Suivre nu le Christ nu
L’idéal du dépouillement dans la Vie des Pères, traduction en prose offerte à Blanche de Champagne (ms. Lyon BM 0868)
p. 165-178
Texte intégral
1Au xiiie siècle, l’admiration et la ferveur des foules se portent encore et toujours sur les figures intemporelles de la sainteté, la sainteté des temps premiers, parmi lesquelles, à côté des martyrs, on retrouve les Pères du désert. Dès la fin du xiie siècle, on constate la volonté des cours laïques de se faire traduire les Vitae Patrum, jusqu’alors réservées à la lecture des moines au réfectoire, lecture assidue, reprise de génération en génération dans des textes presque aussi immuables que la Sacra Pagina.
2Mais de même qu’en passant du Grec au Latin, les Vies et les apophtegmes avaient subi de sensibles changements dus à la forte personnalité d’un Jérôme ou d’un Rufin, de même en passant du Latin au Roman, du monastère à la cour de Champagne, la figure des ermites du désert accuse de nouveaux traits, essentiellement parce que nos traducteurs ont opéré un choix, privilégiant certains aspects par rapport à d’autres. On notera en ce sens le très réel intérêt porté au vêtement du moine, car, s’il est vrai que, comme le disait déjà le proverbe « Li abes ne fait pas le relegieus », néanmoins en tout habit existe sa senefiance. Mon plan, très simple, présentera d’abord le rôle du vêtement ou de son absence dans la traduction que je travaille à éditer, avant d’élargir l’analyse à une approche de l’idéal de dépouillement dont le vêtement ou la nudité ne sont qu’un des aspects.
3Au premier paragraphe du texte, dans une note de la marge, le copiste se demande quel fut le premier ermite ? Elie, Jean-Baptiste ou encore Antoine ? Non, ce fut saint Paul dit l’ermite « un prince de Thèbes… chiés et comencement de l’ordre ». Aussi la traduction commence-t-elle par la biographie de Paul. Mais la partie la plus développée en est la visite qu’il reçut d’Antoine alors qu’il atteignait les bornes d’une très longue existence de 115 ans. Paul mort, saint Antoine qui n’a que 95 ans s’en retourne à son ermitage et nous pouvons alors lire, en rétrospective, le récit de sa vie. Il était né en Egypte de haut lignage et, dès sa jeunesse, fut un véritable puer senex. Sa conversion n’étonnera pas celui qui vient de lire les pensées qu’il remuait en son cœur au moment d’entrer dans l’église où l’attendait l’appel de Dieu. La lecture de l’Evangile du jour, la rencontre de Jésus et du jeune homme riche, n’est en quelque sorte que la suite de sa réflexion :
Se tu vues estre parfaiz va si ven quantque tu as et done as pouvres, si vien apres moi et tu auras tresor en ciel.
(f° 4 v°)
4Comme Valdes écoutant chanter de saint Alexis, Antoine met aussitôt en pratique ce commandement et devient ainsi le modèle des anachorètes, selon les termes de Jérôme :
5« Il laissa tout pour suivre nu le Christ nu afin d’imiter celui qui n’avait pas où reposer sa tête… (car) le désert aime les gens nus1. »
6Il n’est cependant dit nulle part que saint Antoine poussa le dépouillement jusqu’à la nudité totale ; encore passa-t-il une grande part de son existence dans une solitude presque absolue. Mais pour les groupements d’ermites, il va de soi que la nudité réelle était impossible.
7Selon la pensée hébraïque que nous retransmet la Bible, le vêtement était « signe pour chacun de la pleine possession de soi, de ce qui lui garantit aux yeux d’autrui une identité2. » Les premiers solitaires vont donc prendre le contrepied de cette conception, adopter une vêture qui puisse gommer toute identité, réduire à néant l’expression de leur être, puisqu’aussi bien il s’agit de se renoncer à soi-même. Ainsi « dépouiller le vieil homme » consiste-t-il en un premier temps à quitter la robe du siècle pour revêtir l’abit de moine ou abit de religion. Nous en trouvons une parfaite illustration dans l’exemple du jouvenceau riche qui vouloit laissier le siecle. Mais à chaque fois qu’il tentait de réaliser sa vocation, diverses pensées le retenaient. Ces pensées, évidemment d’origine diabolique, prirent forme sous ses yeux, le jour où son impulsion trop forte l’avait déjà mené sur la route du monastère, élevant autour de lui des tourbillons de poussière suffocante.
Cil se despoilla tantost et geta ius toute sa robe et corrut touz nuiz a l’abaie ou il tendoit a auler.
