Villes du futur, imaginaires de l’âge moderne
p. 157-170
Texte intégral
1On sait combien les cités du futur ont été abondamment représentées par les architectes à partir du début du xxe siècle, selon un imaginaire qui s’est déployé autour de deux conceptions de l’avenir de la ville : d’une part la ville dense, puissante concentration humaine et architectonique, aux circulations étagées adaptées à la vitesse, aux édifices à la verticalité vertigineuse, comme en témoignent par exemple les maisons-tours reliées par des ponts d’Auguste Perret pour l’extension de Paris (L’Illustration, dessin de J. Lambert, 1922) ou une « Ville contemporaine de trois millions d’habitants » de Le Corbusier en 19221 ; d’autre part, la ville étalée, avec une réflexion sur l’imbrication de la ville et de la campagne, initiée avec la cité-jardin par Ebenezer Howard2.
2Dès la seconde moitié du xixe siècle, la littérature de science-fiction avait aussi produit de splendides anticipations urbaines centrées sur le développement des technologies. Jules Verne, dans Paris au xxe siècle (1863) ou Une ville idéale. Amiens en l’an 2000 (1875), met l’accent sur l’enregistrement et la diffusion de l’information comme sur les transports rapides. L’électricité offre à Albert Robida, dans Le Vingtième siècle, la vie électrique (1892), une clef pour se représenter les formidables transformations du siècle suivant3. Ces imaginaires urbains se sont prolongés jusqu’à nos jours : les architectures démesurées et écrasantes, les villes saturées de circulations à tous les niveaux, telles qu’elles furent portées au cinéma au début du xxe siècle par Fritz Lang (Metropolis, 1927) par exemple, ont produit une iconographie que l’on retrouve encore très présente dans notre temps, de Blade Runner (1982) de Ridley Scott à Matrix des frères Wachowski (1999), du Cinquième élément de Luc Besson (1997) jusqu’à Star Wars de George Lucas (1977-2005)4. Nos imaginaires urbains actuels portent les traces de cette mémoire partagée, celle des représentations des villes d’un futur passé.
3Qu’en était-il à l’âge moderne ? Les hommes ont-ils imaginé les villes du futur ? Et si c’est le cas, comment ? Je limiterai mon propos, dans les pages qui suivent, à quelques observations centrées sur l’imaginaire de l’espace des villes, des dispositifs spatiaux urbains, tels qu’il a pu s’exprimer dans quelques textes entre xvie et xviiie siècle, en laissant de côté les critiques sociales et politiques dont ces utopies sont porteuses par ailleurs.
4Une autre façon de poser la question pourrait être : en quoi la conception de l’urbain des contemporains – ce qu’était pour eux une ville – a-t-elle conditionné ou façonné leur imaginaire ? Et, en retour, que peut nous apprendre ce dernier sur les catégories de l’urbain de l’âge moderne et sur les possibilités historiques de l’agir sur l’espace ?
5Je ne proposerai ici qu’une brève exploration de ces questions autour de trois textes qui ont connu une grande diffusion et postérité. L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement, de Thomas More5, est édité pour la première fois en latin en 1516. Dans l’île d’Utopie se trouvent 54 villes « spacieuses et magnifiques6 », peuplées de 6 000 familles chacune. La capitale, Amaurote, située au centre du pays, en offre le modèle tant pour le plan carré que pour ses édifices et son système de gouvernement7. Tommaso Campanella8 rédigea une première version de sa Civitas Solis en italien, alors qu’il était emprisonné, en 1602. La seconde version en latin de 1613 est éditée à Francfort en 16239. L’auteur y prône une république utopiste inspirée à la fois de la théocratie pontificale, des lois de l’astrologie et de Platon, le nouvel ordre social étant fondé sur la mise en commun des biens. Enfin, L’An deux mille quatre cent quarante, rêve s’il n’en fut jamais, de Louis-Sébastien Mercier10 (Amsterdam, 1770), met en scène un narrateur qui, après une conversation avec un Anglais « dégoûté de Paris et de Londres11 », se réveille le lendemain matin à Paris 672 ans plus tard…
La ville idéale de la Renaissance : l’ailleurs pour un futur souhaité
6Les deux premiers textes, de Thomas More et de Tommaso Campanella, relèvent de l’imaginaire de la ville idéale tel qu’il s’est développé à la Renaissance sous la forme d’« expériences de pensée12 ». Au cours des xvie et xviie siècles, les réalisations pratiques inspirées de cet idéal, sous la forme de nouvelles fondations ou de places militaires, ne furent pas absentes, mais restèrent ponctuelles et isolées.
