Conserver, pour quoi faire ?
Le corps, la mort, le temps
p. 147-155
Texte intégral
1La mort des êtres chers anéantit l’avenir que nous avions projeté avec eux, elle les rejette à tout jamais du côté du passé. Mais elle ouvre aussi un double avenir au défunt : dans l’immédiat, celui de la décomposition du corps, insupportable aux survivants, et, au-delà, celui du souvenir de la personne, qui risque de s’évanouir au fil du temps.
2Se préoccuper du devenir du corps mort est une donnée anthropologique universelle ; on en a même fait longtemps un privilège de l’humanité. Depuis le Moyen Âge, en Occident, cet avenir a pris la forme d’une inhumation, qui a dérobé la thanatomorphose à la vue des vivants. Le souvenir du défunt était assuré par des messes pour le salut de son âme, des prières dissociées du corps matériel retourné à la poussière dans l’attente du Jugement dernier ; pour quelques privilégiés seulement s’y ajoutaient des monuments funéraires.
3Nous voudrions ici évoquer les tentatives faites pour soustraire les corps à la thanatomorphose dans la France du xixe siècle ; pour aligner en quelque sorte la conservation corporelle sur la conservation mémorielle. Au xixe siècle, la pratique de la conservation des corps existait déjà depuis longtemps en France, même si elle était réservée à une élite très étroite ; elle a connu au cours de ce siècle une triple mutation : technique (par l’injection), sociale (par sa diffusion à de nouvelles couches sociales) et culturelle (par ses finalités). C’est cette troisième dimension que nous voudrions explorer ici, et particulièrement le rapport au temps qui s’en dégage, en le comparant à la période précédente, mais aussi à la nôtre.
Les soins de conservation aujourd’hui
4En ce début de xxie siècle, les « soins de conservation1 » sont devenus une pratique courante : ils concernent plus de la moitié des corps décédés en France, dépassant les cas où elle est obligatoire – pour le transport des corps par exemple. Cette banalité ne doit pas faire oublier toutefois qu’il s’agit d’une pratique récente : la thanatopraxie est introduite en France en 1963 par Jacques Marette2 (ou plutôt réintroduite, après une éclipse d’un siècle). Formé en Angleterre, il embaume cette année-là deux morts célèbres, Édith Piaf et Jean Cocteau, et fonde l’Institut français de thanatopraxie, luttant ensuite opiniâtrement pour la reconnaissance de cette profession. Jusqu’aux années 1970 toutefois la conservation par le froid (glace carbonique) reste le procédé le plus utilisé pour retarder la putréfaction, et il est toujours préféré aujourd’hui par certains professionnels au traitement chimique des corps.
5La nature de ces soins, mal connue du grand public, est minutieusement décrite par Mélanie Lemonnier3 : le corps, nettoyé et délivré par des manipulations de la rigor mortis, est injecté d’une solution conservatrice par une ou plusieurs artères ; simultanément il est vidé de son sang par un trocart enfoncé dans le cœur, puis des autres humeurs et liquides intérieurs stagnant dans les viscères ; ceux-ci sont à leur tour injectés d’une solution antiseptique. Tous les orifices naturels ou occasionnés par les injections/ponctions tamponnés et fermés, le corps est habillé, légèrement maquillé, et disposé pour son exposition dans la morgue de l’hôpital, à la maison mortuaire ou au domicile4.
6Comme le souligne l’ethnologue, la demande de ces soins est rarement spontanée : ce sont les pompes funèbres qui les proposent, compte tenu des délais séparant le décès de l’inhumation, du désir des familles de permettre à certains membres éloignés de voir le corps, des transferts inévitables de la dépouille. Dans tous les cas, les modalités concrètes du soin sont éludées, et du côté des clients, les demandes de précisions sont rares : ce que l’on veut, c’est avoir un corps susceptible d’être vu lors des visites, sur lequel la mort ait l’apparence d’un sommeil éternel, un corps enfin reconnaissable, où sont effacés ou adoucis les stigmates de la maladie et de l’agonie, un corps débarrassé de tout ce qui, visuellement ou olfactivement, pourrait évoquer la décomposition menaçante. Même si dans ces conditions, la séparation définitive que représente la fermeture du cercueil semble plus difficile, les bénéfices psychologiques de l’opération sont indéniables : rien ne semble en effet devoir être plus pénible à supporter que l’altération, au sens fort du mot, du corps de la personne autrefois familière. La famille délègue donc à des professionnels le soin de figer le corps dans le présent sans trop se soucier de savoir par quels gestes et au moyen de quels artifices ce résultat est obtenu.