(f° 42 v°)
8L’abbé, venu à sa rencontre, lui confère sur le champ l’habit religieux ; désormais ce jeune homme sera tout spécialement chargé d’enseigner aux frères le renoncement au siècle car il en avait acquis une profonde connaissance.
9Ce renoncement doit être total ; point question de garder par devers soi un peu de l’argent familial. Antoine vendit tout ce qu’il possédait et partit, vide même de sa sagesse, pour se faire néophyte auprès d’un Ancien. Devenu à son tour bien des années après abba, « Ancien », il donna cette cruelle leçon à un jeune homme qui le suppliait de l’accepter pour disciple et qui lui avait avoué avoir conservé un peu de son héritage : Antoine l’envoya d’abord chercher une pièce de viande crue à la ville avec ordre exprès de la porter à même sa peau nue. Le néophyte obéit scrupuleusement ; mais sur le long chemin du retour, la chaleur de son corps se conjugue à celle du ciel et le jeune homme arrive tout en sang à l’ermitage après avoir subi les attaques répétées des chiens errants et des oiseaux de proie. La morale est claire :
Quiconques laisse le siecle si vuelt pecune avoir ensint li depiaut li diauble.
(f° 42 v°)
10La chair ensanglantée du novice devient le répondant exact de la viande faisandée qu’il rapporte de la ville, un appât pour le mal. Le vêtement qui protège contre la nature, surtout en ces régions si peu clémentes, est ce que l’on doit rejeter car il est, comme la pecune venue de la famille, le signe d’une appartenance, un lien que l’anachorète, ce détaché par excellence, se doit de briser.
11Que par la suite, l’abit de moine tel un uniforme, indique aux yeux du monde l’identité nouvelle du moine ou de l’ermite, nous en avons déjà la trace dans le texte latin et le translateur roman, en homme de son siècle, est tout imprégné de cette croyance devenue norme. Elle semble bien une des explications possibles à l’anecdote du garçonnet qui avait été porté dès le sevrage en l’abbaye où s’était retiré son père. Sa puberté nouvelle lui envoie des rêves luxurieux qu’il peine à décrire car ils lui amènent devant les yeux des réalités inconnues dans l’enceinte infranchissable des cellules. Tout s’éclaire lorsqu’il accompagne son père à la ville pour vendre les ouvrages réalisés par les moines et se trouve, à sa stupeur, devant l’image vivante de ses phantasmes nocturnes, c’est-à-dire des femmes ! Le père, pressé de questions, lui donne cette réponse :
Biax filz, ce sont li moine dou monde mais il ont autre habit que li hermite ont.
(f° 90 r°).
12Sous son apparence paradoxale et cocasse, la réflexion va plus loin qu’on pourrait le croire car ces femmes n’ont rien de monastique ni dans leur existence ni en référence au sens premier du mot « moine » qui est solitude. Leur robe qui les désigne comme autres aux yeux du solitaire est en rapport exact avec le monde où elles vivent et habitent, un monde en tout opposé à celui que se choisit l’ermite de Dieu. Nous pouvons donc vérifier que la signification première du vêtement selon la Bible est explicitement présente dans nos Vitae. Si à l’origine, quitter sa tenue habituelle représentait un départ vers l’Ailleurs non codifié, dans notre texte, le changement lui-même fait désormais sens, l’abdication de son identité propre d’homme placé hic et nunc est à son tour signification où le refus d’être, par abandon de sa personne à Dieu, indique aux yeux de celui qui pourrait le voir par hasard, sinon aux yeux du solitaire, une mise en route, une quête, qu’exprime l’enfoncement dans le désert.
13Une aussi claire adéquation permet le parfait renversement de l’exemple, comme le montre la Vie de l’abbé Pinufe, inquiet de voir grandir sa renommée de sainteté. Alors il accomplit ce que seul un homme déjà très avant sur la route de la perfection peut tenter, il retourne au monde ! Mist ius l’abit de religion et prist robe dou siecle (f° 63 v°/64 r°).
