« Le nu sous le vêtu », dans quelques extraits du roman antique
p. 105-114
Texte intégral
1Le nu et le vêtu : cet ensemble, par lui-même antinomique, nous place d’emblée dans un dualisme, caractéristique atemporelle de la nature humaine, comme tout dualisme, mais aussi et surtout caractéristique d’une période, de ce Moyen Age norme par cette géométrie symbolique, si sensiblement ancré dans un univers double, celui du visible et de l’invisible. Et justement ce doublet -nu et vêtu- en appelle immédiatement un autre -corps et habit- qui nous renvoie directement à la multiplicité de descriptions qui, tout en caractérisant un genre naissant, le roman, et en particulier, le roman antique, évoque l’importance accordée à la beauté : beauté vestimentaire, beauté des ornements, beauté des corps bien proportionnés, beauté des formes visibles et aussi invisibles.
2Et c’est dans ce sens que deux zones de lecture se profilent autour du nu et du vêtu, à l’intérieur de ces textes, contenant davantage de vêtu que de nu, comme on pouvait s’y attendre dans ces toutes premières manifestations romanesques. Deux zones qui tournent donc autour des formes apparentes, décrites selon les canons esthétiques de l’époque, mais aussi selon une ligne de pensée morale propre à la mentalité de ces clercs, une pensée teintée de néo-platonisme qui, au travers des formes sensibles, nous fait appréhender tout un système de valeurs.
3Il s’agit bien, sous l’angle esthétique, d’une superposition d’images et de représentations, de sens propres et de sens figurés, une superposition le plus souvent canalisée par le merveilleux, ce merveilleux intrinsèque que nous offrent quelques passages que nous avons retenus de Thèbes, Enéas, Troie, et Alexandre, et qui nous ont suggéré cette relation d’emboîtement tant matériel qu’imaginaire entre le nu et le vêtu.
4Le « nu sous le vêtu » avons-nous dit car, nu et vêtu, ces deux états contraires sont concrétisés dans l’immédiat par le corps et par l’habit, qui, eux-mêmes, trouvent leur correspondant mythique et mystique, si l’on peut dire, dans ce qui est caché, protégé ou, au contraire, découvert ou exhibé, et dans ce qui recouvre, dans ce qui protège et occulte, et nous font donc entrer dans une dialectique que l’on envisage à la fois sous un angle esthétique et moral.
5En effet, deux domaines se trouvent étroitement concernés par le nu et le vêtu, d’une part la beauté, d’autre part la pudeur. Hegel avait déjà suggéré que le corps humain était dans un rapport étroit de signification avec le vêtement « qui trouve son principe d’abord dans le besoin de se préserver des influences de la température, ensuite dans le sentiment de la pudeur qui pousse l’homme à se vêtir1 ». Car l’habit, en deçà de sa fonction sociale, celle de désigner et de signifier un rôle ou une catégorie, remplit une fonction basique, celle de protéger le corps, le rendant de la sorte invisible ; et par là même il peut aussi, intentionnellement ou pas, en révéler les formes pour en suggérer la beauté. C’est-à-dire que l’habit n’est jamais innocent car il recouvre toujours le nu…
6Pour entrer dans la représentation textuelle de cette relation entre le nu et le vêtu, notre champ d’étude se limite à quelques exemples concernant plutôt la représentation de la femme qui, dans ces romans, connaît une nouvelle ampleur. Et pour respecter l’ordre chronologique de cette production littéraire, c’est d’abord dans Thèbes que nous avons relevé deux exemples qui nous ont semblé significatifs pour illustrer cet emboîtement imaginaire : le premier concerne Antigone, le deuxième, la fille de Daire.
7Voyons d’abord comment Antigone est représentée lors de son arrivée au camp de Polynice :
Mout ot gent cors et bele chiere,
Sa biautez fu seur autre fiere. […].
D’une poupre ynde fu vestue
Tout senglement a sa char nue ;
La blanche char desouz paroit,
Li bliauz detrenchiez estoit
Par menue detrencheüre
Entre qu’a val a la ceinture […]
Vestue fu estroitement,
D’un orfois ceinte laschement2.
