Le corps paré du défunt
Les rites funéraires dans le Roman d’Eneas
p. 139-152
Texte intégral
1Profitant du vide descriptif laissé par le Roman de Thèbes, l’auteur du Roman d’Eneas1 inaugure le motif des tombeaux avec deux longues ecphraseis : la première consacrée à la sépulture de Pallas, le fils d’Evandre, la seconde au cénotaphe de Camille, la reine des Volsques. Ces monuments-écrins accueillent, tel un joyau, la dépouille « orfévrée », que les rites funéraires ont fait passer de la souillure à la pureté. Ces opérations rituelles correspondent à des pratiques du xiie siècle. En effet, comme l’ont démontré les études d’Aimé Petit2, les auteurs des romans antiques ont en commun la pratique de l’anachronisme. Au-delà de sa valeur documentaire, ce doublet descriptif s’apparente à une anamorphose de l’écriture en miroir, caractéristique du Roman d’Eneas.
2Le rituel funéraire s’organise en un triptyque : préparer, parer, puis protéger le corps. Au cours de la préparation funèbre du cadavre, chaque geste est lourd de sens : il s’agit de remplacer la souillure du corps par une nouvelle pureté. Cet office se déroule en quatre temps : l’embaumement, l’habillage, la remise des regalia et la mise au tombeau.
3Connu depuis l’Antiquité égyptienne, l’embaumement fait office de seuil entre l’ici-bas et l’au-delà : le défunt reçoit ici-bas les derniers honneurs ; il acquiert également une pureté impeccable, indispensable à son passage dans l’au-delà. Danièle Alexandre-Bidon rappelle les conditions et les motivations de cette pratique au Moyen Age :
Même s’il n’est pas exclusivement réservé aux familles royales ou aux papes, l’embaumement est un privilège aristocratique. On peut y voir le besoin de parvenir tel quel devant Dieu au Jugement dernier. Il n’en demeure pas moins que l’embaumement perpétue l’inégalité sociale au-delà de la mort. Le baume et les épices coûtent cher3.
4Dans le cas de Pallas, l’embaumement est présenté comme un privilège réservé aux rois – comme l’an devoit faire roi (v. 6378). Ce caractère exclusif est confirmé dans le Roman de Troie4 : seul Hector, l’aîné des fils de Priam, est embaumé – Achille aurait également dû être embaumé, mais son corps était trop abîmé : il a donc fallu recourir à la crémation (v. 24465-24470). L’embaumement de Camille, la reine des Amazones, témoigne de la même valeur honorifique, mais est dicté par des nécessités matérielles : le corps doit en effet être conservé trois mois, en attendant l’édification du tombeau (v. 7424-7525). L’embaumement possède une forte charge symbolique et émotionnelle puisqu’il s’agit d’attenter à l’intégrité d’un cadavre. Pour éviter le travers de la profanation, il est fortement codifié et devient un authentique rituel. Cette opération requiert un personnel spécialisé et compétent. Evandre fait appel à ses propres serviteurs :
Li rois fist ses serjanz venir,
son fil rova ansevelir
a la costume de lor loi,
comme l’an devoit faire roi.
(v. 6375-6378)
5Turnus confie cette tâche aux Amazones, seules autorisées à prendre soin de la dépouille de leur reine :
Atant la gent Camille apele,
il fist les pucelles venir,
lor dame lor fist descovrir.
(v. 7430-7432)
6Le rituel de l’embaumement est précis : on commence par déshabiller le corps, puis on le lave avec de l’eau mêlée de vin.
Premierement l’ont despoillié
de toz ses dras et deschaucié,
le cors et la plaie ont lavé,
primes de vin, puis de claré
(v. 6379-6382, pour Pallas)
Ele estoit tote ansanglantee,
d’eve rasade l’ont lavee,
(v. 7433-7434, pour Camille)
7Ce mélange a un double but. Il permet d’abord de redonner une teinte rosée à la peau, comme le suggère le vers 6383, qui insiste sur la pâleur du cadavre de Pallas :
ja ert auques nerciz et pers ;
8De plus, le vin s’utilise comme antiseptique, à côté du sel et des aromates. Ces produits possèdent aussi une valeur symbolique. Assimilé au sang du Christ, le vin a partie liée avec la liturgie5 ; quant au sel, il est utilisé pour la cérémonie du baptème6. On coupe ensuite les cheveux du défunt – les blois chevols (v. 6384) de Pallas et la bele crine (v. 7435) de Camille. Cette pratique doit également être replacée dans le contexte de l’Occident chrétien. Avant d’entrer dans les ordres, tout novice avait le crâne rasé. Dans un univers ante legem – n’oublions pas que l’action est censée se dérouler pendant l’Antiquité –, cette pratique marque le passage de la vie séculière à l’au-delà spirituel.
