La prospective dans la sidérurgie
Penser l’an 2000 en 1970 et 2030 en 2004
p. 269-279
Texte intégral
Frère Guillaume : « Je n’ai jamais douté de la vérité des signes, Adso, ils sont la seule chose dont l’homme dispose pour s’orienter dans le monde. Ce que je n’ai pas compris, c’est la relation entre les signes1. »
1L’histoire de la prospective des entreprises est un sujet peu connu et peu documenté. B. Cazes dans un ouvrage pionnier formule deux hypothèses pour expliquer ce silence. Soit le « désir machiavélique » de masquer leur « connaissance » de l’avenir au nom du secret des affaires ; soit parce que les entreprises sont plongées en permanence dans la recherche de la rentabilité à court terme2.
2Longtemps, la sidérurgie se considérait, et était considérée, comme une industrie particulière, une élite de la civilisation industrielle. Sans remonter aux mythes du forgeron3, ni à l’aristocratie des maîtres de forges4, il suffit de rappeler que pendant les Trente glorieuses, on désignait cette industrie comme « le pain de l’industrie » et que la puissance des nations s’évaluait alors en tonnes d’acier produit.
3L’hypothèse de cette contribution est de considérer la prospective comme un objet d’Histoire révélateur des représentations plus ou moins cachées5. Cette démarche prend un relief particulier à Aix-en-Provence où notre ancien collègue, Gaston Berger, a inventé le mot et le concept de prospective en 19576. Cette contribution s’inscrit en hommage au professeur Bernard Cousin qui tout au long de sa carrière s’est engagé dans la recherche de solutions d’avenir pour l’université.
4 L’objet de cette contribution est une métaphore de la vision de l’avenir industrialiste et productiviste. Elle reflète l’extraordinaire confiance dans l’avenir chevillée aux corps des fabricants d’acier, des PDG aux ouvriers lamineurs. Un exemple de la foi dans la croissance : dans les années cinquante, la sidérurgie française proposait aux épargnants des emprunts obligataires du GIS (Groupement de l’Industrie Sidérurgique). La publicité financière stipulait qu’il y aurait un bonus sur les obligations à chaque fois que la production augmentera de 1 %7. Cette confiance d’airain n’a plus court en 2010.
5Nous utilisons deux études prospectives de la sidérurgie, l’une datée de 19708, l’autre de 20039. Il s’agira de poser trois questions. La première est méthodologique : quels sont les outils et les concepts de la prospective ? La seconde est plus large : quelles sont les échéances de ces prospectives ? Bien rares sont les auteurs de prospective qui prennent le soin de justifier l’échéance qu’ils ont choisie10. À quelles échéances est-il raisonnable de penser le futur ? Gaston Berger écrivait : « plus on roule vite, plus les phares doivent porter loin11. »
6Il s’agira enfin d’évaluer les résultats de la prospective depuis la commode posture de l’échéance passée (l’an 2000 pour le premier ouvrage) ou en cours de dépassement (écrit en 2003 pour l’échéance 2015 et 2030 pour le second).
Le contexte et la production des deux prospectives sidérurgiques
7Quand la première étude de prospective est rédigée, à la fin des années 1960, c’est encore le temps du bonheur sidérurgique apparent. L’étude de 1970 est une publication liée à la défunte CECA12. Elle est éditée à Milan pour compte d’auteur13. Elle est signée par Franco Peco, italien et directeur général, « chargé du futur » de la première communauté. C’est le « testament » d’un haut fonctionnaire européen qui s’est fait surtout connaître en introduisant un recours auprès de la Cour de Justice européenne contre la Commission européenne à propos du reclassement des fonctionnaires de la première à la seconde communauté européenne.