7Sans trop chercher à évaluer, non plus, le répit obtenu. La question de la durée de la conservation ne semble pas préoccuper les proches. Même si les attentes à ce propos sont rarement explicitées, il semble que leur horizon soit celui de la cérémonie funèbre et de l’adieu au corps. D’ailleurs, associé à la thanatopraxie, le choix de plus en plus fréquent de la crémation5 montre que ce qu’on redoute n’est pas l’anéantissement du corps, sa disparition, mais bien plus sa thanatomorphose. L’offre va d’ailleurs dans ce sens – c’est rarement dit ainsi toutefois : la conservation standard est temporaire, elle suspend l’autolyse pour une semaine environ6.
8Les soins de conservation ne sont donc pas destinés à préserver éternellement les corps ; le voudrait-on qu’on ne le pourrait d’ailleurs pas, la loi l’interdisant7. Ils suspendent le temps, voire l’inversent en revenant à l’avant (avant l’accident, avant la maladie). L’important est de conserver, pour un délai bref, un corps qui offre les apparences de l’intégrité et une ressemblance avec l’être cher de son vivant – même si nous sommes loin dans la re-création de la vie des excès des funérariums américains8.
L’embaumement à la fin de l’époque moderne
9Revenons deux siècles et demi en arrière et considérons maintenant les pratiques d’embaumement dans la France de la deuxième moitié du xviiie siècle.
10Les catégories sociales susceptibles d’être embaumées sont bien plus restreintes qu’aujourd’hui. L’embaumement est réservé à l’élite, en premier lieu le roi et sa famille, la grande noblesse, le haut clergé. Pratiqué par des chirurgiens parfois aidés d’apothicaires, il est coûteux à la fois par les savoir-faire qu’il mobilise et les matières premières qu’il requiert, les fameux « baumes ».
11Sa mise en œuvre passe par une série d’opérations très mutilantes, dont les traités détaillent les étapes9 : il faut éviscérer le cadavre (certains viscères sont embaumés à part, comme le cœur), scier la calotte crânienne pour ôter le cerveau, entailler jusqu’à l’os toutes les parties charnues du corps pour les laver, les éponger, les remplir de poudres ou d’herbes conservatrices, et recoudre toutes les incisions. Seules les mains et le visage sont épargnés autant que faire se peut. Il faut ensuite enduire la peau d’un vernis ou d’un baume, entourer le cadavre de bandelettes et de draps imbibés de produits conservateurs, en prenant soin de laisser la face découverte. Le corps est enfin habillé, ou enveloppé dans une toile cirée nouée aux deux extrémités. Tout dépend en effet de son avenir proche : sera-t-il ou non exposé ?
12Le corps du roi l’est toujours, à de rares exceptions près : Louis XIV, embaumé par le chirurgien Dionis, est ainsi exposé onze jours, alors que la gangrène avait attaqué sa jambe et répandait de son vivant une odeur infecte ; en revanche, Louis XV ne peut être exposé en raison de la détérioration rapide et de la dangerosité de son corps, travaillé par la variole : mais il est embaumé.
13Pourquoi embaumer ces corps ? La réponse à cette question est difficile. Une tradition s’est instituée, depuis le Moyen Âge, d’embaumer les corps des souverains non seulement pour les transporter lorsqu’ils décèdent loin de la sépulture qu’ils ont élue, mais aussi pour les faire « tenir » jusqu’à la fin des funérailles, dont le rituel ne cesse de s’allonger et de se complexifier. La substitution d’une effigie au cadavre du roi permet d’ailleurs, à partir de 1422, de dépasser le plafond imposé par des techniques de conservation aux résultats encore hasardeux10. Pourtant, même lorsque l’effigie existe, même lorsque l’exposition du corps réel se réduit à un jour, on continue d’embaumer ; signe que l’embaumement n’est pas uniquement motivé par des considérations pragmatiques11.