9Ensuite vient l’embaumement proprement dit, c’est-à-dire l’enlèvement des viscères. Alain Erlande-Brandebourg note que « dans la seconde moitié de ce xiie siècle, l’éviscération du souverain était un fait coutumier en Angleterre7 ». Pour désigner cette opération, l’auteur d’Eneas reste évasif, utilisant à deux reprises le verbe aromatisier (pour Pallas, v. 6386 ; pour Camille, v. 7436). Dans le Roman de Troie, lors de l’embaumement d’Hector, Benoît de Sainte-Maure, plus prosaïque (peut-être dans un souci didactique), détaille les phases – l’enlèvement des viscères et l’application du baume :
Avant qu’il fust enseveliz,
L’ont molt bien aromatizé,
E le ventre del cors saché.
Ostee en ont bien la coraille,
Feie e pormon e l’autre entraille.
Dedenz ont lo cors enbasmé,
Sin i mistrent a grant planté,
E si refirent il de hors.
(v. 16510-16517)
10Dans le Roman d Eneas, le corps est également enduit de baume odoriférant, pour ralentir la putréfaction :
de fresc basme l’ont tot bien oint,
por ce que pas ne porresist
ne male odor de lui n’isist.
(pour Pallas, v. 6388-6390)
et basme et mirre i ot plenté,
(pour Camille, v. 7437)
11Le corps des défunts est ensuite revêtu de vêtements d’apparat, taillés dans des étoffes précieuses et brodés d’or et d’émaux8. Lors de la trêve qui suit la mort de Pallas, Enéas fait ainsi ramener le corps auprès d’Evandre, dans une bière précieuse (v. 6107-6120). Pallas porte alors un tissu brodé d’or, cadeau de Dido au héros troyen :
Pallas vestent un vestement
tissu a or molt mestrement :
a Eneas lo presenta Dido,
quant elle l’anama.
(v. 6121-6124)
12Après l’embaumement, Pallas est habillé selon la mode du xiie siècle, avec plusieurs couches de vêtements. La richesse se mesurait en effet à l’aune de la qualité, mais également de la quantité de vêtements9. Le premier, une chemise de toile fine, est donné par sa mère. De la naissance à la mort, la figure maternelle occupe le premier rang. Alors que les vêtements d’apparat sont le plus souvent des présents paternels, la mère fournit la chemise, la pièce de linge la plus intime, celle qui traduit le rapport affectif entre les deux protagonistes. Lointain souvenir de la toile qui sert à emmailloter les nourrissons, le dras de cheinsil signifie que, de sa naissance à sa mort, Pallas reste avant tout un enfant10. Il porte par dessus le dras un bliaut de pourpre, ouvrage exécuté par trois déesses :
blialt de porpre li vestirent
que trois de lor deesses firent,
et d’or l’orent tot antissu.
(v. 6393-6395)
13Ces trois déesses sont les avatars des Parques, qui tissent et coupent le fil de la vie11. Les fils d’or et de pourpre rappellent le destin royal de Pallas. Les fils noirs, qui accompagnent ou annoncent la mort, sont ici remplacés par l’onyx12, gemme noire qui orne la bague du défunt. Pallas porte des chaussures taillées dans un tissu précieux, ornées d’éperons d’or avec des courroies d’orfroi (v. 6396-6398). Un dernier vêtement, du nom de tonicle (v. 6402) recouvre l’ensemble. Martine Thiry-Stassin traduit le terme tonicle par dalmatique13, vêtement ecclésiastique que peut revêtir le roi, oint par le Seigneur. Comme les novices qui renoncent au monde, Pallas revêt un habit clérical : cette prise d’habit le prépare à franchir le seuil de l’Autre monde.
14Paradoxalement, ce déferlement d’or ne se retrouve pas dans les vêtements de Camille, qui se démarquent par leur sobriété :
Camille vestent de chemise,
de fin blialt de balcasin14 ;
(v. 7638-7639)
15Le double portrait que l’auteur d’Eneas a déjà consacré à Camille peut expliquer ce silence descriptif. Le personnage, dans toute la splendeur de ses deux facettes – guerrière et courtoise – est déjà connu du public. De plus, Camille est morte à cause de son goût immodéré pour l’or. Elle a en effet tué Cloreüs afin de s’emparer de ses armes d’orfèvrerie (v. 7164-7184). Tout à sa convoitise, elle n’a pas vu venir Arruns, le guerrier qui lui a lancé une flèche mortelle (v. 7185-7202). La sobriété des vêtements de l’Amazone peut s’interpréter ici comme un refus de ce métal précieux mais mortifère.
