Du roi immobile à la république agitée
Métaphores du pouvoir ou l’impensable avenir Contes politiques en Espagne – 1875-1936
p. 201-210
Texte intégral
Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres.
Alexis de Tocqueville
1Depuis le xviie siècle, comme dans les autres pays d’Europe, la fable a été souvent en Espagne la meilleure expression de la satire politique. Revêtant des formes diverses : dialogues en prose ou en vers, allégories, apologues, lettres, épigrammes, aphorismes, épitaphes etc., elle exprime le choix de parler indirectement au pouvoir, grâce à la fiction, de ce que la censure ne tolère pas. Elle semble intemporelle, car elle dépasse la circonstance pour s’intéresser à un cas, selon la logique de la littérature emblématique : l’exposition d’un événement qui met en scène les défauts de l’humanité et justifie une formule morale finale. La légèreté de la fable ou du conte contraste avec le sérieux du pouvoir, la légèreté des histoires avec la grandeur de l’Histoire. Le conteur ne dit jamais ce que l’on croit et cache son propos derrière les actes d’un anti-héros.
Des contes politiques
2Depuis le début du xixe siècle, certaines fables sont qualifiées de « politiques ». Ces fables ne conservent de la tradition que la forme versifiée et mettent toujours en scène des animaux (identifiés à des personnes)1. C’est ainsi que la Guerre d’Indépendance prend le caractère d’une guerre sainte et que l’on n’a pas grand mal à identifier Napoléon dans les fables mettant en scène le porc et le sanglier (« El puerco y el jabalí ») ou son frère Joseph dans « le corbeau paré des plumes d’autrui » (« El cuervo con plumas ajenas »).
3Les contes que j’ai étudiés ont été publiés par la presse espagnole entre 1889 et 1936. Ils sont issus d’un dépouillement de journaux républicains ou libéraux : Revista Nueva, El País, El Radical, España Libre (1912), Crisol (1931). Leurs auteurs sont connus : Unamuno, Pérez de Ayala, Azorín, Araquistáin, etc. Les périodes les plus fécondes à cet égard sont les années 1910 au moment de la recomposition de l’opposition extra-dynastique, la Guerre de 14 et la fin de la dictature de Primo de Rivera, c’est-à-dire les moments où la censure fut la plus forte, car la loi libérale sur la presse de 1883 fut toujours appliquée de façon répressive par le ministère de l’Intérieur et les gouverneurs civils. Ces contes ne considèrent plus, comme au xviiie siècle, que la « politique est la morale des peuples » pour prétendre servir à leur éducation, mais ils s’en prennent aux institutions et aux dirigeants, ou critiquent la hiérarchie sociale comme ceux qu’Alvaro de Albornoz fait alterner avec des considérations doctrinales dans son ouvrage au titre belliqueux, No liras, lanzas, qui invite les jeunes gens de sa génération à abandonner le lyrisme et les jérémiades de la « génération de 98 » pour passer à l’action2. Leur thématique est le politique, le pouvoir, le tragique destin du peuple espagnol. Ces fruits idéologiques de la lassitude engendrés par la pratique de la censure, que sont l’euphémisme, l’ironie et la satire, organisent une uchronie de la narration, un espace mythique où sont synthétisées les coutumes politiques de l’Espagne du premier tiers du xxe siècle. À côté de l’article et du manifeste, le récit de fiction complète donc le dispositif contestataire dans l’Espagne de la Restauration.
Un État sans politique
4Ces apologues constituent le moyen d’expression d’intellectuels qui s’efforcent de tromper la censure dans les moments de tension sociale. Comment parler du Pouvoir, comment parler au Pouvoir lorsque la liberté d’expression n’est pas assurée3 ?