14Bien entendu ce n’est pas là reniement car, ainsi vêtu, il se rend en hâte dans une lointaine abbaye pour y remplir une sorte de rôle de convers. Mais les moines, moins parfaits que lui, se laissent totalement abuser par l’apparence de celui que la robe de moine ne protège plus : ses haillons le font supposer mendiant ce qui réduit sa vocation à une faim pressante ; de plus ce vêtement du siècle laisse trop voir qu’il est très vieux, et donc sans utilité. Cependant il réussit à se faire admettre comme tâcheron au jardin sous les ordres d’un jeune moine. Il s’y adonne avec délices aux tâches les plus répugnantes, revêtu de son bienheureux anonymat. Il y réussit si bien qu’un de ses anciens moines manque de ne pas l’identifier tant il est vilment vestu et tout occupé à un vil mestier, porter à son cou de la fiente pour fumer la terre. Pinufe représente l’exemple extrême de l’abnégation, du refus d’être connu du monde, puisqu’il se dépouille même de son identité de moine, sa sainteté et sa vieillesse le protègent mais son exemple reste isolé et d’ailleurs sans lendemain puisqu’il est « récupéré » par ses moines.
15Entre le corps et ce qui l’enveloppe se noue un rapport dialectique et rempli de sens. Une fois rejetés le monde et sa vêture propre, le moine doit choisir la robe qu’il va utiliser ; tout naturellement, il revêt ce qui doit être un habit de pénitence, parfois appelé sac, ou un habit de deuil. Habit de pénitence car il est l’aveu de la nature pécheresse du renonçant ; habit de deuil car l’anachorète en partance pour le désert est semblable à l’homme qui quitte la vie d’ici-bas ; il franchit un seuil, une limite et, tels les morts abandonnant à jamais leur vêtement de chair, le moine rend ostensible son sacrifice en dépouillant sa parure identitaire, robe qui avait été tissée par des hommes, mais aussi tissée de tous les liens de tendresse et de solidarité qui fondent l’être social. Pour défaire ce tissu, il faut aux héros de nos récits une longue suite d’amères mais vivifiantes expériences.
16« Comment peux-tu m’apporter l’héritage de mon père ? » demande le dur Arsène au messager venu lui annoncer le décès, « je suis mort bien avant lui ! » (f° 77 v°). Pourtant Arsène, qui fut d’abord un noble et riche romain, se rattache au passé révolu par le petit drapelet (f° 53 r°/58 v°) dont il use sans cesse pour essuyer les larmes qui trempent son visage, larmes de contrition et de remords, dites aussi « larmes du desir de la permagnauble vie ». Arsène mesure à l’aune des délices qui furent siennes au siècle les sévices qui l’attendent au-delà. Autant il s’est habillé de précieuses étoffes, autant il se doit d’être aujourd’hui couvert de loques infames ; lui qui usait de parfums aux fragrances exquises fait dorénavant tremper dans sa celle les rameaux de palmier dont il tressera ses corbeilles et qui dégagent une infecte odeur de rouissage, lui qui fut en quelque sorte chargé des relations publiques se cache derrière les piliers des églises où il assiste au service, ou bien tombe sur le visage lors de visites imprévues, enfin redouble de larmes et de tremblements, une fois venue son heure dernière. Arsène vit son dépouillement comme le repoussoir absolu de l’existence facile de naguère et le vêtement sordide qu’il s’est choisi révèle toute l’expression de sa haine pour son corps, symbole et lieu du passé trop vivant. Ce Romain a une vision porphyrienne de sa chair3 qui reste, en dernière analyse le plus difficile à déposer quand on la considère comme « ce corps de mort » dont parle Isaïe, comme la prison des Idéalistes, sans pour autant cesser de redouter l’ultime échéance, non plus délivrance mais heure sonnée du Jugement terrifiant.
17Pourtant, fidèle au texte qu’il traduit, notre Anonyme champenois se garde de nous donner une image unique de l’idéal ici poursuivi : Arsène reste un cas extrême. Le plus souvent, c’est non la haine mais la méfiance qui pousse à dissimuler le corps, même les plus nus des ermites voilent de leurs longs cheveux le membre dou cors dont on a le plus honte quant il est nu. (f° 86 r°)
18C’est par esprit de dérision et d’humiliation que tel duc d’Egypte… qui estoit de la suite des ariens donne l’ordre de fouetter en pleine rue moines et nonnes entièrement mis à nus (f° 11 v°). Dénuder le corps est toujours conçu comme une violence, non plus dépouillement mais spolation de la dignité si l’on se souvient que « Couvrir celui qui est nu », avant d’être recommandé par la Bible, relevait déjà des règles du Livre des Morts égyptien qui peut remonter au xve siècle avant notre ère. Mais lorsque ce réflexe de pudeur touche son propre corps, c’est davantage pour sa faiblesse d’homme nu que l’ermite éprouve vergogne, tel Adam après la faute. On saura ainsi qu’Antoine se signalait par sa très grande pudeur : » Onques ne le vit on nui iusque apres sa mort. » (f° 12 r°) Antoine a le même mépris pour son vêtement et son corps qu’il ne lave jamais, non plus que ses pieds, sauf à les mouiller lorsqu’il passait les fleuves. Contraint à ce faire un jour, il demanda à son compagnon de bien vouloir se détourner tant qu’il fust despoilliez. Mais malgré la discrétion de son ami, le saint resté seul et dévêtu si ot honte de lui meismes (f° 9 r°). Pour lui, comme une autre fois pour Amon, Dieu approuve cette pudeur en les transportant de l’autre côté du fleuve.
