Le « nu » dans quelques textes médiévaux allemands
p. 75-86
Texte intégral
1Dans certaines civilisations, ainsi dans la civilisation égyptienne, grecque, indienne ou encore dans les civilisations de l’Amérique centrale ou du Sud, il convient de distinguer la nudité rituelle, ou celle déterminée par des pratiques magiques, de la nudité profane. Par exemple pour les moines adeptes de l’hindouisme ou du jaïnisme la nudité n’est pas seulement un élément d’une grande ascèse, mais aussi le symbole d’une spiritualisation extrême. Dans la religion chrétienne, compte tenu que le corps humain a été créé par Dieu, il ne possède pas de partes inhonestae ; c’est pourquoi la nudité n’est pas quelque chose de mauvais en soi. Mais en raison du péché originel cette ingénuité primitive a disparu, en effet la nudité suscite le désir, c’est pourquoi elle est désormais honnie et la pudeur sert de rempart au domaine du corps1. Dans cet exposé je vais étudier quelques aspects de la nudité dans la littérature allemande du Moyen Age, laissant de côté les textes juridiques qui préconisent par exemple qu’on se soumette nu au jugement de Dieu ou à l’épreuve de la civière (Bahrprobe) et qui font de la nudité totale ou partielle, considérée comme humiliante et déshonorante, un châtiment pour certains délits, tel l’adultère2.
2Deux termes désignent en moyen-haut-allemand la nudité : nacket et blôz, qui sont à peu près interchangeables, ainsi que le montrent les deux expressions parallèles nacket sam mîn hant, comme dans Erec 652 et blôz sam ein hant, comme dans Iwein 3235. Les deux termes peuvent être employés seuls, mais aussi coordonnés comme dans Gregorius 3410 : nacket unde blôz. Néanmoins certains exemples prouvent qu’il y avait une certaine différence entre les deux mots : de fait, on observe que nacket s’emploie presque exclusivement au sens de « dépourvu de vêtements » et extrêmement rarement à celui de « désarmé », ainsi dans Wigalois 6056, alors que blôz signifie très fréquemment « dépourvu d’armure », ainsi dans Erec 103 Erec was blôz sam ein wip, ou Parzival 21,22 mange âventiure suochte er blôz.
3Donnons en premier un certain nombre d’exemples qui reflètent la réalité sans que le poète n’ait voulu donné une quelconque signification à la nudité de ses personnages. Le point essentiel est celui de la pudeur. Par exemple, lors du baptême d’adultes, une dame, telle Gybourg dans l’Arabel d’Ulrich von dem Türlin, ne peut être baptisée qu’en présence de dames (A 278,24-26 Kyburg man nv nackent sachj,/ swas hie waz der edelen frowen ;/ anders georste si nieman schowen/R 283,24-26)3. En effet, le corps nu d’une femme ne peut être vu que par des femmes. L’homme ressent lui aussi une pudeur analogue. Quand une dame veut aider Wolfdietrich, dans l’épopée dont ce personnage est le héros éponyme, à enlever ses vêtements, le héros trouve cela indécent et demande qu’on le laisse seul pour que personne ne le voie nu (1315,3 Im wol (t) die kunigin selber ab zîhen sine klait :/ Des weret sich mit zuchten der degen unverczait,/ Er sprach : ‘vil edle frawe, daz wer ain grofi unczucht, […] Ez zimt kaim werden helde : dar umb ichs lassen wil. […] So laβt mich also plosse nymant mug seh [en an.’4). Dans l’œuvre de Wolfram, Gurnemanz fait préparer un bain à Parzival comme il est d’usage chez lui tous les matins. Dans l’eau il fait effeuiller des pétales de roses et le jeune homme s’assoit dans la cuve et prend plaisir au bain (166,21 sq.)5. C’est alors que des jeunes filles paraissent qui le lavent au grand dam du héros : celui-ci se sent mal à l’aise, bien qu’en raison des pétales de roses elles ne puissent pas voir grand-chose. Quand elles lui tendent le drap de bain, il est pris de panique : pudique, il ne veut pas se lever devant elles et elles doivent se retirer, et le poète ajoute qu’elles auraient bien voulu voir comment il était fait (167,1 sq.). Plus tard, au château du Graal, des pages enlèvent ses vêtements au héros (en effet, au Moyen Age on dort nu ; cf. aussi 166,15), quand brusquement entrent quatre belles demoiselles qui lui apportent la collation du soir (243,17 sq.). Prestement il saute sous sa couverture qu’il remonte jusqu’au cou, cependant « la vue de son corps dénudé avait déjà ravi leurs yeux (des demoiselles) avant que, maintenant couvert, il pût les saluer » (244,2 sq.). Les hommes restent pudiques non seulement devant des femmes, mais aussi devant des hommes. Dans l’œuvre de Hartmann von Aue, Gregorius, après avoir passé dix-sept ans sur son îlot au milieu des flots, et qui est complètement nu, à l’approche de ses sauveurs, dans sa pudeur, arrache une plante pour cacher sa nudité (3409-3417 wan sîn schame diu was grôz :/ er was nacket unde blôz. […] dô brach er vür die schame ein krût6) ; Orendel fait de même après son naufrage, dont il est le seul à réchapper (555-557).