8La préface de l’ouvrage donne un relief important à cette publication. Elle est signée de Pierre Werner (1913-2002), comme Premier ministre du gouvernement du Luxembourg. Il s’agit là d’un poids lourd de la construction européenne, considéré à juste titre comme le père de l’euro14. Plutôt que de citer F. Peco, qui est parfois filandreux, nous présentons un extrait de la préface de P. Werner :
L’acier, qui avait été relégué un peu trop rapidement dans les oubliettes de l’histoire par certains pessimistes, est en train de démontrer avec éclat son rôle de géant en pleine croissance.
Sous la pression du développement démographique, la demande d’acier augmentera fatalement. Rien que pendant la décennie de 1970 à 1980 le monde s’enrichira de 800 millions de nouveaux êtres humains et parallèlement à cette expansion en nombre, les peuples du monde auront besoin de multiplier la consommation d’acier par tête pour augmenter leur bien-être.
Si l’on songe que la consommation d’acier dans le monde est actuellement de 150 kg par habitant avec des différences énormes allant de 30 kg pour les pays en voie de développement à quelque 600 kg pour les pays hautement industrialisés, on comprend que les perspectives de certains sidérurgistes tablant sur une avance de la production de 300 millions de tonnes pour atteindre un total mondial de 900 millions en 1980, ne soient plus considérées comme fantaisistes. L’acier fait donc toujours partie des produits jeunes, à côté du béton, du verre et des produits synthétiques de la chimie moderne15.
9La prospective de P. Werner repose sur un consensus industrialiste, productiviste et un optimisme sans faille. Le raisonnement est simple, sinon simpliste, il repose sur un lien direct entre la croissance démographique et l’augmentation de la consommation d’acier. L’avenir prolongera le passé. À cette vision s’ajoute une critique des théories économiques en termes de cycles de produits ; l’acier lui sera éternellement jeune. L’optimisme sidérurgique de ce grand Luxembourgeois, terre de l’Arbed16, est remarquable et, de fait, parfaitement à contre temps car la grande crise industrielle de la sidérurgie européenne a commencé, après les premiers signaux des années 1960. Elle se traduira par une faillite du secteur à la fin des années 1970 et par le recours à des mesures d’exception prises par la Commission européenne (Plan Davignon)17. Mais P. Werner ne dispose peut-être pas de toutes les informations sur la situation interne des entreprises sidérurgiques. Rappelons par ailleurs que les Limites de la croissance, le premier ouvrage post-industriel, ne paraît qu’en 197218. Quant à la jeunesse de l’acier, P. Werner voit juste pour des raisons qu’il ne peut alors connaître. L’acier comme produit a connu un extraordinaire renouvellement en se diversifiant à l’infini. Au xxie siècle, on ne peut plus parler de l’acier, mais des aciers. Certaines réalisations audacieuses comme la voûte du Bundestag, le viaduc de Millau ou les tôles d’automobiles sophistiquées, sont les résultats de cette mutation et de ce renouvellement du produit.
10Les échéances de la prospective diffèrent entre le préfacier et l’auteur. Le premier s’en tient prudemment à des commentaires à 10 ans ; c’est-à-dire la perspective qu’il retiendra pour la mise en place de la monnaie commune européenne – 1980 –, mais c’est une autre histoire. Quant à l’auteur, F. Peco, il fixe son échéance, sans explications, à trente ans, soit l’an 2000, cédant en cela à une fascination commune pour cette date.
11Nous connaissons la suite et autant écrire tout de suite que les raisonnements de F. Peco et de P. Werner sont faux. À grand trait, la consommation d’acier par habitant a connu deux évolutions contradictoires en quarante ans. Si l’on considère la consommation par habitant des pays dominants en 1970, Europe, États-Unis, URSS ; elle a considérablement baissé du fait de deux facteurs. Partout ailleurs, elle a augmenté. D’une part, les innovations technologiques ont provoqué une diminution considérable, de l’ordre de 20 % dans certains cas, des pertes d’acier pendant le processus de fabrication ; ce que les professionnels appellent la consommation spécifique. Ainsi, pour une consommation finale donnée, le volume de production initiale diminue statistiquement. C’est un succès technologique et non une défaite de la sidérurgie qui se traduit par une diminution du volume de production. D’autre part, et quels que soient les exploits de l’acier-produit, d’autres matériaux – l’aluminium par exemple – lui ont taillé des croupières sur les marchés. En conséquence, la consommation d’acier n’a pas augmenté en proportion de la celle de la population ; elle n’a pas augmenté comme avant.
