Le nu et le vêtu dans les romans arthuriens du xiiie siècle
(Lancelot en prose)
p. 127-138
Texte intégral
1Les historiens de l’art et des mentalités, depuis le temps où Elie Faure a parlé de « révolution sentimentale1 » accordent au xiiie siècle une importance fondamentale en tant que clivage : c’est le temps où le vieux cadre théologique craqua de partout, de telle sorte que le christianisme, qui avait jusqu’alors dominé la vie, fut dominé par elle et entrainé dans son mouvement. C’est le moment où le corps commence à se manifester à travers les richesses de l’art gothique, un corps qui cesse d’être abstrait et schématique pour se faire de plus en plus sensuel, contourné, charnel, réaliste : l’importance de la polychromie, les plis qui marquent et font ressaillir le corps, le sourire énigmatique, les Vierges du lait, les formes de plus en plus charnelles d’un Dieu crucifié dont la souffrance évidente rappelle sa partie humaine ainsi que le fait de s’attarder de plus en plus sur les corps des Saints martyrs ; voilà mille symptomes d’une révolution progressive mais bien marquée dans les mentalités, dans la façon de concevoir le monde, révolution qui se produit autour de ce corps qui commence une nouvelle période de splendeur.
2Pour Kenneth Clark, au xiiie siècle on assiste au début du retour du corps triomphant, du corps héroïque, après la période où le corps s’était replié sur lui-même, tremblant devant le sentiment du péché ; d’après lui :
« à peu près au moment même où les sculpteurs gothiques commençaient à observer avec intérêt les feuilles et les fleurs, et les enluminures à regarder les oiseaux, une orientation nouvelle de l’iconographie obligea les artistes à étudier le corps humain nu2 »
3Ce corps qui s’affirme se manifeste aussi à travers la mode féminine, une mode contre laquelle ni les religieux avec leurs sermons, ni les magistrats avec leurs codes n’y pourront rien ; la Femme, la grande tentatrice, montre de plus en plus ses charmes3, encouragée par l’art qui fait pointer et se raffermir les seins des reliefs et des statues, et par les poètes qui chantent les « mamelettes durelettes » des dames, et même les mamelles « si glorieuses et belles, si petites et bien faites » de Notre Dame, comme le fait Gautier de Coincy4.
4Une époque, donc, où le corps commence à redevenir le miroir de la perfection divine, mais où, ne nous trompons pas, il continue aussi à être vu5 comme un instrument de perdition, de damnation ; la conscience du péché et de la faute associés au corps augmente de plus en plus au cours de cette période où l’effort d’introspection produit par l’obligation de la confession et la peur du purgatoire sont patronnés par l’Eglise, et s’entrecroisent avec les courants millénaristes qui, à la façon d’un Joachim de Fiore, annoncent la prochaine venue de l’Age de l’Esprit.
5Ce carrefour entre le culte de la beauté et de l’amour, d’une part, et l’obsession maladive de la pureté et de la virginité, le refus de la femme et du sexe, de l’autre, est illustré magnifiquement par le cycle en prose sur Lancelot, une des grandes œuvres du XIIIe6.