7De la lecture simultanée de ces deux textes et du rapprochement des descriptions des villes qu’ils contiennent, on peut tirer trois observations.
8Premièrement, les villes de More et de Campanella s’inscrivent dans des utopies relevant de la littérature politique. Elles critiquent les sociétés contemporaines, proposent des alternatives politiques et sociales fondées sur le principe d’égalité : propriété collective des moyens de production et absence d’échanges marchands chez More (« communauté de vie et de biens, sans commerce d’argent13 ») ; un « communisme » plus radical encore chez Campanella. Ce sont non pas des villes du futur, mais des villes de l’ailleurs géographique : le lieu imaginaire est un lieu contemporain, observable et observé en synchronie avec la ville réelle et présente. L’idéal appartient à un espace autre, dévoilé à un voyageur ou à un naufragé. La découverte du Nouveau Monde a ouvert l’espace fictionnel. Ainsi, Thomas More imagine qu’en Utopie – une île – a vécu l’explorateur Raphaël Hythlodée, compagnon d’Amerigo Vespucci. Campanella fait dialoguer, quant à lui, un patron de vaisseau génois qui raconte sa visite dans la cité, ville inconnue et merveilleuse, au Grand maître des Hospitaliers. La Cité du soleil est également située au sein d’une grande île.
9La seconde remarque porte sur la temporalité de ces descriptions urbaines, car ces utopies ne sont pas tout à fait hors du temps. En effet, à y regarder de plus près, ces villes, organisations politiques et sociales parfaites, ces cités heureuses et bien gouvernées sont bien inscrites dans une trajectoire du temps, remontant à un passé lointain, à un mythe de fondation. Ainsi, le peuple imaginé par Campanella aurait fui l’Inde et se serait réfugié dans cette île, à l’abri des brigands et des tyrans. L’Amaurote de More a un passé qui prend son origine dans la conquête de l’île par un fondateur, il y a 1760 ans. Un progrès civilisationnel est ensuite observable : les cabanes, les chaumières en bois, les murailles de boue des premiers temps laissent place à d’élégants édifices à trois étages.
Les Utopiens attribuent à Utopus le plan général de leurs cités. Ce grand législateur n’eut pas le temps d’achever les constructions et les embellissements qu’il avait projetés ; il fallait pour cela plusieurs générations. Aussi légua-t-il à la postérité le soin de continuer et de perfectionner son œuvre14.
10Loin d’être une ville figée dans le temps, Amaurote a vu son paysage urbain se transformer considérablement au fil des siècles, chaque génération contribuant à l’accroissement de ses commodités.
11Un contact ancien et contingent avec les civilisations méditerranéennes antiques a permis d’implanter dans cette société de nouveaux savoirs qui s’y sont épanouis à la perfection au cours du temps :
Leurs annales témoignent qu’ils n’avaient jamais entendu parler de notre monde, avant notre arrivée ; seulement, il y a environ douze cents ans, un navire poussé par la tempête échoua devant l’île d’Utopie. Le flot jeta sur le rivage des Égyptiens et des Romains, qui ne voulurent plus quitter ce pays qu’avec la vie. Les Utopiens tirèrent de cet événement un parti immense ; à l’école des naufragés, ils apprirent tout ce que ceux-ci connaissaient des sciences et des arts répandus dans l’Empire romain. Plus tard, ces premiers germes se développèrent, et le peu que les Utopiens avaient appris leur fit trouver le reste. Ainsi, un seul point de contact avec l’Ancien monde leur en communiqua l’industrie et le génie15.
12La description de la Cité du soleil ne comporte pas de semblables références à une évolution historique. En dehors de la mention d’un temps originel, la ville est figée dans le présent et son ordonnancement social, ses régulations, reposent sur la répétition d’un temps ritualisé16.
13En quoi ces récits intéressent-ils le futur des contemporains ?
À vrai dire, Raphaël remarqua chez ces nouveaux peuples des institutions aussi mauvaises que les nôtres ; mais il y a observé aussi un grand nombre de lois capables d’éclairer, de régénérer les villes, nations et royaumes de la vieille Europe.