14En fait, deux logiques semblent se superposer : une logique d’exposition, politique, qui s’efforce de ne pas défigurer le cadavre, de sauvegarder une ressemblance : il faut attester de la mort du roi, voire assurer la transition avec son successeur. Toutefois, ce souci de ressemblance ne coïncide pas avec la recherche d’une apparence de vie ; depuis la mort d’Henri IV, la fiction de la survie temporaire du roi n’est plus de mise. Mais l’embaumement procède aussi, plus confusément, d’une logique de conservation d’un « quelque chose » du corps, quelle qu’en soit la forme et les atteintes qu’il a pu subir, et dont on peut se demander la raison d’être et la fonction. S’agit-il de distinguer socialement le cadavre ? De l’arracher à l’anonymat de la mort, à la poussière ? Dans le cas royal, de prolonger la sacralisation de son corps instituée par l’onction ? S’agit-il d’une sorte d’imprégnation des représentations religieuses, qui valorisent l’incorruptibilité des corps des saints ou les reliques ? Contentons-nous ici de souligner ce désir de conservation d’un résidu imputrescible, victorieux du temps.
L’embaumement au xixe siècle
15Entre la fin du xviiie siècle et l’époque actuelle, le xixe siècle occupe une place particulière. Les années 1840-1860 ont en effet constitué une sorte de petit âge d’or de l’embaumement, un moment où celui-ci amorce un mouvement de diffusion sociale sans précédent mais qui se clôt, inexplicablement, sur un échec et une déprise progressive, au point que la thanatopraxie qui en est issue, un siècle plus tard, doit faire un détour par les pays anglo-saxons pour revenir à son pays d’origine.
16Cet âge d’or trouve son origine dans une rupture technique, qui simplifie le protocole opératoire et permet d’abaisser et de démocratiser le coût de l’opération. Mise au point par Giuseppe Tranchina à Naples en 1832 pour les besoins des anatomistes, puis adaptée en France par Jean-Nicolas Gannal en 1837 à l’usage funéraire, la technique de l’injection consiste désormais à injecter dans une artère un liquide conservateur qui se diffuse ainsi jusqu’aux plus fins capillaires. C’est le triomphe de la chimie moderne sur les baumes. Outre le gain en efficacité, sur lequel nous allons revenir, cette rupture technique est aussi une rupture économique et sociale : le coût de l’embaumement devient accessible (Gannal propose un soin de base à 500 francs, contre plusieurs milliers de francs dans le passé), et sa pratique se diffuse bien au delà de la sphère de la cour, dans la bourgeoisie d’affaires, de la rente ou dans le monde des capacités et des talents. S’ouvre une période de concurrence intense entre Gannal et son principal rival Sucquet qui cherchent l’arbitrage des académies savantes, mais qui s’affrontent aussi sur le terrain commercial via leurs concessionnaires respectifs, lesquels surenchérissent à grand renfort de tracts publicitaires sur l’efficacité de leur méthode.
17Mais quelle efficacité ? De quoi parle-t-on lorsqu’il s’agit de conserver ? Que cherche-t-on à obtenir ? L’histoire de l’embaumement au xixe siècle est l’histoire d’une triple quête : une quête de l’intégrité, une quête de la ressemblance, et une quête de la durée.