12Mais la production mondiale connaît jusqu’en 2009, une croissance prodigieuse (pour les sidérurgistes) et inattendue pour tout le monde.
13Les deux décennies de la fin du xxe, celles de la chute du soviétisme qui se voulait le créateur de « l’homme de fer », sont celles d’un boom d’acier inédit dans l’histoire des hommes. Jamais on n’a fabriqué autant d’acier.
14Le second document de prospective que nous utilisons ici est rédigé en 200319. Son auteur, l’économiste Alain Moreau, a consacré sa carrière à la prospective au sein de l’OTUA (Office Technique de l’Utilisation de l’Acier) puis dans le service prospective du groupe Usinor et enfin d’Arcelor. La trilogie OTUA, Usinor, Arcelor est un raccourci de l’histoire de la sidérurgie française. L’OTUA est fondé en 1929, sa mission est de « rechercher et mettre en œuvre les moyens propres à stimuler la consommation d’acier et à en faire progresser les conditions d’utilisation…20 ». Cet organisme chargé de la promotion des produits – assez maladroitement selon nous – est fondé par l’organisation professionnelle, le Comité des Forges puis la Chambre Syndicale de la Sidérurgie Française après 1945. Jusqu’en 1978, la fragmentation du secteur en nombreuses entreprises procurait un rôle considérable à l’organisation professionnelle. Avec la nationalisation de fait en 1978, c’est le groupe Usinor qui assure le pilotage de l’acier français21. Après la privatisation de 1995, la sidérurgie française s’internationalise et joue un rôle charnière dans la création d’Arcelor22. En 2003, quand le document d’Alain Moreau est rédigé, Arcelor incarne le rêve européen d’une sidérurgie mondialisée et compétitive.
15Alain Moreau a reçu commande de la direction d’un rapport antérieur sur la perspective 2015 et il explique qu’il a été très satisfait des résultats à 15 ans. De son propre chef, il rédige ce document à 30 ans. Il n’y a pas de justification pour cette échéance.
16C’est donc dans une conjoncture de triomphe que l’auteur présente comme « le bilan de sa carrière » selon ses propres termes. Nous avons été sollicités comme expert pour évaluer le manuscrit et c’est pourquoi il est entre nos mains. Las, quelques mois après l’impression de ce manuscrit commence l’Offre Publique d’Achat hostile de Mittal sur Arcelor qui débouche sur la victoire que l’on connaît du sidérurgiste indien23. Ce travail n’a donc pas été validé par l’entreprise ou l’instance professionnelle. À notre connaissance, le manuscrit n’a jamais été publié, ce qui ne le rend pas moins intéressant24. Il décrit par exemple la construction de ses savoir-faire et ceci est un témoignage utile pour une histoire de la prospective dans les entreprises que nous appelons de nos vœux. Il entre à l’OTUA en 1968 :
Le Département des Marchés d’alors était dirigé par son unique collaborateur et notre travail d’une année se suffisait à analyser le marché d’une ou deux branches utilisatrices d’aciers, en France ! Nous en relevions à la main les informations collectées par sondage et nous traitions ces informations sur des machines à calculer qui fonctionnaient à peu près comme des caisses enregistreuses ! […] Mais pour exploiter ce champ, il aura fallu aussi élaborer patiemment les concepts et construire les systèmes qui élucident et lien entre eux les facteurs essentiels agissant sur les utilisations d’aciers25.
17M. Moreau est plus modeste que son prédécesseur, F. Peco, il affirme :
Les quatre évolutions majeures : dislocation des économies administrées [la faillite du système soviétique], coup d’arrêt à l’envol du Japon, regain des USA et de l’Europe de l’Ouest, explosion de l’Asie et notamment de la Chine ; aucune n’avait été prévue ne serait-ce que quelques années auparavant.