14La conclusion du livre est sans ambiguïté ; Utopie fournit un modèle pour parvenir, demain, à améliorer la société :
Car si, d’un côté, je ne puis consentir à tout ce qui a été dit par cet homme, du reste fort savant sans contredit et très habile en affaires humaines, d’un autre côté, je confesse aisément qu’il y a chez les Utopiens une foule de choses que je souhaite voir établies dans nos cités. Je le souhaite plus que je ne l’espère.17.
15L’Utopie fournit ainsi des principes et des références pour transformer l’ordre social et introduire les germes de cités futures plus harmonieuses. Avec Campanella, le discours est davantage d’ordre prophétique18.
16Enfin, quelles relations la ville imaginée entretient-elle avec la ville réelle, l’ailleurs fictionnel avec le présent vécu ? Sans exhaustivité, on peut noter quelques éléments significatifs, qui lient fortement ces récits avec d’autres figures de la ville idéale, avec une iconographie, avec une pratique contemporaine de l’aménagement des villes. J’en retiendrai trois illustrations. La défense des villes reste pour More comme pour Campanella un élément essentiel, caractéristique de l’urbanité. Leurs villes sont parfaitement défendues, entourées de remparts et de fossés : sept enceintes circulaires protègent la Cité du soleil.
Cette cité est divisée en sept vastes cercles ou zones circulaires concentriques, portant les noms des sept planètes, et communiquant entre elles par quatre grandes routes et quatre portes correspondant aux quatre points cardinaux […] Pour s’établir au cœur de la place, il faudrait faire sept sièges consécutifs. Au surplus, je regarde comme impossible de prendre la première enceinte, tant elle est épaisse, solide, protégée de fortifications, de tours, de bombardes et de fossés19.
17Amaurote est également caractérisée par ses imposantes fortifications :
Une ceinture de murailles hautes et larges enferme la ville, et, à des distances très rapprochées, s’élèvent des tours et des forts. Les remparts, sur trois côtés, sont entourés de fossés toujours à sec, mais larges et profonds, embarrassés de haies et de buissons. Le quatrième côté a pour fossé le fleuve lui-même20.
18Ces cités idéales ont vécu des guerres et en préparent d’autres. En ce sens, elles ne s’écartent pas, dans leur forme physique extérieure, de la conception ordinaire que les contemporains se faisaient de l’urbain. En effet, sous l’Ancien Régime, les définitions de la ville reposent sur deux paramètres : le statut juridique, qui s’incarne dans des titres et des privilèges ; l’aspect matériel du bâti car la ville emporte l’idée de place forte et d’enceinte. On l’identifie par son paysage de remparts ou de bastions. Ainsi, les villes se conçoivent fermées – même s’il existe des exceptions reconnues –, et cela très durablement puisque le Dictionnaire de l’Académie, dans l’édition de 1935, les voit encore « limitées souvent par une enceinte », reprenant ainsi un point essentiel des définitions fournies par les dictionnaires du xviie siècle : « Lieu composé de diverses maisons et fermé de murailles et de fossés21 ». À la fin du xviiie siècle, la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie (1798) remplace cependant « assemblage de plusieurs maisons […] fermées d’une clôture commune », définition inchangée de la première (1694) à la quatrième édition (1762), par « souvent entouré d’une clôture commune ». La présence d’une enceinte reste donc un paramètre essentiel de définition de la ville, sans être absolument discriminant ; c’est déjà le cas dans le dictionnaire de Furetière qui précise : « ordinairement fermée de murailles22 ».
19Dans les villes idéales de More et Campanella règnent la symétrie, l’harmonie, l’équilibre, l’uniformité des maisons23. Ainsi, à Amaurote,
Les rues et les places sont convenablement disposées, soit pour le transport, soit pour abriter contre le vent. Les édifices sont bâtis confortablement ; ils brillent d’élégance et de propreté, et forment deux rangs continus, suivant toute la longueur des rues, dont la largeur est de vingt pieds24.
20Thomas More situe les boucheries et les hôpitaux hors de la ville. Dans les deux textes, l’eau distribuée en abondance témoigne également des préoccupations de salubrité urbaine.