16Les défunts reçoivent enfin les insignes royaux – Pallas en tant qu’héritier du trône, Camille en tant que reine des Amazones. On remet à Pallas un anneau, un manteau, une couronne et une aumônière (v. 6399-6404). Ces regalia correspondent aux objets que reçoit le roi lors de son couronnement15 : la scène se lit donc comme un couronnement post mortem. L’anneau remplace celui qu’Enéas avait offert à Pallas (Turnus s’est emparé du bijou, dont il a dépouillé le cadavre). Le nouvel anneau, que nous avons déjà évoqué, porte un onyx. Cette gemme aux vertus négatives s’apparente à une pierre de deuil, qui rappelle la mort de Pallas et la tristesse de son entourage. La tonicle est à la fois un habit religieux et le grand manteau royal d’apparat. La couronne emblématise la fonction royale. Quant à l’aumônière, elle incarne une des qualités royales, la largesse. Elle rappelle également, dans le contexte antique, la pratique de l’obole à Charon16.
17Camille porte elle aussi la couronne royale. Elle tient un sceptre dans la main droite, sa main gauche repose sur sa poitrine (v. 7640-7642). Les manuscrits E et F mentionnent un anneau sur la dépouille de Camille, comme pour renforcer la symétrie entre les deux personnages :
et un anel tient en son doit
que a tel dame covenoit17.
18Tous deux ont la tête surélevée par un oreiller :
La teste li ont sollevee,
un oroillier ont desoz mis
por pandre avant un po le vis.
(v. 6464-6466, pour Pallas)
Coissin de paile tribala
ot a son chief, qui li leva,
et de desus un oreillier ;
(v. 7459-7461, pour Camille)
19Cette posture donne au défunt la position du dormeur et le rapproche des vivants. Elle a également un but pratique : quand le corps est exposé, le public peut voir plus facilement le visage. De plus, le coussin cale la tête et la tient tournée vers le ciel. Cette position permet au défunt de se présenter de face à Dieu. L’archéologie ne mentionne que de rares exceptions à ce positionnement18.
20Le faste de ces funérailles rappelle l’apothéose des empereurs romains. Alain Erlande-Brandebourg cite de nombreux exemples de cette richesse ostentatoire, de Lothaire à Henri II Plantagenêt. A propos de ce dernier, il écrit :
Il était habillé d’une façon royale (regis apparatu), portant la couronne d’or sur la tête, ses mains étaient cachées par des gants et il avait un anneau d’or au doigt. Il tenait de la main son sceptre. Ses pieds étaient chaussés de souliers tissés munis d’éperons. Il était ceint d’une épée et il était étendu, le visage découvert (vultum discopertum)19.
21Vêtu des habits d’apparat et des regalia, le défunt est conduit dans sa dernière demeure. Inaugurant le motif des tombeaux dans les romans antiques, l’auteur d’Eneas décrit alors de somptueux monuments, insolites et inviolables. Le corps doit en effet être protégé contre les atteintes du temps, mais aussi contre celles des hommes. Cette double protection est la fonction principale de la sépulture, comme le souligne Emmanuelle Baumgartner :
La fonction spécifique du sarcophage et du monument funéraire est de protéger le cadavre, autant que faire se peut, de la corruption et d’éventuelles profanations20.
22Le cadavre fait l’objet de multiples précautions, afin que rien ne nuise à son intégrité. La peau, très fragile, est protégée du soleil. Enéas fait recouvrir la bière qui contient le corps de Pallas d’une sorte de parasol :
puis fist desus un aunbrail,
tot anviron come buschail.
(v. 6131-6132)
23Le même système est utilisé pour la bière de Camille :
Desus la biere ot un chassal
de vert cendal et de vermoil,
por tenir l’onbre del soloil.
(v. 7484-7486)
24Pour éviter au corps les atteintes du temps, plusieurs procédés sont employés. Le baume protège temporairement la peau, l’embaumement évite la putréfaction interne21. Un système de tuyauterie est mis au point pour instiller du baume dans le corps de Pallas. La technique emprunte à l’orfèvrerie, puisque l’appareil est fait d’or et de sardoine :
Dous chalemiaus de fin or pristrent,
les chiés dedanz les nes li mistrent,
les autres dous en dous veissiaus ;
li uns fu d’or mervoilles biaus,
un sestier tint et noiant moins ;
cil fu de basme trestoz plains ;
li autres fu d’une sarzine,
et fu toz plains de torbentine.
