L’autre armure ou le vêtement de foi dans la Queste del saint Graal
p. 115-126
Texte intégral
1L’homme médiéval entretient avec son corps, notamment son corps nu, une relation de type attraction/répulsion qui peut paraître paradoxale. Créé à l’image de Dieu, il semble oublier qu’au Commencement était cette nudité qu’il tient en horreur et qu’il faut dompter par la violence parfois, par l’abstinence pour l’oublier, ou par le vêtement pour l’ignorer. Ce corps qui pourtant, au jour du Jugement, se relèvera et marchera, nu, vers Dieu, retrouvera alors la pureté des origines qui précéda la Faute. Depuis, ce Paradis perdu reste le plus cher et le plus lointain des souvenirs. Depuis, il est devenu l’objet de la plus grande des promesses futures, celui des plus belles quêtes.
2La Queste del saint Graal1 s’inscrit entre ce souvenir et cette promesse qu’elle renouvelle, et la relation au nu et au vêtu qui nous intéresse ici tient un rôle non seulement senefiant mais aussi actant. Nous verrons que depuis la Faute, le nu est devenu la figure du siècle et de ses vains apparats, car le siècle est nu, spirituellement. Une nouvelle chevalerie s’impose qui doit délaisser l’ancienne armure terrestre. Les sergents de Dieu ont pour tâche de quitter l’ancien haubert car leur combat n’est (presque) plus de ce monde. Mais cela n’est pas sans dangers. Ils doivent revêtir un autre type de vêtements : l’armure de la foi, matérielle et immatérielle. Au bout du chemin se dresse la réconciliation avec Dieu et en Dieu, dans une nudité purifiée, débarrassée à jamais de ses cortèges de démons.
3La QSG envisage plusieurs types de nudité. La première que nous allons évoquer reste abstraite mais n’en est pas moins remarquable pour notre auteur qui en accable Lancelot (p. 61 à 70) lorsque ce dernier est dépouillé de ses armes pendant son sommeil2. Ce sommeil qui le prive de la contemplation du graal est une forme d’absence, une forme d’ignorance des choses divines, et laisse Lancelot plus nus et plus despris (p. 61) que jamais. Il constate à son réveil qu’il n’a plus de cheval, de heaume ni d’épée, ce qui correspond non seulement à la honte mais aussi à la nudité absolue pour le chevalier terrestre qu’il est demeuré. L’amertume qui l’accable alors et les lamentations auxquelles il s’abandonne en témoignent. Il n’est plus le meilleur chevalier, il n’est plus chevalier. Il est tout simplement, dit une voix en rappelant la parabole de l’Evangile, plus nu et plus despris que figuiers. Cet arbre qui avait tout pour être beau mais qui reste stérile symbolise le péché de Lancelot, péché d’autant plus grave qu’il s’agit justement de Lancelot, le plus bel arbre jadis3. Puisqu’il était le plus vaillant, le plus beau des chevaliers, puisque lui étaient promises les plus hautes aventures, Lancelot aurait dû revêtir les armes de la foi. Son choix de vie est resté terrestre et c’est la raison pour laquelle le texte le déclare nu après le vol de ses armes, terrestres elles aussi. Il faut alors un ermite pour lui expliquer ce qu’est cette nudité :
« quant li sainz graax vint la ou tu estoies, il te trouva si desgarni qu’il ne trouva en toi ne bone pensée ne bone volonté, mes vilain et ort et conciliez de luxure te trova il, et tout desgarni de fueilles et de flors, ce est a dire de toutes bones oevres. »
(p. 70)
4La nudité de Lancelot c’est être nuz des bones vertuz que crestiens doit avoir (p. 158). Mais la QSG présente d’autres nudités, plus concrètes apparemment.
5Dans les pages qu’il consacre à la légende de l’Arbre de Vie, l’auteur nous rappelle la honte ressentie par Adam et Eve au moment où, la faute commise, ils ont découvert la nudité de leur corps : Lors couvri chascuns d’aus les plus ledes parties de sus lui de ses deux paumes (p. 211). Pour la première fois la nudité apparaît comme une chose laide. Avec la souffrance, le labeur et la mort, Eve et Adam ont découvert le vêtement. Et lorsqu’ils doivent s’en débarrasser pour s’accoupler et engendrer, c’est Dieu qui, afin de cacher leur vergoigne, les recouvre du vêtement de la nuit :
il mist maintenant entr’ax deux une oscurté si grant que li uns ne pot l’autre veoir.