L’intégrité
18L’injection part d’un principe simple : diffuser le principe conservateur en se servant du système vasculaire du cadavre, au lieu de le faire pénétrer par des frictions extérieures et des incisions. Ce premier changement entraîne un retournement de perspective par rapport au passé : l’idéal recherché est désormais de manipuler au minimum le corps, de s’y faire le moins invasif possible, et de préserver son intégrité. La retenue, la douceur et la décence face au cadavre s’imposent, rejetant comme horribles les mutilations et les lacérations des interminables embaumements à l’ancienne, encore pratiqués sur Louis XVIII en 1824 et même sur le duc d’Orléans en 184212. Le dispositif doit être le plus léger et le plus discret possible, au point que, chose surprenante, certains embaumeurs se vantent même d’avoir procédé en présence des familles :
Un jour, l’an dernier, c’était une jeune dame bien aimante que celle dont la fin prématurée d’un père égarait presque la raison. Éplorée près de nous, son cœur et ses regards présidaient à notre œuvre ; elle était là, inquiète et tremblante à l’idée d’une secousse involontaire ou d’une précaution moins douce. Dernièrement aussi, un fils dont le nom rappelle une famille honorable, obéissant aux inspirations de son cœur, entourait d’attentions religieuses une dépouille bien chère. Sa main répandait, pour ainsi dire, avec nous l’huile parfumée, pendant que les traits altérés de son visage trahissaient la douleur que lui causait la perte d’une mère adorée13.
19De fait, les descriptions des opérations dans la littérature de promotion sont très euphémisées : seule l’injection est réellement évoquée14, sans s’appesantir sur les incisions parfois profondes qu’elle nécessite ; rares sont les témoignages comme celui du docteur Massé qui laissent entrevoir une réalité plus violente, des manipulations et un corps à corps parfois répugnant dans la débâcle des fluides15. Au contraire, dans le crescendo de la guerre commerciale, l’embaumement se déréalise. L’artériotomie elle-même change de localisation au fur et à mesure que les sensibilités s’aiguisent, se déplaçant vers des zones discrètes du corps : de la carotide, elle glisse vers la cuisse ou le bras. Elle pourrait même disparaître comme le propose un embaumeur qui se vante de faire littéralement boire les liquides conservateurs au cadavre16.
20Ainsi, si on s’inquiète du résultat – c’est-à-dire, ici, de la réussite immédiate de l’opération : l’arrêt de l’autolyse –, on se soucie aussi de savoir comment le praticien y parvient. Clients et praticiens sont également attentifs à ce que cette conservation soit obtenue avec un minimum d’intervention sur le corps. C’est là une grande différence par rapport au siècle précédent et aussi par rapport à aujourd’hui. Certes, les embaumeurs du xixe siècle pratiquent, comme leurs successeurs actuels, le floutage des réalités les plus crues de leur travail, mais ils n’hésitent pas à placer explicitement le respect de l’intégrité du corps (même dans ses parties invisibles) au centre de leur plaidoyer pour l’embaumement moderne et de leurs publicités comparatives, faisant ainsi écho à l’inquiétude de leurs clients. Aujourd’hui, thanatopracteurs et familles évitent plutôt d’un commun accord d’aborder la question. Pourquoi ces différences ? Au xixe siècle, on peut expliquer l’obsession des spécialistes par la nécessité de marquer énergiquement leur rupture par rapport aux méthodes du passé, face à une demande qui tend désormais à une forme de sacralisation des restes des défunts ; cette insistance n’est plus nécessaire aujourd’hui ; elle est même impensable : elle reviendrait à ouvrir une sorte de boîte de Pandore, à compromettre la fiction du corps « intact » que tout le monde veut voir.
La ressemblance ou la vie ?
21En fait, ce souci de préserver l’intégrité de l’enveloppe corporelle ne peut se dissocier du souci de conserver un corps le plus ressemblant possible à l’être perdu et au souvenir qu’on souhaite en garder. Il ne doit pas avoir de hiatus entre l’image du vivant et celle de l’embaumé ; d’où l’insistance, sans doute, mise sur la brièveté du traitement administré. Cette demande est là encore semblable à la nôtre (n’était-ce, comme on l’a dit, qu’elle implique aussi des devoirs et une vigilance sur la façon de la satisfaire). Si le souvenir ne doit pas s’émousser grâce au tombeau, s’il doit rester intact, il en est de même du corps auquel il est arrimé, dans une même éternité marmoréenne17.