(v. 6467-6474)
25Dans le Roman de Troie, Benoît de Sainte-Maure décrit une installation similaire pour le cadavre d’Hector. Aucun procédé interne n’est utilisé pour Camille : des vases d’or pleins de substances odoriférantes sont simplement disposés autour d’elle (v. 7648-7650). L’auteur semble avoir voulu limiter les manipulations du corps de l’héroïne. L’utilisation d’encens pendant la cérémonie d’inhumation symbolise la montée de l’âme du défunt vers le ciel, mais elle camoufle aussi, plus prosaïquement, les mauvaises odeurs.
26La convoitise des hommes constitue la seconde source de danger. Pour éviter tout risque de profanation, on construit des tombeaux colossaux. L’or et les gemmes reprennent, en les parachevant, les parures du corps. Il se crée alors une analogie entre l’habit, l’habitat et l’habitant : le monument se fait écrin et le corps devient joyau. Pallas est placé sous une splendide voûte constituée d’or, de gemmes et d’émaux (v. 6423-6446). Le tombeau, taillé dans une prase géante, est soutenu par trois lions d’or (v. 6454-6459). Le cénotaphe de Camille – que Joël Thomas considère comme un équivalent minéral de l’arbre, thème majeur de l’Enéide22 – est constitué d’un échafaudage très complexe23. Adoptant une forme inversée, le tombeau commémore le caractère de Camille, qui renverse les lois de la nature en voulant cumuler la beauté féminine et la bravoure guerrière. Miroir du défunt, le tombeau donne à lire sa vie et ses caractéristiques par le truchement des détails ornementaux et architecturaux24. La prédominance de l’or et des gemmes reste prégnante. Le tombeau, taillé dans un bloc d’ambre, est lui aussi disposé sur des statues d’or (v. 7645-7647). Une mosaïque, constituée de gemmes broyées, recouvre la sépulture (v. 7651-7655). La protection du corps passe par une « irrémédiable claustration25 ». Le cercueil est fermé, et l’entrée du tombeau devient inaccessible. Le cercueil de Pallas est scellé avec du bitume, matériau qui permet à l’auteur une courte digression encyclopédique (v. 6497-6505) ; celui de Camille avec un mélange de gemmes et de sang de dragon26 (v. 7655-7658). Ces tombeaux s’apparentent aux pyramides égyptiennes, tombeaux royaux dont la complexité architecturale visait à décourager les curieux et les voleurs. Le caractère hyperbolique et redondant de ces deux passages incite à lire, entre les lignes, un faisceau de valeurs spéculaires.
27Augustin considère la « description superfétatoire » comme l’indice d’un sens second, caché selon les principes de l’integumentum27. Les passages considérés sont doublement superfétatoires : tout d’abord par leur longueur, ensuite par leur répétition. Au sommet du tombeau de Camille, le miroir donne la clef de lecture : ces ecphraseis sont l’emblème d’une écriture en miroir28.
28La construction narrative du couple Pallas-Camille s’élabore à partir de la figure du miroir, qui fournit un reflet exactement inversé. La double description des rites funéraires consacre et parachève leur gémellité. Tout au long du texte, ces deux protagonistes se font écho, comme l’analyse Jean-Charles Huchet :
Pallas : double de Camille, mais double inversé, comme au miroir. Camille ajoute des vertus viriles à une féminité biologique […] Pallas, la féminité à sa masculinité originelle, en l’espèce d’une beauté gracile que ne corrige aucune pilosité virile29.
29Ils occupent une position similaire, l’un par rapport à Enéas, l’autre par rapport à Turnus, celle de l’ami et de l’allié. Leur mort est provoquée par leur attitude déraisonnable :
L’un et l’autre expient la mort dans un même péché, un même excès : excès langagier dû à l’orgueil de Pallas (v. 5676-5708), fascination excessive pour les armes de Cloreüs chez Camille30.