4Même dans le bain, il ne faut pas être nu. C’est ainsi qu’une illustration tardive de l’épopée Wolfdietrich (xiiie siècle) montre que pour rejoindre sa belle dans la cuve le chevalier garde son caleçon7. Et même si cela n’était pas le cas, on faisait en sorte que personne ne voie le corps nu du baigneur. C’est ainsi qu’on trouve choquant dans le Seifried Helbling, une œuvre didactique écrite entre 1283 et 1299, qu’on aille au bain barfuez ân gürtel (III, 10) : il faut mettre une chemise de bain (III, 14 mîn badhemd8) et s’envelopper d’un wadel (une touffe de feuillage) (III, 20-21) et le bain a lieu dans l’obscurité (III 45). Ou bien encore, comme on l’a vu dans le Parzival, on jonche l’eau de pétales de roses ; par exemple, sur la miniature du manuscrit de Manesse représentant le Minnesänger Jacob von Warte, la surface de l’eau et le corps du poète veillissant sont recouverts de fleurs tandis que des dames s’occupent de lui et que l’une d’elles lui met une couronne de fleurs sur la tête, ce qui signifie qu’elle lui fait une déclaration d’amour déguisée9. De même deux valets répandent tant de roses sur Ulrich von Lichtenstein dans son bain qu’on ne le voit plus et que même le sol est tout jonché de roses10. Les cuves de plus étaient recouvertes d’un dais de telle sorte qu’on ne puisse pas vois les gens qui sont dedans. Ainsi dans le Meleranz du Pleier (2e moitié du xiiie siècle), où on assiste à la scène parallèle de celle racontée par Wolfram dans le Parzival, le héros qui aperçoit sur la prairie une cuve à bain recouverte d’un dais de velours, décide de s’éloigner ; quant à elle, elle pense que le jeune homme qu’elle a entendu monologuer ne lui adresse pas la parole par pudeur (759 vor schame11). Là-dessus elle le provoque : passant la tête par le dais, elle l’apostrophe et lui demande en feignant la colère ce qu’il vient chercher là, puis lui demande de lui apporter sa chemise de bain, son manteau et ses chaussures et de s’éloigner pour qu’elle puisse quitter le baquet ; elle met ses vêtements et le rappelle (763 sq.). La dame ne veut pas que le héros la voie même dans sa chemise de bain.
