Entre le nu et le vêtu : le transparent
p. 153-164
Texte intégral
1N’était la stratégie du désir, le nu et le vêtu seraient, malgré leur nécessaire ajustage, l’un à l’autre étrangers. Mais le désir pressent la nudité sous le vêtement et s’emploie également à la vêtir pour la rendre plus attractive.
2Ainsi les deux phénomènes, apparemment antithétiques, entretiennent-ils un rapport de complémentarité : le vêtu, parce qu’il suppose le nu et même le nu, parce qu’il appelle le vêtu.
3Nu et vêtu, pour le désir, sont donc reliés par des caractéristiques qui se répondent ou se démentent : les attraits du corps tendent à se répéter en sensations inhérentes au vêtement, sensations qui informent la vue, le toucher et, par la propagation d’un parfum, l’odorat. Il faut cependant convenir que le vêtement qui peut encore émouvoir l’ouïe – froissement d’une étoffe ou bruit de talons – n’a aucune compétence gustative.
4Parler du transparent, c’est évidemment évoluer dans le domaine visuel, domaine privilégié de l’exercice du désir. Héritier déclaré d’Ovide, Chrétien de Troyes a montré, par personnages interposés, les perturbations que pouvaient susciter la vision de la beauté d’un corps1. C’est une beauté habillée ; car ni les héros, ni les héroïnes de ce romancier n’ont l’impudeur d’exhiber leurs charmes ; mais c’est une beauté contemplée, qui doit sa mise en valeur à l’intensité d’une passion.
5Déconnecté du désir, le nu, comme l’élégance d’un vêtement, peut déjà toucher ; mais si un créateur – non seulement l’écrivain, mais aussi le peintre ou le sculpteur – exprime, de lui-même ou par personnage interposé, son attachement à tel type de nudité ou de vêtement, l’évocation qu’il élabore n’en aura que plus de force et d’authenticité.
6Le recours au transparent ou à des artifices du même genre relève, au demeurant, de l’hypocrisie. Celui qui les emploie n’a pas la franchise d’un blasonneur : il fait voir en prétendant dissimuler. Personne n’est dupe : le transparent ne couvre rien ; au contraire, il oriente le regard sur des points que le spectateur d’un nu intégral n’aurait pas remarqués. C’est une constante de la mode qu’ont exploitée les merveilleuses du Directoire, qu’exploitent de nos jours certaines célébrités médiatiques et que le costume médiéval connaît bien, comme l’atteste Jean Renart quand il nous présente, dans son Roman de la Rose, les jeunes filles qui vivent à la cour de l’empereur d’Allemagne :
Et ces puceles en cendez,
a chapelez entrelardez
de biax oisiaux et de floretes,
lor genz cors et lor mameletes
les font proisier de ne sai quanz2.
(v. 203-207)
7A ce procédé d’exposition, la représentation artistique ne cesse de recourir. Mais il faut préciser, à ce propos, que la responsabilité d’un écrivain est beaucoup plus engagée que celle d’un peintre, d’un sculpteur ou d’un chorégraphe.
8Un maître du transparent comme Botticelli sollicite l’œil pour lui faire découvrir une nudité féminine, apparemment voilée, qui s’offre au regard en une seule fois : c’est au spectateur de suivre. L’écrivain aggrave son cas. S’il dit la nudité et la transparence, il n’a rien dit. A la rigueur, il les a suggérées. Il doit orienter, informer le regard du public et le conduire à contempler, sous le voile, des parties de la nudité qu’il est nécessairement amené à décrire. Pour être accessible en littérature, le voyant, le visible, doit être expressément dit. Le terme de voyant, adjectif-substantif verbal de sens passif mais de forme active, qui est un exemple du faible pouvoir diathétique des formes nominales du verbe, montre bien l’importance de cette mise en valeur de l’objet. Emanant de l’initiative de l’écrivain, la mise en place des éléments descriptifs associera, dans l’opération, l’auditeur-lecteur dont il aura guidé le regard. Les discours ou les récits qui recourent au procédé de la transparence supposent, qu’on le veuille ou non, que s’établisse entre l’instance dénonciation et le destinataire, à moins que ce dernier renonce, une complicité étroite et continue qui vise à rendre progressivement l’objet voyant.