Les lavoirs sont situés près des piliers des péristyles et l’eau est rejetée dans les cloaques au moyen de canaux. Dans toutes les places, entre chaque enceinte, on a construit des fontaines alimentées par des eaux vives qu’un mécanisme ingénieux élève du pied de la montagne jusqu’à son sommet25.
21La circulation aisée est un autre trait commun à ces villes parfaites, inspirées de la vision littéraire des villes antiques et de la Jérusalem céleste, notamment pour Campanella qui imagine les maisons ne formant qu’un même bâtiment qui fait corps avec les enceintes.
On aperçoit de vastes palais tous unis entre eux par le mur de seconde enceinte, de telle sorte qu’ils ne paraissent former qu’un seul édifice. À moitié de la hauteur des palais et dans toute l’étendue de leur pourtour, s’avancent des voûtes supportant des terrasses ou promenoirs, et soutenues elles-mêmes par d’élégantes et puissantes colonnes. Le dessous de cette galerie forme ainsi un péristyle continu ressemblant aux cloîtres des couvents26.
22La vision est pénétrée des réflexions de la Renaissance sur l’aménagement des villes et les fondations nouvelles (galeries, portiques, temples…). Au centre de la Cité du soleil, qui est aussi le sommet de son site collinaire, « s’élève un temple d’une architecture merveilleuse », « parfait et circulaire », ceint de « colonnes solides et admirablement travaillées supportant un immense et magnifique dôme, surmonté, à son centre, d’un dôme plus petit percé d’une ouverture perpendiculaire à l’autel »27. Dans la seconde moitié du xve siècle, deux textes ont joué un rôle essentiel pour ancrer l’idée que la forme urbaine, la disposition des édifices et des infrastructures étaient déterminants dans l’organisation des sociétés urbaines, qu’elle conditionnait le perfectionnement politique et social des cités et n’en étaient pas uniquement le reflet : De Re aedificatoria de Leon Battista Alberti (1452) et le traité de Filarete (1461-1464). Rappelons également, pour contextualiser ces représentations urbaines, que Léonard de Vinci avait imaginé pour Milan un plan d’aménagement en 1493. Il conçut des circulations urbaines dont l’étagement sur deux niveaux hiérarchisait verticalement les espaces pour une meilleure gestion des flux humains et matériels28. Les villes nouvelles de Pienza, où Bernardo Rossellino place en 1459 la cathédrale dans l’axe de la place, veillant à la symétrie et à équilibre des proportions, ou de Sabbioneta, voulue par le duc de Mantoue à la fin du xvie siècle, mettent en œuvre le principe de la symétrie des constructions29. Ordre social et expériences formelles se trouvent liés dans cette pensée urbaine, où l’ordonnancement des espaces urbains constitue le socle d’une organisation sociale harmonieuse.
23Enfin, le lieu fictif met en scène le perfectionnement continu des arts, des sciences et des techniques, éléments centraux de la représentation idéale d’une communauté citadine. Une vision du progrès se dessine grâce au développement des sciences et à ses conséquences pour le bien-être social. Ainsi, More décrit en Utopie « un peuple qui surpasse tous les autres en civilisation30 » par « cette activité d’esprit qu’ils dirigent sans cesse vers la recherche, le perfectionnement et l’application des choses utiles31 ». Ce progrès civilisationnel inscrit la ville imaginaire dans un temps linéaire et cumulatif qui rompt avec la conception d’un temps cyclique, faisant alterner perfectionnement et décadence, et dans une dynamique de la civilisation, orientée vers l’utilité sociale.
On concevra maintenant que les Utopiens, dont l’esprit est cultivé sans cesse par l’étude des sciences et des lettres, soient doués d’une aptitude remarquable pour les arts et les inventions utiles au bien-être de la vie32.
24Campanella décrit aussi le plus savant de tous les peuples, et des images de la connaissance universelle (mathématiques, géologie, botanique, arts mécaniques, etc.) recouvrent les enceintes : « tous les murs, tant intérieurs qu’extérieurs de la Cité sont de haut en bas couverts de belles peintures qui représentent les sciences dans un ordre merveilleux33 ». La ville-monde rassemble et condense toutes les langues, inventions et savoirs de l’univers rapportés par des députés et des explorateurs solariens « qui s’instruisent des mœurs, de la puissance, du gouvernement, de l’histoire des différents peuples34 ».
