Rêves raisonnables pour des « lendemains qui chantent »
Les cahiers de doléances de la Libération
p. 235-244
Texte intégral
La Résistance sortirait gravement dénaturée du tamis de l’histoire si on écartait aujourd’hui ce qui représenta pour elle la part du rêve1.
1On ne saurait mieux dire. La Résistance française dans sa diversité a très tôt envisagé l’avenir du pays une fois qu’il serait libéré. Elle veut à la fois éradiquer Vichy, mais aussi ce qui a préparé le terrain à Vichy. Elle souhaite rebâtir la République sur des bases sociales. D’inspiration humaniste, chrétienne, ou marxiste, le socialisme est devenu au fil du combat une référence presque commune aux mouvements et partis clandestins. Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR), adopté en mars 1944, reflète, dans sa deuxième partie « Mesures à appliquer pour la libération du territoire », leurs ambitions. Le titre sous lequel il a été diffusé aussitôt – Les Jours Heureux – rend plus sensible encore la part de rêve qu’il porte alors que la Libération reste une espérance et que la réalité est celle d’une répression de plus en plus dure et sanglante. De ce fait, la France libérée prend souvent des airs de 1848, et même si la violence est en plus, c’est à la « Belle », à la République idéale que l’on aspire. Pourtant, la Résistance au pouvoir est souvent jugée sévèrement. Son œuvre déçoit. Aujourd’hui encore l’une des idées les mieux reçues jusque chez les historiens est, en référence au Péguy amer après l’Affaire Dreyfus, celle de la « mystique » muée et rabaissée en « politique ». Cette image d’une Résistance qui aurait échoué, qui aurait été « corrompue » par la politique et les « partis » est en fait polémique, oublieuse de la véritable révolution politique accomplie, des réformes économiques et sociales réalisées, tout en participant à la guerre et en mettant en œuvre dans des délais records l’épuration. Il convient donc de se méfier de représentations entretenues à la fois par les « laissés pour compte » de la Libération (des résistants qui n’ont pu trouver leur place dans les nouveaux pouvoirs), par des forces politiques qui se sont voulues en rupture, le parti communiste et le gaullisme au premier chef, et par les inévitables déceptions suscitées par une réalité quotidienne médiocre.
2Mais à quoi aspiraient au juste les résistants d’« en bas » ?
Les deux vagues de cahiers de doléances : décembre 1944 et juin 1945
3La période qui suit la Libération connaît pendant quelques mois une mobilisation démocratique rare dans l’histoire contemporaine de la France. La participation à la vie publique est exceptionnelle. La rédaction de « cahiers de doléances » communaux à l’initiative du CNR, relayé par les comités départementaux de Libération (CDL), en fournit une démonstration. On ne sera pas surpris par ce choix puisque les forces politiques issues de la Résistance se réfèrent toutes à la même matrice révolutionnaire. Des milliers de cahiers ont été rédigés dans tout le pays, en deux vagues, et, sous bénéfice d’inventaire, ils n’ont donné lieu à aucune analyse historique systématique, alors qu’ils fournissent un matériel de premier ordre sur les aspirations d’une grande partie de la population. Certes, leur rédaction est encadrée, les diverses organisations notamment communistes jouant un rôle majeur et fournissant des idées de revendications. Mais leur relative diversité, la liberté de leur composition, leur « naïveté » parfois prouvent que le discours n’est pas si verrouillé, surtout lorsque des préoccupations toutes locales se font jour. C’est que je vais essayer de montrer en m’appuyant sur une partie des cahiers du Var2.
4La première vague de textes est suscitée par la convocation par le CNR, à l’Hôtel de ville de Paris, de « l’assemblée nationale des comités départementaux de la libération », les 15 et 16 décembre 1944. Le CDL du Var invite, le 10 novembre, les comités locaux de libération (CLL) à se rendre au congrès qui aura lieu à Draguignan les 9 et 10 décembre et qui, entre autres objectifs, désignera trois délégués qui porteront une synthèse des « doléances » locales à Paris. Les CLL doivent donc réunir la population de leur commune pour lui présenter le programme du CNR et rassembler ses vœux. En dépit d’un contexte difficile et d’un délai court, 43 communes au moins fournissent les « cahiers de doléances » demandés3. La plupart des assemblées souvent qualifiées de « patriotiques » ou « populaires » se tiennent entre le 6 et 9 décembre. Le CLL de Ginasservis précise que la sienne s’est tenue dans la salle de la mairie à 21 heures le 7. À La Môle, la « réunion patriotique » a rassemblé « la plus grande partie de la population » et, à Collobrières, 500 personnes, « chiffre record obtenu dans notre commune à ce jour », d’après le CLL. À Ramatuelle, le cahier est signé par plus de 80 personnes le 8 décembre4.