(p. 215)
6Auparavant dans le texte nous voyons un prudhomme être attaqué à la porte de son ermitage par un groupe de félons qui lui retirent sa haire protectrice ; si lor pria qu’il li baillassent aucun garnement, qu’il ne se veist si vilainement com il estoit (p. 121). Il ne peut en effet supporter de se voir si vilainement, à tel point qu’il préfère endosser une chemise de lin, marque du siècle, plutôt que voir son corps nu qui dévoile son sexe. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. La chair nue est sexuelle. Elle rappelle la faute originelle mais aussi la luxure (ce dont Lancelot est coupable, rappelons-le). Et par extension elle est devenue métaphore de toutes les fautes. Aussi porte-t-elle également les marques de certaines pénitences, elle porte les marques d’une faute.
7Au cours de sa quête, Perceval rencontre le roi Mordrain (p. 81 à 86) qui apparaît d’abord en personnage alité dont le visage est entièrement recouvert d’une fine toile blanche, si bien que le jeune chevalier est incapable de dire s’il se trouve en présence d’un homme ou d’une femme. Mais au moment du Corpus Domini cet être asexué s’assoit dans son lit et découvre d’abord son visage et sa tête chenue couronnée d’or, puis, jusqu’au nombril, ses épaules et son torse couverts de plaies. Après avoir communié, il ôte sa couronne que l’on pose sur l’autel, puis il se recouvre comme précédemment. Quelles sont ces plaies ? Perceval ne va pas tarder à l’apprendre de la bouche d’un religieux. Elles blessent le roi Mordrain depuis l’instant qu’il vit, par orgueil et démesure, le Saint Vessel à découvert alors qu’il n’était pas destiné à le faire4. Les plaies sont donc la punition d’une faute, et c’est la chair qui les porte, c’est cette nudité (partielle ici) qui la révèle.
8Cette nudité n’est certes pas honteuse en soi. Les parties les plus laides en sont cachées. Elle porte les marques d’une faute, mais elle est aussi une forme de pénitence, ce que confirme le geste de l’abandon de la couronne à l’autel. Le roi Mordrain est un roi humble à présent. Il se déshabille à la façon d’un dépouillement, lui-même enrichissement spirituel, ce que nous aurons à montrer ailleurs.
9La nudité est donc le plus souvent donnée comme négative. Il s’agit de la cacher toujours. On devrait alors s’attendre à ce que l’inverse, à savoir le vêtement, soit en toute logique la marque de la pureté et de la mesure. Il n’en est rien lorsque ce vêtement appartient au siècle.
10Nous venons d’évoquer la couronne dont le roi Mordrain doit se séparer en signe d’humilité devant Dieu. Il s’agit d’une couronne « terrienne » dont le royaume est donc de ce monde, dont le royaume est le monde victime des illusions et du déguisement, en proie aux attentats de l’Ennemi. Or le diable et le siècle ont souvent les mêmes attributs, et le vêtement y participe pour beaucoup. Ainsi se présente-t-il (l’Ennemi) à Perceval sous la forme d’une jeune femme débarquée d’une nef noire sur l’île déserte où le héros attend un signe de l’aventure (p. 105). Le premier vêtement dont le diable s’est donc déguisé est celui de la chair. Il est la trop grant biauté (p. 105) de la demoiselle, cet éclat qui ne fait plus office à présent de miroir de l’âme. Le vêtement de chair est tentateur, la beauté l’est d’autant plus, et davantage encore lorsqu’elle est vestue si richement come nule mielz et qu’elle fait dresser au milieu de ce désert un pavillon somptueux sous lequel Perceval s’enivrera.