(v. 7161-204)
30Ces personnages se caractérisent également par une ambiguïté sexuelle. Celle de Camille est explicite, et même revendiquée par l’Amazone. A la fois guerrier et femme, elle incarne l’androgynat. Cette nature inversée est matérialisée par l’architecture de son tombeau, construit à l’envers, en s’élargissant. Le monument lui-même est à l’image du défunt. Ce refus de choisir une identité sexuelle est cristallisé par le vers 3977 :
Lo jor ert rois, la nuit raïne ;
31Seule son épitaphe permet de réconcilier post mortem les deux facettes de son identité (v. 7663-7668). Quant à Pallas et Enéas, ils semblent ressentir l’un pour l’autre plus que de l’amitié. Enéas offre au fils d’Evandre un anneau – présent qui représente un gage d’amour. A la mort de Pallas, Enéas l’habille d’un vêtement offert par Dido (v. 6121-6124). Plus que la translatio imperii, ce tissu illustre la translatio amoris que doit subir Enéas : à la passion de Dido succède l’amour de Pallas. Cette homosexualité est corroborée par les accusations de la mère de Lavine (v. 8567-8577). A cause de leur identité sexuelle trouble et de leur comportement contre-nature, Pallas et Camille n’occupent aucune place dans le système courtois et font figure de repoussoirs. Leur mort n’est que la conséquence logique de cette condamnation morale, sous-jacente mais réelle.
32Le thème du double traduit également la position du texte roman face à son modèle latin : adaptation, le Roman d’Eneas est à la fois une nouvelle Enéide et une œuvre tout autre. Deux cérémonies funèbres sont consacrées à Pallas, ce qui enrichit le processus de redoublement et de réduplication qui parcourt l’ensemble du roman. Ces deux descriptions s’apparentent à des exercices de style. Martine Thiry-Stassin distingue deux moments :
mise en bière provisoire et convoi funèbre organisé par Eneas d’une part, et apprêts du corps et sépulture à Pallantée commandée par Evandre et ses serviteurs d’autre part. La première, suivant Virgile, sacrifie à la mode antique : convoi proche du triomphe, la bière très riche – à l’opposé du brancard agreste (XI, 64-66) – étant précédée des dépouilles conquises sur l’ennemi et des captifs enchaînés (X, 78-84 et 6133-6136, 6277-6283). La seconde suit les coutumes du xiie siècle et s’attache à décrire la préparation et l’exposition du corps comme celles que l’on prévoit pour un roi31.
33L’auteur médiéval décrit le même épisode, tantôt en restant fidèle à sa source latine, tantôt en s’en écartant pour ancrer sa narration dans le xiie siècle. La nouvelle parure revêtue par Pallas emblématise la translatio du texte latin à l’œuvre romane :
La splendeur des nouveaux atours efface le souvenir des anciens ; le texte se dédouble et, par l’amplification du reflet, se corrige, se réécrit et s’efforce de se dépasser en habileté et en splendeur32.
34Le doublet descriptif invite à lire entre les lignes, à soulever le voile. Les vêtements d’apparat symbolisent la pratique de l’integumentum, qui recouvre d’un manteau de prix le sens profond du texte. L’insistance sur la toilette mortuaire, qui donne aux défunts les couleurs de la vie, se lit comme une image de la translatio, propre à ressusciter les écrits anciens grâce à l’écriture de la poetria nova33.
35Si l’auteur d’Eneas ne formule aucune réflexion directe sur sa pratique scripturale, il élabore néanmoins un art poétique par le biais des descriptions34, et notamment des tombeaux. L’image du tombeau se dédouble pour accueillir la dépouille de Pallas, puis celle de Camille. Entre ces deux lieux s’établit une gradation interne. Principe d’écriture35, la figure du double construit chaque tableau : l’auteur décrit le corps paré du défunt, puis l’édifice monumental. Ces deux épisodes de funérailles mettent plus l’accent sur la parure des défunts et sur la magnificence des tombeaux que sur les corps eux-mêmes. La tension dramatique semble être occultée au profit de la dimension esthétique. Le mot d’ordre est la somptuosité : des étoffes brodées d’or (v. 6393-6395 et 4013) aux matériaux précieux employés pour l’édification, tous les détails symbolisent l’ornatus. La mosaïque de gemmes renvoie à l’agencement précis et précieux des mots. L’or, les pierres et les émaux qui parent les œuvres d’art constituent une mise en abyme de la beauté artistique, ainsi que de la qualité stylistique du texte. Les mots poétiques, note Edgar de Bryune,
doivent rappeler des vêtements de fête, évoquer des sons privilégiés, couvrir la pensée de couleurs non pas rythmiques, mais picturales. L’ornatus verbal s’ajoute donc à la beauté du contenu comme une polychromie à une belle statue, comme les fleurs émaillent une belle prairie, comme les perles rehaussent un objet d’or36.