5La plupart du temps, un seul cahier est préparé sous l’égide du CLL ou de la délégation municipale5, mais, dans quelques localités dominées par les communistes, il peut y en avoir plusieurs, émanant soit de satellites du PCF (Union des Femmes françaises, CGT, Front national, Comité de défense et d’action paysanne, Jeunesse communiste, etc.), ou de groupes professionnels particuliers (maîtres maçons, exploitants forestiers, transporteurs, épiciers, instituteurs et institutrices, agriculteurs, petits retraités et autres artisans à Gonfaron !). Mais on relève aussi le comité local de la Croix-Rouge de Sainte-Maxime, la Ligue des familles nombreuses de Sanary, la Ligue d’action catholique de Salernes. Certaines sections socialistes sont explicitement mentionnées (Flassans, Trans, Solliès-Pont et La Farlède), plus rarement le Mouvement de libération nationale. Au total, plus de 80 « cahiers » – en fait des feuillets de une à trois pages – ont été transmis au CDL.
6La deuxième vague de ces cahiers date de juin 1945. Elle concerne cette fois-ci plus de 70 communes. Là encore, certaines localités – Salernes notamment – ont fait parvenir plusieurs textes (Union des Femmes françaises et syndicats). La ville de Toulon, absente en décembre, est représentée par un comité d’intérêt local (Pont-Neuf-Escaillon), la section Front national du centre ville, le comité d’entreprise de l’arsenal, les ouvriers de La Liberté du Var, le quotidien du CDL. Quelques associations départementales y participent également : Prisonniers de guerre, Amis des FTP (Francs Tireurs et Partisans), Union des ingénieurs et cadres supérieurs, propriétaires forestiers. Là encore, il a fallu aller vite. Le CDL, réuni le 8 juin, a convoqué un congrès départemental pour le 24 afin de désigner les représentants du Var aux États Généraux de la Renaissance française qui doivent se tenir au Palais de Chaillot à Paris du 10 au 13 juillet. Ces délégués doivent porter la synthèse des cahiers varois. Le CDL a demandé de rassembler les revendications communales en un cahier cantonal, ce qui est fait dans 15 cantons. Le poids du PCF dans ces rédactions est plus important qu’en décembre car les CLL sont sur le déclin et se réduisent parfois aux seules organisations que ses militants animent. À Toulon, l’assemblée générale préparatoire du 10 juin doit être renvoyée faute de participants. La réunion générale du 24 juin est chahutée par plusieurs délégations, qui ont le sentiment d’être manipulées par le CDL et les communistes. Cependant, même si la rédaction de ces cahiers paraît plus souvent formatée, leurs propos ne se limitent pas au seul discours stéréotypé et ils mériteraient d’être analysés.
7Sur les 151 communes que compte alors le Var, 78 communes ont donc produit au moins un cahier de doléances, dont 32 dans les deux vagues, 12 seulement en décembre et 34 uniquement en juin6. Outre une vingtaine de petits villages situés en zone de montagne et à l’écart de presque tout, manquent des localités importantes – Brignoles, La Garde, La Valette, Les Arcs, Vidauban, Saint-Raphaël, Ollioules en particulier. On ne sait si ces lacunes sont dues à l’abstention ou si leurs cahiers ont été égarés. Bien que l’existence de ces cahiers soit mentionnée dans d’autres départements, le seul travail qui permette une comparaison globale et seulement pour juin 1945 est celui de Luc Capdevila sur la Bretagne où l’initiative aboutit à des résultats pour le moins inégaux7. L’échec est presque complet en Ille-et-Vilaine (sur les 250 questionnaires envoyés par le CDL, une dizaine seulement lui revient), il est relatif dans le Morbihan et le Finistère (peu de participants aux assemblées boycottées par les organisations non communistes). Le seul succès se situe dans les Côtes-du-Nord, département le plus à gauche de la région, où de véritables réunions ont lieu et où au moins 82 communes (21 % de l’ensemble) envoient des textes. Ceux-ci contiennent les prises de position attendues sur les thèmes généraux (reconstruction, épuration, programme du CNR), mais aussi des propositions plus concrètes touchant notamment à la vie quotidienne. C’est à ce cas de figure que correspond le Var.