11La tentation de Bohort se déroule selon le même schéma. Le diable se présente à lui (195) en guise de fame (expression qui confirme que le monde et le siècle sont sous le règne de l’apparence, et par là-même de l’apparat5) :
une damoisele si bele et avenant qu’il paroit en li avoir toute beauté terriane ; et fu si richement vestue com s’ele eust a chois esté de toutes les bêles robes dou monde.
(p. 180)
12Elle aussi est parée de la beauté terrestre, du beau vêtement de la chair, lui-même revêtu de la plus belle robe. La beauté comme le riche vêtement portent donc la marque de l’illusion et du siècle. C’est la raison pour laquelle un homme de Dieu pense que l’ermite trouvé mort revêtu d’une riche chemise de lin n’a pu que perdre son âme :
je voi bien qu’il n’est pas morz selonc Dieu ne selonc ordre. Car en tele robe… ne puet nus tiex hons morir, qui n’ait religion enfrainte.
(p. 119)
13La richesse du vêtement équivaut ici à être « nu comme figuier ».
14Nous pouvons donc constater qu’il existe deux nudités. La nudité « nue », honteuse et tentée par le diable, et la nudité qu’il faut envisager d’un point de vue spirituel : celle du siècle, de l’apparat et du manque de foi. La quête exige alors de quitter le vêtement du siècle pour en revêtir un autre.
15Quête de Dieu, la quête du graal dépasse l’idéal terrestre de la chevalerie : « Ceste Queste n’est mie queste de terriennes choses, ainz doit estre li encerchemenz des grans secrez et des privetez Nostre Seignor… » (p. 19). La nouvelle chevalerie dresse son cœur et ses volontés vers la foi. Pour cela les nouvelles armes ne doivent plus être celles des amants courtois au service des dames et des amies qui attendent l’exploit de celui qu’elles aiment. Elles ne peuvent plus être au service d’une féodalité qui s’efface peu à peu, au service de l’orgueil et de la jalousie, ces autres vêtements du siècle. Le chevalier lessera le terrien abit et entrerera en la celestiel chevalerie (p. 116).
16L’auteur ne laisse aucune place au doute. Le chevalier doit d’abord se débarrasser de « l’habit du monde ». Ainsi, quittant une première parure toute symbolique, est-il privé de la compagnie des dames au départ de la quête (p. 19), puis il doit très vite quitter les armes de façon concrète. Lorsque Lancelot s’apprête à affronter un lion et qu’il voit son geste sanctionné par une main enflammée venue de nulle part qui frappe son épée, une voix lui rappelle sa faute :
« Molt est chetis, qui ne cuides mie que cil en qui servise tu t’es mis ne puisse plus valoir que tes armes ! »
(p. 253)
17Lyonel, le « cuer sans frein » du Lancelot6 cherche injustement à se venger de son frère. Tout échauffé par le diable, les armes sont devenues son seul moyen d’expression. Après avoir tué Calogrenant ainsi qu’un religieux, il faudra une intervention divine pour qu’il renonce à sa folie (p. 189)7. Nous pouvons ici mesurer le contraste qui existe entre Lyonel et Galaad, le vrai chevalier, qui dès le début du roman renonce à pourchasser les adversaires qu’il a mis en déroute. Et, pour en finir sur ce point, il faut se souvenir du début de la quête, au moment où Lancelot, Gauvain et tous les autres compagnons se rendent à l’église tout armés sauf de leur écu. Il ne faut bien entendu pas oublier l’aspect pratique et réaliste d’un tel détail. Mais on peut imaginer pourtant cette scène où tous sont armés de pied en cap, masqués par leur heaume, dans l’église, anonymes, face à Dieu. Les hiérarchies ont disparu. Sans le savoir distinctement, les compagnons ont déjà commencé à se dévêtir de leur armure. C’est la Quête qui établira une nouvelle hiérarchie. Et elle n’en sera que plus difficile. Nombreux seront les dangers. Nombreuses les fausses nouvelles, les fausses pistes qui égarent chevaliers et lecteurs.