6Cet univers romanesque qui est attiré par l’aventure amoureuse, en en ayant peur à la fois, et qui se laisse aller à l’aventure mystique pour aboutir dans l’Apocalypse de La Mort le Roi Artu, accorde en effet très peu d’importance au corps, tant nu qu’habillé, et, tout minutieux qu’il soit pour d’autres questions, décrit très peu le physique des personnages, surtout les personnages féminins (de beaucoup d’entre eux on ne sait pratiquement rien) et encore moins leurs habits ; pourtant, l’idée de beauté est assez omniprésente, on trouve dans tous les recoins du roman des belles dames : « une seror moult bele qui pucele estoit7 », « une damoisele avec li moult bele8 », « la pucele qui amené l’avoit estoit de trop plus grant biauté9 », sont quelques exemples de phrases topiques très abondantes dans le roman ; la reine Guenièvre, bien sûr, est « fonteinne de toutes biautéz10 », d’ailleurs, dans La Mort le Roi Artu elle continuera à être belle à cinquante ans passés, en émerveillant tout le monde11 ; la Demoiselle du Graal, fille du roi Pellés, est « la plus belle qu’il onques nes eust veue jor de sa vie, et sans failles c’estoit la plus bele qui lors fust ne qui puis nasquist12 ». Mais, comment sont vraiment toutes ces dames, comment s’habillent-elles, en quoi consiste leur beauté, on ne le sait pas, ou très vaguement : la Dame du Lac est « moult grans » et « estoit vestue d’un drap de soie blanc13 », par exemple, ce qui symbolise sa majesté maternelle, et la rapproche un peu plus de la Vierge Mère ; Morgue la Fée, au contraire, est laide, ce qui nous repose un peu de toute cette beauté rhétorique, la seule dame explicitement laide du roman, je crois, laideur associée, bien sûr, au fait d’être « chaude et luxuriose que plus chaude femme ne covint a querre14 » ; on sait aussi qu’elle est « richement vestue15 », « vestues et acesmées si richement16 », c’est ainsi qu’elle apparaît avec ses compagnes magiciennes, la Reine de Sorestan et Sedile (Sybille), devant le pauvre Lancelot qu’elles tiennent prisonnier et qui pourrait être pour elles un nouveau Pâris : pour lui, bien sûr, c’est la reine, fontaine de beauté, qui mériterait le prix et non « ces vieilles17 » ; c’est la seule fois, d’ailleurs, où Morgue est dite « vieille », vieillesse apparentée à laideur, et sans doute aussi à l’état féerique18. La cour que préside Morgue la fée est aussi étonnante de richesse et d’élégance ; dans La Mort le Roi Artu, ce roi s’étonne de voir « si richement acesmés19 » les cent dames et chevaliers qui accompagnent sa sœur ; cette richesse de costumes correspond au rang princier de la fée, mais pourrait s’interpréter aussi comme un signe diabolique lié à sa méchanceté ; comme elle, la Fausse Guenièvre est aussi « appareillié molt richement et ot avecques XXX demoiselles ausi bien vestues com ele estoit20 » ; la femme richement habillée ne laisse de rappeler la grande prostituée de l’Apocalypse, ou d’autres figures féminines terribles, dangereuses pour l’homme comme Salome ; on peut signaler aussi que le corps richement habillé de la Fausse Guenièvre finit par pourrir dans une mort atroce, punition de ses péchés.
7Parmi les demoiselles de la Fausse Guenièvre, sa messagère (celle qui vient présenter sa réclamation devant la cour arthurienne) est, bien sûr, « de grant bialté, cote et mantel de molt riche drap de soie », et, en ce qui concerne ses cheveux, « fu trecie a une trece et la trece fu longue et grosse, luisant et clere21 » : Voilà un des rares éléments physiques qui sont souvent nommés dans ce roman, la tresse22. Les cheveux symbolisent les aspects les plus complexes, les plus attirants et les plus terrifiants de la condition féminine23 ; les cheveux de la Madeleine sont l’équivalent des longues barbes des ermites, lui servent de costume naturel et cachent ainsi sa nudité jadis instrument du péché ; les cheveux d’Agnès, qui poussent pour couvrir son corps, sont les auxiliaires de la chasteté que cette sainte personnifie ; mais les cheveux, à force d’être si naturels, finissent par être sexuels et par servir d’ornement : d’habit d’innocence de la femme sainte, vierge ou repentie, ils deviennent l’un des meilleurs atouts de la femme mondaine. La tresse de la demoiselle de la Fausse Guenièvre, « longue et grosse, luisante et clere » pourrait facilement nous faire penser à un serpent, avec tous les rapports que cette bête entretient avec la sexualité féminine24 ; la tresse est souvent aussi ce que les chevaliers félons utilisent pour agresser les demoiselles ; ils prennent leurs tresses, ils les tirent par elles, ou même ils les attachent avec, symbolisant ainsi les liens étroits entre beauté féminine et faiblesse face à la brutalité des mâles non civilisés par la courtoisie.