Horizon d’urgence et aspirations générales
8Nous nous en tiendrons ici aux seuls cahiers du mois de décembre 1944, plus ouverts et plus frémissants que ceux de juin.
9Alors que la guerre n’est pas terminée et que l’hiver s’annonce sur divers plans – ravitaillement, chauffage, transports, logement – pire que ceux des années précédentes, ces cahiers s’inscrivent d’abord dans les urgences du moment pour un département dépendant de l’extérieur pour l’essentiel de son approvisionnement. La préoccupation première, y compris en zone rurale, est donc au ravitaillement et, en particulier, à la fourniture de lait pour les enfants. Plus généralement, on réclame la suppression du classement des communes qui défavorise villages et bourgades semi-rurales dans la distribution des rations et celle des organismes répartiteurs. Les entraves à la circulation des produits exaspèrent. On souhaite la libre disposition d’une partie des productions locales ou familiales (huile d’olive et vin). Autrement dit, si l’on se rallie au dirigisme économique sur un plan général, on préfère la liberté à l’étage des communes et des individus. Dans ce Var encore rural ou semi-rural, la place qu’occupent les questions agricoles est importante et le premier problème à résoudre tient là aussi à l’approvisionnement. Il s’agit des produits nécessaires à l’agriculture, mais surtout de répondre aux besoins en paille et fourrage (pour les chevaux).
10La deuxième revendication relève du même horizon d’urgence. C’est le rétablissement rapide des communications routières et ferroviaires. Les propositions communales sont souvent très précises, indiquant les ponts à reconstruire, les liaisons à assurer, les fréquences souhaitées, en particulier avec Toulon.
11Dans ce même cadre des nécessités de l’heure, s’ajoute l’épuration de tous ceux qui sont considérés comme responsables de la situation et qui entraveraient le changement souhaité : Ravitaillement général et fonctionnaires ayant servi docilement Vichy, trafiquants du marché noir et transporteurs abusant de leur pouvoir. On ne se satisfait pas des mesures administratives (les internements) ou judiciaires prises, surtout lorsque les sanctions sont trouvées trop faibles. Ce sentiment populaire est encouragé par les résistants et notamment – mais pas seulement – les communistes. L’air du temps est à la répression contre ceux qui, peu ou prou, ont déshonoré la Nation ou plus exactement la communauté locale qui en est le modèle en réduction : les « collaborateurs » – et l’extension est large – ne devraient plus jouir de droits politiques, il faut punir les Italiens d’origine qui ont pactisé avec l’occupant (italien), notamment les naturalisés qui doivent être déchus de la nationalité française. Cette exigence très générale de rigueur renvoie à un besoin de moralité, de propreté, après la souillure de Vichy, de justice « pure et dure », et à une certaine idée historique du « salut public ».
12Par dessus les attentes immédiates, c’est à cet horizon historique que renvoie l’adhésion au programme politique du CNR, d’où sortira, ainsi qu’on peut le lire dans les cahiers, « une République nouvelle ». Le CDL du Var l’a diffusé en le regroupant en cinq « Missions », morale (l’épuration), civique (la démocratie), économique (une économie dirigée par la Nation et non par les « féodalités », un plan, des nationalisations, etc.), sociale (droit au travail, sécurité sociale, retraite, syndicalisme indépendant, instruction et culture pour tous) et nationale (indépendance et grandeur de la France). Les cahiers les reprennent, avec de fréquents compléments qui, s’ils sont inspirés par les communistes, sont souvent partagés par d’autres. Ainsi au Luc, grosse bourgade ouvrière et paysanne du centre Var, de tradition « rouge », ont été rajoutés, parfois de façon manuscrite, « une armée nationale puissante et épurée », le droit de vote à 18 ans, le prêt au mariage, outre les sanctions contre les « collaborateurs » et les naturalisés « n’ayant pas fait leur service militaire ou n’ayant pas appartenu à la Résistance » qui ont déjà été évoquées8. Plus un vœu si radical qu’on le trouve peu ailleurs et que l’on se demande s’il ne vise pas précisément un notable local : « partage des terres des grands hobereaux et répartition aux travailleurs ». Or, ce « Cahier de Doléances et de Vœux » est signé par le président du CLL, qui est socialiste.