36Quant aux tombeaux, dynamisés par un élan vertical, ils symbolisent l’œuvre – architecturale et scripturale – qui se fait monument, en écho à l’adage horacien, monumentum aere perennius. Ces tombeaux aux allures de tour, qui participent de l’art colossal, dessinent en anamorphose la tour de Babel. A la confusion finale des langues s’oppose ici l’émergence d’une langue unique, le roman. Une telle intertextualité traduit l’ambition langagière de l’auteur, qui veut se hausser plus haut que son modèle latin, tout en donnant ses lettres de noblesse à la langue romane.
37De la vêture des défunts à l’architecture des tombeaux, les realia décrites lors des funérailles sont marquées du sceau de l’orfèvrerie, et méritent le titre de mirabilia. Cependant, cette esthétique de la splendeur, qui parcourt tout le roman, possède également une dimension spéculaire : un jeu de miroir s’instaure entre Pallas et Camille d’une part, la source latine et l’adaptation romane d’autre part. Loin de s’écrire dans l’ombre de l’Enéide, l’Eneas réfléchit sur sa genèse virgilienne, tout en reflétant, à la faveur des miroitements d’or et de gemmes, sa propre écriture.
Notes de bas de page
1 Edition de référence : Eneas. Roman du xiie siècle, éd. par J.-J. Salverda de Grave, Paris, Champion, 1983 et 1985, 2 vol. (Classiques français du Moyen Age 44 et 62).
2 « L’anachronisme dans les romans antiques, et plus particulièrement dans Le Roman d’Eneas », dans Relire le Roman d’Eneas, Etudes recueillies par J. Dufournet, Paris, Champion, 1985 (Unichamp), p. 105-148, en particulier p. 113. Voir également L’Anachronisme dans les romans antiques du xiie siècle, thèse de 3° cycle. Centre d’études médiévales et dialectales de l’Université de Lille III, 1985.
3 « Le corps et son linceul », dans A Réveiller les morts. La mort au quotidien dans l’Occident médiéval, sous la direction de Daniele Alexandre-Bidon et Cécile Treffort, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1993, p. 183-206, en particulier p. 187.
4 Le Roman de Troie, éd. L. Constans, Paris, Firmin Didot, 1907, vol. III, v. 16769-16783.
5 Danièle Alexandre-Bidon rappelle que, dans la Chanson de Roland, le vin est utilisé pour « la cuisine du corps », « Le corps et son linceul », op. cit., p. 188.
6 D. Alexandre-Bidon souligne sa dimension religieuse : » Or le sel n’est qu’apparemment profane. Hautement efficace dans la conservation des viandes, il a aussi une valeur symbolique. Il est un ingrédient sacramental par excellence : selon Raban Maur, « la nature du sel est proche de celle de l’eau […] car l’eau nettoie les saletés et le sel chasse la pourriture ». Le sel est l’épice du baptême. Pourquoi ne serait-elle pas celle de la mort ? », id., p. 189.
7 Le roi est mort. Etude sur les funérailles, les sépultures et les tombeaux des rois de France jusqu’à la fin du xiiie siècle, Paris, Arts et Métiers Graphiques, 1975 (Bibliothèque de la société française d’archéologie 7), p. 29.
8 Cf. id., chapitre III. L’Inhumation, p. 32-46. Par ailleurs, Françoise Piponnier mentionne la volonté affirmée des aristocrates d’avoir un drap d’apparat lors de leurs funérailles, « Les étoffes du deuil », dans A Réveiller les morts, op. cit., p. 135-140, en particulier p. 135.
9 Odile Blanc souligne qu’au Moyen Age, où la cherté et la rareté des matières et des pigments réservent l’usage des beaux vêtements à l’élite aristocratique, l’élégance d’une tenue se mesure avant tout à la richesse et au nombre des vêtements : accumulation des pièces, éclat des matières, préciosité des coloris, telles sont les marques indiscutablement élitaires – et à nos yeux ostentatoires – du paraître noble », Parades et parures, L’invention du corps de mode à la fin du Moyen Age, Paris, Gallimard, 1997 (Le Temps des images), p. 21.