5Mais parfois cette situation peut être une source de comique, ainsi dans la nouvelle de Kaufringer (1re moitié du xive siècle), Le chanoine et la femme du cordonnier. La dame qui se trouve dans le baquet en compagnie du chanoine nu comme un ver, demande à son mari de regarder le chanoine der ist nacket unde plos12 (vers 44) dans le baquet. Le mari pense que sa femme plaisante, et ce n’est qu’après que celle-ci a fort insisté qu’il décide de glisser un œil sous l’étoffe de soie (60-61). A ce moment elle l’asperge d’eau, l’aveuglant de la sorte (66-69). Plus tard le chanoine se vengera pour la frayeur qu’il a eue à ce moment. Dans les mœre, c’est-à-dire les fabliaux allemands, un terme qu’on peut traduire par nouvelle ou conte, il y a bien d’autres nus, avec des significations variées. Aussi bien le conte drolatique de Jacob Apt (fin du xiiie siècle) Le chevalier sous le baquet13 où un fier chevalier, goûtant auprès d’une paysanne plantureuse les joies de l’amour, doit se glisser tout nu sous un baquet renversé pour échapper à la colère du mari survenu à l’improviste, que cet autre, d’un auteur anonyme suisse, Le curé dans le panier à fromage14 (xve siècle), où, surpris par le mari, le curé saute nu dans un panier à fromage mais laisse pendre par un trou du panier ce qu’il a « entre les jambes », mettent en évidence, comme le disent les auteurs dans la conclusion, la rouerie des femmes et sont caractérisés par le comique de situation : la nudité du chevalier comme celle du curé a ici aussi pour unique fonction de faire rire. Dans Trois femmes rusées15, nouvelle drolatique du xiiie ou xive siècle, où trois femmes font assaut de zèle pour faire tourner leur mari en bourrique et où celle qui remporte la palme fait croire au sien qu’elle lui procurera les vêtements les plus beaux et les plus fins qui soient de telle sorte qu’il se rend absolument nu à l’église, ce tour joué par la femme est considéré comme supérieur à celui – pourtant inouï – joué par la seconde qui, ayant fait croire à son mari qu’il est mort, fait l’amour avec le valet sous les yeux du malheureux. Ici aussi nous avons un comique de situation, cependant l’intention didactique est évidente et l’auteur termine par une mise en garde adressée aux maris : ceux-ci ne doivent pas obéir en tout à leur femme, sinon ils auront à en subir les funestes conséquences. Dans cette autre nouvelle Le sculpteur du Bon Dieu16 (xiiie ou xive siècle), la satire est virulente : le curé du village qui est mis nu contre une croix puis peint en rouge par celle dont il recherchait l’amour, devient le prototype de l’homme lubrique et adultère, dont se moque le poète.
6Dans sa nouvelle Le Chevalier nu, où, dans une maison surchauffée, le maître de maison, bien intentionné, retire de force à son hôte son surcot de telle sorte que l’homme, trop pauvre pour s’acheter culotte et chemise, se retrouve nu et manque de s’évanouir de honte et d’humiliation (en le déshabillant, le maître de maison a gravement offensé le chevalier de telle sorte que celui-ci ne le lui pardonnera pas17), le Stricker (1re moitié du xiiie siècle) critique aussi bien l’excès d’hospitalité du maître de céans que le chevalier lui-même qui, vivant au-dessus de ses moyens, sort de l’ordo18. La nudité couvre de honte non seulement la personne nue, mais aussi celui qui voit quelqu’un de nu ; c’est ce qui ressort de Meleranz 734 sq. diu würd vor scham nimmer frî,/ob diu unzuht mir geschœhe/daz ich die nacket sœhe./ ouch wœr min laster worden grôz, de Wolfdietrich 1316,2-3 Daz mich hie solt entplossen so minigliche frucht,/ Daz wer den ewren eren fur war ain tail zu vil, de même que de cette autre nouvelle du Stricker : Le messager nu (Der nackte Bote19). Un écuyer doit transmettre un message à un chevalier, qui se trouve avec son épouse, ses filles et ses domestiques féminins dans une maison de bains. Le jeune homme croit que le chevalier prend un bain, alors que c’est pour avoir chaud en automne qu’il se réfugie dans la seule pièce chauffée du château ; il se dévêt et pénètre nu à reculons (v. 77 hinder sich) dans la pièce, avant de se retourner, si bien que les femmes sursautent de honte et se voilent les yeux, tandis que le maître de maison, qui reproche au messager surtout de lui avoir montré son derrière (v. 153-154 er kêrte daz hinderteil hin vürj dô er ingie zuo der tür. »), s’écrie : « ouwê aller mîner êren ! (v. 89, « Misère, c’en est fait de mon honneur ! »), s’habille, prend ses armes et se lance à la poursuite du pauvre messager qui, ayant repris ses vêtements, s’est enfui à la hâte. Quand le maître du messager a appris ce qui s’est passé, il ne le punit pas comme le demandait le chevalier, ce dont le félicite le narrateur. En effet, s’il l’avait abattu, il se serait rendu coupable d’une grave faute en se fiant aux apparences qui trompent plus d’un. Telle est en effet la leçon, assez inattendue, de cette histoire : au lieu de s’arrêter à l’apparence il faut s’enquérir de ce qui s’est réellement passé. Le motif du « nu » dans ces deux nouvelles ne sert qu’à illustrer ce que Hanns Fischer a appelé des « komische Mißverständnisse20 », des malentendus comiques.