18Quels sont ces dangers ? Le premier d’entre tous est peut-être le découragement qui, comme l’indique le préfixe privatif du mot, est une perte du courage et des autres qualités du cœur. C’est le cas de Lancelot pendant son sommeil. Après avoir constaté la disparition de son heaume, de son écu et de son épée il s’est grant pièce plainz et démentez et regretee sa maleurté (p. 62). Le découragement le guette et ce sera encore le cas plus loin lorsque son cheval sera tué par un chevalier (peut-être envoyé par le Christ Lui-même8 !) issu de la rivière Marcoise qu’il n’ose franchir à cause de sa male foi (p. 144), lui Lancelot du Lac ! Contraint par cette aventure de rester seul sur la rive, il demande à Notre-Seigneur de venir le réconforter :
Et doner li conseil par coi il ne puisse chaoir en temptacion d’anemi par engin de deable, ne estre menez a désespérance.
(p. 146)
19Il est très clair ici que le découragement et le désespoir offrent les meilleures voies à l’action trompeuse du diable, et poussent parfois leurs victimes à abandonner leurs armes. Mais il s’agit alors d’un abandon qui n’est absolument pas conforme à celui que la Quête préconise.
20Comme Lancelot, Perceval se trouve privé de sa monture, ce qui l’empêche de suivre Galaad qui s’enfuit (p. 89). La rage s’empare alors de son cœur. Il ôte son heaume, se laisse tomber au pied d’un arbre, pâle et alangui : si a si tres grant duel qu’il voldroit orendroit morir. Dans la symbolique médiévale, le désespoir a un geste : celui de se dévêtir9. Que l’on songe aux grandes peines qui poussent ces innombrables personnages à se défigurer et à s’arracher cheveux et vêtements. Mais Perceval reprend très vite espoir en retrouvant un cheval. De nouveau il revêt ses armes, mais l’aventure ne va pas plus loin. Ce même cheval est tué par un chevalier. Perceval jette son écu, son épée, ôte son heaume, et lors recomence son duel assez plus grant que devant (p. 91). C’est cette faiblesse qui semble alors attirer le diable. Cette faiblesse à laquelle il ne se soumettra plus à la fin du roman, lors de la mort de Galaad. Les purs ne se désespèrent pas :
S’ils (Bohort et Perceval) ne fussent si prodom et de si bone vie, tost en poïssent estre cheuz en désespérance…
(p. 279)
21Mais pour l’heure c’est l’Ennemi qui se présente à lui sous la semblance de la demoiselle dont nous avons déjà parlé. Elle fait dresser un pavillon de soie avant de faire désarmer le chevalier pour son confort (il s’agit du heaume, du haubert et de l’épée,) puis il s’endort. Perceval vient de retomber dans le siècle, il est de nouveau nu, et de ce fait vulnérable.
22Le vin l’échauffé au point qu’il requiert la demoiselle d’amour. Tous deux s’étendent sur le lit alors qu’il est toz nuz fors des braies (p. 111). Nous pouvons constater que si la quête veut que les chevaliers se dévêtent de l’armure du siècle, le danger est immense de se trouver dépourvu face au diable et de perdre jusqu’à son âme, voire sa vie. C’est la raison pour laquelle Lancelot ayant échoué pourra (devra) reprendre ses armes pour retourner dans le siècle (p. 260). Perceval se souvient cependant suffisamment de Dieu pour se signer au front et voir que tout n’était qu’enchantement destiné à le perdre. Sa colère envers lui-même le pousse alors à se transpercer la cuisse gauche d’un coup d’épée, signe de pénitence qu’il est aisé d’interpréter comme une castration symbolique. Mais le sanz jaillit à flots (p. 111), à tel point que Perceval craint d’avoir ainsi mis ses jours en danger. Au milieu de l’obscurité, dans la solitude et l’angoisse de sa blessure, il s’en remet à Dieu et le prie de ne plus le laisser succomber à la tentation. Puis il déchire sa chemise pour éponger son sang. Nous assistons dans cette scène à un double abandon, à une double mise à nu symbolique dont Dieu doit être le témoin et le bénéficiaire. En se mutilant Perceval abandonne sa sexualité. En déchirant son vêtement il abandonne le siècle. Il protège ainsi sa virginité mise en danger par le diable et gagne cette alliance de sang avec Dieu, marquée par cette chemise déchirée et souillée qu’il revêt ensuite du mieux qu’il peut.