5Convaincus que le régime parlementaire de la Restauration (1875-1931) se fonde sur la fraude électorale, les intellectuels espagnols traitent la réalité comme une fiction et se moquent d’une monarchie qui leur semble ankylosée. Beaucoup dénoncent le fait qu’il n’y ait en Espagne ni politique, ni gouvernement, ni État4 ou se moquent du réflexe d’un gouvernement imperméable à la société, qui ferme le Parlement chaque fois qu’il risque d’être interpelé sur des questions embarrassantes. Antonio Machado qualifie plaisamment cette méthode de « tabou, comme solution de tous les problèmes5 » pour illustrer l’indifférence croissante du Pouvoir à son entourage et présente le bilan de sa politique comme l’occultation d’une série de questions non résolues. De nombreux intellectuels – Unamuno, Madariaga, Albornoz, Alomar, Araquistáin, Besteiro, Altamira, Barcia, Ovejero etc. – expliquent la neutralité de leur pays en 1914 par le retard de l’économie ou l’indifférence de l’opinion. Unamuno, en bon philologue, forge même un néologisme, la noluntad (la nolonté), pour caractériser l’Espagne dans ce contexte6. S’ils ont conscience que leur pays appartient à un autre siècle7, la réflexion de ces intellectuels (Pérez de Ayala, Domingo, Alomar, Albornoz) sur la psychologie comparée des peuples dans la ligne des propos d’Alfred Fouillée, ou à la lumière des théories physio-morphiques de Kretschmer et de Adler (Araquistáin) les conduit à dresser les pronostics les plus sombres, comme le pondéré Adolfo Posada, qui finit par souhaiter qu’il se passât quelque chose dans la péninsule qui permît à l’Espagnol de dépasser son complexe d’infériorité8.
6Le régime de la Restauration inspire bien des métaphores : Unamuno appelle les partis dynastiques, qui alternent au pouvoir, « les deux béquilles tournantes » (« las dos muletas turnantes9 ») et Araquistáin explique : « Comme le calamar, qui jette de l’encre pour se cacher, le Parlement espagnol, sécrète des discours et des lois pour rendre invisibles et incompréhensibles les vrais problèmes et leurs vraies solutions10 ». Cette ankylose de la vie politique semble irrémédiable : « Notre parlement n’est qu’une comique apparence : les mêmes hommes rediront les mêmes choses sans importance et ne feront pas celles qui sont importantes11 », prophétise Araquistáin. Le Pouvoir semble paralysé lorsqu’il est incarné par un Roi et, lorsqu’il l’est par un président de la République, il devient soudain très instable. Pour Azorín, une chose est sûre : les gens ont pris l’habitude de confier la conduite des affaires publiques à des individus sympathiques, mais dépourvus d’intelligence
et ils appelèrent ces hommes des politiciens, ce qui revient au même qu’hommes policés et courtois. Et peu à peu ces hommes gagnèrent la sympathie et la confiance de tous, et c’est entre leurs mains que l’on remit les affaires humaines les plus ardues ; c’est-à-dire, la direction et le gouvernement des nations12.
Le roi endormi, immobile ou muet. La monarchie paralysée
7Dans les contes consacrés au roi, l’argument est toujours le même : il est impossible de prédire l’avenir parce que le temps n’existe plus. Le récit s’inscrit dans l’évidence d’un éternel présent avec un référent ancré dans un passé mythique sous la forme d’une métaphore, si bien qu’il est toujours autre chose que ce que l’on croit.
8La figure du roi se retrouve dans sept contes :
- El rey dormido - 1699-1899 de Gonzalo de Reparaz (Revista Nueva, 15 février 1899) : sûr de son pouvoir absolu et du secret qui entoure son origine, le roi peut dormir, bien que l’ordre royal soit contesté de toutes parts. L’Espagne semble morte et les autres nations la tiennent pour telle. Mais, après un somme de deux siècles, « il est urgent que le roi se réveille ». Cet apologue du prince au bois dormant illustre l’impuissance de la monarchie et la caducité de ce système de gouvernement depuis la restauration de Don Pelayo au viiie siècle.
- La mesa de los reyes sin corona de Gabriel Alomar (España Libre, 21 août 1912) : au terme d’une réunion de rois déchus, le dernier à prendre la parole est satisfait de son sort et comprend que l’on puisse préférer la république à la monarchie.
- El reino de Pauperia d’Álvaro de Albornoz (El Radical, 9 septembre 1912) : les journaux se bornent à annoncer les spectacles publics, tandis que la révolution gronde. L’heure de la justice a sonné.