8La description de la beauté physique d’Antigone, « franche et cortoise », se fonde dans un premier temps, comme on le voit, sur l’évocation de son corps et de sa chair mis en valeur par un vêtement précieux qui relève du luxe vestimentaire qui, comme le dit J. Le Goff, « se manifeste par la qualité et la quantité de l’étoffe et par les ornements3 ». En effet, il s’agit d’un habit riche, digne de son rang et propre à sa fonction. Mais en fait, ce qui importe ici, c’est qu’elle est vêtue de soie « à même sa chair nue »… Ainsi, les différents éléments dont elle est revêtue sont-ils savamment détaillés dans l’intention de s’ajuster aux formes de son corps. Et par cette démarche descriptive, on touche à une règle fondamentale de l’érotisme, transcrite ici par la solidarité textuelle entre l’habit et le corps, qui fait que l’habit montre un dévoilement symbolique du corps. C’est ainsi que le nu se trouve subtilement dévoilé par le vêtu, selon un mécanisme relevant de l’imagination, mais qui semble bien trouver sa justification sur le plan psychologique du texte, dans la mesure où cette description n’est autre que le reflet du regard de Parthénopée qui, à cet instant, tombe amoureux d’Antigone ! Et ce regard n’est pas seulement admiratif mais plein de désir. Le lecteur se trouve lui-même guidé par ce sentiment de désir, d’abord inhérent à la description de la beauté d’Antigone, puis explicité par l’auteur. C’est ainsi que l’évocation du corps, savamment dosée à travers la description du vêtement, en révèle toute la sensualité. On le voit bien : Parthénopée, sur qui agit directement cette vision suggestive, « couvoite » la pucelle qui, elle-même, « en son cuer le couvit » (v. 4130) et n’hésite pas à le lui faire savoir. En somme, la superposition d’images qui conforment la description vestimentaire d’Antigone s’avère solidaire à la fois de la catégorie des personnages, de leur psychologie, et du développement narratif, dans le sens où elle recèle une volonté d’exprimer le sentiment : cette scène de rencontre, propice comme on le sait aux descriptions de personnages, est le tremplin d’un amour courtois porté au plus haut niveau…
9Le deuxième exemple tiré de Thèbes correspond à un personnage de moindre importance, la fille de Daire, vassal d’Etéocle, que celui-ci veut livrer au supplice pour acte de trahison. Au cœur d’un problème juridique, se trouve dans ces termes la description de Salemandre :
Gent ot le cors et le viaire, […]
Char blanche, plaine, tendre et mole, […]
Mout fu grelle par la ceinture
Si fu de mout gente estature, […]
Vestu ot unne catefite ;
Ce fu un poile de coulors
Menuement ouvré a flors4.
10Les formes de son corps, la couleur de sa peau, sont signalées autant que la blondeur de ses cheveux « plus reluisanz que n’est fin ors », et que la petitesse de sa bouche « bien moulee ». Malgré la douleur que doit suggérer la présence de cette jeune fille dont le père est condamné à mort par l’homme qui la convoite, la description du personnage porte essentiellement sur le corps « gracieux », la chair « lisse », la taille svelte, tout ceci mis en valeur par un habit de soie bariolée… C’est que la description de Salemandre qui, en fin de compte, obtiendra la grâce de son père, doit justifier l’émotion d’Etéocle, lequel, sous l’influence de sa mère Jocaste, finira par se laisser amadouer. Dans ce cas, même si la description du corps n’est pas systématique, il apparaît connoté sous l’inventaire de l’habit et des ornements externes : il y a un conditionnement textuel qui fait que la dénotation ne semble point suffire. Ainsi, dans ce permier roman, le nu entre-t-il en juxtaposition de façon symbolique dans le champ sémantique de l’habit, a priori protecteur du corps, témoin d’une fonction, d’un rang social, mais aussi embellisseur par excellence du corps qu’il doit réussir à suggérer jusqu’aux limites de l’interdit posées par la pudeur. Car en fait, si la « chair nue » ne se fait point visible aux yeux de l’amoureux ni à ceux du lecteur à cause du vêtement, c’est cependant le vêtement qui la rend visible à l’imagination ! Là réside toute l’importance de la focalisation textuelle, de l’image, du visuel, en étroit concours avec une schématisation du nu, en tant que représentation énigmatique…
11Dans l’Enéas, la caractérisation de la femme sous cet angle est encore plus développée, tant du point de vue de sa présence textuelle que du sens narratif. Didon, Camille et Lavine se partagent le protagonisme féminin, représentant chacune un type du genre féminin, cadrant chacune avec l’une des trois fonctions mythiques, dans le sens où la première est une reine, la deuxième, une guerrière, et la troisième, une épouse assurant la descendance du grand fondateur. C’est dans cet ordre qu’elles apparaissent, mais ce sont les deux premières qui illustrent significativement le rapport entre le nu et le vêtu, tel qu’on l’envisage ici.
