous deux manifestent la même jubilation dans la création.
20Le mouvement du nu et du vêtu dans le déguisement n’est donc pas un simple épisode anecdotique. Il est porteur de signification. Guillaume, pour pouvoir revêtir une nouvelle identité, doit se mettre « nu », c’est-à-dire abandonner ses habitudes, son moi, son prestige passé, sa supériorité sociale. C’est à ce prix seulement qu’il peut revêtir le costume d’un autre, costume apparemment inférieur à celui qu’il vient d’abandonner mais riche de promesses puisque susceptible de lui permettre d’accéder à une ville interdite, à un monde inconnu. Mais le déguisement est-il sans danger ? ne risque-t-il pas de modifier l’être qui le revêt ? l’échec de Guillaume le ramène à lui-même, à son rôle de chevalier chrétien. Il le laisse encore plus démuni, plus « nu » qu’auparavant car il est désormais isolé au milieu d’ennemis et contraint de se surpasser dans la lutte, en renonçant au mensonge.
21Le déguisement entraîne une perte des repères sociaux habituels mais, par cela même, il attire le regard sur eux et sur leur bien-fondé. L’individu doit alors s’exprimer lui-même et prouver qu’il mérite bien la considération dont il est ordinairement l’objet.
22Le déguisement apparaît donc comme un moyen de braver les interdits et le destin, de se faire démiurge. Il est donc à la fois un moyen pour l’individu de se remettre en question et de repartir à zéro, pour se prouver à lui-même sa propre valeur ; grâce à ce jeu du nu et du vêtu, l’auteur parvient aussi à introduire une interrogation sur la société, son organisation et ses principes. Mais c’est surtout un symbole du jeu de reflets que constitue la littérature. C’est un moyen d’explorer l’univers et la psychologie humaine. Si l’homme est toujours tenté d’abandonner par instant le réel pour l’imaginaire, l’aventure n’est pas sans danger. Revêtir une autre identité risque, à terme, de ramener brutalement l’homme à sa nudité première. La dynamique imaginaire suscite l’enthousiasme mais la déréalisation qu’elle implique peut être périlleuse.
Notes de bas de page
1 Daniel Roche – Histoire des choses banales, Naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles (xviie-xixe siècles) Paris, Fayard, 1997, p. 11.
2 Le Charroi de Nîmes, chanson de geste du xiie siècle, éditée par J.-L. Perrier, Paris, Classiques français du Moyen Age, Champion, 1931, v. 919-925.
3 La Prise d’Orange, éd. Cl. Régnier, Paris, Klincksieck, 1970, v. 295-327.
4 Ibid., v. 80-90.
5 Le Charroi. …op. cit., v. 1180-1203.
6 La Prise…. op. cit., v. 724-729.
7 Le Charroi…, op. cit., v. 1215-1351.
8 La Prise…, op. cit., v. 581-605.
9 Ibid., v. 731-732.
10 Ibid., v. 737-750.
11 Le Charroi…, op. cit., v. 1047-1069.
12 Ibid., v. 1377.
Auteur
Université de Provence
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