18Voilà qui laisse une première fois songeur à propos de la fragilité du travail de prospective. Qui écrirait, moins d’une décennie plus tard au sujet du « regain » de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis ?
19La nouvelle méthode de prospective proposée par M. Moreau est plus sophistiquée que les précédentes. Elle veut intégrer des paramètres « nouveaux » : la prise en compte de l’histoire : la nature des produits : la structure des branches industrielles clientes. Surtout, il propose de nouveaux déterminants, « les facteurs économiques régionaux ». Il débouche sur le concept des « intensités d’acier ». Selon notre lecture, il croise des paramètres économiques, historiques et géographiques. Dans le domaine économique il prend en compte la grande diversité du matériau acier déjà évoquée et bien établie en 2003 ; d’où la nécessité d’intégrer la pluralité des marchés dans la démarche prospective. Il met l’accent sur les différences de structure des industries de production et de consommation de l’acier. Les sidérurgistes au début du xxie siècle ont – assez brusquement – pris conscience que leurs grands clients et principalement l’industrie automobile était nettement plus concentrée qu’eux26. En conséquence, l’aval du marché et des prix est contrôlé par plus puissants que les sidérurgistes, d’où la nécessité d’intégrer ce paramètre dans la prospective. Et la volonté d’accélérer la concentration du secteur sidérurgique… ce que Mittal fera27.
20La prise en compte du facteur « historique » comporte un avantage, A. Moreau présente systématiquement des séries longues qui vont de 1873 à 2003 et qui s’inspirent explicitement d’Angus Madison28. Nous partirons de l’idée que les données statistiques du passé utilisées par A. Moreau sont fiables (et nous faisons la même hypothèse pour l’étude de F. Peco)29. Nous sommes plus réservés sur la prise en compte des facteurs culturels, une démarche qui relève de la culture commune de l’auteur. Ainsi, à propos de la Chine :
c’est un pays qui recèle trois grandes contradictions : la première est interne au niveau économique, qui conjugue de façon inédite un secteur administré et un secteur privé fonctionnant selon les règles du marché, la seconde se situe entre cette base économique et le niveau politique : il ne faut pas oublier en effet que la Chine est toujours un pays « communiste » du point de vue politique ; dès lors la dynamique de liberté de l’économie de marché ne peut que se heurter à un pouvoir non démocratique. La Chine est le seul empire qui n’ai pas effectué sa « décolonisation » avec les bouleversements que cela suppose au vu de ce qui s’est passé lors des décolonisations européennes et de la dislocation de
30
21l’Empire soviétique30 .
22L’innovation principale de cette prospective est de croiser la certitude de la mondialisation de certains phénomènes économiques et technologiques avec les spécificités des modalités de croissance régionale selon un découpage territorial du monde qui relève des logiques du marché. En lecture historique, cette méthode traduit essentiellement la fin de la vision du monde européo-centrée et européo-centriste. Autrement dit, la fin des certitudes européennes. Une vision méritoire et commune, mais qui se révèle insuffisante au regard de la rapidité des transformations en cours.
Le monde sidérurgique de l’an 2000 selon F. Peco
23Les deux prospectives reposent sur le concept statistique de consommation apparente. Elles intègrent donc sans les évaluer les mouvements du commerce international de l’acier. A priori, la « méthode » prospective de F. Peco qui consiste à indexer la consommation sur l’augmentation annoncée de la population ne réserve guère de surprises. En 1965, son point de départ, la population mondiale est de 3 330 milliards, son estimation repose sur un doublement en 2000 (6,3 Mds), ce qui s’est révélé presque exact (6, 085). Le principal bug vient de l’ex-URSS, réduite dans sa géographie dont la population 2000 est de 146 millions contre les 352 annoncés par les prévisions pour la même année.