9Cette collaboration n’est jamais neutre. Cette vision de la nudité prétendument dissimulée est l’aboutissement d’une expérience, le produit d’une sensibilité et d’une structure mentale que l’auteur fait partager à son public. Ainsi se trouvent activés les éléments d’une mythologie personnelle. Comme dans les autres arts, mais peut-être plus intensément en littérature, l’usage du transparent sera le lieu de l’expression des obsessions et des fantasmes : à la suite de l’écrivain, le destinataire, sans en avoir conscience, se retrouvera dans une situation de voyeur. Et, la violence des affects aidant, pourront s’opérer, en cours de description, certaines manipulations de mauvais aloi, qui peuvent le transformer, à l’instar de son guide, en voyou.
10Qu’on se rassure, l’exploitation de la transparence, dans la plupart des cas, ne prend pas des allures tragiques ou sordides. Le prouve la première nouvelle de la cinquième journée du Décaméron. Cimon, qui passe pour un demeuré, est envoyé à la campagne : Devenu campagnard, nous dit Boccace relayé par le conteur Panfile, Cimon s’exerçait aux travaux rustiques. Un jour de printemps, parcourant sa propriété, il découvre dans une prairie, près d’une source, une jeune fille d’une rare beauté :
« Elle dort. L’étoffe qui enveloppe ses épaules est si ténue que rien ou presque n’est voilé de l’éclat de sa chair, au-dessous de la ceinture, elle n’a qu’une robe fine et légère3. »
11Cette première évocation montre le spectacle qui s’offre aux yeux de Cimon, la suite va nous indiquer comment il réagit à cette découverte de la beauté : son regard se fixant sur le corps de la jeune fille, il commence à en discerner les charmes :
« Il admira les cheveux qui lui semblaient d’or, il admira le front, le nez, les lèvres, la gorge et les bras, plus que tout, enfin cette poitrine qui commençait à peine à se gonfler. Le laboureur devint un juge expert en grâce. »
12La nouvelle est d’inspiration antique ; son action se passe successivement à Chypre, Rhodes et en Crète. Peut-être, en cette première moitié du Trecento, la redécouverte de la statuaire de l’antiquité a-t-elle conditionné la peinture du personnage. Le transparent a l’avantage de guider le regard d’un rustre et, du même coup, celui du lecteur qui participe progressivement à ce processus de découverte de l’amour.
13D’autres héros médiévaux rencontrent la beauté et l’amour dans une personne en tenue légère : Perceval voit arriver dans sa chambre Blanchefleur, rongée d’inquiétude et d’angoisse : elle a jeté sur sa chemise un court manteau de couleur écarlate ; elle convient ingénument de l’incongruité de sa tenue :
« Por ce que je sui pres que nue,
n’i panssai ge onques folie
ni malvestié, ne vilenie4. »
(v. 1984-1986)
14Toutefois, à la différence de Boccace, Chrétien ne se saisit pas de l’occasion pour nous faire découvrir le corps de Blanchefleur. La charge érotique n’est pourtant pas absente d’une telle évocation puisque la jeune fille va se glisser dans le lit et dans les bras de celui qui lui offre sa protection. Au lecteur de deviner la nudité que recouvre la chemise. Nous pouvons faire une remarque identique à propos du corps d’Enide dont le romancier nous laisse deviner la beauté sous une chemise légère et une blouse – un chainse – dont le côté a cédé ; voilà une excellente voie qui peut conduire à la perception de la nudité et, pourtant, Chrétien se contente de noter :
Et sa fille qui fu vestue
d’une chemise par panz lee,
deliee, blanche et ridee ;
un blanc chainse ot vestu desus,
n’avoit robe ne mains ne plus,
et tant estoit li chainses viez
que ces costez estoit perciez :
povre estoit la robe dehors,
mes desoz estoit biax li cors5.
(v. 402-410)
15Cette retenue du romancier s’explique : risquant de dégrader l’image d’une future reine qui porte en elle les qualités idéales de cette fonction, il se refuse, tout en affirmant sa beauté physique, d’en donner une description qui, à terme, aurait un caractère érotique. Nous pouvons faire la même remarque à propos de Blanchefleur qui, en tant que jeune châtelaine, n’est qu’accessoirement un objet de désir : la transparence génère son propre obstacle. Ce faisant, Chrétien laisse à l’auditeur-lecteur la liberté d’imaginer des charmes dont il ne dit que l’existence. Son art relève, en l’occurrence, du conformisme et de la suggestion.