12En ce qui concerne Didon, l’ardente reine de Carthage, bien qu’elle soit entièrement vêtue d’une « chiere porpre vermeille », rayée d’or sur tout le corps jusqu’aux hanches5 pour le fameux épisode de la chasse, c’est sous les traits de Diane, telle une « bele veneresse6 » qu’elle apparaît aux yeux d’Enéas. Ce rapprochement imaginaire, faisant fi de toute signification de chasteté farouche, explicite au contraire le désir sensuel que suscite chez Enéas une telle apparence physique de Didon, et justifie le dénouement amoureux de cette partie de chasse, tout en annonçant le destin tragique de cet amour interdit. C’est ainsi que derrière une conception purement ornementale du vêtement de Didon, pour lequel, à vrai dire, on attendrait davantage de détails concrets suggestifs, affleure une sensualité sous-jacente qui sollicite, d’une façon tout abstraite, et par le biais de l’imagination, la représentation de la nudité.
13Comme Didon, c’est vêtue de pourpre qu’apparaît Camille lors d’une des plus belles descriptions du roman antique. Curieusement, tout en s’attardant sur de nombreux aspects qui relèvent du merveilleux, la description minutieuse des vêtements précieux de cette vierge guerrière, semble s’attacher davantage à laisser voir ce qui, censément, est recouvert, à plus forte raison dans le cas de cette pucelle vaillante qui « onques d’oevre a femme n’ot cure7 ».
14En effet, si le portrait de la meschine s’annonce, comme il le faut, sous le signe de la virginité et de la chasteté : « cheveuls ot blois jusqu’à ses piez8 », le premier qualificatif de son vêtement est révélateur : « Moult fu la dame estroit vestue/de porpre noir a sa char nue » ; et l’auteur insiste : « vestue en fu estroitement/desor fu çainte laschement/d’une çainture a or brodee » ; quant à son manteau : « ele en ot entrovert les pans/que li parut li destres flans9 ». Il n’est point étonnant qu’un grand tumulte éclatât dans la ville…
15Le caractère ambigu de cette description dépasse les limites stéréotypées du portrait d’une guerrière mythique, a priori asexuée, dépourvue de sensualité. Et plutôt qu’un clin d’œil à la coquetterie, au-delà de toute misogynie, et malgré les interpellations machistes à rencontre de Camille de la part des guerriers du camp d’Enéas, l’on peut y voir à mon avis l’affirmation même de la féminité à l’intérieur d’un domaine réservé au genre masculin ; et ceci, dans une intention non pas dépréciative mais positive, sous le jour purement esthétique de la création romanesque. Qui plus est, n’est-ce pas une réussite du texte que de susciter, par superposition d’images, le rapprochement entre Camille et Didon, et ceci par le biais de la représentation mythique de la nudité de Diane, inscrite dans l’esprit du lecteur. En effet, Didon, l’antonyme a priori de Diane, ressemble dans sa tenue de chasse à la divine « veneresse », tandis que Camille, qui en est le synonyme typique a priori, est détournée de ce signifié fondamental par la description même de son vêtement. Ainsi, de la représentation de leur vêtement, riche, précieux, chargé de merveilleux, mais surtout seyant et moulant, surgit un rapprochement esthétique entre Camille, cette femme guerrière provenant de la mythologie, et Didon cette reine splendide, séductrice innée. C’est ce qu’a noté J.-Ch. Huchet10 au sujet de ce parallélisme : « Dido n’est pas sans ressembler à Camille qu’elle annonce jusque dans son vêtement. L’une et l’autre sont, grâce à la beauté resplendissante de leurs atours, théophanie du corps ». Ce croisement de signifiés et de signifiants autour d’un dénominateur commun se construit essentiellement par rapport à l’évocation du corps dans la mesure où le vêtement se trouve forcément dans un rapport de signification avec le corps. C’est ce que constate Roland Barthes au sujet de la mode : « comme sensible pur, le corps ne peut signifier ; le vêtement assure le passage du sensible au sens11 ». C’est bien, sous ce jour, la fonction textuelle de la description de l’habit que nous pouvons encore signaler dans ces textes, celle de corroborer et rehausser l’apparence physique matérialisée par le corps qui, partiellement concerné, est une schématisation de la nudité, posée comme impérativement féminine. C’est ce que recèle la description de Camille, telle un tableau qui sollicite le regard, pour passer d’un champ visuel à l’autre, comme de l’ombre à la lumière, pour découvrir cet alliage entre le vêtement et le corps, qui se résume chez elle en prestige et séduction, portés au plus haut degré.