22À quoi doit donc ressembler le corps mort ? En fait, le résultat est un compromis entre ce que permet (ou impose) la technique, les opinions des embaumeurs et les attentes des familles. La plupart des procédés trahissent la difficulté à procurer l’apparence de la vie et n’évitent pas des modifications « pénibles » pour les familles, de l’aveu des praticiens. La couleur de la peau, notamment du visage, pose problème : soit elle prend une teinte brunâtre, tannée, soit elle vire au blanc mat ou au gris ; des lividités peuvent par ailleurs persister, parsemant de taches inquiétantes le visage. L’affaissement progressif des tissus ou des yeux peut aussi déformer les traits. De l’adjonction de substances colorantes dans les liquides d’injection aux yeux de verre en passant par les ressources du fard – dont l’usage plus ou moins appuyé divise la profession –, il existe des solutions ingénieuses et renouvelées. Mais en dépit des proclamations triomphalistes des réclames, qui promettent la « fraîcheur de la vie », les résultats sont sans doute très inférieurs à ceux que l’on obtient de nos jours. On se contente de peu : sans doute un corps encore charnu, n’exhalant pas d’odeur, incontestablement mort mais soustrait à jamais à la force corruptrice du temps. Un corps mort mais éternel, en somme.
La durée
23Éternel : ce qui singularise l’embaumement du xixe siècle par rapport à aujourd’hui, c’est la durée de la conservation qui en est attendue. Le résultat recherché n’est pas temporaire : il s’agit, clairement, de garantir une préservation indéfinie au corps traité, même si dans un premier temps l’embaumement doit aussi permettre de l’exposer, dans un cadre public ou privée. Ce souci de préservation perpétuelle est d’ailleurs dés-historicisé (et même naturalisé) par ses promoteurs, qui évoquent « l’un des sentiments les plus sacrés et les plus respectables, le désir de conserver et de préserver de la destruction un parent ou un ami que l’on n’a pu arracher à la mort18 » ou « l’affection, toujours vive au cœur de l’homme, [qui] lui fait un bonheur de garder intacts les restes des personnes qui lui ont été chères19 ». Ce discours répond au désir des familles, comme ce veuf qui écrit à Gannal en 1844 :
La pensée de la destruction était douloureuse à mon cœur, vous l’avez fait disparaître. Après mon malheur, j’ai vécu dans l’espoir triste, mais consolant, de pouvoir conserver précieusement les restes de celle dont l’attachement, et par conséquent la mémoire me sont plus chers que la vie. L’état de parfaite conservation dans lequel nous avons trouvé le corps de ma pauvre femme, au moment de l’exhumation, pour le mettre dans le monument que je lui ai fait préparer, montre que je vous dois ce triste, mais précieux avantage20.
24Certaines familles veulent garder chez elles les restes de leurs proches. Béclard a ainsi dû embaumer un jeune homme que sa famille voulait placer « dans une cage de verre21 » ; un père fait embaumer son enfant de trois ans et il le conserve jusqu’à sa propre mort, les deux corps étant alors inhumés ensemble conformément à son testament22. Mais cette demande, il faut y insister, n’a pas nécessairement de lien avec une volonté de visibilité du corps : que le cadavre soit caché n’empêche pas qu’on veuille lui épargner les ravages de la décomposition à l’œuvre, sous la pierre du caveau23 :
Nous ne dirons rien du sentiment bien naturel qui, dans tous les temps, a porté l’homme à opposer ses efforts aux tristes effets de la putréfaction ; car quel est celui qui, plusieurs mois après la perte d’un objet aimé, n’a pas senti son cœur se serrer d’angoisse en réfléchissant à ce qui se passe dans le tombeau24 !
25Car il s’agit bien d’une demande plus large, en accord avec les mutations des sensibilités funéraires contemporaines25 : dans le cimetière moderne créé par le décret du 23 Prairial an XII (12 juin 1804)26 les demandes de concessions se multiplient, en particulier après l’ordonnance du 6 décembre 1843 qui simplifie leur procédure d’acquisition. Le public veut avoir la même garantie que les corps y resteront perpétuellement intacts – du moins dans les concessions « à perpétuité » :
L’embaumement n’est-il pas le digne complément de l’usage généralement répandu d’acheter à perpétuité un emplacement pour y laisser reposer en paix ceux dont la mémoire nous sera toujours chère ? Faire l’acquisition d’un terrain à perpétuité pour y déposer un corps éminemment destructible, est évidemment un non-sens dont le temps doit faire justice27.