16Un de ses fidèles lecteurs, Renaut de Beaujeu, reprend, quelques années plus tard, le motif de la châtelaine qui se présente en chemise dans la chambre d’un jeune chevalier qu’elle héberge. Le contexte a changé : Blanchefleur était menacée et inquiète ; la dame de l’Ile d’Or a retrouvé la paix et désire épouser le chevalier qui a mis fin à la mauvaise coutume qui endeuillait l’accès à sa cité. Alors que se sont retirés les serviteurs qui ont participé au coucher du chevalier, elle pénètre dans sa chambre et semble s’offrir à lui. Comme Blanchefleur, elle ne porte qu’un manteau sur sa chemise. Manteau dont elle n’a vraisemblablement pas fermé les attaches puisque le Bel Inconnu peut voir son corps sous le vaporeux de la chemise :
Molt estoit la chemise blance,
mais encore est la cars molt plus
que la chemise de desus.
Les gambes vit, blances estoient,
qui un petit apparissoient ;
la chemise brunete estoit
envers les jambes qu’il veoit6.
(v. 2408-2414)
17Sans être d’un érotisme torride, la scène en est toutefois chargée. Rejetant son manteau en arrière, la jeune fille dégage ses bras pour enlacer le chevalier. Le romancier note le jeu des regards :
L’uns l’autre molt volentiers voit.
(v. 2428)
18Son partenaire peut admirer ses seins et sa poitrine qui sont blancs comme l’aubépine en fleur. Et, lorsqu’ils s’étreignent, seule la surface ténue de la chemise s’interpose entre leurs corps :
Son pis sor le sien li tenoit,
nu a nu, que riens n’i avoit entr’els,
non plus que sa cemisse.
En lui joïr a paine mise.
(v. 2435-2438)
19Mais, quand le chevalier veut lui donner un baiser, elle se dérobe brutalement : en fait, elle désire qu’il l’épouse. Elle n’envisage pas que le mariage soit consommé par anticipation. Il n’empêche. Guinglain, marié à une autre femme, gardera le souvenir de cette première rencontre nocturne :
Et maintes fois li est avis,
quant il dort mius, si voit son vis
et que il soit el lit couchiés
el palais u fu herbergiés
et c’aveuc lui voie la fee
ainsi d’un mantel afublee,
tot a nus piés en sa cemisse,
en tel sanblant et en tel guisse,
cum il le vit quant ele vint
ou lit, el palais, u le tint.
(v. 3695-3704)
20Entre l’interprétation du motif que nous devons à Chrétien et celle de Renaut s’établit une construction symétrique inverse. Discret sur le corps de Blanchefleur, dont il nous laisse deviner la beauté –’auditeur-lecteur, à cette fin, peut mettre à profit la description précise et éblouissante qui vient d’être donnée du personnage habillé –, Chrétien nous dit l’accord physique d’un amour débutant qui s’instaure dans le couple :
Ensi jurent tote la nuit,
li uns lez l’autre, boche a boche,
jusqu’au main que li jorz aproche.
(v. 2062-2064)
21En regard, si le Bel Inconnu peut contempler la nudité, à peine voilée, de Blanches-Mains, la nuit d’amour escomptée tournera court et le mouvement du désir en sera, provisoirement, pour ses frais.
22A la transparence d’une étoffe vaporeuse nous pouvons assimiler les trous, les échancrures, voulues ou non, du vêtement. L’effet est le même.
23Lorsque la fée, amante de Lanval, arrive à la cour d’Arthur, les hommes et les femmes qui se pressent pour la voir découvrent une jeune femme d’une grande beauté :
Ele iert vestue en itel guise
de chainsil blanc e de chemise
que tuz les costez li pareient,
qui de deus parz laciez esteient7.
(v. 559-562)
24La fée ne porte pas de cote mais, comme nous l’indique ensuite Marie de France, un manteau suffisamment large et flottant pour que soit ménagé un accès visuel à son corps. Si nous pouvons avoir des doutes sur ce point, nous devons noter que cette tenue suggestive prolonge, dans le cours du récit, le spectacle qui s’est offert aux yeux de Lanval quand il a rencontré pour la première fois la fée dans l’intimité de sa tente :
Ele jut sur un lit mut bel,
li drap valeient un chastel,
en sa chemise senglement.
Mut ot le cors bien fait e gent.