24À la fin des années 1960, le monde est « durablement » bipolaire et sans état d’âme après l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée soviétique, la prospective donne l’URSS gagnante dans la compétition sidérurgique.
25Les prévisions sont toutes fausses, mais certaines le sont moins que d’autres. Paradoxalement, c’est pour la Chine qu’elles sont au plus près du futur. Rappelons que Mao Dzedong s’est livré à plusieurs reprises à des projections hasardeuses à l’époque tragique des grands bonds en avant, le petit (1956) et le grand (1957). À l’automne 1957, il estime que la Chine produira en 1958 entre 11 et 12 millions de tonnes, 30 millions en 1959, soit plus que le Royaume-Uni, 60 millions en 1960, soit plus que la Russie, 100 millions en 1962, soit plus que les États-Unis et 700 millions au début des années 197032. En réalité, la Chine franchira le cap des 200 millions de tonnes produites en 2003 avec une consommation excédentaire, donc importée, de 30 millions de tonnes.
26L’explicite dans la vision du monde par F. Peco et la CECA est que la population du monde va augmenter et donc la consommation de F. Peco et la CECA est que la population du monde va augmenter et donc que la consommation d’acier augmentera en proportion. L’implicite, car la prospective repose sur les futures consommations d’acier, est que les exportateurs – et notamment l’Europe occidentale – continueront d’exporter. Le monde de demain ressemblera à celui d’aujourd’hui. Cela n’a pas été le cas.
Le monde sidérurgique des années 2015 et 2030 selon Moreau
27Le travail d’A. Moreau repose sur des regroupements géographiques de son cru. Seuls les États-Unis, la Chine et le Japon correspondent à des États. Eurouest correspond à l’Union européenne à 15 (1995-2004) ; Eurest à l’URSS et au bloc soviétique d’Europe, USA et autre Amérique ; L’Inde est avec Taïwan, la Corée et l’Asean dans « autre Asie ».
28Afin de comparer le comparable, nous utilisons le rapport 2009 et la table « consommation apparente d’acier » pour les 3 pays identifiés. Les États-Unis ont consommé 62,5 millions de tonnes d’équivalent acier brut en 2009 et M. Moreau en 2003 prévoyait 157 millions pour 2015. Quelle que soit l’évolution à venir, on a du mal à imaginer que la consommation américaine va doubler en quatre ans ! La remarque vaut pour le Japon qui a consommé 57 millions de tonnes en 2009 et qui est supposé en consommer 83 en 2015.
29Ce qui est extraordinaire dans l’accélération récente de la Chine, c’est que sa consommation a dépassé avec 565 millions de tonnes en 2009 le niveau que la prospective envisageait pour 2030. Et ceci alors que M. A. Moreau évoque tout au long de son rapport « la poursuite de la forte progression de la Chine ». En fait, depuis le début du xxie siècle, toutes les multinationales tiennent un discours comparable : nous devons nous redéployer vers l’Asie et la Chine. Mais l’ampleur et la rapidité de la croissance chinoise prennent tous les spécialistes de court.
30Les colonnes de gauche montrent la situation de la production nationale d’acier au moment de la rédaction du livre ; celles du milieu la prospective pour l’an 2000 et celle de droite la production effective de ces pays en 2000.
31Toutes les prévisions sauf une pêchent par optimisme. L’exception est la Turquie qui est le seul pays dont le résultat 2000 est nettement supérieur à la réalité. C’est-à-dire que les indicateurs utilisés ne permettaient pas de soupçonner la croissance à venir de la Turquie et que les représentations de ce pays n’ont pas incité l’auteur à corriger les données par une approche intuitive. Cette méconnaissance du potentiel turc mérite d’être soulignée car on rappellera que la Turquie a demandé et obtenu le statut de pays associé à la Communauté Économique Européenne en 1963, sept ans plus tôt, avec le traité d’Ankara. Les fonctionnaires européens sous-estiment la Turquie. Est-ce une piste pour éclairer la longue histoire du processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ?