16Dans ces extraits, le rapport du nu et du vêtu concerne donc intimement l’éclairage textuel du personnage en parallèle avec le jeu ombre/lumière. Et c’est bien la beauté qui est mise en valeur sous un jour à la fois esthétique et moral au moyen du portrait, minutieusement établi au goût du jour et selon les canons d’école, mais essentiellement complété de la description de l’habit dont la représentation plastique et chromatique en transcende les contours pour laisser entrevoir le corps.
17Le rapport entre la signification et la forme se manifeste autrement dans le Roman de Troie, qui offre une autre attitude face à la nudité. Le personnage qui va servir d’illustration est Médée, la pucelle magicienne ou nigromante, activement impliquée, au tout début du roman, dans la conquête de la toison d’or, mission que doit remplir Jason dont elle tombe éperdument amoureuse. La description de ce personnage est donc conditionnée à la fois par son statut de femme merveilleuse à part entière, et par ses sentiments envers Jason. Médée, « Que de mout grant beauté esteit12 », revêt ses plus beaux atours lorsqu’elle apprend que son père, le roi Oëtès, veut la présenter à Jason. Médée elle-même qui, « trop fu bele de grant maniere/de cors, de façon e de chiere13 », avec son « bliaut forré d’ermines/e un mantel de sambelines14 », se charge de décrire Jason que « mout l’aveit oï loër15 ». Or, ce n’est pas le vêtement de ce dernier que Médée « esguarde » et « remire doucement », mais tel que nous le dit Benoît, les formes de son corps : sa bouche, son menton, son corps, ses bras, ses hanches. C’est sans réserve que Médée contemple Jason qui « mout li plaist, mout li agrée ». Et c’est le regard même guidé par le désir qui fournit au lecteur un portrait tout à fait sensuel d’un Jason qui tirera profit, comme on le sait, de la passion, ou « fantasme », dont il est l’objet. La description insistante du corps en soi est d’une valeur contextuelle signifiante pour définir le personnage de Jason, voire sa personne, du point de vue lexicologique, si l’on tient compte de la définition de cors donnée par Philippe Ménard : « Le cors est l’image charnelle de l’individu. Il sert donc pour les gens du Moyen Age à traduire le concept de personne16 ».
18Cette opposition textuelle entre l’habit tout à fait recouvrant de Médée, désirable par nature, et la description à découvert, si l’on peut dire, du corps de Jason par le regard déshabillant de Médée, est solidaire d’une conséquence logique explicitée dans l’union charnelle des deux personnages. Ainsi Médée, qui apparaît simplement en chemise, c’est-à-dire quasiment nue, rejoindra-t-elle Jason dans sa couche. Et même si pour cela elle s’est rapidement recouverte d’« une pelice vaire e grise17 », c’est « tôt nu a nu e braz a braz18 » que tous deux passeront ensemble « tote la nuit ».
19Cette notation succinte mais explicite de la nudité, succédant à une description à deux volets impliquant le corps et l’habit, ne doit pas être interprétée comme signifiante d’une union libertine ou immorale, mais comme le centre d’une scène érotique légitimée par l’amour aveugle et l’ingénuité de Médée, qui a beau être « sage e aprise » et connaître « Astronomie e nigromance19 » n’a su, ni n’a pu, rester à l’abri de l’attraction physique exercée par le corps de Jason, ni prévoir que ce dernier se conduirait en parjure. En cela, l’expérience de Médée nous rappelle étrangement celle de Didon… Qui plus est, on peut dire que derrière la connotation traditionnelle apportée par le nom même de Médée, que derrière le discours officiel qui réutilise le thème de Médée, c’est plutôt l’individualité féminine, la conduite féminine et l’incidence du sentiment sincère, que Benoît, peut-être malgré lui, nous fait lire dans son texte.