10 Danièle Alexandre-Bidon note que l’enfant et le défunt portent le même vêtement, car ces deux conditions sont constamment apparentées : « Cette intimité de la mort et de l’enfant, l’homme du Moyen Age l’a sans doute très fortement ressentie. A son dernier souffle, le défunt rend l’âme sous forme d’un enfant nouveau-né, nu ou emmailloté, suivant le cas. Mais emmailloté comme un enfant ou comme un mort ? Les deux sont en effet, jusqu’au xiiie siècle, vêtus de même. Cette symbiose, qui marquait symboliquement le fait que la vie offerte au premier jour est rendue au dernier, permet enfin de poser une question : les morts sont-ils emmaillotés comme des enfants ou les enfants sont-ils emmaillotés comme les morts ? », « Apprendre à vivre : l’enseignement de la mort aux enfants », dans A Réveiller les morts, op. cit., p. 31-41, en particulier p. 41.
11 Romaine Wolf rappelle que les Parques utilisent trois fils, dont la couleur est à l’image du destin : « Ces maîtresses du temps humain qu’elles font ainsi défiler entre leurs doigts, donnent à leur fil trois couleurs variant selon un code précis : leurs fuseaux de laine blanche pour un sort favorable, d’or ou de pourpre pour un destin magnifique, s’endeuillent de noir quand la mort approche », Textus. De la tradition latine à l’esthétique du roman médiéval. Le Bel Inconnu. Amadas et Ydoine, Paris, Champion, 1998 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Age), p. 57.
12 Le lapidaire du manuscrit B.N.fr. 14470, édité par Léopold Pannier, décrit ainsi cette gemme :
IX. De Onice.
Onix fait gres sunges aveir,
Tenciuns e fantosmes veeir ;
E si refait enfanz bavus
E umes irez e noisus.
D’Arabe et d’Inde sunt ces pieres,
E sunt dites de cinc maneres ;
E si le sardine est present,
Onix ne fara nusiment.
Les Lapidaires français du Moyen Age des xiie, xiiie et xive siècles, réunis, classés et publiés accompagnés de préfaces, de tables et d’un glossaire, Paris, Vieweg, 1882 (BEHE 52), p. 44.
13 « La dalmatique est certes un ornement ecclésiastique que portent sous-diacres, diacres et évêques, mais le roi, au sacre, en est également revêtu et, en souvenir de son onction, il peut être également enterré dans cet ample vêtement », Le Roman d’Eneas, Paris, Champion, 1985 (Traductions des classiques français du Moyen Age), note du vers 6402, p. 148.
14 Ce terme désigne une étoffe précieuse (voir le glossaire de l’éd. citée, tome II, p. 248).
15 Dans son article intitulé « Le costume français, miroir de la sensibilité », Michèle Beaulieu énumère les vêtements et les objets que porte le roi lors de son couronnement : « Le souverain revêt sur la chemise une première tunique rouge, puis une seconde tunique hyacinthe, semblable à celle d’un sous-diacre, une dalmatique rappelant celle du diacre, enfin un manteau qui a la forme d’une chape sans capuchon. Les objets remis au roi symbolisent les divers aspects du pouvoir : au premier chef l’anneau, évocation de la bague épiscopale et allusion au mariage mystique du souverain avec son royaume, puis le sceptre et la main de justice, l’épée et les éperons, enfin la couronne », in Le Vêtement. Histoire, archéologie et symbolique vestimentaires au Moyen Age, Paris, Le Léopard d’Or, 1989 (Cahiers du Léopard d’Or), p. 255-286, en particulier p. 256.
16 Cf. Danièle Alexandre-Bidon, La Mort au Moyen Age. xiiie-xvie siècle, Paris, Hachette-Littératures, 1998 (La vie quotidienne), p. 146.
17 Vers additionnels reproduits à la fin de l’édition J-J. Salverda de Grave, tome II, p. 236.
18 Voir « Le corps et son linceul », op. cit., p. 190.
19 Le roi est mort, op. cit., p. 16.
20 « Tombeaux pour guerriers et amazones », dans De l’histoire de Troie au livre du Graal. Le temps, le récit (xiie-xiiie siècles), Orléans, Paradigme, 1994, p. 189-202, en particulier p. 191.
21 Dans la Chine antique, l’or et le jade étaient utilisés pour préserver le corps de la corruption. Ces matériaux précieux étaient préconisés en usage interne (pour boucher les ouvertures du corps), mais aussi en usage externe, d’où la quantité d’or et de jade sur les vêtements (voir Mircea Eliade, Forgerons et alchimistes, Paris, Flammarion, 1977 (Champs/Idées et recherches), p. 96). L’omniprésence d’or et de gemmes – parures qui ornent la dépouille de Pallas et vont jusqu’à s’introduire à l’intérieur de son corps – s’explique peut-être par une croyance similaire.