32À un degré moindre, les capacités sidérurgiques futures de l’Italie sont, elles aussi, sous-estimées. C’est un paradoxe sous la plume d’un auteur italien publié à Milan ! Mais il faut dire que la croissance sidérurgique de l’Italie est venue d’un secteur où on ne l’attendait pas, celui des petites et moyennes entreprises du Nord, à l’exemple des « Bresciani ». Or pour Bruxelles à l’époque, l’interlocuteur est la « grande sidérurgie » incarnée par l’entreprise d’État : Finsider. Or en 2000, Finsider a été vendue en 1988 au groupe privé Ilva, tandis que des petites entreprises italiennes devenues grandes comme Riva continuent de jouer un rôle important. Mais c’est une autre histoire34.
33À un cran en dessous, la Grèce et l’Algérie ou encore Israël sont eux aussi sous-estimés. On peut comprendre la difficulté à prévoir dans ces cas-là.
34Au demeurant, il ne s’agit bien évidemment pas de persifler à propos des erreurs de la prospective. « Des listes fort chargées pourraient être dressées des prévisions démenties. Mais ce serait une erreur de perspective. Si tout était exactement prévisible, où seraient nos degrés de liberté35 ? » Les prévisions sont pour l’historien un outil d’approche des représentations du monde au moment où elles sont faites.
35Dans l’ouvrage cité, B. Cazes affirmait : « Il a fallu attendre 1973 pour acclimater l’idée que l’avenir pourrait ne pas se situer dans le simple prolongement des tendances passées36 ». Pour la sidérurgie européenne, il semble que la tendance à prolonger le passé se soit perpétuée au-delà de 1973. Il n’existe d’ailleurs plus de sidérurgie européenne, celle-ci est en 2010 sous contrôle indien (Arcelor-Mittal, Corus) et russe (Severstal) en attendant les Chinois.
36Mais si les sidérurgistes européens sont des perdants de l’Histoire, c’est plus à cause de leur suffisance que du fait de leurs prospectives. On le sait depuis longtemps, le mental est en retard sur la réalité économique.
Notes de bas de page
1 Umberto Eco, Le nom de la rose, 1982 ; cité par Jean Bouvier, L’historien sur son métier, Études économiques xixe-xxe siècles, Éditions des archives contemporaines, 1989, p. 107.
2 Bernard Cazes, Histoire des futurs. Les figures de l’avenir de Saint Augustin au xxe siècle, Seghers, Paris, 1986, op. cit., 1986, p. 330.
3 Mircea Eliade, Forgerons et alchimistes, Paris, Flammarion, 1977.
4 Denis Woronoff, L’industrie sidérurgique en France pendant la Révolution et l’Empire, Paris, Éditions de l’EHESS, 1984.
5 Nous nous inspirons notamment de l’ouvrage lumineux de Cazes (Bernard), Histoire des futurs. Les figures de l’avenir de Saint Augustin au 22éme siècle, Seghers, Paris, 1986.
6 Après avoir soutenu sa thèse de philosophie à Aix en 1941, il fonde la revue Prospective en 1957.
7 Philippe Mioche, « Le rôle des banques dans le financement de la sidérurgie en France de 1946 à 1978 », in actes du colloque du Creusot, « Banques et Industries », juin 2010, à paraître.
8 Franco Peco, L’acier face aux théories économiques, Milan, Nuove edizioni Milano, 1971.
9 Alain Moreau, « La dynamique mondiale des consommations d’aciers ; ses composantes et ses déterminants ; 1873-2003, esquisse 2030 », manuscrit, 2004, 380 p. dactylo.
10 Une rare exception : Jean-Louis Guigou, Aménager la France de 2020. Mettre les territoires en mouvement, la Documentation française, 2000. Il justifie 2020 en se référant notamment à un possible retournement du Kondratiev.
11 Cité par Jean Bouvier, « Lectures sur les avenirs flous de la longue crise », Vingtième siècle, Revue d’Histoire, no 1, 1984.