7Si dans ces deux nouvelles la morale est plutôt un hors-d’œuvre, celle-ci est le thème principal d’une nouvelle de Herrand von Wildonie, auteur du xiiie siècle, L’empereur nu21, histoire de l’orgueil puni. Un empereur présomptueux et souverain inique n’a pas rendu la justice pendant dix ans, ce qui a plongé le pays dans l’anarchie ; enfin il se décide à faire son devoir. Pensant que de belles femmes viendront au tribunal, il veut se faire beau pour leur plaire et se rend aux bains. Alors qu’après le bain il se repose dans une sorte de sauna, un homme en tout semblable à l’empereur sort de l’édifice, prend ses vêtements et quitte les lieux avec sa suite. Absolument nu, honteux de sa nudité qu’il cache avec un faisceau de brindilles, il erre de par les rues, quémandant sa nourriture, tandis qu’à grand bruit son sosie dîne au palais. On lui fait don d’une mauvaise tunique de valet et, le matin, il se rend utile en transportant des baquets d’eau dans la cuisine. C’est alors que le prétendu empereur ouvre l’audience et rend la justice de façon équitable, en réparant les erreurs du souverain en titre. Celui-ci se rend compte de ses fautes, et son sosie, qui était un ange de Dieu, lui rend sa place, et désormais l’empereur gouverne de façon exemplaire. Dans cette nouvelle moralisante c’est l’enseignement moral qui est au centre du récit. La nudité dans ce contexte a la signification de l’exclusion : c’est le propre du réprouvé, de la personne rejetée pour une faute commise par les hommes, par la société, et qui doit, en s’amendant, se reconquérir une position sociale.
8En effet, la nudité dans le code vestimentaire est parallèle de ce qu’est le cru dans le code alimentaire. Elle caractérise la vie en dehors (ou en marge) de la société. Orendel naufragé a peur que si on le voit nu on le prenne pour un bandit échappé d’un gallion de pirates ; ici la nudité est le symbole du sauvage, du non-social22 (555-557). Dans l’œuvre de Hartmann von Aue, Gregorius s’exclut lui-même de la société pour expier son immense péché, et au bout de dix-sept ans passés sur son rocher au milieu des flots il est complètement nu (3409-3417), mais en même temps sa nudité est un détachement de la vie malpropre, ordinaire, de l’enveloppe terrestre, une évasion du monde sensible, ce qui prépare Gregorius, qui s’approche de la sorte du divin, à son élection comme pape. Heinrich von Kempten, dans la nouvelle de Konrad von Würzburg23 (2e moitié du xiiie siècle), se trouve dans son bain et est témoin d’une embuscade tendue à l’empereur Otton qui l’a jadis banni. Sans réfléchir, il saisit ses armes et, nu comme il est, il met ses ennemis en fuite. L’empereur lui pardonne et le récompense pour sa bravoure. La nudité de Heinrich est dans ce contexte le signe de sa déchéance sociale : banni, il était exclu de la société, en dehors de la civilisation, donc nu. Mais dans sa nudité il accomplit un acte social, utile dans le cadre de la société féodale : il sauve la vie du personnage situé tout en haut de la pyramide sociale, et par là il sauve tout le système féodal de souveraineté24.
9Je donne trois autres exemples : la vie dans la forêt dans le roman de Tristan (Eilhart-Béroul), l’épisode de la folie d’Iwein dans le roman de Hartmann (et celui de Chrétien), et l’épisode où Wigalois dans le roman de Wirnt von Gravenberg est dépouillé de ses vêtements.
10De nombreuses analogies se rencontrent entre le roman de Tristan et le Chevalier au lion/Iwein. Après que Tristrant a sauvé Isalde des lépreux, les amants (accompagnés par Kurvenal) se réfugient dans la forêt. Yvain/Iwein, maudit par Laudine, quitte la société des hommes, symbolisée par les tentes et les pavillons des chevaliers de la cour d’Artus (Chr.2805, H 3229/30), traverse comme l’écrit J. Le Goff25 « La zone des champs cultivés » (Ch. 2809, H 3237) en direction de la forêt, « lieu de sa folie26 », « nâch der wilde » (H 3238), loin du territoire habité où le cherchent les chevaliers de la cour.