- Idea de un príncipe político-español en 1915 (España, 29 janvier 1915) : avec une référence à Saavedra Fajardo (Idea de un príncipe politico-cristiano representado en cien empresas, 1640), ce conte anonyme met en scène un prince conseillé par une voix qui s’inquiète de la disparition des républicains et des monarchistes. La vie politique peut donc commencer.
- El país de los paralíticos de Luis Araquistáin (España, 25 janvier 1917) : dans ce pays nommé Paralisia, on devait s’efforcer de pas tomber et de ne pas provoquer la chute de l’adversaire, car elle aurait entraîné celle de tous : « La défaite de l’un était la défaite de l’autre. »
- El rey Othon XII d’Azorín (Crisol, 9 avril 1931) : un bon roi, intelligent, mais triste, détrôné, puis exilé (cinq jours avant l’avènement de la Deuxième République), se met à la tête des insurgés qui veulent le restaurer. Arrêté, exilé à nouveau, confiné dans un rôle de victime de toutes les tentatives de restauration que prépare l’armée à son insu, il meurt d’une broncho-pneumonie dans la prison du château.
- Riña de pastores… de Francisco Grandmontagne (Crisol, 21 mai 1931) : publié cinq semaines après la proclamation de la République, ce conte décrit le système de la Restauration : un roi inculte et frivole qui ne lit jamais, « un système constitutionnel digne d’un peuple de pingouins ». La conclusion est inspirée d’un vers de Lope de Vega : « Le fait de vivre pleins de tromperie fait voir aux rois tout ce qu’ils voient avec le regard d’autrui. De là vient le fait que l’on ne puisse pas améliorer l’avenir car ils voient par l’ouïe et entendent ce qu’ils devraient voir. »
9Ces contes substituent à la rigueur de l’analyse politique l’aménité littéraire ou le persiflage. Ils ont pour thème : le politique, le pouvoir, le tragique destin du peuple espagnol. Le pouvoir absolu, en majesté, est immobile et silencieux. Il toise ses sujets puisqu’il incarne un symbole. Celui qui lui est soumis découvre dans l’extension de cet impératif d’immobilité une solidarité incongrue. Car ce roi immobile et muet n’est ni sage ni prudent, ni détaché, mais dépourvu d’éthique pratique et fourvoyé dans une contemplation sans fin et sans but. Ce rappel au devoir de dignité a besoin du regard de l’autre auquel il inspire le respect et l’accomplissement de soi qui se porte au crédit de la collectivité. Mais l’exhibition du lien solidaire ne suffit pas à la constitution d’un sujet collectif dans un royaume paralysé.
10De telles représentations contribuent à la formation d’un idéal antimonarchique en suggérant que ce n’est pas ce roi-là qui est coupable mais le système monarchique imaginé par Cánovas del Castillo en 1875 qu’il faut réformer ou détruire.
Le président absent, la république agitée, un pouvoir illégitime ?
11Ce genre politique se moque aussi des républicains qui ont oublié leur anticléricalisme et leur antimilitarisme pour courtiser les casernes. Poussés par la logique du complot, ils succombent au caudillismo et n’ont pas renoncé aux pronunciamientos. Ils font souvent figure d’agitateurs peu fiables dont la classe ouvrière n’a rien à attendre13. Finalement, le mythe républicain est si peu convaincant qu’il engendre sa propre dérision, comme cette chronique d’une république imaginaire proclamée dans les années 1910, La República española en 191…, fantasía política, que publient, en 1912, Domingo Cirici Ventalló et José Arrufat Mestres. Ce livre de 40 chapitres et 398 pages n’est pas un conte, mais une version romancée des événements engendrés par le triomphe d’une république alors que les grands leaders républicains ne sont pas sur le territoire national ou sont restés cachés. Bref, la république a été proclamée, par défaut, à leur insu. Dans ce contexte de décadence du républicanisme, on fait successivement présider le gouvernement provisoire par les grands noms de la politique (Pablo Iglesias, leader du PSOE, puis le krausiste Azcárate, le libéral Moret et finalement l’écrivain Pérez Galdós, qui échappe à un attentat, après une trahison du radical Lerroux). Enfin cette république connaît une période dictatoriale, avant de sombrer, ruinée et isolée, victime du cantonalisme et du jaimisme (un avatar du carlisme), et menacée par un ultimatum du Portugal. Le président de la république prend le chemin de l’exil, suivi de tout le gouvernement, tandis qu’arrive à Madrid l’express de Barcelone qui amène la gauche catalane, dirigée par le philologue Pedro Corominas, surpris de n’y trouver ni gouvernement, ni république, ni président. Bref, ce pamphlet antirépublicain veut prouver que la république en Espagne n’est qu’une dangereuse utopie.