23Dans la chronologie de cette aventure, nous avons donc observé un Perceval qui a quitté les armes sans rejoindre pour autant l’idéal de la quête. Car afin de se protéger des assauts du diable il ne faut pas rester dévêtu. Il s’agit de s’armer de la foi. C’est ce que fait précisément Perceval sous ce pavillon en se signant au front et en revêtant ce qu’il lui reste de sa chemise qui préfigure le vêtement qu’il endossera après avoir (partiellement) réussi dans la Quête : l’habit de foi.
24Nous pouvons comprendre que si le texte ne comporte pratiquement pas de descriptions d’armures c’est qu’il veut montrer par là leur vanité et leur faiblesse. Il préfère en revanche porter son attention (et la nôtre) sur le vêtement des religieux. Ces hommes vêtus de blanches robes (p. 7), ce prudhomme qui conduit Galaad vers Camalot, vestu de robe de religion (p. 48), cet autre qui remet au héros du graal les clefs du château que le chevalier a délivré de ses mauvaises coutumes (p. 62). Ils sont nombreux10, et toujours hommes de religion, ce qu’affiche leur vêtement. Mais très tôt le texte nous en dit davantage. Plus qu’un vêtement, la tunique du prêtre est une armure. Elle est la nouvelle armure !
25Lancelot parvient à un ermitage après avoir été déclaré « plus nu que figuier ». Le chevalier porte ses armes qui appartiennent au siècle, son âme est désespérée et il se présente devant cet homme de Dieu qui lui est revêtu des armes de Sainte Eglise (p. 62). Par le mot « armes » nous devons comprendre « ornements », au sens héraldique du terme, mais également et littéralement le sens d’« armure11 ». Une arme qui va d’abord protéger celui qui la porte. C’est le cas du prêtre qui dit l’office du Saint Graal en présence de Perceval et du roi Mordrain. Il est revêtu des armes Nostre Seignor (p. 81) pour pouvoir voir le calice à découvert sans être blessé comme le fut ce roi orgueilleux. C’est cette même armure qu’il faut endosser pour dire la messe, car le Corpus Domini qu’elle célèbre est Révélation de Dieu au même titre que le graal. Mais ce saint vêtement offre également une barrière à la fureur des hommes. Les félons qui s’attaquent à un pauvre religieux sont étonnés de l’impuissance de leurs coups :
Il ne porent sus lui ferir cop dont il li poissent maufere, et si n’avoit vestu fors sa robe ; et despeçoient ausi lor espees et rebouchoient come s’il ferissent sor une enclume. Si i ferirent tant que lor espees furent toutes despeciees, et il furent lassé et travaillé des cous qu’il li orent donez, ne il ne li avoient encore fet tant de mal que sans fust issuz de lui.
(p. 121)
26C’est bien cette arme que les nouveaux chevaliers doivent désormais revêtir. La seule qui permettra aux quêteurs de voir les merveilles du graal et qui leur évitera de se trouver nus sous les traits de l’Ennemi. Les quêteurs doivent donc porter la haire sous l’armure, la robe de noces (p. 127) qui marque une nouvelle alliance avec Dieu, celle qu’endosse Lancelot en non de sainte penitance (p. 129) et qu’Hector voit en songe sous la forme d’un manteau de houx et d’un âne en guise de monture (p. 150). C’est également le cas de Bohort qui lui l’endosse de façon volontaire (alors qu’elle est imposée à Lancelot) dans une scène d’adoubement « célestiel » : Il oste sa robe et sa chemise et la (la haire) vest en te le entencion come li preudons li baille (p. 166). Il se voit désormais armez come chevaliers celestiex doit estre, et si bien garniz contre l’anemi… (p. 167). Il est désormais l’homme-lige, le sergent (p. 175) et le fils non plus mortel mais « spirituel » du Christ (p. 270). Ce qu’il prouve en reconquérant le fief d’Amanz, celui de son Seigneur, en vérité (p. 185). C’est également une façon qu’a l’auteur de rappeler que les seuls combats qui vaillent désormais sont pour la foi et par la foi ; dans et pour la Sainte Eglise (voir à ce propos le massacre orchestré par les trois compagnons au château Carcelois, p. 229 et suiv.) Perceval n’est pas en reste mais lui va porter cette nouvelle armure de façon définitive puisqu’il entrera en religion une fois sa quête achevée (p. 279).