8La beauté des cheveux et les tresses symbolisent à la perfection donc toute la complexité de l’état profane de la femme, dont elle peut se débarrasser en rentrant en religion. Infailliblement, on assiste à l’acte où « les trescies sont coupées », coupure associée étroitement à la « haire âpre », au « drap », au « pauvre habit », dont elles sont immédiatement revêtues, on en voit plusieurs cas tout au long du Lancelot, à partir du début, où l’on nous montre sa mère, la « reine aus grans douleurs », dépouillée de son enfant et entrant au couvent « sans plus atendre furent trenchiés les beles treches la roine, car ele avoit le plus bel chief de tout le monde25 » ; le Maître Hélie de Toulouse raconte l’histoire de la dame d’Ecosse « de fole vie », « qui fist rooingnier ses beles treces et vesti robe de religion26 » ; la demoiselle fille du Vieux Chevalier, dont est amoureux Guerrehet, pour pouvoir fuir celui-ci, se réfugie aussi au couvent « si ont la bele dame reoingniés ses treces et li ont les dras vestus27 ».
9Les tresses coupées sont donc un symbole de castration, la femme perd ce qui, apparemment, contribue le plus à sa beauté et lui donne, plus que n’importe quel autre ornement, tout son caractère féminin ; la coupure de cheveux, cette perte de la féminité, est en fait une des pires punitions pour une coupable28, on le voit clairement dans l’épisode où la reine Guenièvre, accusée de supplantation de personnalité par sa sœur la Fausse, est condamnée (entre autres supplices) « a avoir les chevels trenches29 ».
10Les riches habits, les cheveux, sont donc symbole de la sexualité féminine ; mais, question danger, rien de comparable à la nudité de la femme, très souvent agressive ou trompeuse. Lancelot doit résister à plusieurs reprises aux véritables assauts sexuels des demoiselles tentatrices, même s’il a toujours la précaution de garder son linge intime, « ses braies et sa chemise », symbole de sa vertu naturelle qui repousse la chaleur de ces demoiselles vraiment entreprenantes : la demoiselle de Morgue est impudique et choquante pour lui « onques mes n’oi parler de dame ne de damoisele qui volsist prendre chevalier par force30, à tel point qu’il crache son baiser volé31 ; la demoiselle qui l’héberge quand il est en qûete de la reine « le taste la ou il li suefre » jusqu’à ce que « ele voit qu’ele ne le porra eschaufer32 » : les lits avec une femme nue sont donc un vrai guet-apens, une embuscade où il faut lutter pour se sauver. Si le héros est vertueux et succombe malgré tout, c’est grâce aux effets de la magie (Lancelot et la demoiselle du Graal33, qu’il confond avec la reine, ou Bohort, malgré sa nature froide34, et la fille du Roi Brangoire35) ; s’il n’est pas vertueux, il tombera facilement dans le piège de la luxure féminine, dont les conséquences sont souvent dangereuses, allant même jusqu’à mettre en danger la vie (le roi Arthur avec l’enchanteresse Gamille36, ou Gauvain avec la fille du Roi de Norgales37).