12 Franco Peco, L’acier face aux théories économiques, Milan, Nuove edizioni Milano, 1971.
13 L’ouvrage in-quarto n’est pas destiné à la vente.
14 Bibliographie abondante, cf. Pierre Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens. Évolutions et souvenirs 1945-1985, Luxembourg, Imprimerie Saint-Paul, 1992.
15 Préface de P. Werner in Franco Peco, op. cit., 1971.
16 Charles Barthel, Bras de fer, Les maîtres de forges luxembourgeois entre les débuts difficiles de l’UEBL et le Locarno sidérurgique des cartels internationaux, 1918-1929, Éditions Saint-Paul, Luxembourg, 2006.
17 Philippe Mioche, Les cinquante années de l’Europe du charbon et de l’acier, 1952-2002, Commission européenne, Office des publications, Luxembourg, 2004.
18 Meadows et al., The Limits to Growth, 1972, traduction française che Fayard, 1972.
19 Alain Moreau, La dynamique mondiale des consommations d’aciers, ses composantes et ses déterminants, 1873-2003. Esquisse 2030, dactylographié 2004, 380 p.
20 Philippe Mioche, Doctorat d’État en Histoire contemporaine : « La sidérurgie et l’État en France des années quarante aux années soixante », Université de Paris IV, Jean Bouvier et François Caron, dir., 1992.
21 Éric Godelier, Usinor-Arcelor, du local au global… Paris, Lavoisier, 2006.
22 R. Ranieri, E. Gibellieri, eds., The Steel industry in the new millenium, vol. 2 : Institutions, Privatisation and Social Dimensions, London, IOM Communications Ltd, 1998.
23 Françoise Gilain, Mittal-Arcelor. Les dessous d’un bras de fer, Bruxelles, Jourdan éditeur, 2006.
24 Nous n’avons pas rencontré M. Moreau, l’intérêt de cette source tient dans la représentation du monde sidérurgique qu’elle porte et dans la biographie de prospectiviste de l’auteur.
25 Alain Moreau, op. cit., on notera le souci de mettre le mot acier au pluriel.
26 Cf. Philippe Mioche, Denis Woronoff, s. d., L’acier en France : produits et marchés, de la fin du XVIIIème à nos jours, Éditions Universitaires de Dijon, Dijon, 2006.
27 Ajoutons que les sidérurgistes mondiaux découvrent aussi tardivement le haut degré de concentration du secteur minier et de l’approvisionnement en fer, donc l’amont du processus industriel. Mais A. Moreau ne l’évoque pas.
28 Angus Maddison, L’économie mondiale. Une perspective millénaire, Paris, OCDE, 2001. Rappelons que les années 1870 correspondent au début de la fabrication de l’acier industriel.
29 Pendant longtemps, les données statistiques officielles sont fournies au pouvoir public par les organisations professionnelles, en l’occurrence le Comité des Forges. Cf. Michel Volle, Histoire de la statistique industrielle, Paris, Economica, 1982.
30 Alain Moreau, op. cit., on notera le souci de mettre le mot acier au pluriel.
31 NB : Il s’agit de la consommation apparente. Pour la prévision de F. Peco, nous avons établi une moyenne entre son hypothèse haute et son hypothèse basse.
32 Philip Short, Mao Tsé Toung, Paris, Fayard, 2005, p. 420.
33 NB : Il s’agit de la consommation apparente. Pour la prévision de F. Peco, nous avons établi une moyenne entre son hypothèse haute et son hypothèse basse.
34 Margherita Balconi, La Siderurgia Italiana (1945-1990). Tra controllo pubblico e Incentivi del Mercato, Fondazione Assi, Bologne, Il Mulino, 1991.
35 Jean Bouvier, L’historien sur son métier, Études économiques xixe-xxe siècles, Éditions des archives contemporaines, 1989.
36 Bernard Cazes, op. cit, 1986, p. 331.
Auteur
Aix Marseille Université - CNRS, UMR 7303 Telemme
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