13Notons qu’il n’y a rien ici sur les droits des femmes, alors que l’UFF (Union des Femmes françaises) fait inclure parfois la revendication de l’éligibilité à toutes les fonctions et le plein exercice de la capacité civile sans autorisation du mari.
Un idéal communal
14C’est lorsqu’ils portent sur les problèmes communaux que ces cahiers révèlent les aspirations les mieux partagées, même si leurs propositions émanent souvent d’organisations comme l’UFF. Le besoin de bien-être, de confort, de modernité qu’ils expriment constitue le revers local de la société épurée, moralisée, propre à tous les sens du mot, rationnellement organisée que le programme du CNR propose. Mais il les rattache aussi au socialisme et au communisme municipaux dans leurs réalisations les plus concrètes.
15Reprenons le cahier du Luc. Il place en tête 17 points concernant les questions locales, même si certains dépassent ce cadre : nationalisation des mines de bauxite (1), création d’une Garde civique (11)9, amélioration du sort des travailleurs et en particulier des ouvriers agricoles (12), revalorisation des produits de la terre sans augmentation de prix pour le consommateur (13), suppression du Ravitaillement général (14), remise des transports à la CGT (15) et classement du Luc en commune urbaine (17)10.
16Il est d’autres points qui portent sur des intérêts strictement locaux. Deux points particuliers (4 et 5) portent sur les canaux d’arrosage – leur réfection et l’« abolition des chartes féodales » – ce qui permet de mesurer combien ces problèmes qui concernent les besoins des jardins et des prés sont alors cruciaux. Un autre évoque l’exploitation des eaux thermales (16), en l’occurrence celles de la station bien déchue du quartier de Pioule qui a connu son heure de gloire à la fin du xixe siècle11. Mais le plus frappant est l’importance des vœux qui touchent aux conditions de vie et à leur modernisation. L’électrification des campagnes (point 3) est une revendication générale dans une conjoncture qui a aggravé la situation. ÀLa Môle, on précise que l’éclairage se fait le plus souvent avec une branche de résineux puisque carbure et pétrole sont introuvables. Partout viennent au premier plan les questions d’hygiène. Elles arrivent en 2 au Luc et sont déclinées en sept lignes qui concernent l’adduction d’eau, l’installation du tout-à-l’égout, la réfection des caniveaux, le matériel sanitaire des écoles, la création d’un centre de secours d’urgence, le déplacement des abattoirs hors de la cité, la lutte contre les taudis en obligeant les propriétaires à entretenir leurs immeubles (à Belgentier, l’UFF veut les obliger à installer des WC). Il est très généralement souhaité la construction de bains-douches publics. C’est en fait un besoin d’« hygiène total » (Le Cannet-des-Maures) qui s’exprime alors que les maisons n’ont aucune commodité et que l’une des corvées (féminines) est d’aller vider les seaux hygiéniques à l’extérieur chaque matin12. Le besoin d’un équipement médical minimal – centre de soins ou de médicaments là où il n’y a ni médecins, ni pharmacie (Cotignac, La Farlède, Ramatuelle) – est complémentaire du précédent et les deux se rejoignent en ce qui concerne les écoles que l’on veut assainir et équiper en douches, où l’on souhaite des visites médicales, plus des cours d’éducation physique et même des voyages à la mer ou à la montagne dirigés par des enseignants (cellule communiste de Gonfaron).
17Au Luc comme ailleurs, la place occupée par les questions scolaires ou périscolaires est significative des aspirations ordinaires (points 6 à 10), à une époque où le cursus s’arrête au certificat d’études. Le cahier réclame la construction d’un groupe scolaire, un cours supérieur avec atelier professionnel, un cours obligatoire de chant et de musique, la gratuité des fournitures, un terrain de sports. Ailleurs, on ajoute souvent une cantine. Certaines demandes peuvent décontenancer si l’on ignore l’importance du modèle de la femme au foyer dans les milieux populaires d’alors, ainsi de la revendication de cours de couture et d’enseignement ménager par les « jeunes filles patriotes » de Sainte-Maxime aspirant à « devenir des femmes adroites ».