11En abandonnant le monde civilisé de Marke pour sauver leur vie et en trouvant refuge dans la forêt, « lieu où se brisent… les mailles de la hiérarchie féodale27 », Tristrant et Isalde n’abandonnent pas seulement le code alimentaire de la société civilisée28, mais aussi son code vestimentaire, qui, comme l’a montré J. Le Goff pour Erec29 est parallèle au code alimentaire : en effet, en même temps qu’ils abandonnent le système alimentaire de la société civilisée en retournant à l’état d’homme sauvage, mangeur de cru, les amants abandonnent aussi son système vestimentaire, puisque chez Eilhart/Béroul (comme Yvain/Iwein), ils perdent leurs vêtements ; mais alors que le héros de Chrétien/Hartmann lacère lui-même ses vêtements, ce qui est l’équivalent d’une auto-punition (Chr. 2808, H 3235-3236), dans le roman de Tristan ils se déchirent d’eux-mêmes (Eilhart 4570-4575 « Ils furent dépouillés de tout vêtement par la boue et la pluie : que la dame et le héros ne soient pas morts de froid pour avoir perdu leurs vêtements est un grand miracle », Béroul 1647 Lor dras ronpent, rains les decirent). Nulle part dans le roman de Tristan les héros n’éprouvent de honte à se voir nus, sans nul doute parce qu’ils se sentent innocents. Il n’en est pas de même dans le roman de Chrétien. En effet, lorsque Yvain a retrouvé sa raison et sa mémoire et se découvre nu com un y voire (Chr. 3016), il est tout honteux et bouleversé : « il s’estime perdu si quelqu’un l’a découvert en cet état et reconnu30 » (Chr. 3026-9). Il revêt alors les vêtements que la dame qui l’a guéri au moyen de l’onguent magique a déposés à côté de lui. A cet endroit du récit, Hartmann ajoute que la dame, qui l’a oint du baume de la fée Morgan, se hâte par discrétion de s’éloigner, pour que le héros ne sache pas qu’elle l’a vu nu : il en aurait si grande honte qu’il n’accepterait plus de la voir (3487-3501), mais supprime ceux où le héros éprouve un sentiment de honte à se voir nu ; en revanche il se trouve affreux et repoussant (3507 und sich sô griulîchen sach).
12La réintégration des amants dans la société se fait par les vêtements que leur donne Ogrin/Ugrim. Dans Le Chevalier au lion où Yvain/Iwein quitte lui aussi l’état de nature, « entre humanité et animalité31 », en se vêtant32 (Chr. 3020). Hartmann ajoute un long monologue de son héros (3511-3593). Sa vie antérieure, au sein de la chevalerie, lui apparaît comme un rêve, et les vêtements qu’il découvre près de lui et qui sont analogues à ceux qu’il a vus dans son rêve, sont pour lui un moyen de transformer le rêve en réalité, un moyen aussi de trouver un équilibre entre son état d’esprit chevaleresque et son aspect extérieur, un moyen qui lui permet de retourner dans la vie chevaleresque ; car dès qu’il a recouvert son corps noir, il ressemble de nouveau à un chevalier, commente Hartmann : 3595-6 als er bedahte die swarzen lîch,/ dô wart er einem rîter glîch ; l’habit fait véritablement le moine ! Après sa folie, où il vivait nu, Iwein renaît à une autre vie : la nudité du héros est le signe de la transformation du vieil homme en homme nouveau. Devenu autre, il repart pour reconquérir ce qu’il a perdu par sa faute, par conséquent pour redevenir un homme, retrouver sa dignité et toute sa valeur de même que pour reconquérir l’amour de sa dame.