25Avec le texte postérieur de Louis-Sébastien Mercier, nous changeons d’univers mental et de conception urbaine.
Futurs lointains, futurs proches : la pragmatique de l’imaginaire du xviiie siècle
26Avec la projection utopique de Louis-Sébastien Mercier, et peut-être pour la première fois en littérature, la cité de rêve est clairement située dans l’avenir. Désormais, le futur se fait porteur de l’idéal. Ce n’est plus ici le « je le souhaite » de More : la situation de l’utopie dans un futur, même lointain, suggère sa réalisation… un jour35 ; c’est une évolution possible de la société, autorisée par l’état présent.
27Un autre élément de changement radical est lié au précédent : c’est bien de Paris qu’il s’agit. Le lieu alternatif de l’existence quotidienne n’est plus un autre lieu, situé dans un lointain géographique inventé, mais bien la même ville, modifiée et perfectionnée par le passage du temps. L’utopie s’inscrit ici dans une généalogie. « La solution radicale des contradictions du présent devient pure “question de temps”36 » et trouve son actualisation dans l’histoire où le présent contient en germes les développements d’un avenir prometteur.
À présent, l’expérience du perfectionnement des beaux-arts, des techniques et des sciences n’a plus besoin d’un lieu imaginaire pour être pensée dans toutes ses conséquences. L’histoire même offre l’image de ce lieu. L’histoire traverse des lieux physiques précis, qu’aucune imagination n’a plus besoin d’inventer, tant ils sont responsables des événements mêmes qui dessinent le progrès de l’humanité37.
28Bien que Paris soit décrit dans un futur lointain, en l’an 2440 (près de 700 ans après l’écriture du texte), les traces du présent sont encore extrêmement visibles ; le Paris prérévolutionnaire est parfaitement reconnaissable. Ainsi,
Louvre est achevé ! L’espace qui règne entre le château des Thuileries & le Louvre, donne une place immense où se célèbrent les fêtes publiques. Une galerie nouvelle répond à l’ancienne, où l’on admirait encore la main de Perrault. Ces deux augustes monuments ainsi réunis, formaient le plus magnifique palais qui fût dans l’univers38.
29Dans ce Paris rêvé, on peut encore admirer la statue équestre de Louis XV39. Mais dans cette ville familière au narrateur, qui y retrouve de nombreux points de repères spatiaux, les transformations sont nombreuses :
Tout était changé. Tous ces quartiers qui m’étaient si connus, se présentaient à moi sous une forme différente et récemment embellie. Je me perdais dans de grandes et belles rues, proprement alignées. J’entrais dans des carrefours spacieux où régnait un si bon ordre que je n’y apercevais pas le plus léger embarras. Je n’entendais aucun de ces cris confusément bizarres qui déchiraient jadis mon oreille. Je ne rencontrais point de voitures prêtes à m’écraser. Un gouteux aurait pu se promener. La ville avait un air animé, mais sans trouble et sans confusion40.
30Ainsi, les fameux embarras de Paris ont été définitivement réglés. Les « vilaines petites maisons41 » du Pont-au-change ont été abattues. Des démolitions ont été faites « fort à propos42 ». Les places sont spacieuses. L’eau coule des fontaines. L’Hôtel-Dieu est partagé en 50 maisons particulières situées aux extrémités de la ville : « Par là le mauvais air que ce gouffre d’horreur exhalait, se trouve dispersé et n’est plus dangereux pour la capitale43 ». Ces aménagements rappellent le projet de Pierre Patte pour Paris dans les années 1760.
31Le présent est commenté au passé ; il est critiqué comme un moment enfin dépassé grâce à l’application de saines mesures.
Tandis que vous aviez de l’argent pour bâtir une vilaine muraille qui, en cerclant Paris, affligeait un bon peuple, et lui faisait plus de peine que dix impôts, vous n’en aviez point pour remédier au plus grand scandale que pût offrir une ville riche et éclairée. Votre hôpital, surnommé hôtel-dieu, qui resserrait et enfermait quatre à cinq mille malades, accusait hautement la législation et tous les hommes, témoins insensibles de cette horrible charité44.