19Peut-être est-ce ce même sentiment qui motive l’exactitude des ermites de nos textes à couvrir les morts ; plusieurs résurrections nous prouvent que le mort était cousu en un linceul puisqu’il faut decoper les dras pour voir surgir le ressuscité (f° 26 v°). Mais autant l’ermite manifeste de désintérêt pour son habit, autant il s’applique à soigner la mise en sépulture. Copres se signale ainsi par son extrême délicatesse envers les corps. Même le cadavre trouvé sur le chemin (peut-être un païen, en tout cas un pécheur) a le droit à sa couverture et, des deux voyageurs qui le découvrent, c’est naturellement le plus pieux qui réagit aussitôt : Se nos eussiens aucun viez garnement, nos covrissiens cest cors qui si gist. (f°51 r°)
20La seule exception est naturellement Arsène qui, sentant venir sa mort, en prévient ses deux jeunes disciples. Effroi des novices : ils ignorent comment parer et ensevelir un mort. Arsène balaie l’objection : il suffit de lui nouer une corde autour du pied et d’aller traîner le cadavre dans la montagne (f° 53 v°). On se souviendra que dans la même situation, le très vieil Antoine avait reçu l’aide de deux lions envoyés par Dieu pour mettre en fosse Paul l’ermite. Le grand silence qui entoure la mort, séparation paisible et définitive, parvient même ici à faire oublier que le corps fut celui d’un autre sexe : Besarion et son disciple, renvoyés une première fois par un moine qui leur avait refusé le moindre mot, le trouvent à leur retour mort tout seul dans sa cellule. Pas d’hésitation : Dieu les a envoyés pour la sépulture. Mais la toilette mortuaire dévoile alors un corps de femme (f° 56 v°). Euphrosine mourant entre les bras de son père, auquel elle vient enfin d’avouer son identité, le supplie d’être le seul à laver son cadavre dans ce monastère où tous ignoraient son sexe véritable. Si la femme représente un tel danger pour le solitaire qu’il en fuit parfois jusqu’à la vue d’une vesteure, le péril ne peut plus émaner du corps d’où s’est échappée la vie ; si « faire l’amour » dans nos textes se dit mesler les drapeaus (f° 31 v°), le désir n’outrepasse pas l’existence. Li cors a la feme est auxi coin li feus explique ce moine à sa vieille mère avec laquelle il voyage et qui s’étonne tout de même que, pour la charger sur son dos au passage d’un fleuve, il ait pris soin tout d’abord de soigneusement s’envelopper les mains… (f° 90 r°)
21Mais c’est dès cette vie présente que se tisse entre le vêtement de l’ermite et son corps une secrète connivence. Des parcelles de la vertu du saint restent accrochées à son linge. Tel thaumaturge accablé de visites se contente parfois de déléger son pouvoir aux franges de sa haire (f° 62 v°). Les plus grands de nos héros, lorsqu’ils rédigent leur testament, n’ont rien d’autre à léguer que leur robe de moine ; celle de Paul, fabriquée avec des palmes est remise à Antoine. Hylarion qui fut disciple d’Antoine en a reçu une tunique de peau (f° 102 v°) ; Antoine possédait deux melotes et un manteau. On nous précise que melote est une vesture de poils de chameis ou une pel de taisson. Le manteau sert de natte lors de l’agonie et sera donné à l’évêque Athanase (f° 12 r°). Cet habit de peau avait souvent une origine merveilleuse car il représentait le cadeau offert par quelque bête reconnaissante au saint qui avait sauvé ses petits. En outre ces pelisses font sans nul doute référence au manteau de poils de chameaux dont s’était revêtu Jean Baptiste pour prêcher au désert. On sait que le manteau des Prophètes avait dans la religion hébraïque un pouvoir charismatique : le vêtement des prophètes était le signe d’un monde autre et le plus grand d’entre eux s’en était allé au ciel en laissant comme ultime gage son manteau.