18Le cahier le plus précis dans le domaine scolaire est celui de Ginasservis. Il préconise l’école unique avec programmes allégés aux matières essentielles (calcul, français, écriture, activités manuelles, dessin, éducation physique), scolarité jusqu’à dix-huit et même vingt ans pour les « enfants du peuple » (alors qu’ailleurs, on se limite à dix-sept ans), avec création en milieu rural de classes de demi-saison, de novembre à avril, avec un encadrement adapté. Ces points sont repris dans le cahier rédigé en juin et l’on comprend mieux leur teneur en constatant qu’il est cosigné par le jeune instituteur-secrétaire de mairie René Teissère, franc-maçon, syndicaliste « École émancipée », qui est l’un des initiateurs des camps laïques de vacances dans le Var13. On vérifie par là l’influence que certaines personnalités peuvent avoir dans la rédaction des cahiers, ce qui n’apprendra rien aux spécialistes de ceux de 1789. Rien de surprenant donc si, dans le même village, on souhaite la construction de foyers des campagnes dans chaque village en détaillant ce qui doit s’y trouver : bibliothèque, discothèque, TSF, projecteur, pick-up, imprimerie, salle de jeux et de fêtes. Mais ce besoin de lieux de culture et de sociabilité n’est pas propre à cette seule localité. Chez les cheminots communistes de Carnoules, le CLL estime que la réalisation d’une vraie démocratie sociale passe par le développement de toutes les associations, par la création par les jeunes de sociétés artistiques et sportives, par l’enseignement qui, à tous les degrés, doit permettre aux enfants d’accéder à la culture et de former une élite « véritable, celle de l’esprit », tandis que sera assuré aux travailleurs un non moins « véritable » standard de vie et de bien-être.
19En fait, ces cahiers qui reflètent le Var des villages et petites villes sont marqués par le souci d’assurer l’égalité des ruraux et des urbains en matière de conditions de vie. Ils expriment le complexe que les ruraux ressentent et une certaine peur d’une évolution qui peut les menacer14. Le progressisme s’accommode donc d’inquiétudes. Il faut un statut de la paysannerie (cahier de la paysannerie de Saint-Maximin). Améliorer l’habitat rural, c’est retenir la population dans l’agriculture (Bras). Les prêts aux jeunes, c’est faciliter le retour à la terre (cahier de revendication paysanne, communiste, de Cotignac)15. La vraie démocratie, c’est considérer le monde des campagnes et des petites localités comme celui des grandes villes (Puget-sur-Argens16). Et à Cotignac, on propose d’aménager et d’embellir les villages grâce à des ingénieurs spécialisés ayant voyagé à l’étranger17.
20Les trois cents délégués de l’assemblée réunis à Draguignan peu après la rédaction de ces cahiers ne discuteront guère de ces vœux. En fait, les discussions portent surtout sur l’épuration, la lutte contre la « cinquième colonne » et le ravitaillement, et elles laissent transparaître sur ce dernier point les ressentiments anti-paysans des populations urbaines18.
21Les esprits chagrins – ils étaient nombreux à l’époque et ils le restent aujourd’hui – concluront à la vanité de ces « cahiers de doléances ». Pourtant, ils témoignent d’un moment de vie politique exceptionnel et des espérances sociales qui le caractérisent. Leur horizon peut paraître étriqué mais il renvoie à une tradition de communalisme ancienne et à une certaine idée de la « République au village ». Dans ce cadre, les vœux qu’ils formulent, les rêves de confort qu’ils reflètent témoignent a contrario des conditions ordinaires de la vie quotidienne du temps et ils annoncent les formidables transformations matérielles et sociales des années cinquante et soixante.
Notes de bas de page
1 Pierre Laborie, notice « Futur », Dictionnaire historique de la Résistance, François Marcot et al., dir., Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2006, p. 935.