11Les conséquences de la beauté et de la nudité féminines sont donc bien dangereuses, mais la vraie beauté dans le texte, la beauté parfaite et qui fait tomber amoureux à première vue, celle qui est décrite et étudiée profondément, est une beauté masculine, c’est la beauté du héros. Lancelot a droit à trois descriptions minutieusement détaillées38 ; la troisième et la plus courte, mais assez efficace quand même, nous fait voir Lancelot d’une façon subjective, à travers les yeux d’une demoiselle qui n’avait jamais aimé auparavant :
…ele resgarde Lancelot tout adés tant com il menja et vit sa bouche vermeille, si en a tel envie qu’ele ne set qu’ele poist faire, car onques mais a son esciant dame ne damoiselle ne vit si bel. Ele resgarde ses ieulz qui li sememblent II cleres esmeraudes et voit son front bel et sa cheveulure crespe et sore dont li chevoux sambloient d’or et voit en lui tant de biauté qu’ele ne cuidoit pas qu’en paradis eust nul si bel ange. Maintenant la fiert Amors si tranchanment qu’ele tressaut toute39…
12De la même façon, la fille du Vieux Chevalier, celle même qui entre en religion pour fuir Guerrehet, dit de Lancelot :
…se il ne me semble biax, ce seroit merveille, car il est au mien esciant li plus biax hom del monde et tant sai je bien que je ne vi onques ausi bel ; et pleust ore a Dieu qu’il fust çaienz sains et haitiez si com vos estes et m’amast d’ausi vraie amor com je feroie lui. Si m’aist Diex, je nel changeroie ancore por home que je aie veu por estre dame de toutes les terres qui sont par tout le monde40.
13Lancelot est, en effet, le plus bel homme (le plus bel être, puisqu’il est comparé à un ange, une beauté surhumaine donc, et en partie androgyne41) du monde, objet de tous les désirs érotiques (dont il a souvent du mal à se libérer, comme on a vu en parlant des demoiselles séductrices) ; on peut s’en rendre compte rien qu’en regardant la miniature42 qui représente le premier baiser de Lancelot, poussé par son ami-amoureux Galehot, et centre donc d’une trinité amoureuse, et de Guenièvre. On remarquera comment de la robe longue, alors à la mode pour les hommes, portée par notre héros, surgit une jambe que la chausse moule parfaitement et qui est assez troublante, avec cette espèce de pas de danse qu’elle trace.
14Le corps de Lancelot correspond déjà à un canon de perfection physique43 : tout est beau chez lui, la bouche »petite par mesure et bien seant et les levres colourees », les dents » petits et serés et blans », le menton » bien fait a une petite fossete », les yeux » vairs et rians el plains de joie », les cheveux « deliés si naturelment blons et luisans » du temps de son enfance et « devindrent soret et moult les ot tous jors crespés et cleirs par mesure et moult plaisans » à partir de son entrée en chevalerie, le cou « ne trop greles ne trop gros, ne lonc ne cours », les épaules « lees et hautes a raison », la poitrine « tel que en nul cors ne trovast on ne si large ne si gros ne si espés », les bras vigoureux « de ners et d’os moult bien garni », les hanches, les cuisses et les jambes « droites » ; de la tête aux pieds, tout est digne de ce corps que nous parcourons minutieusement avec l’auteur, et qui symbolise la nouvelle importance de la beauté physique dont nous parlions dans l’introduction.
15Mais ce corps parfait est fait, non pas pour jouir de son état naturel, representé par le costume vert d’homme des bois qu’il portait chez la Dame du Lac44, mais bien pour être vêtu, pour être caché par l’habit de chevalerie, dont la signification mystique est parfaitement expliquée par cette fée qui devient le porte-parole des valeurs religieuses : l’écu qui lui pend au cou représente le chevalier défenseur de la Sainte Eglise, sa mère « car ele doit estre garantie par son fil es desfendue45 », le haubert qui l’entoure signifie la protection complète que le chevalier fournit à la Sainte Eglise, le heaume qui défend sa tête de toutes les armes signifie que le chevalier défend l’Eglise de tous ses ennemis, le glaive fait fuir ces ennemis, l’épée fait du chevalier un sergent de Notre Seigneur et, enfin, le cheval est une métaphore du peuple qui doit porter et soutenir ce soldat de Dieu qu’est le chevalier mystique. Le costume chevaleresque n’est donc en rapport qu’avec l’Eglise ; ce costume qui servait auparavant à se défendre des ennemis, sert maintenant de rempart contre la propre beauté, puisqu’il la cache ; et après tout, cette beaute parfaite n’est-elle pas tueuse, ne vaut-il pas mieux la couvrir pour empêcher les ravages, les désastres qu’elle peut produire en éblouissant dames et chevaliers ? La Demoiselle d’Escalot, ravie par la beauté du héros « gariz et auques revenuz en sa biauté », et qui se déclare à lui « apareilliee et atornee au plus bel qu’ele onques pot et se fu vestie de la plus bele robe qu’ele pot46 » pour être finalement rejetée47, apparaîtra morte dans La Mort le Roi Artu, en accusant l’amour de Lancelot de cette mort ; Galehot lui-même, le guerrier qui oublie sa fonction par l’amour de ce même héros, se laisse mourir et son corps pourrit, tandis que les gens s’inquiètent pour son âme oublieuse de Dieu à cause de cette obsession amoureuse, qu’il symbolise dans l’écu de son ami48, le seul objet qu’il tient de lui et qui représente ce corps de Lancelot qu’il croit mort, et qui, en fait, est toujours en vie.