22Les saints qui ont atteint la perfection sont les seuls à désigner leur héritier car, en endossant le vêtement du saint, son successeur hérite en quelque sorte de ses vertus. Partager le vêtement devient le signe d’un compagnonnage par delà la mort. On en trouverait peut-être une autre preuve dans le récit de ce moine qui a découvert un ermite solitaire perdu au plus profond du plus profond désert. Cette fois encore, ce dernier l’attendait pour mourir. Le visiteur rend au défunt les derniers devoirs en tranchant en deux sa robe afin de lui faire linceul. C’est qu’au fond de son cœur il a déjà décidé de lui succéder et de le remplacer dans l’ermitage. Mais telle n’est pas la décision du ciel : l’ermite enterré, la fontaine soudain tarit et l’unique palmier se déssèche (f° 86-87 r°). En aurait-il été autrement si le moine avait donné la tunique entière ?
23Parfois même la robe de moine devient l’apparence visible de son âme limpide : le tout jeune Hellé jouit d’une grâce spéciale de Dieu,
quant il auloit dou feu d’une ceale en autre il aportoit en sa robete ne ia neust point de mal ne ne blemist ses vestemenz.
(f° 20 v°)
24A la pureté de l’enfant répond celle de la robe, aussi inaccessible à l’ardeur du feu que le cœur au péché. Il semble que cette grâce n’ait pas excédé la tendre jeunesse du saint.
25Dans le même sens va l’anecdote de l’ermite que son serviteur avait fini par emmener à la ville pour voir un malade. Voyant la foule accourir à son approche, le solitaire se mit entièrement nu et commença de barboter dans un rivière proche. Le serviteur horrifié renvoie la foule et adresse d’aigres reproches à son maître qu’on a pris pour un fou. Mais c’était là le désir de l’ermite qu’effarouche toute vaine gloriole (f° 47 r°). L’ultime dépouillement consiste bien en effet à perdre même sa réputation, à se faire passer pour fou, fût-ce en se dépouillant d’un habit qui s’est imprégné de la sainteté de son possesseur.
26Du noviciat à la quête de la sainteté, de la quête à la perfection, la trajectoire que ces récits retrace est celle qui mène du désert lointain au désert le plus profond et de ce dernier au désert total qui est le désert intérieur. C’est en ce sens que l’on a pu étudier l’évolution du mot moine qui signifia d’abord célibataire avant de signifier le renoncement à tous les biens du monde et aux soucis humains, puis « de renvoyer à la volonté de se soustraire totalement à l’emprise du monde pour être tout à Dieu4 ». Un tel schéma semble bien impliquer qu’après le monastère, la voie royale reste, en dernière analyse, celle de l’anachorèse. Très probablement, ce fut la conception primitive du recueil de la Vie des Pères, telle qu’on peut la retrouver dans les strates qui composent la tradition nous menant de la Thébaïde jusqu’à la Champagne du xiiie siècle. Mais au stade où se place mon étude, il semble n’y avoir plus une quête unique et exemplaire mais un éventail de possibilités offertes qui font de cet idéal une sorte de kaléidoscope où ne manquent nullement certaines réfractations contraires. Le vêtement est souvent le lieu où se décèlent les tensions internes, révélatrices de questions implicites sur le rôle par exemple de la mesure et de la discrétion, le rejet absolu des autres ou le timide aveu d’une tendresse récurrente pour des frères restés dans le siècle, pécheurs mais malades et parfois, au hasard d’une révélation tombée de la bouche des anges, se révélant cacher sous la robe du siècle une âme bien plus proche du divin que celle du plus ascétique des anachorètes.
Si quelqu’un ne renonce pas à tout ce qu’il possède, il ne pourra pas être mon disciple.
27Chacun de nos ermites à travers la foule des petits exemples alignés apporte sa réponse particulière à cette injonction ; de même que chaque apophtegme donne une parcelle de la vérité car la parole est multiple et la vérité de toute façon inaccessible à quelques pauvres mots humains.
28« Que dois-je faire pour être sauvé ? » demande inlassablement le néophyte à l’Ancien qu’il est venu visiter et la réponse, bien souvent, est l’elliptique énigme : « Sié toi en ta celle ! » (f° 46 r°)
29S’asseoir dans sa cellule, c’est d’abord et avant tout, s’en tenir à sa vocation, ne pas quitter le désert. Quelques exemples de moines qui, abusés par le diable, renoncent à leur existence pour retourner dans un monde dont ils ont bien souvent oublié les dangers, en sont preuves amplement suffisantes.