13La situation est dans le Wigalois de Wirnt von Gravenberg un peu différente, et dans cette œuvre la nudité du héros n’est pas explicitement interprétée par le poète. Ici c’est sur le sentiment de pudeur que l’accent est mis en premier lieu. Après son combat victorieux contre le dragon Pfetan, Wigalois tombe, jeté par le monstre agonisant, le long d’un ravin jusqu’au bord d’un lac, où il reste couché comme mort (5101 sq.). Là il est découvert par un couple de pêcheurs très pauvres qui le dévêtent totalement, le dépouillent de tout bien (notamment de sa ceinture magique qui le rend invulnérable) et l’abandonnent tout nu. Quand il se réveille de son long évanouissement et se voit sans le moindre vêtement sur lui comme un sauvage, étrange et inquiétant (5782 sq.), tout comme dans le roman de Hartmann que Wirnt a sans doute imité, il pense que toute sa vie antérieure a été un songe (5808 allez mîn leben ist ein troum) et il s’interroge sur son identité Gwîgâlois heize ich niht ;/ ich bin et sus ein armman = je ne m’appelle pas Wigalois ; je suis un pauvre homme »). C’est dans cet état qu’il est découvert par de nobles dames, mais il est poussé par la pudeur à s’enfuir et à se cacher dans une caverne derrière des arbres abattus : là il ramasse de la mousse et de l’herbe pour recouvrir sa nudité (5858 sq.). Puis il se revêt d’une fourrure qu’une des dames lui a envoyée. Ce n’est qu’au château qu’on l’habille de vêtements de prix et qu’il peut réintégrer la société. Ce n’est pas une véritable crise comme celle que subit Iwein, car, comme l’écrit Christophe Cormeau33, son évanouissement est dû à une blessure, donc à une cause extérieure, et non pas à un conflit intérieur qui suit une faute commise. Cependant on ne peut mettre en doute qu’il change d’identité et devient autre : il devient un vrai chevalier – désormais il n’a plus besoin d’objets magiques pour vaincre –, mais aussi un grand chrétien.
14Mais c’est dans la nouvelle de Hartmann von Aue, Le Pauvre Henri (vers 1170), qu’une tout autre dimension est donnée à la nudité34. Selon une croyance populaire qu’on retrouve dans bon nombre d’œuvres médiévales, ainsi dans la chanson de geste anonyme Ami et Amile et dans Engelhard de Konrad von Würzburg, seul le sang d’une vierge innocente peut guérir Henri, que Dieu a frappé de la lèpre pour le punir de sa superbia. Après avoir longtemps lutté avec lui-même, Henri est prêt à accepter ce sacrifice, cependant il se ravise au dernier moment, quand par une fente dans le mur il l’aperçoit nacket und gebunden (v. 1246).
15La beauté du corps nu de la jeune fille (1241 Nû er si als schœne sach35), comme elle émeut le médecin, émeut tant le héros qu’il veut renoncer à la guérison au prix de la mort de la jeune fille et devient un homme nouveau (1233-35 ir lîp der was vil minneclich./nû sach er si an unde sich/und gewan einen niuwen muot). Mais c’est parce que cette beauté est celle de l’innocence d’avant la chute. La beauté nue de la jeune fille est comparée par certains chercheurs36 à la beauté du Christ sur la croix (1241 sq.) : la jeune fille est assimilée au Christ qui a donné son sang pour sauver l’humanité, comme elle est prête, dans son humilité, qui fait contraste avec la superbia de Henri, cause de sa lèpre, à donner son sang pour Henri, dont la vie lui paraît plus précieuse que la sienne à elle (938 iuwer leben ist nützer dan daz mîn). Ici la nudité a de toute évidence une fonction sacrée. Compte tenu que le fait que la jeune fille doive être entièrement dépouillée de ses vêtements n’est pas réaliste (des représentations médiévales du xiie siècle montrent qu’on ne découvrait que la partie du corps qui devait être opérée37), on peut affirmer que Hartmann (ou son modèle, qu’on ne connaît pas) accordait une signification particulière au motif de la nudité. Que la nudité ait une valeur de sacré est confirmé par le fait que, contrairement à Adam et Eve qui, après avoir mangé le fruit interdit, voient qu’ils sont nus et en ont honte, la jeune fille n’éprouve nulle honte (1196 si enschamte sich niht eins hâres grôz). La jeune fille ne connaît pas la pudeur, elle n’a pas honte parce qu’elle ne connaît pas le péché38, qu’elle est dans l’état paradisiaque de la pureté, de l’innocence et qu’elle est consciente que bientôt elle sera unie à Dieu et recevra la couronne céleste (1171-1184)39 : c’est une beauté en harmonie avec la volonté de Dieu. Le nu se trouve ici dans la situation de l’enfant non encore vêtu, non encore souillé par la vie, qui devient médiateur entre le ciel et la terre. Mais il y a aussi une attirance sexuelle40. En effet, le corps nu attire le héros sexuellement ; comme l’écrit Félix Piquet41 : « Il y a dans ce jeune être […] la pureté de la vierge, mais aussi la passion de la femme. » C’est donc la beauté du corps féminin nu qui provoque le revirement de Henri. De même qu’après sa folie où il vivait nu Iwein renaît à une autre vie, qu’après dix-sept ans passés nu sur le rocher au milieu de l’océan Gregorius devient pape, de même Henri se sent transformé. La nudité du héros (Iwein, Gregorius) et celle de la partenaire du héros (Pauvre Henri) est véritablement le signe de la transformation du vieil homme en homme nouveau. Mais de même que dans le Gregorius où c’est Dieu qui désigne le héros comme pape, de même, dans le Pauvre Henri, la grâce de Dieu fait que sur le chemin du retour le héros guérit de la lèpre et redevient beau. La jeune fille a véritablement joué le rôle de médiateur entre Dieu et le héros.