16L’armure, le costume guerrier, éloigne aussi des autres, c’est un symbole de froideur et de mort, qui cache la chaleur du corps ; « otés ceste robe que trop est froide », dit la demoiselle de Norgales à Gauvain quand, armé de la tête aux pieds, il l’embrasse et s’apprête à entrer dans son lit49 ; la froideur ecclésiastique et stérile de ce costume guerrier s’accorde à merveille avec des esprits aussi froids que celui de Bohort, un des chantres de la virginité, qui, dans La Mort le Roi Artu, fait l’éloge et une nouvelle description de Lancelot, en le comparant à plusieurs héros « de ceus que la veraie histoire tesmoigne qui furent honni par fame50 » (Absalon, Salomon, Hector et Achille et « a nostre tens meïsmes, n’a pas encore cinc anz » Tristan « qui si loiaument ama Yseut la blonde ») :
« toutes ces vertus poez vos tenir el cors mon seigneur si parfitement que nule n’en faut ; car ice savez vos bien qu’il est li plus biax hom del monde, et li plus preuz, et li plus hardiz et li mieudres chevaliers que l’en sache ; et avec ce est il estrez de si haute lingniee de par pere et de par mere que l’en ne set pas el monde plus gentill homme que il est… vestuz et couverz de toutes bones vertuz… d’entre les estoiles le soleill… la fleur des chevaliers el monde51. »
17Ce sont donc ces vertus qui habillent véritablement le chevalier, son vrai costume mystique dont l’armure n’est qu’un symbole, ce sont elles qui l’éloignent de ceux qui l’aiment, et même de la Reine, à laquelle s’adressait ce discours du chaste cousin, destiné à empêcher que cet amour dépouille Lancelot de ces habits de vertu : « tout ainsi le des-poilleroiz vos et desnueroiz », et détruise le monde arthurien. L’amour fait donc jouir ces corps « nu a nu », comme il peut arriver dans des rares occasions à Lancelot et la reine, mais en plus de déshabiller ces corps pour « la joie assés grans qu’il s’entrefirent52 », il dénude les âmes, détruit l’honneur, les réputations et les maisons princières, facilite peut-être les insignifiantes aventures terriennes, mais empêche les grands exploits mystiques ; n’est-il pas dit que Lancelot n’a pas réussi à être Galaad, le meilleur chevalier du monde, à cause de « la foiblece de ses rains53 », parce qu’il est – lui, l’amant fidèle ! – « chauz et luxurieux54 ».
18Dans ces romans, comme on peut s’en rendre compte, c’est le christianisme, même si c’est à travers la variante assez héterodoxe mais efficace du Graal, qui triomphe, tandis que l’amour, les amoureux (la Demoiselle d’Escalot morte sur sa nacelle, Galehot enterré avec son costume de chevalier sur son corps pourri55) et surtout la Femme, sont les grands perdants. La Femme, après tout, n’est qu’un leurre, comme l’a bien dit Georges Duby :
La fine amour […] était un jeu d’homme, spécifiquement masculin, comme est d’ailleurs masculine toute la littérature qui en expose les règles et qui n’exalte guère que des valeurs viriles. Dans ce jeu, la femme est un leurre56.