30S’asseoir et rester là est d’autant plus dur si l’on a au préalable vidé la celle de tout ce qui peut encore rappeler les « richesses » du monde. Dans l’apprentissage très sévère que subit le jeune Jean pour apprendre l’obéissance, figure l’ordre injustifié du maître de grimper à l’étage pour précipiter par la fenêtre une fiole à huile dont on fait un usage constant pour la cuisine. C’est lui faire mesurer l’obligation de se passer même du nécessaire, de ne tenir à rien. Un autre ordre avait été d’arroser chaque jour une bûche que la vétusté réduisait à la sciure et ce, jusqu’à ce qu’elle reverdisse. Si d’autres virent par miracle fleurir des branches desséchées, ce ne fut pas le cas du petit Jean qui accomplissait plusieur lieues par jour pour s’en aller quérir l’eau, car son maître après un an lui demanda soudain des nouvelles de sa bûche et, sans même les écouter, prit l’objet, le balança en un fossé avec l’ordre de ne plus jamais y penser (f° 63 v°). Peut-on s’attacher à une bûche quand on a le cœur trop vide ou était-ce la monotonie d’un travail insensé qui finissait par être réconfortante ? A tel autre disciple, sans doute traité avec la même rigueur, le maître demanda un jour de répondre à la question qu’on venait de lui poser : comment être un vrai moine ? Et le jeune homme d’ôter son manteau, de le jeter sur le sol et de le piétiner avec conscience « Si tu ne te laisses pas defouler comme ce manteau, tu ne seras pas moine » (f° 44 r°).
31S’asseoir dans sa cellule, c’est encore se dépouiller de l’ultime plaisir qu’offre l’existence à celui qui médite, les livres. Agathon en possédait un splendide qu’il compulsait avec ferveur ; il eut le tort de le montrer à un pèlerin de passage – qui le lui vola. Agathon ne protesta pas (f° 36 r°). Serapion, pour sa part, en avait plusieurs, tous sur les Ecritures. Sur le conseil d’un Ancien, il les vendit et donna l’argent aux pauvres, appliquant la règle « Va, vends tout ce que tu possèdes » à propos du livre même qui la lui enseignait (f° 43 r°). « Comment pouvez-vous vivre ici sans aucun livre ? » demandèrent un jour des philosophes, entendons des païens, à Antoine qu’ils étaient venus voir et que la sagesse de l’ermite avait peu à peu convaincus :
Philosophes, fist il, mes livres est la nature des choses et des creatures que Deux fist qui me revient toute les foiz que ie desir a lire.
(f° 44 r°)
32Détaché de tout bien, le saint voit sans peur ni chagrin des voleurs piller son pauvre habitacle. « Que craindrait celui qui est nu ? » demande Hylarion. Macaire n’hésite pas à proposer son aide aux voleurs qu’il surprend dans le feu de l’action et, pour les aider, détache la bête de somme qui le mène au marché (f° 43 r°). Il ne reste plus qu’à renoncer à la cellule elle-même, c’est ce que fait un dernier ermite, qui a coutume de donner sa maisonnette à tout nouvel arrivant et puis il part s’en refaire une autre plus loin (f° 65 r°). Du moins celui-là ne reste-t-il pas toujours assis ! Il est vrai que Dieu, moins cruel que leurs pairs, envoie aux plus solitaires quelque bête sauvage qui devient vite un commensal comme la louve ou un ami comme le lion, qui accepte même pour l’amour de son maître de se nourrir de dattes (f° 61 r°).
33Au bout du compte, quand le solitaire s’est dûment dépouillé de tout, lui reste en possession ultime son corps, non plus prison mais tout de même réceptacle, des souvenirs, des pensées et des vieux défauts récurrents, un corps que l’ermite, alors jeune homme, a amené au désert quand il était plein de vie et de sève. La dure vie d’ascète a vite fait de le réduire et le briser. Les deux jeunes étrangers, venus demander à Macaire d’être ses voisins et dont la sainteté était édifiante, moururent en trois ans (f° 56/57 r°). Hylarion avait détruit sa santé par ses jeûnes et austérités et beaucoup d’ermites qu’on nous présente sont la proie des maladies et des souffrances. S’il est pervers de rechercher la douleur, il est vil de se lamenter de ses infirmités et Antoine après avoir réussi par ses questions répétées à faire avouer à Didyme l’aveugle qu’il regrettait sa cécité, s’indignera de le voir souhaiter ce « que possèdent les mouches et les fourmis » (f° 59 v°). Sinclete l’abbesse de renchérir : il faut accueillir toute infirmité comme un cadeau de Dieu en vertu de la suprématie du spirituel sur le charnel (f° 69 r°). Au fond nous ne sommes pas très loin ici des idées d’Arsène sur la valeur cathartique d’une pénitence exacerbée.