Notes de bas de page
1 Cf. article « Nacktheit » in Lexikon fur Theologie und Kirche. Hg. von Josef Höfer und Karl Rahner. Freikburg im Breisgau 1962. Siebter Band, col. 772-774.
2 Cf. article « nackt, Nacktheit » dans Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens. Hg. von e. Hoffmann-Krauer und Hanns Bàcthold-Stäubli. Berlin und Leipzig 1934/5. Band VI, col. 823 sq. Pour ce qui est de la nudité dans la réalité, voir les ouvrages de Hans Peter Duerr, Nacktheit und Scham. Der Mythos vom Zivilsationsprozeβ. Frankfurt am Main 1988 ; Intimität. Frankfurt am Main 1990 ; Der erotische Leib. Frankfurt am Main 1997.
3 ‘Arabel’-Studien VI. Arabels Taufe und Hochzeit, hg. von Werner Schröder. Stuttgart 1993 (Akademie der Wissenschaften und der Literatur. Abhandlungen der Geistes- und Sozialwissenschaftlichen Klasse. Jahrgang 1993-Nr. 4).
4 Ortneit und Wolfdietrich nach der Wiener Piaristenhandschrift. Hg. von Justus Lunzer Edlen von Lind-hausen. Tübingen 1906 (Bibl. des litterarischen Vereins in Stuttgart CCXXXIX).
5 Wolfram von Eschenbach, Parzival. Mhd. Text nach der Ausgabe von karl Lachmann. Übersetzung und Nachwort von Wolfgang Spiewok. Stuttgart 1981. Wolfram von Eschenbach, Parzival. Traduction française du texte intégral par Danielle Buschinger, Marie-Renée Diot, Jean-Marc Pastré et Wolfgang Spiewok. Amiens 2000 (Presses du « Centre d’Etudes Médiévales » – Université de Picardie-Jules Verne ; Médiévales 4).
6 Hartmann von Aue, Gregorius der gute Sünder. Mhd. Text nach der Ausgabe von Friedrich Neumann. Übertragung von Burkhard Kippenberg. Stuttgart 1959.
7 Hans Peter Duerr, Nacktheit und Scham, p. 25-26.
8 Seifried Helbling. Hg. und erklärt von Joseph Seemüller. Halle/Saale 1896.
9 Hans Peter Duerr, Nacktheit und Scham, op. cit., p. 26.
10 Frauendienst Kap. 14 (cité par F.H. von der Hagen, Bildersaal aktdeutscher Dichter. Aalen 1963 (reprint), p. 46. Voir aussi F.H. von der Hagen, Minnesinger. Deutsche Liederdichter. Vierter Theil. Leipzig 1838, p. 349.
11 Der Pleier, Meleranz. Hg. von karl Bartsch. Mit einem Nachwort von Alexander Hildebrand. Hildesheim/New York 1974 (reprint).
12 Heinrich Kaufringer, Werke. Hg. von Paul Sappler. Tübingen 1972.
13 Heinrich Niewöhner, Neues Gesamtabenteuer, I. Band. Berlin 1937, n° 24 (Der Ritter untenn Zuber), p. 99-104 (traduction in Le chevalier nu. Contes de l’Allemagne médiévale. Op. cit., Traduits et présentés par Danielle Buschinger, Jean-Marc Pastré et Wolfgang Spiewok. Paris 1988, p. 141-149.