22 L’Arbre et la Forêt dans l’Enéide et l’Eneas. De la psyché antique à la psyché médiévale, Paris, Champion, 1997 (Essais sur le Moyen Age), p. 14.
23 Voir la description d’Edmond Faral, Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois, Paris, Champion, 1967, rééd. 1983, p. 77.
24 Pierre Gallais voit dans l’architecture de la sépulture un miroir des qualités du défunt : « Rêve de l’union des contraires (la dame et le chevalier, l’amour – que sa vénusté implique, même si la farouche vierge le nie – et la guerre, etc.), que marquent justement du sceau du rêve (à la fois merveilleux et impossible) la splendeur et le caractère fantastique de son mausolée offert à l’admiration fascinée de la postérité », L’Arbre et la Forêt dans l’Enéide et l’Eneas, op. cit., p. 108.
25 Expression empruntée à Catherine Croizy-Naquet. Thèbes. Troie et Carthage. Poétique de la ville dans le roman antique au xiie siècle, Paris, Champion, 1994 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Age), p. 109.
26 Sur l’utilisation du sang encore de nos jours dans l’industrie, notamment dans la composition du béton, voir l’article de Dominique Bouchet « Du sang dans le béton », paru dans le Monde du 26 octobre 1980, p. XIV.
27 Pour Umberto Eco, commentant le Père de l’Eglise, « Il y a superfétation quand le texte s’attarde trop à décrire quelque chose qui, littéralement, produit un sens, sans que soient perceptibles les motifs d’une telle insistance descriptive », Art et beauté dans l’esthétique médiévale, Paris, Grasset, 1987, p. 111.
28 Selon Jean-Charles Huchet, « Accordons à ce miroir une valeur emblématique ; il métaphorisera le travail de l’auteur réordonnant la matière virgilienne suivant le principe du dédoublement et de l’inversion spéculaires des éléments narratifs, ainsi que le travail de « réflexion » (de retour sur soi et d’intelligence) de l’écriture trouvant dans la spécularité la clef d’une poétique », voir p. 66 de l’article : « L’Enéas : un roman spéculaire », dans Relire le « Roman d’Eneas », Etudes recueillies par J. Dufournet, Paris, Champion, 1985 (Unichamp), p. 63-81.
29 Id., p. 70.
30 Ibid., p. 69.
31 Le Roman d’Eneas, op. cit., note des vers 6133-6528, p. 147.
32 « L’Enéas : un roman spéculaire », op. cit., p. 81.
33 Wagih Azzam analyse ainsi le processus qui préside à la translation de l’Ovide Moralisé et, plus généralement, des œuvres latines : « Pour le Moyen Age chrétien, les écrivains païens, en faisant silence sur la vérité, ont signé la mort de leurs œuvres. Mais la mort n’est que passage d’une forme à une autre ; et la transformation, la condition nécessaire à la survie de la matière antique, à sa translation, ou transport dans le temps ; bref, à sa renaissance, son renouvellement », voir p. 55-56 de l’article : « Le printemps de la littérature. La « translation » dans « Philomena » de Crestiiens li Gois », dans Le Miroir et la lettre, Ecrire au Moyen Age, Littérature n° 74, Revue publiée par la Librairie Larousse et le Département de littérature française de l’Université de Paris VIII (Vincennes-Saint Denis), Paris, 1989, p. 47-62.
34 Catherine Croizy-Naquet considère les descriptions urbaines comme les porte-paroles de l’écrivain : « Dans l’Eneas, rien n’est formulé en ce sens, comme si le clerc réservait aux descriptions urbaines la mission d’être ses ambassadrices dans l’exposition de son talent rhétorique et de sa créativité », Thèbes, Troie et Carthage, op. cit., p. 413.
35 Jean-Charles Huchet analyse les multiples facettes de la figure du double, qui fonde l’écriture du roman. Au sujet du micro-récit de Nisus et d’Eurialus, il écrit : « l’épisode constitue un « chiasme narratif » qui met en abyme les rapports spéculaires de Pallas et Camille et donne à voir (plus qu’à lire ou a entendre) la figure de composition à partir de laquelle l’auteur médiéval réécrit l’épopée virgilienne », dans « L’Enéas : un roman spéculaire », op. cit., p. 73.
36 L’Esthétique du Moyen Age, dans Etudes d’esthétique médiévale, Bruges, Tempel, 3 vol., 1946, Genève, Slatkine, 1975 (Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité), tome 2, p. 616.
Auteur
Université de Provence
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