27Nous venons de voir que si les chevaliers doivent ôter leur armure « terrienne » c’est pour se parer du pauvre manteau de la foi et/ou de la haire de pénitence. Les si laides nudités (celle du corps et celle du siècle) sont ainsi cachées. Faiblesse et faute qui en découlent éloignées, tout comme le diable. Mais le vêtement de foi n’a pas de fin en soi. Il est juste un signe, même pas de reconnaissance ; juste une marque, celle de ceux qui marchent vers Dieu pour entrer dans la nudité glorieuse des élus.
28Geste paradoxal : les chevaliers qui prennent ce vêtement font preuve du plus grand dépouillement. Même si celui de Lancelot est vain, le héros exclu de la quête en est parfaitement conscient lorsqu’il refuse de porter une chemise de lin au profit de sa haire de pénitence (p. 258). Le dépouillement de son cousin est en revanche fort riche. Bohort qui une fois désarmé a accepté et voulu cette haire refuse à plusieurs reprises de la quitter ou de manger autre chose que le pain et l’eau qui vont le nourrir plusieurs années durant, jusqu’aux délices nourriciers du graal qui lui sont promis. La différence qui s’établit entre ces deux personnages se fait par la confession. Pour être le parfait soldat du Christ et mériter son armure et sa pauvreté, il faut en effet se dépouiller au mieux par une sincère et exhaustive confession. Ce qui n’est pas le cas de Lancelot que le diable et le siècle rattrapent en s’infiltrant d’abord par cette « faiblesse des reins » qu’il connaît depuis sa première nuit d’amour avec Guenièvre, et qui l’empêche de faire une confession complète. La pauvreté vestimentaire n’est en réalité que le signe visible du dépouillement, donc d’un gain, spirituel ; tout comme les signes extérieurs de richesse, dirions-nous aujourd’hui, ne sont que le signe d’une terrible et stérile nudité de l’âme et du cœur. L’épisode de la tentation de Bohort illustre parfaitement ce propos. Une demoiselle tente sa chair par la beauté de son corps et de ses vêtements. Elle tente aussi son cœur au désespoir en lui montrant le corps de son frère mort, et son âme en lui disant qu’il ne peut sauver Lancelot qu’en couchant avec elle. Enfin elle menace de se suicider si elle n’obtient pas satisfaction. Bohort se revêt de la croix en se signant au front et s’arme ainsi de sa foi alors que le riche manteau d’hermine que lui avait remis la demoiselle s’évapore en même temps que l’enchantement. Souvenons-nous ici du geste de Perceval qui s’était armé du signe de la croix puis revêtu de sa chemise déchirée et ensanglantée.
29L’univers du Lancelot est un univers où rien n’est définitif, tout reste à lire et à deviner, car le monde est d’ombres et d’illusions, à l’image de la Caverne de Platon. A la façon du thème iconographique parfaitement connu qu’est l’Apocalypse avec ses cortèges d’élus et de damnés, respectivement à droite et à gauche du Christ en Majesté, la QSG inonde peu à peu ce monde de lumière et démarque les purs des impurs. Il y a tous ces humbles, ces vieux prudhommes povrement vestu(s) (p. 47) dans leur robe de religion. Ils délivrent les meilleurs conseils, orientent les pas et la foi des quêteurs dans le bon sens. A l’image du Christ et en opposition parfaite avec les montures d’orgueil du siècle, on les rencontre parfois montés sur un âne (p. 162). Il y a des jeunes filles. L’une demeure belle dans son corps et sa jeunesse, ce vêtement de chair évoqué plus haut, mais qui ici ne se tourne pas vers le siècle. Elle aussi se trouve povrement… vestue (p. 168) parce que humble et déshéritée à tort. Elle est justement la Sainte Eglise. Elle ne vient pas en robe de joie ne de feste, ainz i vint en robe de corroz, ce est en robe noire (p. 185) pour offrir un contraste saisissant avec les tentatrices parées de toutes les beautés terrestres. Il y a la sœur de Perceval qui fait don de ses cheveux pour accomplir la prophétie du baudrier de l’épée de Galaad. Elle se dépouille elle aussi de sa beauté terrestre par ce geste qui marque ordinairement le dépouillement et l’entrée en religion. Mais elle fait également don de son sang, de sa vie, donc de son corps charnel. C’est cela qui importe au bout du compte. Le corps n’est qu’un vêtement terrestre dont il faut faire don, à l’image du Christ sur la croix, ce que signifie la mutation du cerf blanc dans notre texte :
Car en ce qu’il mua le cerf en home celestiel, qui n’est pas mortiex, vos mostra il la muance qu’il fist en la Croiz : la ou il fu coverz de coverture terriane, ce est de char mortel, veinqui il en morant la mort et ramena la vie pardurable.