32Au cours de ses déambulations dans la ville, le narrateur observe de nouveaux édifices publics, comme des académies, des temples et d’autres monuments qui traduisent dans la pierre les réformes opérées dans les domaines de la police, de l’éducation, de la santé, de la justice, etc. Il apprécie, par exemple, « quatre salles de spectacle au milieu des quatre principaux quartiers de la ville. C’est le gouvernement qui les entretient, car on en a fait une école publique de morale et de goût45 ».
33La fiction du futur lointain, en 2440, cache en fait un futur proche tant le présent est perceptible dans le récit. Il s’agit de la réalisation d’aménagements déjà en projet à la fin du xviiie siècle : une forme de prévision du cours des choses à partir d’un présent qui prédéterminerait le futur. « Tout a son temps. Le nôtre était celui des innombrables projets ; le vôtre est celui de l’exécution. Je vous en félicite46 ». Ainsi, la ville idéale, loin de ne pouvoir se matérialiser que dans un monde à part, ou dans de nouvelles fondations, comme aux débuts de l’âge moderne, prend corps désormais dans une histoire urbaine, dans un passé producteur de sédimentations architecturales multiples et imbriquées, susceptibles d’aménagements et d’embellissements pour améliorer la vie des citadins. On remarquera alors que ce n’est plus la forme urbaine donnée par l’enceinte, ronde ou carrée, qui produit l’image de perfection, mais une certaine disposition interne des services, des équipements, des espaces publics, selon un plan d’ensemble47. La ville réelle, la ville historique, avec ses héritages, est repensée en fonction des canons de l’urbanisme des Lumières pour se confondre avec la ville idéale48.
34Avec ces récits de fiction, avec ces villes imaginées ou rêvées, la force de l’utopie s’enracine dans un « autre possible ». Ce qui peut convaincre le lecteur de ce possible, est dans un cas – les récits de la Renaissance – l’existence d’un « autre » vu et observé dans un temps contemporain, mais situé dans un lointain spatial. Les villes réelles coexistent avec une ville imaginée meilleure dont explorateurs, voyageurs ou naufragés apportent le témoignage de fiction. Dans le texte de Louis-Sébastien Mercier, au xviiie siècle, cet « autre possible » découle du temps présent ; il est le fruit de l’ouvrage du temps. Le Paris rêvé de 2440 est, comme la Foedora d’Italo Calvino49, un des possibles avenirs de la capitale au moment où l’auteur écrit.
35La ville est toujours conçue comme le centre du changement social, comme un laboratoire de la modernité et, en ce sens, l’imagination utopique s’enracine dans le territoire. Mais dans ces récits de villes idéales, entre les débuts et la fin de l’âge moderne, le travail sur l’espace s’accompagne d’une nouvelle compréhension du temps. De Thomas More et Tommaso Campanella à Louis-Sébastien Mercier, on saisit une profonde mutation du rapport au temps.
Notes de bas de page
1 Robert Fishman, L’utopie urbaine du xxe siècle, Bruxelles, P. Mardaga, 1979.
2 Ebenezer Howard, To-Morrow. A Peaceful Path to Real Reform, Londres, S. Sonnenschein, 1898 ; Garden Cities of To-Morrow, Londres, S. Sonnenschein, 1902. On pourrait se référer aussi à Arturo Soria y Mata, Ciudad lineal (1882), qui préfigure la réticularité de l’urbain contemporain.
3 « La Futurapolis de l’ingénieur, merveille technologique construite à la gloire de l’industrie et de la fée électricité paraît davantage asservir l’homme que le libérer », Olivier Jonas, Rêver la ville… Utopies urbaines : de la cité idéale à la ville numérique. Voyage au pays des villes rêvées : l’Oniropolis, l’Utopia, la Virtuapolis, la Cyberpolis, la Futurapolis…, Direction générale de l’urbanisme, de l’habitat et de la construction, Paris, 2003, p. 79.
4 Plus récemment un autre genre de science-fiction, axée sur le corps des individus comme « porte entre des espaces différents », « ne montre plus d’autres lieux comme alternatifs de notre existence, localisés dans l’avenir […] elle montre la co-présence d’autres réalités. […] elle met en image la réalisation d’une transformation technique de notre présence anthropologique qui affecte notre définition du réel, notre hic et nunc comme être humain dans un environnement stable », Jure Georges Vujic, La modernité à l’épreuve de l’image. L’obsession visuelle de l’Occident, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 84-85.