34Mais avant tout le désert est le lieu du paradoxe, des antithèses résolues. Au précepte de rester assis s’ajoute la prescription « mange chaque jour et chaque jour jeûne » (f° 39 r°), à la vie ascétique d’Antoine dormant sur la terre nue, cilice autour du corps et ne se lavant point, répond son portrait à la fin de sa vie de nonnagénaire : il avait encore toutes ses dents, jouissait d’une vue excellente et n’était pas, comme le veut l’âge, courbe. Tout comme le corps d’Antoine, l’habit d’Apolloine ne vieillit pas
Un vestemenz avoit d’estopes don il covroit son cors et un linge dont il couvroit son chef. Onques cil vestemanz ne li faillirent ne n’enveillirent tan con il fui au desert.
(f 17 v°)
35C’est ainsi que l’ermite finit par rendre caducs les propos de Sidrach : « Toute chair vieillit comme un vêtement car tel est le pacte éternel : tu mourras5 »
36Parce qu’il est mort au monde, l’ermite, par ses renoncements successifs offre l’apparence d’un nouvel Adam dont le vêtement est à l’image de sa chair, incorruptible. Revêtu du sac qui était traditionnellement l’habit de deuil, l’ermite exposait le repentir qui l’a conduit dans la solitude. Ainsi d’Aumon dont le garnement resembloit sas qui fust perciez au fond (f° 25 r°). De même, si Moïse est revêtu d’une longue et mauvaise tunique noire, c’est peut-être bien parce qu’il fut dans le siècle un meurtrier ? Mais notre traducteur omet de rappeler ce fait. Pourtant lorsqu’Antoine croit marcher au martyre, il prend soin de se vêtir tout de blanc (f° 7 v°).
37Les moins vêtus des ermites, ceux qui ont rejoint la nudité absolue de l’homme primitif sont souvent des hommes dont le passé pèse lourd.
38L’un d’eux qui vit nu au milieu des buffles, couvert de sa longue chevelure, fut jadis tisserand puis moine et hospitalier : il hébergeait les pélerins, aidé par une nonne avec laquelle il pécha. Cette vie, nu au milieu des bêtes, est son expiation (f° 86 r° et v°). Tel autre ermite qui, tout au fond du désert, abrite sa nudité sous une longue chevelure de neige fut jadis évêque d’une cité. Torturé lors d’une persécution, il n’eut pas la force de le supporter et abjura (f° 86/87 r°).
39Restent deux rencontres mystérieuses d’ermites nus ; d’abord celle d’un « brôskôn », un brouteur, qui fuit de toute sa vitesse celui qui veut le rejoindre pour le questionner ; symboliquement, le poursuivant devra lui-même jeter son manteau pour qu’enfin le solitaire se laisse rejoindre ; il n’en obtiendra d’ailleurs qu’une sentence lapidaire « Fuis les hommes » (f° 85 v°). Le vêtement assume ici vraiment son rôle d’être le lien ultime qui rattache l’homme à ses semblables. Quant aux ermites nus que rencontre Macaire vivant dans une île déserte, il en tirera la conclusion « J’ai vu des moines, mais je ne suis pas moine ! » (f° 72 r°) ce que les exégètes interprètent comme une affirmation que ces hommes, devenus insensibles au chaud et au froid, étaient sans doute plutôt des symboles d’un idéal et non des êtres réels, en quelque sorte les garants de la parabole – et, pour notre translateur, sans nul doute des esprits. Car il faut entendre au figuré l’affirmation de la nudité du Christ.
40Pour ne pas l’avoir su, l’ermite Jean jeta un jour son manteau et s’en alla au désert « vivre comme les anges ». Las ! Quelques jours plus tard, « l’ange » revenait affamé frapper à la porte de son frère qui le laissa sciemment attendre de très longues heures avant de lui ouvrir, avec quelques paroles bien senties (f° 40 v°). Au désert, Marie ne doit jamais compter sur une autre Marthe que sur elle-même. Et l’Ancien de poursuivre la leçon « Assieds-toi dans ta cellule pour y pleurer tes péchés, pour y prier pour toi-même et tes frères, pour y faire chaque jour ton travail ». Même les plus solitaires des ermites, arrêtés tout au bout de la terre près d’un palmier providentiel tireront de l’arbre leur vêture de palmes, quelques dattes pour se substanter et des rameaux pour faire les corbeilles que, parfois, n’ayant nul à qui les vendre, on détruit au bout de l’an – pour en recommencer d’autres ! C’était la leçon qu’avait donnée à Antoine un de ces anges qui passent nombreux en nos récits : l’ascèse la plus formidable ne peut venir au bout de la pierre d’achoppement qui guette les plus dépouillés des parfaits, l’acedia, l’impression amère tout au bout du chemin que cet effort a été vain et que cette longue quête n’a abouti, comme le serpent fatidique le souffle et le mime, qu’à un retour au soi, nu et identique. C’est pourquoi, à côté des récits extraordinaires où le héros ne saurait être exemplaire, ni même parfois admirable, il est tant d’apophtegmes où l’on prône une simple et humaine mesure dans la vie d’ascète, celle de l’abbé Agathon :
S’atiroit si sagement et en robe et en l’oevre de ses mains qu’il en fesoit ne pou ne trop, ne sa robe n’estait ne trop bonne ne trop malvaise.