19Dans une société qui prône d’abord les valeurs viriles de la guerre, et après les valeurs religieuses de la chevalerie mystique, entre la première et la deuxième fonction, si fortement entremêlées, la Femme, richement habillée ou dangereusement nue, ne peut que trahir, enfermer, porter malheur, empêcher de triompher, mourir d’amour.
Notes de bas de page
1 Elie Faure, Histoire de l’Art, 2e vol., L’Art médieval. Le Livre de Poche, Paris, 1976.
2 Kenneth Clark, Le Nu, 2e vol. Le Livre de Poche, Paris, 1969, p. 142.
3 Comme le fera l’homme plus tard, surtout à partir du xve (jambes moulées, braguette bien marquée, etc.).
4 Gautier de Coincy, Miracles de Notre Dame, Genève, Droz, 1970.
5 Et peut-être de plus en plus. La législation en ce qui concerne le mariage, l’homosexualité, etc. se fait plus restrictive à partir d’une époque qui voit naître aussi le tribunal de l’Inquisition.
6 Nous utiliserons l’édition d’Alexandre Micha en 9 vols., Droz, Genève, 1978-1983.
7 Lancelot, op. cit., vol. VIII, p. 191.
8 Ibid., p. 204.
9 Ibid., p. 229.
10 La Mort le Roi Artux édition de Jean Frappier, Droz-Minard, Genève-Paris, 1964, p. 4. Cette métaphore apparaît aussi très souvent dans le Lancelot, « sa dame la mine qui est fontainne de biauté », par exemple, vol. IV, p. 178.
11 Ibid., « en l’aage de cinquante anz estoit ele si bele dame que en tout le monde ne trouvast l’en mie sa pareille », p. 4.
12 Lancelot, op. cit., vol. II, p. 376. Dans ce même passage, la beauté de cette demoiselle, qui sera la mère du « Messie » du Graal, Galaad, est comparée à celle de la Vierge « bele de totes bialtés qui a ferne aperent que onques plus bele ferne ne fu veue fors solement la Virge Mere qui porta Jhesu Crist dedens son ventre ».
13 Op. cit., vol. VIII, p. 457.
14 Op. cit., vol. I, p. 300.
15 Ibid.
16 Op. cit. vol. IV, p. 177.
17 Pourtant, dans le même épisode, l’auteur parle de la Reine de Sorestan comme d’une belle dame « par illuec passoit une bele dame qui estoit reine de la terre de Sorestan », ce qui prouve le curieux de cet épisode où s’entremêlent sans doute des histoires de sources différentes : la fée est à la fois héritière de la nymphe et de la parque, et va devenir bientôt sorcière.
18 C’est déjà la préfiguration de l’image de la sorcière, qui va hanter l’imaginaire occidental pendant plusieurs siècles, au grand dam de beaucoup de femmes qui trouveront leur mort à cause de cette peur de la vieille pleine de connaissances (et donc de méchanceté).
19 La Mort le Roi Artu, p. 57.
20 Lancelot, vol. I, p. 96.
21 Ibid., p. 18.
22 La demoiselle du Graal, par exemple, est « treciee en bende et avoit le plus bel chief que femme portas ! », op. cit, vol. II, p. 376.
23 La Gorgone aux cheveux de serpents et au regard pétrifiant en est un bon exemple.
24 Voir les monstres-serpents féminins, l’Echidna de la mythologie grecque ou la Mélusine médiévale.
25 Lancelot, vol. VII, p. 30.
26 Op. cit. vol. I, p. 63.
27 Op. cit. vol. IV, p. 57.
28 Et elle l’a été dans nos pays jusqu’à une époque très récente (2e guerre mondiale, guerre civile espagnole, etc.).
29 Op. cit. vol. I, p. 127.
30 Ibid, p. 323.
31 « ele gete la boche, sel baisse et il est si anguoissos que par un poi qu’il n’enrage », ibid., p. 324.