5 Juriste, théologien, grand humaniste anglais et ami d’Érasme, Thomas More (1478-1535) fut Chancelier du Royaume de 1529 à 1533. Il fut exécuté en 1535 pour son refus de reconnaître Henri VIII chef de l’église d’Angleterre séparée de Rome.
6 L’ouvrage a été traduit en français au xviiie siècle : Idée d’une République heureuse ou l’Utopie, trad. de Gueudeville, Amsterdam, F. L’Honoré, 1730. J’utiliserai ici la traduction française de V. Stouvenel, 1842, L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement, document en version numérique produit par Jean-Marie Tremblay, « Les classiques des sciences sociales », http://classiques.uqac.ca/classiques/More_thomas/more_thomas.html. Citation, p. 35.
7 « Qui connaît cette ville les connaît toutes, car toutes sont exactement semblables, autant que la nature du lieu le permet », Thomas More, op. cit., p. 36.
8 Moine dominicain d’origine calabraise, Tommaso Campanella (1568-1639) fit ses études à Naples à partir de l’âge de 14 ans. Accusé d’hérésie, il dut quitter cette ville et parcourut l’Italie. De retour en Calabre, compromis dans une conjuration en 1599, il est emprisonné pendant 27 ans. Il termina sa vie en France, où il trouva refuge à partir de 1534.
9 On pourrait y ajouter La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1627).
10 Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) est l’auteur de nombreuses pièces de théâtres et d’essais, notamment le Tableau de Paris (1781).
11 Louis-Sébastien Mercier, L’An deux mille quatre cent quarante. Rêve s’il en fut jamais, nouvelle édition, Paris, 1786, vol. 1, p. 15. L’ouvrage a été commencé en 1768. Dans l’avis au lecteur, l’auteur précise : « J’ai publié la première édition de cet ouvrage en 1770 […]. Je le réimprime, cette présente année 1786, en trois volumes, avec de nouveaux chapitres et notes. Je désavoue pleinement et entièrement les éditions, ou plutôt les contrefaçons qui ont paru depuis 1770 jusqu’à ce jour. On y a joint des additions fautives qui ne sont pas de moi. »
12 Stéphane Jonas, « Des villes utopiques aux villes idéales », Revue des sciences sociales, 2001, no 28, p. 91-96, analyse l’utopie à partir des expériences pratiques et des expériences de pensée.
13 Thomas More, op. cit., p. 84. « Pour anéantir jusqu’à l’idée de la propriété individuelle et absolue, ils changent de maison tous les dix ans, et tirent au sort celle qui doit leur tomber en partage », p. 37. « En Utopie, au contraire, où tout appartient à tous, personne ne peut manquer de rien, une fois que les greniers publics sont remplis. Car la fortune de l’État n’est jamais injustement distribuée en ce pays ; l’on n’y voit ni pauvre ni mendiant, et quoique personne n’ait rien à soi, cependant tout le monde est riche », p. 81.
14 Ibid., p. 38.
15 Ibid., p. 31-32.
16 Constance Mercadante, « Le temps du rituel dans La Cité du Soleil de Tommaso Campanella », Cahier d’études romanes, 2008, no 18, p. 101-116.
17 Thomas More, op. cit., p. 84.
18 Jean-Louis Fournel, La Cité du soleil et les territoires des hommes. Le savoir du monde chez Campanella, Paris, Albin Michel, 2012.
19 Tommaso Campanella, La Cité du soleil, ou idée d’une république philosophique, trad. du latin par F. Villegardelle, Paris, 1840, p. 48-49.
20 Thomas More, op. cit., p. 37.
21 César de Rochefort, Dictionnaire général et curieux…, Lyon, Chez Pierre Guillimin, 1685.
22 Antoine Furetière, Dictionnaire universel…, La Haye, A. et R. Leers, 1690.
23 Pour une analyse approfondie de « La ville : espace du texte et espace dans le texte » dans l’Utopie de Thomas More, voir Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973.