26Cette recherche de l’extrême durabilité – de l’éternité – de l’embaumement passe dès lors par la mise au point de produits toujours plus performants, aux recettes tenues secrètes ; Gannal fait ainsi breveter son procédé basé sur l’utilisation d’acide arsénieux ; contraint d’abandonner l’arsenic, proscrit par la loi pour des raisons médico-légales, il se rabat sur les sels d’alumine, moins efficaces toutefois que le chlorure de zinc de Sucquet. Faute de temps, le recul nécessaire fait défaut pour assurer un résultat immuable, mais les lettres attestant, lors d’exhumations, de la pérennité des effets de l’embaumement, constituent des gratifications précieuses pour les professionnels :
J’ai constaté l’exhumation et j’ai assisté à la reconnaissance du corps par la famille ; sa conservation était aussi parfaite que possible, à ce point que le père et la mère ont pu sans répugnance embrasser une dernière fois leur malheureux enfant28.
27Cette conservation indéfinie intéresse l’hygiène publique. À un moment où l’on ne s’inquiète pas encore de la saturation des cimetières, on peut croire que la conservation des cadavres permettra enfin d’en résoudre les problèmes d’insalubrité récurrents29.
28Ainsi, au xixe siècle – pendant une brève période du moins –, on a voulu et cru vaincre les ravages du temps sur le cadavre. L’embaumement, pensait-on, triompherait de l’avenir de pourriture et de destruction promis au corps, le figeant intact dans un éternel présent, celui du passage de la vie à la mort. Ce rêve a coïncidé avec le souci d’identifier et de pérenniser à jamais les sépultures et de prolonger, dans la ville des morts, le séjour ici-bas des défunts. En cela, l’embaumement romantique s’éloigne tout autant de l’embaumement pragmatique d’aujourd’hui que de l’embaumement de prestige du siècle précédent. Dans un cas, il s’agit de retarder la destruction jusqu’à ce qu’elle soit dérobée à la vue des vivants (et éventuellement accélérée par le feu) ; dans l’autre, il suffisait de préserver un reste imputrescible qui attestât de la mémoire du mort, quelle qu’en soit l’apparence. Pas de place non plus pour une eschatologie dans ce désir éperdu de conservation : ce que les morts attendent, couchés dans leur cercueil, ce n’est pas le Jugement dernier ou la résurrection ; ce sont les vivants qui le rejoindront bientôt.
Notes de bas de page
1 C’est le nom officiel de la thanatopraxie, telle que l’a définie le décret du 18 mai 1976 qui en réglemente la pratique en France.
2 Jacques Marette, Mémoires d’un embaumeur, Paris, Le Cherche Midi, 1999.
3 Mélanie Lemonnier, Thanatopraxie et thanatopracteurs : étude ethno-historique des pratiques d’embaumement en France, Saarbrücken, Éditions Universitaires européennes, 2011.
4 S’ajoutent à ces soins des soins de restauration lorsque le visage ou le corps ont été abîmés par la mort.
5 La crémation concerne aujourd’hui en France près d’un tiers des décès (32 %).
6 Ce délai peut être allongé, et certaines exhumations montrent que des corps peuvent se conserver bien au-delà. Mais cela reste l’exception.
7 On exclut de cette étude les hommes politiques dont le corps a été embaumé pour une conservation indéfinie. Ce n’est pas le cas en France, mais récemment encore, la question s’est posée pour Kim Jong Il (2011), ou pour Hugo Chavez dont on n’a pu embaumer la dépouille (2013).
8 Les cadavres sont parfois présentés les yeux ouverts, maquillés aux couleurs de la pleine santé, dans des attitudes de travail ou de loisirs.
9 Par exemple : Jean-Joseph Sue, Abrégé de l’anatomie du corps de l’homme, Paris, Simon, 1748, vol. 2 - Embaumemens. De la manière d’ouvrir les cadavres humains et de les embaumer, 27 p. ; Pierre Dionis, Cours d’opérations de chirurgie, démontrées au Jardin Royal, 8e édition, Vve d’Houri, 1777.