20Ainsi, dans ce passage de Troie, tout un système signifiant s’établit à partir de suggestions érotiques provenant de l’ambivalence de la beauté physique : celle-ci repose sur l’habit qui fait partie du portrait même, détermine la personnalité, contribue à mettre en scène les circonstances dans lesquelles se meuvent les personnages. Le corps se trouve directement impliqué, au point de départ de ce qui s’ensuit : intériorisé par l’habit, extériorisé par le regard, il est finalement désigné sous le signe de la nudité complète, celle d’un homme qui ne cherche que son plaisir, face à celle d’une femme qui ne cherche que l’amour.
21C’est encore un exemple de la nudité, mais sous un autre jour, que nous avons retenu dans le Roman d’Alexandre, à l’intérieur de la Branche III, L. 164. Il s’agit de la rencontre avec les filles de l’eau qui nous emporte au cœur du merveilleux le plus onirique et le plus exotique. Contrairement aux filles-fleurs qui, elles aussi, constituent une étape de l’espace mythique de l’errance du conquérant, et qui sont « vestues comme dames, molt bel et avenant20 », les filles de l’eau constituent une représentation complète de la nudité :
Sont trestoutes nues si lor pert a bandon
Quanque nature a fait enfresi c’au talon ;
[…]
li chevel sont lor vesteüres21.
22Du point de vue textuel, la séduction dans ce cas ne s’opère plus à partir du croisement esthétique et psychologique signifiant entre le nu et le vêtu, mais elle est déclenchée par la vision totale et absolue de la nudité : ce n’est plus l’idée de la nudité qui est exprimée mais la nudité elle-même. L’exhibition du corps, en tant que signe contraire du vêtu, non plus du point de vue de l’individuel mais du général, entre ici dans les limites de la « marginalité » qui, comme le dit J.-Cl. Bologne, « parlera à toutes les époques de la nudité22 ». C’est une prise en charge du corps par le naturel face au culturel qui, ignorant à la fois la pudeur et la fonction du vêtement, ne se trouve justifiée que par les limites contextuelles et la situation de cette représentation pittoresque, nudiste, pourrait-on dire, de la nudité dans ce passage énigmatique du Roman d’Alexandre.
23Mais on entre également de plain-pied dans le traitement du nu sous un autre éclairage, celui de la séduction exotique, et sous le signe négatif du danger, celui de l’appât et du piège. La nudité est ici voluptueuse et malfaisante ; ces femmes, sans autre vêtement que leurs cheveux découvrant leur corps jusqu’au talon, incarnent moins l’outrage à la pudeur que le rapport de la nudité avec la sexualité et la mort. Ce texte constitue donc un point de rencontre avec une autre fonction de la représentation symbolique de la nudité réduite à sa composante sexuelle ; il s’agit ici précisément du rôle perturbateur du nu dans l’univers mental lié au sixième commandement. Aussi bien, cette nudité criminelle, bien que provenant d’un monde imaginaire surnaturel, suscite l’un des plus vieux souvenirs de la nudité ancré dans la mentalité judéo-chrétienne, celui conformé par l’image négative de la nudité impudique d’Eve après la Chute, signifiant alors, plus que la sensualité, l’union sexuelle destructrice… Ainsi, au terme de cette exploration du rapport entre le nu et le vêtu, ce dernier exemple de séduction exercée par la nudité féminine, chargée d’un sens négatif, complète la représentation textuelle de la nudité dans ses deux directions symboliques : d’un côté, l’exaltation du corps, l’abolition de l’habit, ou de la séparation entre l’homme et la nature, d’un autre, la provocation désarmante, lascive.