32 Op. cit., vol. II, p. 22.
33 « Einsinc sont mis ensemble le millor chevalier et le plus bel qui or fust et la plus bele pucele », op. cit. vol. IV, p. 209.
34 « il estoit ore de froide nature et virges en volenté et en oevre », op. cit. vol. II, p. 196.
35 « si s’entrechopent si charnellement que les flors de la virginité sont espandues entr’els », ibid., p. 197. De ces unions que la magie fait innocentes et même bien vues par « la grace de Dieu et volenté divine » naissent deux héros positifs, Galaad du Graal et Helain le Blanc, empereur de Constantinople « et passa les bones Alexandre ».
36 Mais il est obligé de sauter « si com il puet, car il n’avoit que ses braies et cort a s’espee qu’il se voloit desfendre », op. cit. vol. VIII, p. 443.
37 Pour échapper à ce roi, Gauvain « se lanche hors del lit tout nu », ibid, p. 381.
38 Op. cit., vol. VII, p. 71 et sq. ; vol. I, p. 128 ; vol. IV, p. 134.
39 Les couleurs et leur symbolique sont toujours importantes dans ces descriptions ; ici, la perfection de Lancelot s’exprime à travers ce mélange de rouge, vert et or. Dans la première description on parle de son mélange parfait de « blanchor » « brunor » et « vermel » de telle sorte que « rien n’i avoit trop blanc ne trop brun ne trop vermel, mais igal melleure de III ensamble », op. cit., vol VII, p. 72.
40 Op. cit., vol. IV, p. 18.
41 Sa beauté est virile, mais il est remarquable que certaines parties de son corps sont considérées, à cause de sa perfection, comme dignes d’une femme : le cou « s’il fust en une tres bele dame, si fust il assés couvenables » et les mains « furent de dame tout droitement, se li doi fussent un poi plus menu », ibid, p. 73.
42 Ms. fr. 118, f° 219 v°.
43 Il s’agit de la première description, op. cit, vol. VII, p. 72-74.
44 « si sambloit bien nom qui de bois venist, car il avoit le cote de bois vestue, courte a mesure et de verde color, un capelet de fueilles en sa teste », ibid., p. 244.
45 Ibid, p. 251.
46 La Mort le Roi Artu, op. cit., p. 41.
47 Et dont l’amour malheureux est en plus perversement utile à celui de Lancelot et de la reine, puisqu’il en éloigne un moment les soupçons de la cour.
48 « … il ne deignoit mengier ne boivre. Mais tant de confort coin il avoit si estoit li escus Lancelot qu’il avoit tot adés devant ses iex. Tant fist de la mort Lancelot que il fu, ce dist li conte XI jors et XI nuis que il ne menja ne ne but, et tant que les gens religiouses qui sovent le veoient li distrent que s’il moroit en tel maniere il avroit s’ame perdue », Lancelot, op. cit., vol. I, p. 388-89.
49 Op. cit., vol. VIII, p. 381.
50 La Mort le Roi Artu, op. cit., p. 70-71.
51 Ibid., p. 71.
52 Lancelot, op. cit. vol. II, p. 76.
53 Op. cit., vol. V, p. 268.
54 Ibid, p. 130.
55 « le cors Galehout… fu armés de totes armes, ensi com a celui tens estoit costume ; si le coucha Lancelot meismes dedens la tombe, et quant il l’ot couchié, si le baisa trois fois en la bouche a si grant anguoisse que par pou que li cuers ne li partoit el ventre. », op. cit., vol. II, p. 254. Le costume guerrier sert donc aussi de linceul, il emprisonne le corps même après la mort.
56 Georges Duby, Mâle Moyen Age, Flammarion, Paris, 1988, p. 47.
Auteur
Université de Valladolid, Espagne
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