10 Ralph Giesey, Le roi ne meurt jamais. Les obsèques royales dans la France de la Renaissance, Paris, Flammarion, 1987. Il n’y a pas lieu d’entrer ici dans les débats suscités par d’autres passages de cet ouvrage bien connu qui concernent le sens du rituel funèbre. – Voir en particulier Alain Boureau, Le simple corps du roi. L’impossible sacralité des souverains français, xve-xviiie siècle, Paris, les éditions de Paris, 1988. Autre étude classique : Agostino Paravicini-Bagliani, Le corps du pape, Paris, Seuil, 1997 (éd. or., 1994), p. 143-165.
11 Mélanie Lemonnier, op. cit.
12 Voir la diatribe de Gannal à ce sujet : M. Gannal à M. le docteur Pasquier, embaumeur du duc d’Orléans, Paris, Terzuolo, 1842.
13 D.-M. Gervais, Des embaumements sous le rapport historique, scientifique et religieux, Lyon, 1845, p. 25.
14 Comme aujourd’hui, ainsi que le souligne Mélanie Lemonnier ; mais il est vrai que les embaumeurs ne procèdent ni à la ponction du sang ni à celle des fluides viscéraux.
15 Jules Massé, Petit traité pratique des embaumements par injections, Paris, Firmin Didot, 1853, 14 p.
16 Embaumement des corps. Nouveau système Audigier, consacré par des expérimentations publiques et des rapports officiels, s.l.s.d. (1864). Le docteur Audigier pratique à Marseille.
17 Sur ce rapport entre contenant et contenu, on ne peut que renvoyer aux analyses de Jean-Didier Urbain, La société de conservation. Étude sémiologique des cimetières d’Occident, Paris, Payot, 1978 et L’archipel des morts. Le sentiment de la mort et les dérives de la mémoire dans les cimetières d’Occident, Paris, Payot, 1989.
18 Rapport fait à la commission administrative des hospices par les docteurs Coste, Dr de l’École de médecine et Broquier, chirurgien en chef des hospices sur un procédé d’embaumement expérimenté par M. Audigier, chimiste, s.l. s.d., 8 p. (daté du 22 févier 1864), p. 7.
19 J. Véry, Notice sur les embaumements. Procédés de M. Gannal, 1842, p. 4.
20 Jean-Nicolas Gannal, À M. Caventou, Président de l’Académie royale de médecine, Paris le 4 juillet 1845, p. 10.
21 Boitard, Nouveau manuel du naturaliste préparateur, ou l’art d’empailler les animaux, de conserver les végétaux et les minéraux, de préparer les pièces d’anatomie normale et pathologique ; suivi d’un traité des embaumemens, Nouvelle édition, Paris, Manuels Roret, 1839, p. 314.
22 Ibid., p. 325.
23 On peut rapprocher ce désir de celui de Madame Necker : voir Antoine de Baecque, « Madame Necker, ou la poésie du cadavre », dans La gloire et l’effroi. Sept morts sous la Terreur, Paris, Grasset, 1997.
24 Jean Girardin, Quelques notes sur les embaumements et sur le procédé de M. Gannal, extrait de l’Annuaire normand, 1842, p. 5.
25 Régis Bertrand, Mort et mémoire. Provence, xviiie-xxe siècles, une approche d’historien, Marseille, La Thune, 2011.
26 Régis Bertrand, Anne Carol, dir., Aux origines du cimetière contemporain, Aix-en-Provence, PUP, 2014.
27 Antonin Roche, Louis François Rivière, De la conservation et de la pétrification des corps, Paris, Impr. Bernard, 1877, p. 15.
28 Jean-Nicolas Gannal, Lettre aux médecins sur la question des embaumements, 1er mars 1844, p. 15.
29 Voir par exemple M. Pariset, « Quelques vues sur l’embaumement des Anciens », Revue de médecine française et étrangère, 1827, vol II, p. 409-15.
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