24En dehors de ce dernier cas, où le vêtu est inexistant, on a pu voir comment le type de personnage et leur fonction narrative sont campés par une articulation textuelle entre le corps et l’habit. Si la description de la femme mise à l’honneur dans ces premiers romans touche principalement à la beauté physique, une multiplicité de significations est forcément impliquée : théoriquement, la femme symbolise la beauté du monde visible, voire la beauté de tout l’univers, selon la vieille doctrine de Scot Erigène. Or, l’apparence, ou forme visible de la femme, est toujours traduite par l’habit qui recouvre une forme invisible. Dans cette dialectique, la nudité se trouve partiellement symbolisée par le biais de la description de l’extérieur faisant apparaître l’intérieur : l’habit, forme visible, dévoile l’invisible.
25Par ailleurs, si la valeur descriptive du nu est minimisée face à l’importance accordée au vêtu, fondée dans ces textes sur l’association de l’habit et de l’événement, de l’habit et du type de personnage, de l’habit et de la beauté physique, le nu se fait toujours présent, sous, à travers, et grâce au vêtu. C’est dans ce sens que nous réinterprétons l’affirmation de Hegel, pour qui l’habillement est comme une « œuvre d’architecture » dont la destination propre est d’embellir le corps, sans contrainte ni gêne extérieur, comme pour les statues grecques, affirmation selon laquelle « autre chose est le corps, autre chose l’habillement qui, par conséquent, doit conserver ses droits et apparaître dans sa liberté23 ».
26Ainsi, successivement, chaque extrait tiré du Roman antique modifie les données contenues par le précédent en apportant des variantes, des aspects plus marqués, plus explicites qui nous ramènent toujours à l’esthétique corporelle, mais surtout à la séduction, à la sexualité, et ceci dans la perspective du désir féminin. En fait, ces vers du XIIe sont bien révélateurs des rapports troubles existant entre le nu et le vêtu, impliquant le rôle du regard, la mise en valeur de la forme, à la fois occultée, à la fois exhibée. Et même si nous nous plaçons dans l’esprit du temps, celui de l’homme roman que la nudité ne déconcertait d’ailleurs pas, comme en témoigne l’iconographie, nous sommes tout naturellement portés, par comparaison automatique, à penser que ces expériences sont loin de nous être étrangères. Ce jeu de contraintes et de superpositions entre le nu et le vêtu, d’absence et de présence de la pudeur, motivé par une recherche relevant tantôt de l’esthétique vestimentaire et corporelle, tantôt de la sensualité, ou des deux à la fois pourquoi pas, subsiste chez nous, dans la mesure où la séduction fait toujours partie de la nature humaine, suivant, certes, des paramètres nouveaux, liés aux caprices de la mode pour laquelle, comme le dit Barthes, « la nudité n’est rien d’autre que le signe de l’habillé24 ».
Notes de bas de page
1 Hegel, Esthétique, PUF, Paris, 1969, p. 47.
2 Le Roman de Thèbes, pub. Par G. Raynaud de Lauge, Champion, CFMA, Paris, 1968, v. 4048-4060.
3 Le Goff, J., La Civilisation de l Occident médiéval, Arthaud, Paris, 1977, p. 441.
4 Thèbes, v. 8005-8016.
5 Eneas, roman du xie, éd. par J. J. Salverda de Grave, Champion, CFMA, Paris, 1985, v. 1552.
6 Eneas, v. 1570.
7 Eneas, v. 4058.
8 Eneas, v. 4085.
9 Eneas, v. 4108-4130.
10 Le roman médiéval, PUF, 1984, p. 127.
11 Système de la mode, Seuil, Paris, 1967, p. 261.
12 Le Roman de Troie, par Benoît de Sainte-Maure, Firmin Didot, SATF, Paris, 1904-1912, v. 1215.
13 Troie, v. 1241-1242.
14 Troie, v. 1233-1234.
15 Troie, v. 1260.
16 Ménard, Ph. Syntaxe de l’Ancien français, éd. Bière, Bordeaux, p. 75.
17 Troie, v. 1620.
18 Troie, v. 1645.
19 Troie, v. 1221.
20 Roman d’Alexandre, éd. Princetown, 1937, Branche III, L. 192.
21 Alexandre, Branche III, L. 164, v. 2905-2907.
22 Histoire de la pudeur, Orban, 1986, p. 18.
23 Op. cit., p. 47 sq.
24 Op. cit., p. 263.
Auteur
Université de Valladolid, Espagne
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