Un cher mantel de blanc hermine,
covert de purpre alexandrine,
ot pur le chaut sur li geté ;
tut ot descovert le costé,
le vis, le col e la peitrine.
(v. 96-105)
25Chemise de soie portée à même la peau, c’est aussi le costume des jeunes filles qui ont préparé son arrivée :
Mut par esteient avenanz,
de cendal purpre sont vestues,
tot senglement a lor char nues8.
(v. 474-476)
26La fée se présente devant le roi, sûre de ses charmes :
Sun mantel ad laissié chaeir
que meuz la peüssent veer.
(v. 605-606)
27Autour d’un bref aperçu de la nudité, d’une échappée que l’œil doit saisir, s’établit toute une stratégie du regard. Le voyant appelle le voyeur. Par leur origine, les fées sont une représentation de l’ardeur de la nature ; elles sont aussi une représentation du désir personnel. Elles sont, à la fois, une actualisation et l’objet du mouvement du désir. Qu’elles soient humaines ou non, qu’elles aient ou non une âme, peu importe : portant les prestiges de la séduction, elles focalisent sur elles les regards de la population masculine.
28Déjà, les chevaliers d’Arthur et Arthur lui-même ont remarqué la beauté des jeunes filles qui annonçaient l’arrivée de la fée. Elles ont distrait de leur tâche les juges qui devaient se prononcer sur la plainte portée par la reine et le roi. Mais quand survient leur maîtresse, tous âges confondus, la gent masculine est en émoi :
Il n’ot al bure petit ne grand,
ne li vieillard, ne li enfant
ki ne l’alassent esgarder,
si cum il la veent errer ;
de sa beaute n’iert mie gas.
Ele veneit meins que le pas,
Li jugeiir qui la veeient
a grant merveille la teneient.
Il n’ot un sul ki 1’esgardast,
de dreite joie n’eschaufast.
(v. 575-584)
N’i ot tant viel home en la cort,
qui volentiers son oil n’i tort,
et volentiers ne la servist
por ce que soufrir le vosist.
(addition, B.N. fr. 1104)
29Cette profusion de regards trouve son apothéose quand elle rejoint Arthur : toute l’assistance peut la contempler en position statique. Elle rejoint par là Enide qui, après la chasse au blanc cerf et la conquête de l’épervier, s’était exposée dans une des robes de la reine, à la vue des nobles et des chevaliers de la cour ; elle rejoint aussi vraisemblablement les reines de mai, incarnation de femmes de l’autre monde, qui fournissaient une représentation traditionnelle et vécue de cette épiphanie.
30Ce qui est le plus surprenant dans cette affaire, c’est qu’au-delà du regard des personnages masculins, c’est l’auteur qui, en dernier ressort, voit et que cet auteur est une femme, Marie de France. Comme le montre le caractère élégant et enlevé du texte, elle fait preuve d’une indéniable aptitude à s’investir dans une vision masculine des faits. Capacité d’adaptation certes ; mais aussi aporie d’une culture à sens unique et d’une autocensure qui ne peuvent concevoir, de façon détaillée, qu’une manifestation masculine du désir.
31Le motif des échancrures ou des déchirures dans le vêtement peut être interprété et vécu plus brutalement. Lorsque Perceval, qui est responsable de ses malheurs, rencontre pour la seconde fois la demoiselle de la tente, il se trouve en présence d’une victime, tourmentée dans sa chair par un amant jaloux. Elle est réduite à chevaucher une haridelle squelettique, elle est vêtue d’une robe en lambeaux ; la neige, la grêle, le gel lui ont crevassé la chair et les pleurs coulent jusqu’à ses genoux. Il n’est pas excessif de dire qu’elle est victime de pratiques sadiques, puisqu’elle se demande avec clairvoyance pourquoi l’homme qui lui inflige de telles souffrances ne peut se passer de vivre avec elle et trouve son plaisir à prolonger une telle relation :
« A lui nule merci ne truis,
ne vive eschaper ne li puis,
ne il ne me par vialt occirre,
ne ge ne sai por qu’il desirre
ma conpaignie an tel meniere,
se por ce non qu’ausins a chiere
ma honte et ma maleürté. »
(v. 3747-3753)
32Les trous de sa robe, dont les parties préservées n’excèdent pas la surface d’une paume, au mépris de toute pudeur, laissent échapper ses seins :
Einz li sailloient hors del sain,
les memeles par les rotures.