(f° 42 v°)
41Cet idéal de vie, où la flamme se fait discrète et le visage serein, semble le mieux capable de dévoiler à autrui l’hêsuchia du cœur, paisible capacité de rester assis dans le silence et le secret d’une cellule refermée.
42Tout à côté marchant sans fin dans le désert, des ermites isolés peuvent s’habiller de feuilles – après tout Dieu seul saurait les visiter- pour le plus grand émerveillement du lecteur ; mais les ermites abandonnés à leur nudité intégrale sont d’anciens coupables qui ont longuement expié : la longueur inusitée de leur chevelure et sa blancheur de neige devient signe pour qui les rencontre, au coin du texte, du pardon accordé. Car dans ces récits – et il en ira de même pour les ermites qui vont bientôt peupler les forêts des romans en prose6 et dont on ne sait jamais s’ils sont ou non de purs esprits – les anges ne sont pas de juvéniles créatures androgynes, les anges ont la blanche chevelure des êtres de lumière et le visage des anachorètes usé par les jeûnes et les jours est plus proche du visage intemporel des êtres célestes que de celui des hommes de ce monde.
43On a pu dire que, chez les Egyptiens, le vêtement était une sorte d’osmose entre l’air et le soleil, formant autour du corps dévoilé comme une bulle de lumière ; les gymnosophistes, dans la lignée du stoïcisme, pensèrent atteindre la sagesse en dépouillant l’une après l’autre toutes les enveloppes sensibles qui entravent l’essence incorruptible de l’Etre. Rien de tout cela dans les recherches un peu tâtonnantes des Pères du désert tels que nous les présente l’Anonyme du manuscrit champenois. Certains ont pu prendre au pied de la lettre l’idéal de dépouillement et s’en aller nus à travers les déserts ; mais le plus souvent ermite comme moine découvrent au fil de la recherche les liens qui unissent le corps à sa vêture. Pour lutter contre la mort spirituelle, le solitaire mime la mort du corps à travers tout ce qui l’attachait à la vie et jusque dans sa chair même. Mais paradoxalement il réussit à faire du désert stérile et inhumain une terre où fleurit l’espérance. Si le monde est le vêtement de gloire de Dieu, en retrouvant par delà les fautes la transparence originelle, l’ermite tend de toute la force de son désir à redevenir le prêtre en communion avec un Dieu dont l’univers serait le temple :
Toi dont les vêtements sont chauds
Quand repose la terre au vent du midi,
Sauras-tu comme Lui, étendre des nuages
Solides et pareils à un miroir de métal7 ?
Notes de bas de page
1 L. Regnault, La Vie quotidienne des pères du désert en Egypte au ive siècle, Hachette, 1990 (note 1, p. 65, citant les lettres 14 (1) et 125 (20) de Jérôme).
2 E. Haulotte, La symbolique du vêtement selon la Bible, « Théologie 65 », Paris, Aubier, 1966. Toute mon analyse des rapports entre la conception biblique et celle des ermites exprimée dans le texte ici étudié repose sur l’étude de ce livre extrêmement riche.
3 Porphyre, Vie de Plotin, Paris, Vrin, 1982-1992 (traduction de L. Brisse et alii) « Plotin semblait avoir honte de posséder un corps » Vie, 1-2.
4 L. Regnault, op. cit., p. 20.
5 La Sainte Bible (Bible de Jérusalem), Paris, CERF, 1955, SI, 14, 17.
6 P. Bretel, Les Ermites et les Moines dans la littérature française du Moyen Age (1150-1250), Paris, Champion, 1995. Voir aussi Sylvie Cornut, L’ermite dans les contes de la Vie des Pères au xiiie siècle et dans la tradition islamohispanique (thèse de IIP cycle), Avignon, 1979.
7 Job, 37, 17-5.
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Le nu et le vêtu au Moyen Âge
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