12Le système instauré par Cánovas après 1875 prétendait maintenir la stabilité à tout prix, en ayant soin d’éviter les pronunciamientos qui avaient miné les régimes précédents. Afin de favoriser la coexistence pacifique entre les partis et de tranquilliser les classes dirigeantes encore effrayées par la révolution de 1868, aucun gouvernement n’hésita à recourir à la pratique raisonnée des élections falsifiées, ni à l’état d’exception. Ce régime pseudo-démocratique, qui oscille entre la corruption et la répression, est souvent présenté comme la traduction politique du contrôle exercé par l’oligarchie terrienne et financière et même comme l’expression d’un centre indolent face à une périphérie laborieuse. Afin de maintenir l’alternance politique – le turno –, décidée et organisée par les états-majors des deux partis dominants, le gouvernement dispose d’un atout en la personne du gouverneur civil de chaque province qui contribue à l’obtention, avec la complicité du cacique local, du nombre de sièges désiré. Les candidatures se préparent dans la capitale, de telle sorte que l’on a l’impression que les députés représentent davantage leur propre parti dans leur circonscription que celle-ci à Madrid. Enfin, le recours à la nouvelle loi électorale de 1907 qui prévoit l’élection comme député de tout candidat qui n’aura pas d’adversaire, prive de participation une bonne partie des électeurs : plus de 35 %, par exemple en 1916.
13Les critiques, qui s’inscrivent dans le contexte du mouvement antiparlementaire européen, finissent par miner l’essence même du régime parlementaire. Le débat sur l’attitude à adopter face à la Première Guerre mondiale donne une cohésion idéologique à la jeune génération intellectuelle cosmopolite. Les slogans à usage politique national remplacent peu à peu le simple commentaire des événements internationaux sous la plume d’auteurs qui avaient poursuivi leurs études à l’étranger ou respiré des airs nouveaux en étant correspondants de presse dans les capitales européennes14. Ils affirment leur foi en l’imminence d’une révolution. Comment maintenir une monarchie qui répugne à se démocratiser ? Araquistáin prophétise : « Les rois s’exposent à être renversés par l’esprit universel et impétueux de la Victoire15 ». Quant à Fernando de los Ríos, il se demande si la monarchie constitutionnelle est toujours une formule juridique viable.
La souveraineté
14L’enjeu, c’est la définition de la souveraineté. On en revient à l’aporie que signalait Sagasta, alors membre du Parti progressiste, lorsqu’il critiquait l’ambiguïté de la double souveraineté sur laquelle se fondait le régime.
De deux choses, l’une : ou les Rois le sont en vertu du droit divin ou ils le sont de par la volonté des peuples. Acceptez-vous le premier argument ? Dites-le, proclamez-le haut et fort, ayez le courage de le proclamer ; mais n’oubliez pas que vous défendez et proclamez au cours de la deuxième moitié du xixe siècle une hérésie politique, une contradiction qui lutte ouvertement avec le pouvoir que vous exercez et que vous n’exerceriez pas à l’abri d’une monarchie de droit divin16.
15Après avoir été reformulé par Cánovas en 1875, ce principe ne résiste pas davantage à l’analyse fonctionnelle d’un juriste tel que Fernando de los Ríos. Dans les deux cas, la péroraison est la même :
La nature du constitutionnalisme est constituée par une antinomie : le dogme juridique qu’il a construit devient un problème essentiellement irrésoluble, dont les termes peuvent se résumer ainsi : ou la Constitution est considérée comme la valeur juridico-positive suprême, un système de normes ou de règles actives auxquelles il faut obligatoirement se référer et depuis lesquelles il faut juger la fonction ou la compétence de tous les organes et, par conséquent, celle du roi ; ou le roi est conçu comme la magistrature créatrice de l’ordre constitutionnel, c’est-à-dire comme axe normatif autour duquel s’articulerait l’ordre juridique dans sa totalité et, par conséquent, la légalité des actes réalisés par les organes subordonnés17.