(p. 235-236)
30Elle meurt donc à la vie terrestre, comme son frère Perceval, comme Galaad face au Christ qui apparaît entièrement nu (p. 270), « paré » des stigmates. Il y a ici une relation entre cette nudité positive qui est entachée de sang, celui de la mort, et la nudité négative de Perceval, revêtue et purifiée par le sang dans l’épisode de sa tentation. Le sang versé entache ou purifie donc. Il tue le corps ou l’allège du poids d’une faute de l’âme ou du cœur. En coulant du corps et sur le corps, il offre une sorte de vêtement à la nudité qui peut être laide ou divine. Le sang de la sœur de Perceval recouvre ces deux aspects : il lui donne la mort du corps tout en purifiant celui de la lépreuse. Mais il purifie aussi en quelque sorte son âme qui y gagne l’immortalité. La mort est vaincue par une nouvelle nudité, positive enfin : celle du Christ aux stigmates, celle de l’âme qui s’est débarrassée ou qui a fait don de son corps.
31Ainsi l’homme a-t-il été créé pour vivre nu au milieu d’un jardin. Pour y vivre nu dans la Vérité nue, dans la grâce de Dieu, ce dont la faute originelle l’a privé pour le revêtir du lourd manteau du monde, pour vivre selon la chair. Dans son Epître aux Romains (VIII. 5), Paul nous enseigne que ceux qui vivent selon la chair « en effet désirent les choses de la chair, ceux qui vivent selon l’esprit, les choses de l’esprit. Or le désir de la chair, c’est la mort ; les désirs de l’esprit c’est la vie et la paix. Voilà pourquoi les désirs de la chair sont hostiles à Dieu ». La nudité originelle est devenue désir de la chair qui, si l’on écoute encore Paul, produit « fornication, impureté, sodomie, débauche, idolâtrie, magie, haines, discordes, jalousies, animosités, disputes, dissensions, scissions, sentiments d’envie, meurtres, orgies, ripailles et choses semblables ». Luxure et richesses pour résumer… C’est pourquoi porter le manteau du siècle c’est aussi être nu. La QSG dresse un large tableau de ces personnages oubliés ou ennemis de Dieu qui vivent de et par le siècle, nus et laids, revêtus des plus belles parures mondaines, diaboliquement. Il y a ces chevaliers qui combattent et tuent encore, montés sur leurs fières montures, orgueilleusement. Et puis les « célestiels » quittant cette nudité pour revêtir l’armure de Dieu qui, toujours selon Paul, permet de « résister aux manœuvres du diable12 ». C’est le vêtement de foi endossé après une confession vraie et sincère (qui consiste à se dépouiller, à se « dévêtir » de ses péchés), suivie de pénitence volontaire, acceptée et comprise. Cette quête est un chemin long comme un pèlerinage qui conduit à Celui devant qui il faut se présenter nu dans son âme et vierge dans son corps, car « la chair et le sang ne peuvent hériter du Royaume de Dieu » (1re Epître aux Corinthiens, XV, 50). La QSG est l’aboutissement d’une aventure qui a débuté, pour reprendre un vers de Léopold Sédar Senghor, dans « les prétemps du monde ». La QSG n’est rien d’autre en ce sens que le vieux rêve de retrouver le Paradis perdu. Se débarrasser de la nudité du corps et du siècle pour atteindre celle de l’esprit. Elle est le passage, la mutation de l’une vers l’autre, en attendant le « son de la trompette finale ». Tous pourront alors se revêtir du manteau de Gloire, « revêtir l’immortalité » (1re Epître aux Corinthiens, XV, 52, 53).