(v. 3708-3709)
33Le phénomène de déliquescence vestimentaire, bien que traité avec humour, n’exclut pas une tentative de manipulation exercée sur le corps de la femme, en toute impunité jusqu’à l’intervention de Perceval :
Et ele estraint sa vesteüre,
autor de li por le mialz covrir.
Lors comancent pertuis ovrir que,
quant que ele mialz se cuevre,
un pertuis clost et cent en oevre.
(v. 3726-3730)
34Certes, l’évocation relève de l’imaginaire ; elle est exagérée – les larmes formant un sillon pour couler jusqu’aux genoux – et humoristique. Toutefois, sous une forme réaliste et vécue, la détresse d’une femme persécutée et humiliée ne devait pas être étrangère à l’environnement social de Chrétien et de ses auditeurs-lecteurs. L’évocation romanesque qui vise à la reproduire, même sur un mode plaisant, n’est pas totalement innocente. Le romancier, en l’occurrence, semble céder à une impulsion néfaste à laquelle, il est vrai, Perceval, ce justicier universel, mettra fin. Pour un instant, Chrétien de Troyes, par une sorte de complaisance vis à vis de lui-même et de son public, l’a fait passer du statut de voyeur à celui de voyou. S’il a éprouvé un certain plaisir à composer ce passage – l’ingéniosité malicieuse qui préside à son développement le prouve –, il a simultanément sollicité et flatté des tendances un tantinet perverses. Il semble intensifier un mouvement d’inspiration qu’il avait inauguré lors de la composition d’Erec et Enide, les vexations qu’Erec inflige à Enide annoncent de façon estompée la cruauté de l’Orgueilleux de la Lande.
35Différence d’intensité certes ; mais aussi différence de portée : alors que la jalousie de l’Orgueilleux de la Lande relève exclusivement de la psychologie, la conduite ombrageuse d’Erec envers son épouse n’est pas exempte de connotations sociales. Le fds de roi sévit, pour l’éprouver, contre une partenaire d’origine inférieure.
36Enide n’est victime que de cruauté mentale. Il n’en est pas exactement de même du personnage italien qui est son analogue, la Griselda de Boccace que la littérature médiévale française s’empressera d’accueillir sous le nom de Grisélidis9. Si Enide rappelle que son époux l’a choisie alors qu’elle était, comme nous l’avons vu, en chemise : et si me prist et povre et nue10, jamais il ne se servira de ce dénuement pour imposer des humiliations à son corps. En regard, le marquis de Saluzzo, qui feint de répudier Griselda et de la renvoyer à sa situation misérable de paysanne, va lui imposer de quitter la cour, vêtue seulement de sa chemise : à la souffrance morale qu’il lui impose s’ajoute une exhibition dégradante d’une nudité à peine voilée :
- Je n’ai pas oublié, dit-elle, que vous m’avez prise nue. Si vous jugez séant que paraisse à tous les regards le corps qui a porté vos enfants, je m’en irai nue. Mais tenez compte, je vous prie, de la virginité que j’ai portée ici, et que je ne remporte point. Permettez que, en sus de la dot que vous me dites de prendre, je prenne au moins une chemise.
Bien que l’envie de pleurer dominât chez lui tout autre sentiment, Gautier garda son air farouche. - Soit, dit-il, emporte une chemise.
Tout l’entourage suppliait le marquis de concéder une robe à Griselda, pour qu’on ne vît point sortir de chez lui, si misérable et si honteuse celle qui, pendant treize années et plus, avait été sa femme. Les prières n’eurent aucun effet. En chemise, pieds nus, sans rien sur la tête, Griselda, les recommandant à Dieu, quitta donc la maison, non sans exciter les larmes et les plaintes de tous ceux qui la virent11.
37L’intérêt de ce passage est indéniable : sont successivement évoqués les trois types de relation qu’un corps entretient avec un vêtement. Griselda imagine d’abord son absence : elle se voit quitter la cour intégralement nue. Hypothèse qu’elle rejette pour demander que le marquis lui laisse au moins une chemise, vêtement dont la caractéristique est de faire apparaître tout ou partie du corps. C’est une perspective qui choque l’entourage du couple : il demande vainement au marquis de ménager l’honneur et la pudeur de son épouse en lui fournissant un vêtement couvrant et opaque.