16Ceux qui contestent l’ordre libéral, soit qu’ils le refusent, comme les absolutistes, soit qu’ils entendent le dépasser, comme les socialistes, ont aussi une frange modérée disposée à s’allier aux réformistes. Ceux qui s’opposent au libéralisme n’acceptent pas le renversement des valeurs qu’il implique ou s’efforcent d’en atténuer la portée. Si bien que l’histoire du libéralisme en Espagne est celle d’une frustration, puisque le souhait paradoxal du régime de la Restauration était de fonder une politique autocratique sur une culture libérale (on pourrait dire aussi le contraire), après avoir constaté que les conditions d’un fonctionnement d’un régime parlementaire à l’anglaise n’étaient pas réunies. De plus, le marché national trop étroit pour que puisse prospérer l’idée d’un marché-nation, la bourgeoisie était trop faible et avait trahi, investissant peu son argent dans la modernisation du pays mais préférant acheter des terres afin de s’allier matrimonialement à l’aristocratie et obtenir des titres de noblesse que le roi Alphonse XIII attribuait généreusement, puisqu’il y avait deux mille familles nobles à la fin de son règne, soit quatre fois plus qu’au cours du règne précédent18.
17Par ailleurs, le libéralisme n’est ni univoque ni monolithique. Celui de 1876 n’est plus le même que celui de 1812. Reste à expliquer l’incapacité des gouvernements libéraux à construire une administration digne de ce nom19.
Le pouvoir de la langue
18La pratique de la censure, qui devint un moyen de gouverner au cours de la Restauration, n’est pas toujours efficace20. Les moyens mis en œuvre par les journalistes et les intellectuels pour la tromper passent par l’ironie et l’évocation de temps historiques comparables, pour suggérer l’illégitimité du pouvoir.
19La langue est également un lieu de pouvoir : on démonte les ressorts du discours officiel tout en stigmatisant l’absence de politique. On répond à la censure qui caviarde les articles – mais ne souhaite pas que cela se voit –, qui impose le silence par la reproduction de ce silence, voire par son exaltation même : du « no pasa nada » à « todo va bien », on s’efforce de taire ce qui dérange, comme Primo de Rivera qui, afin de ne pas décourager les touristes, interdisait aux journaux de dire qu’il faisait chaud à Séville. À partir du 26 juin 1917, la censure interdit de parler des sujets suivants : les institutions fondamentales, la question militaire, les juntes de défense, militaires ou civiles21, les mouvements de troupes, les nominations militaires, les manifestes ou proclamations d’associations, les meetings et les grèves, les exportations, les torpillages dans les eaux territoriales de bateaux espagnols et étrangers, les mouvements de bateaux dans les ports espagnols, la neutralité nationale. Il est également prohibé de faire des commentaires sur la guerre22.
20Ces contes illustrent la difficile rupture de la normalité autant que l’imperméabilité du régime qui culmine avec la fermeture du Parlement et la clôture de la session parlementaire. Faut-il parler aux Espagnols le langage auquel ils sont habitués ? Il est trop tôt pour remplacer le vocabulaire et la syntaxe de la monarchie par une grammaire du peuple. Certains auteurs préfèrent renvoyer aux nationalistes conservateurs leurs propres arguments de défense de l’essence de la patrie. Quant à chercher à imposer une réforme de l’intérieur, un tel stratagème dans l’Espagne de la Restauration semblait relever de l’utopie.
Un secret bien gardé : l’origine du pouvoir
21Ces métaphores du pouvoir sont le fruit des métamorphoses du discours critique. Lorsque l’on ne peut évoquer ni la légitimité, ni les origines du pouvoir, la seule expression possible reste la fiction. Le choix de l’apologue permet de garantir une similitude avec la réalité, puisque rien ne change et que l’on ne peut parler que d’un éternel présent, c’est-à-dire d’un passé intrusif qui se fige et ne permet aucune circulation sur l’axe métaphorique du temps. La critique produite n’est pas non plus datée et s’inscrit dans le temps immobile du tableau représenté. L’apparition-disparition du sujet et de l’objet de l’énoncé recouvre par une double défaillance le lieu et le moment de l’énonciation. Le narrateur avoue au lecteur qu’il est lui-même engagé dans la même fiction que lui, tout en lui indiquant par pur sens ludique qu’il n’y a point de dépassement possible de cette situation, qu’il n’y a pas d’avenir au-delà du texte qui demeure un lieu clôt. Ce faisant, il se comporte comme un oracle muet qui ne cacherait rien mais suggérerait tout. Il s’agit d’opposer au censeur une fiction relative qui manipule le temps au moyen du langage, par une représentation allusive du pouvoir qui a besoin de la complicité du lecteur.