24 Thomas More, op. cit., p. 37.
25 Tommaso Campanella, La Cité du soleil…, op. cit., p. 82.
26 Ibid., p. 49-50.
27 Ibid., p. 52.
28 « Dans les rues hautes ne doivent passer ni chariot, ni autres véhicules semblables : elles ne servent qu’aux personnes de qualité. Dans les rues basses, passeront les charrettes et autres transports destinés à l’usage et aux commodités du peuple », Léonard de Vinci, Manuscrit B de l’Institut de France, 1960, p. 48-49, cité par Eugenio Guarin, « La cité idéale de la Renaissance italienne », in Les utopies à la Renaissance, colloque international (avril 1961), Bruxelles, Paris, 1963, p. 13.
29 Hanno-Walter Kruft, Le città utopiche, La città ideale dal XV al XVIII secolo fra utopia e realtà, Rome-Bari, Laterza, 1990.
30 Thomas More, op. cit., p. 35.
31 Ibid., p. 32.
32 Ibid., p. 59.
33 Tommaso Campanella, op. cit., p. 56.
34 Ibid., p. 62.
35 « Peu à peu, l’Utopie du monde futur prit la place de l’ancienne Utopie insulaire.
L’imagination utopique franchit le pas qui séparait le projet fictif du projet matérialisé (au moins virtuellement). L’avenir était plein de promesses. L’histoire avait commencé sous le signe de l’Âge d’Or, elle arrivera à son terme sous le signe de l’Utopie », Lucian Boia, Pour une histoire de l’imaginaire, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 147.
36 Fabio Merlini, « Entre espace et temps, transformations de l’utopie », dans J. Benoist et F. Merlini, éd., Historicité et spatialité. Le problème de l’espace dans la pensée contemporaine, Paris, Vrin, 2001, p. 16.
37 Ibid., p. 23.
38 Louis-Sébastien Mercier, op. cit., vol. 1, p. 43.
39 Ibid., p. 50. Un concours fut lancé en juin 1748 pour la réalisation d’une place en l’honneur de Louis XV. L’architecte Pierre Patte présenta simultanément sur une carte, Partie du Plan général de Paris où l’on a placé les différents emplacements qui ont été choisis pour placer la statue équestre du Roi, plusieurs projets. Voir Pierre Patte, Monumens érigés en France à la gloire de Louis XV, précédés d’un tableau du progrès des arts et des sciences sous ce règne, ainsi que d’une description des honneurs et des monumens de gloire accordés aux grands hommes… et suivis d’un choix des projets qui ont été proposés pour placer la statue du roi dans les différens quartiers de Paris, Paris, Desaint et Saillant, 1765.
40 Ibid., p. 21.
41 Ibid., p. 47.
42 Ibid., p. 45.
43 Louis-Sébastion Mercier, op. cit., vol. 1, p. 54.
44 Ibid., vol. 3, p. 94-95.
45 Ibid., vol. 1, p. 281.
46 Ibid., p. 45.
47 L’architecte Pierre Patte, dans l’Épître à son ouvrage, Mémoires sur les objets les plus importants de l’architecture, Paris, Chez Rozet, 1769, affirme qu’il n’est point besoin, comme le prétendent certains, de raser Paris pour la transformer radicalement : « […] les Villes n’ont jamais été distribuées convenablement pour le bien-être de leurs habitants ; perpétuellement on y est la victime des mêmes fléaux, de la mal-propreté, du mauvais air, et d’une infinités d’accidents que l’entente d’un plan judicieusement combiné eût pu faire disparaître ».
48 Bronislaw Baczko, Lumières de l’utopie, Paris, Payot, 1978.
49 Au centre de Foedora, un palais renferme des boules de verre où l’on voit « les formes que la ville aurait pu prendre si, pour une raison ou une autre, elle n’était devenue telle qu’aujourd’hui nous la voyons. À chaque époque il y eut quelqu’un pour, regardant Foedora comme elle était alors, imaginer comment en faire la ville idéale ; mais alors même qu’il en construisait en miniature la maquette, déjà Foedora n’était plus ce qu’elle était au début, et ce qui avait été, la veille, l’un de ses avatars possibles, n’était plus désormais qu’un jouet dans une boule de verre » (Italo Calvino, Les villes invisibles, 1972). Cf. Thierry Bonzon, Patrick Boucheron, Brigitte Marin et Frédéric Moret, « Idées de villes, villes idéales et histoire urbaine », Les Cahiers de Fontenay, no 69-70, mars 1993, p. 7-18.
Auteur
Aix Marseille Université - CNRS, UMR 7303 Telemme
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