38Il n’est plus question ici de célébrer le corps de la femme, mais de l’humilier. Même s’il ne mène qu’un jeu, le marquis de Saluzzo s’impose, dans l’apparence de son comportement, à la fois comme un héritier littéraire d’Erec, dans la mesure où il abuse de sa position dominante et comme un nouvel Orgueilleux de la Lande, compte tenu de la cruauté qui, présidant à sa résolution, porte physiquement atteinte à la pudeur de sa femme.
39Ainsi l’insuffisance vestimentaire qui a une portée esthétique, quand elle est volontairement assumée ou quand elle est traitée sur un mode galant pour faire valoir les charmes d’un corps, devient-elle, quand elle est cruellement imposée, un facteur d’humiliation.
40Ces quelques considérations sur le transparent, le vaporeux, l’échancré ou le déchiré n’ont pas la prétention d’épuiser le sujet. D’autres exemples peuvent enrichir la grille de lecture proposée. Cependant, telles qu’elles sont, elle révèlent une double tendance des auteurs médiévaux d’ouvrages de fiction pour exploiter le phénomène.
41Nous pouvons d’abord noter une certaine propension hédoniste et, partant, un certain raffinement. Au demeurant, les autorités morales du Moyen Age qui vitupéraient contre le luxe, les soins de beauté et les fards ne pouvaient accepter ce type de tenues qui conduisaient au péché et à la damnation. Elles s’appuyaient sur deux références néotestamentaires autoritaires et strictes : une référence à la première épître de saint Pierre (III, 3) et, surtout, une prescription de saint Paul, de la première épître à Thimothée :
Que les femmes, de même, aient une tenue décente ; que leur parure, modeste et réservée, ne soit pas faite de cheveux tressés, d’or, de pierreries, de somptueuses toilettes ; mais bien, plutôt, de bonnes œuvres, ainsi qu’il convient à des femmes qui font profession de piété12.
42Le transparent, en dépit de telles injonctions, a dû constituer un élément non négligeable du costume féminin médiéval ; toutefois, les ouvrages historiques, rédigés par des clercs, compte tenu de leurs intentions moralisatrices et édifiantes, ne nous ont pas décrit le charme de certains vêtements provoquants. Les évocations, en la matière, que nous trouvons dans les ouvrages de fiction – romans et nouvelles – nous montrent que, dans ce domaine comme dans bien d’autres, cette littérature, qui ouvrait un espace imaginaire, ouvrait, du même coup, un espace de liberté.
43L’hédonisme et les mouvements du désir eurent latitude pour s’exprimer ; mais des sentiments plus troubles investirent cet espace. Entre le nu et le vêtu, les insuffisances vestimentaires qui donnaient accès au corps, purent prendre, sous le triple regard de l’auteur, des personnages et des auditeurs-lecteurs, une allure dégradante. Ainsi s’établit-il des évocations plus perverses que la suggestion d’une beauté prétendument voilée.
Notes de bas de page
1 Voir, en particulier, Chrétien de Troyes, Cligès, édition A. Micha, Paris, Champion, 1982, v. 786-849.
2 Jean Renard, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, édition F. Lecoy, Paris, Champion, 1962.
3 Boccace, Le Décaméron, traduction de J. Bourciez, Paris, Garnier, 1967, p. 335.
4 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal (Perceval), édition F. Lecoy, Paris, Champion, 1973.
5 Chrétien de Troyes, Erec et Enide, édition Mario Roques, Paris, Champion, 1970.
6 Renaut de Beaujeu, Le Bel Inconnu, édition G. Perrie Williams, Paris, Champion, 1929.
7 Marie de France, Les Lais, édition J. Lods, Paris, Champion, 1959.
8 « Tot senglement a lor char nues… », c’est déjà la tenue de la fée, telle que la découvre Lanval (v. 98) ; c’est aussi, comme l’a indiqué A. Petit dans sa communication, un aspect de la tenue d’Antigone dans le Roman de Thèbes (v. 4124) : d’une porpre inde fu vestueltot senglement a sa char nue ; /la blanche char desoz pareit.
9 L’Estoire de Griseldis, édition Mario Roques, Genève, Paris, Droz, Minard, 1957 ; sur le renvoi de Griseldis, v. 2096-2204.
10 Erec et Enide, op. cit., v. 6259.
11 Le Décaméron, op. cit., p. 708-9.
12 Cité d’après La Bible de Jérusalem, Paris, Les Editions du Cerf, 1992, p. 1716.
Auteur
Université de Nice
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