22Certes, on a eu parfois recours à l’Histoire, notamment sous la dictature de Primo de Rivera, pour y trouver des analogies avec le présent23. Mais, sur le fond sombre du passé, ne se dresse que la tautologie et même la téléologie du Pouvoir. On attend que le roi se réveille, on espère qu’il va bouger. En attendant, cette mise en scène peut dévoiler un secret : celui de la légitimité du pouvoir. D’une part, l’État ne se fonderait pas sur la nation ; d’autre part, le politique ne se fonderait pas sur le social. En désignant l’État sous les traits de ce roi, on commence à douter de la capacité de l’écrivain à tenir le discours du réel, car le portrait de ce monarque parfois sympathique mais toujours irresponsable fait entrer dans le domaine des fréquences empiriques : tout se passe ainsi et depuis toujours. Cette mémoire vécue dans l’impuissance s’inscrit dans un temps dont la mémoire collective peine à devenir un référent identitaire. Il s’agit en l’invoquant de provoquer une réaction de rejet, puisque ce n’est pas seulement le passé qui est obscur, mais le présent décrit dans le divertissement de l’apparence parfois au prix d’une digression. Cette fragilité d’un présent qui dure mais ne débouche sur aucun avenir, car il ne sait pas basculer dans l’historicité, ne repose sur aucune autre mémoire que celle de l’immobilité.
23Il s’agit de créer une complicité, de se défausser en quelque sorte en pratiquant un jeu qui fait que l’on ne saura jamais si ce que l’on dit est vrai. Le lecteur désire la vérité, mais il est dans la même situation que l’auteur qui se plaît à lui raconter sa propre histoire. Ce souci de véridiction, sinon de complicité, montre que le pouvoir n’existe pas, il est incertain, dérisoire, inefficace, c’est-à-dire arbitraire, puisqu’absolu. L’universalité ainsi suggérée révèle le leurre du pouvoir despotique en démontant les pièges du récit24. Mais ce leurre n’est ourdi par personne : l’énonciateur est inconnu, le lieu de l’énonciation est occulté, le temps de celle-ci, éloigné dans l’évidence d’un monde étalé dans un éternel présent, hors de l’espace et du temps, loin du temps de l’utopie et de l’espace de l’épopée. Espère-t-on que la description de cet immobilisme fasse l’effet d’un révulsif et que les protagonistes de ce discours situé hors du temps, morts au langage, inciteront les lecteurs à parler, à démontrer que le discours a une puissance propre ? S’agit-il d’indigner par la description réitérée d’un État sans politique et de surcroît pour longtemps, car ce roi, pris au piège de son pouvoir inexistant, est jeune et l’opposition est stérile.
24Après les désillusions du xixe siècle, la nouvelle promotion d’intellectuels progressistes dit ironiquement son amertume face à l’évanouissement du rêve démocratique. L’ironie, ce langage second, qui n’est que l’adoption du discours de l’autre à des fins de dérision, en même temps que la manifestation d’une conscience critique qui peut aller jusqu’à la provocation, consiste à dire le contraire de ce que l’on pense ou que l’on veut laisser entendre. C’est la dernière expression désenchantée et cruelle de la morale, l’arme des esprits forts, conscients de leur faiblesse qui ont recours au persiflage dans les temps dictatoriaux.