Notes de bas de page
1 A l’édition d’A. Pauphilet, Paris, 1967, nous en abrégerons le titre sous la forme suivante : QSG.
2 Qu’il s’agisse de cet extrait de la QSG ou d’autres passages du cycle, sans évoquer bien sûr celui qu’il partage dans les bras de Guenièvre, le sommeil de Lancelot est souvent coupable.
3 Rappelons au passage que Lancelot descend par sa mère de la lignée de David, et par là-même de Jessé et de son Arbre bien connu de l’iconographie médiévale.
4 La couronne qu’il continue de porter au moment où Perceval assiste à la scène tend à le prouver, puisque ce roi reste pourvu des attributs du pouvoir du siècle alors que la contemplation du graal exige que l’on s’en soit débarrassé, ce que nous verrons plus loin.
5 La parole bien connue de saint Jean nous enseigne que le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde.
6 P. 215, t. I de l’éd. Micha, Paris-Genève, Droz, 1980.
7 La liste des exemples n’est pas exhaustive mais rajoutons-y toutefois celui d’Hector qui se voit refuser l’entrée d’un château car ceenz n’entre nus qui si haut soit montez… (p. 150), c’est à dire que l’orgueil, les armes et les attributs du chevalier qu’il est resté ne sont plus de mise dans cette quête.
8 Voir à ce propos l’article de M. de Combarieu du Grès : La Fée et les Sortilèges (Magie et Illusion dans le « Lancelot-Graal »), dans D’aventures en Aventure. « Semblances » et « Senefiances » dans le Lancelot en prose, Publications du CUER MA, coll. Senefiance, n° 44, Aix-en-Provence, 2000, p. 479-543. Je remercie vivement l’auteur de m’en avoir procuré, avant parution, sa version manuscrite.
9 Cf. F. Garnier : Le Langage de l’image au moyen âge. Signification et Symbolique, éd. Le Léopard d’Or, T. II, p. 269.
10 Signalons encore le prêtre qui éclaire Perceval, habillé d’un surplis et d’une aube, comme un prêtre, avec une coronne de blanc samit (p. 99) sur laquelle figurent quelques letres escrites à la gloire de Dieu. D’autres exemples encore figures aux pages 166, 231,255.
11 Ce que le texte semble confirmer ailleurs avec cette réplique d’un religieux à Galaad : « armez com vos me veez » (p. 232), et notamment avec cette précision pour un autre : « li garnement de Sainte Eglise » (p. 142). « Garnement » qui vient de « garder » : empêcher, prendre garde en A.F.
12 Paul qui en outre parle d’un premier et d’un second vêtement qu’il faut revêtir sur l’autre. L’auteur de la QSG paraît être plus catégorique encore que l’auteur biblique puisqu’il exige de ses chevaliers qu’ils se dépouillent d’abord du premier vêtement pour revêtir le second. Mais ne serait-ce pas là une façon de marquer plus nettement encore la différence que fait saint Paul entre corps spirituel et corps charnel ? Notons toutefois que le texte met en scène un Bohort revêtant son armure de chevalier par dessus sa nouvelle haire de pénitent (p. 166-67). C’est un geste que la narration demande puisqu’il lui faudra encore se battre contre les hérétiques (il est hors de question de baisser les armes contre les ennemis de Dieu et de la Sainte Eglise). Il ne faut non plus perdre de vue que Bohort désirera retourner au siècle (il baoit encor a revenir a la cort le roi Artus, p. 279). Il ne peut à ce titre s’en débarrasser totalement.
Auteur
Aix-en-Provence
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