2 Toutes les indications que nous allons utiliser proviennent des archives du CDL du Var conservées par son secrétaire Henri-Émile Amigas, puis confiées au docteur Angelin German qui les a remises aux Archives départementales du Var. Pour replacer ces cahiers dans le contexte du moment, nous renvoyons au dernier chapitre de notre thèse, La Résistance dans le Var. Essai d’histoire politique, Université de Provence (Aix-Marseille I), 1989, accessible en ligne sur le site www.var39-45.fr, ou au no 15 des Cahiers de l’IHTP « La Libération du Var : Résistance et nouveaux pouvoirs » (juin 1990, 64 p.).
3 Ce chiffrage et ceux qui suivent correspondent aux cahiers conservés dans le fonds du CDL. Rien n’indique qu’il n’y en ait pas eu davantage.
4 Ce cahier précise pour chaque vœu qu’il a été adopté à l’unanimité sauf le droit de vote à 18 ans et aux soldats qui recueille deux refus.
5 Les délégations municipales nommées à la Libération se confondent parfois avec le CLL.
6 Le CDL recense de façon optimiste 123 CLL en mars 1945. En fait, les CLL sont sur le déclin et celui-ci va s’accélérer après les élections municipales de fin avril-début mai.
7 Luc Capdevila, Les Bretons au lendemain de l’Occupation. Imaginaire et comportement d’une sortie de guerre 1944-1945, Les PUR, 1999, p. 308-311.
8 Pour comprendre l’état d’esprit d’une population que l’attitude de certains Italiens a exaspéré pendant l’Occupation italienne, voir notre article « Résistance et xénophobie dans le Var à la Libération », Cahiers de la Méditerranée, no 52, juin 1996, p. 9-23. Cette demande de sanction contre les Italiens d’origine est fréquente, ainsi à Trans où le CLL demande une loi sévère sur les étrangers résidants et la révision de certaines naturalisations (la section socialiste faisant une motion spéciale à ce sujet), mais aussi – ce qui est plus rare – l’intégration d’office dans la nationalité française de tous les étrangers du maquis ou combattants FFI.
9 Ce n’est pas seulement un vœu de circonstance consécutif à la suppression des Milices patriotiques de la Libération. Il reflète aussi la volonté du pouvoir local, lui aussi « libéré » par les événements de l’été 1944, de s’affirmer.
10 Ce dernier point, rajouté et manuscrit, concerne, comme nous l’avons vu, le rationnement. La remise des transports à la CGT fait partie d’une revendication générale du PC. Le point 13 sur les prix des productions agricoles s’accompagne le plus souvent dans d’autres cahiers de la suppression des intermédiaires. Le point 12 renvoie au programme du CNR.
11 Ailleurs, ce sera le tourisme, par exemple à Hyères. Et à Trans, près de Draguignan, la cellule communiste propose de créer un chemin des touristes le long des cascades.
12 À La Môle, l’assemblée suggère que la révision des canalisations, du bassin et des sources soit financée par un emprunt ouvert par la commune auprès des usagers. Pour l’anecdote, relevons le remplacement des détersifs qui abîment le linge par le savon proposé par le CLL Barjols…
13 Sur cet instituteur, voir Julien Teissère, Idéologie d’un instituteur varois, Aix-en-Provence, Université de Provence, maîtrise d’Histoire, 2001. Dans ce village « rouge », à forte influence communiste, les deux signataires des cahiers sont le plutôt libertaire Teissère et le responsable socialiste local.
14 À Collobrières, on considère que les gens de la campagne devraient être mieux payés que ceux de la ville, puisque la vie y est plus chère. À Châteaudouble, petit village perché au nord de Draguignan, on souhaite des attributions de vêtements et chaussures de travail supplémentaires car on les use plus à la campagne qu’en ville.
15 À Gonfaron, où l’influence communiste est forte, le risque d’exode rural est brandi si l’on ne fournit pas le fourrage et la paille indispensables au travail.
16 Où l’on souhaite, notamment, harmoniser les salaires et revaloriser les instituteurs pour qu’ils restent au village.
17 On voit là l’influence du résistant Léo Lapeyre, employé de l’arsenal de Toulon, réfugié dans ce beau village, et qui sera après guerre président de l’association des Amis des villages varois.
18 Et l’assemblée parisienne des 15 et 16 décembre débat notamment des élections à venir, des pouvoirs des CDL de l’effort de guerre, de la presse nouvelle (et de l’épuration).
Auteur
Aix Marseille Université - CNRS, UMR 7303 Telemme
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