25Sur le plan politique, ces fictions opposent à la stérilité monarchique une fébrilité républicaine, mais les renvoient dos à dos. Puisque la politique relève du domaine du prince, donc du hasard, de la fatalité ou de la Providence et que celui-ci n’a pas de politique, il n’y a pas de principe d’explication, ni même de notion théorique. Il s’agit de la puissance du neutre, de la force de l’inertie. Exercer le pouvoir, c’est durer. De fait, on est hors de l’histoire. Et aucune transition ne semble possible dont on saurait penser l’écart ou les limites. Cette situation traduit le temps immuable de l’Ancien Régime, le fait que l’on ne saurait altérer l’ordre voulu par Dieu, tout au plus le tourner en dérision par le rôle dévolu au bouffon et avec le recours au bouc émissaire du carnaval. Mais tout cela reste codifié et l’ordre n’est pas subverti. On remet les classiques au goût du jour pour chercher des vérités éternelles, comme dans l’apologue des grenouilles25, qui exprime la sagesse orientale à laquelle a recours José Carner pour opposer, face à l’adversité, l’action salvatrice à la passivité qui lui semble mortelle.
26Il est donc impossible de prédire l’avenir parce que le temps n’existe plus. Dans cette uchronie, la monarchie et la république n’ont pas d’histoire, car elles constituent une référence absolue. Ce qui est explicité, c’est comment le non-exercice de ce pouvoir, qui se fige en récit, ne fait pas l’histoire ou plutôt comment il la défait. La morale de ces contes est que, si la rencontre entre l’agent de l’histoire et celui du récit est impossible, à la croisée du normal et du pathologique, la vie politique est à réinventer. Cette incapacité discursive, cette dénégation d’historicité – face au roi immobile et au président absent – engage les Espagnols, privés du temps de l’utopie, à réinvestir l’espace public, à engendrer un sujet collectif capable de revendiquer une souveraineté, pour redevenir des citoyens, même s’ils semblent encore loin d’être capables de convaincre de l’originalité des temps nouveaux tellement semble important le désir de durer. Ne pouvant se décliner au présent, le commentaire de la vie politique espagnole restera l’apanage des caricaturistes et des conteurs qui détournent l’allusion satirique de Meilhac et Halévy – les librettistes de l’opéra bouffe La Périchole d’Offenbach26 – au favoritisme dont bénéficiaient en France les compatriotes de l’impératrice Eugénie en célébration réitérée de la proclamation de la Première et de la Seconde République en 1873 puis en 1931, alors que ce régime était en crise dans les autres pays occidentaux : « Elle grandira car elle est espagnole ». Tant qu’elle inscrit ses progrès à contretemps des évolutions européennes, l’Espagne reste ce pays musée ou cette contrée exotique, victime de l’immobilisme ou de l’agitation, auxquels on souhaite un avenir meilleur. Ce qui revient à dire, en illustrant le fameux débat entre Adorno et Popper au profit du second, qu’il est impossible le prédire et à opposer l’indéterminisme à l’historicisme.
Notes de bas de page
1 Ainsi les Fábulas satíricas, políticas y morales sobre el actual estado de la Europa de Fray Ramón de Valdivares, publiées en 1811, qui sont une diatribe contre Napoléon, ou celles signées FPU dans le Diario Mercantil de Cádiz (1812-1813) ou encore les Fábulas políticas de Carlos de Beña, publiées depuis l’exil à Londres en 1839, favorables, elles, aux idées nouvelles venues de France.
2 Álvaro de Albornoz, No liras, lanzas, Madrid, Lib. gal. de Victoriano Suárez, 1903 ; « La educación doméstica », mai 1901, p. 113, « Libertad », mars 1902, p. 85 ; « De la otra vida », mars 1903, p. 122.
3 Mais que représente celle-ci dans un pays qui a près de 50 % d’analphabètes (de plus de 12 ans) en 1900 ?
4 Fernando de los Ríos, « Un Estado sin política », España, nº 128, 5 juillet 1917 ; Marcelino Domingo, « Nada. Ni Gobierno ni opinión », España, no 171, 18 juillet 1918.
5 Antonio Machado, « El tabú (Solución de todo problema) », La Voz de Soria, no 20, 8 août 1922 ; Poesías, Prosas Completas, Madrid, Espasa Calpe, 1988, t. II, p. 1631.
6 Miguel de Unamuno, « La noluntad nacional », España, no 4, 19 mars 1915.
7 Marcelino Domingo, En esta hora única, pról. de Luis Araquistáin, Tortosa, Monclús, 1917, p. 108.
8 Adolfo Posada, España en crisis, Madrid, Caro Raggio, 1923, p. 94-112.
9 Miguel de Unamuno, El Mercantil Valenciano, 17 juin 1917.
10 « Puntos de vista » (non signé), España, no 69, 18 mai 1916, p. 1.
11 Luis Araquistáin, « Un parlamento de sombras », España, no 46, 9 décembre 1915.
12 Azorín, « El origen de los políticos, fabulilla », El Globo, 7 mai 1903 ; Obras Completas, t. I, Madrid, Aguilar, 1947, p. 1096-1098.
13 « ¡Oh… La República ! », La Lucha de clases, Bilbao, 7 avril 1895.
14 Paul Aubert, « A la Sorbona, a Marburgo o a la Alpujarra ? La Junta para Ampliación de Estudios », Circunstancia, Revista de Ciencias Sociales del Instituto Universitario de Investigación Ortega y Gasset, no 14, septembre 2007, http://www.ortegaygasset.edu/circunstancia/principal.htm ; « L’appel de l’étranger : le rôle des correspondants de presse espagnols dans le premier tiers du xxe siècle », Los protagonistas de las relaciones internacionales, Paul Aubert, M. Espadas, Bulletin d’Histoire Contemporaine de l’Espagne, no 28-29, diciembre 1998-junio 1999, p. 233-258.
15 Luis Araquistáin, « La Nueva Santa Alianza », España, no 180, 15 septembre 1918.
16 Práxedes Mateo Sagasta, Diario de Sesiones de las Cortes, no 110, 6 mars 1861, p. 2962.
17 Fernando de los Ríos, ¿Adónde va el Estado ? (1951), Obras completas, Barcelona, Anthropos, 1997, p. 474-479.
18 José Miguel Hernández Barral, Grandes de España : distinción y cambio social, 1914-1931, thèse de doctorat d’Histoire, Madrid, Universidad Complutense, 2012.
19 Manuel Ballbé, Orden público y militarismo en la España constitucional, 1812-1983, Madrid, Alianza ed., 1984.
20 Paul Aubert, « La presse et le Pouvoir sous la Restauration (1875-1923) », Les moyens d’information dans l’Espagne contemporaine, Presses Universitaires de Bordeaux-Université de Pau, 1986, p. 9-65 ; « La presse espagnole et le Pouvoir sous la Dictature de Primo de Rivera », Presse et Pouvoir en Espagne (xixe et xxe siècle), Paul Aubert-Jean-Michel Desvois, éd., Bordeaux, Casa de Velázquez-MPI, 1996, p. 55-79 ; Paul Aubert, « Del “No pasa nada”, al “Todo va bien” consecuencias de la práctica de la censura en España (1914-1930) », El Argonauta Español, Université de Provence, no 4, juin 2007, http://argonauta.imageson.org/document101.html
21 Sorte de syndicats d’officiers supérieurs nés au printemps 1916 pour protester contre la situation qui leur était faite et surtout contre les réformes militaires annoncées par le Gouvernement. Quant aux juntes civiles, elles commençaient à apparaître parmi les fonctionnaires des postes.
22 Archivo Histórico Nacional, Madrid, Gobernación, Leg. 48-A, 26 juin 1917 ; « Lo prohibido », El Liberal, 27 juin 1917 ; Soldevilla, El año político 1917, Madrid, 1918, « La censura previa », p. 274.
23 Álvaro de Albornoz, El gobierno de los caudillos militares, Madrid, Historia Nueva, 1930.
24 Louis Marin, Le récit est un piège, Paris, Minuit, 1978, p. 8-14.
25 José Carner, « El apólogo de las dos ranas », El Sol, 1er juin 1928.
26 Cet opéra bouffe fut créé en 1868 alors que le Second Empire vacillant venait d’échouer à mettre en place un empire latin au Mexique (sa version définitive date de 1874). À la fin du premier acte, la complainte de l’Espagnol et de la jeune Indienne se termine par : « Un an plus tard, gage de leur tendresse, Un jeune enfant dort sous un parasol… Et ses parents chantent avec ivresse : Il grandira car il est espagnol. »
Auteur
Aix Marseille Université - CNRS, UMR 7303 Telemme
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008