14 Hanns Fischer, Eine Schweizer Kleinepiksammlung des 15. Jahrhunderts. Tübingen, 1965,, n° 13 (Der Pfaffe im Käsekorb), p. 51-56 (traduction in Le chevalier nu. Contes de l’Allemagne médiévale. Op. cit., p. 53-62.
15 Heinrich Niewohner, Neues Gesamtabenteuer, I. Band. Berlin 1937, n° 30 (Drei listige Frauen II), p. 69-74 (traduction in Le Chevalier nu. Contes de l’Allemagne médiévale, op. cit., p. 183-190.
16 Heinrich Niewohner, Neues Gesamtabenteuer, I. Band. Berlin 1937, n° 30 (Der Herrgottschnitzer), p. 144-146 (traduction in Le Chevalier nu. Contes de l’Allemagne médiévale, op. cit., p. 41-44).
17 Voir Karl-Heinz Schirmer, Stil- und Motivuntersuchungen zur mittelhochdeutschen Versnovelle. Tübingen 1969, p. 38.
18 Voir Der Stricker. Erzählungen, Fabeln, Reden. Mittelhochdeutsch/Neuhochdeutsch. Hg., übersetzt und kommentiert von Otfrid Ehrismann. Stuttgart 1992, p. 258.
19 Der Stricker. Fünfzehn kleine Verserzählungen mit einem Anhang : Der Weinschwelg. Hg. von Hanns Fischer. Tübingen 1960, p. 97-107.
20 Hanns Fischer, Studien zur deutschen Märendichtung. 2., durchgesehene und erweiterte Auflage besorgt von Johannes Janota. Tübingen 1983, p. 98.
21 Hanns Fischer, Herrand von Wildonie, Vier Erzdhlungen. Tübingen 1959 (Der nackte Kaiser, Derblôze keiser), p. 144-146 (traduction in Le Chevalier nu. Contes de l’Allemagne médiévale, op. cit., p. 11-19).
22 Orendel. Hg. von Hans Steinger. Halle/Saale 1935.
23 Konrad von Würzburg. Heinrich von Kempten. Der Welt Lohn. Das Herzmœre. Mhd. Text nach der Ausgabe von Edward Schröder. Übersetzt, mit Anmerkungen und einem Nachwort versehen von Heinz Rölleke ? Stuttgart 1968.
24 Cf. Hartmut Kokott, Konrad von Würzburg. Ein Autor zwischen Auftrag und Autonomie. Stuttgart 1989, p. 98-99.
25 J. Le Goff (en collaboration avec P. Vidal-Naquet), « Lévi-Strauss en Brocéliande. Esquisse pour une analyse d’un roman courtois ». In : Claude Lévi-Strauss. Paris, Gallimard, 1979, p. 265-319. Ici, p. 271.
26 Ibid., p. 272.
27 Ibid., p. 272.
28 Cf. D. Buschinger, « La nourriture dans les romans arthuriens allemands entre 1170 et 1210 », in Manger et boire au Moyen Age. Actes du colloque de Nice (15-17 octobre 1982, Paris, 1984, p. 281-2.
29 J. Le Goff, « Quelques remarques sur les codes vestimentaire et alimentaire dans Erec et Enide », in La Chanson de geste et le mythe carolingien. Mélanges René Louis, Tome ü, Saint-Père sous Vézelay, 1982, p. 1243-1258. Ici p. 1257-1258.
30 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion (Yvain), roman traduit de l’ancien français par Claude Buridant et Jean Trottin, Paris, 1972, p. 81.
31 « Between humanity and animality », Robert E. Lewis ; Symbolism in Hartmann’s ‘Iwein’. Gôppingen, 1975 (GAG 154), p. 93 sq.
32 Cependant la différence entre le roman de Tristan et l’Iwein est que le héros de Chrétien/Hartmann est une brute privée de raison, alors que les amants restent tout à fait sains d’esprit, même si le philtre les a dans un premier temps quelque peu aliénés.
33 « Wigalois » und « Diu Crône ». Zwei Kapitel zur Gattungsgeschichte des nachklassischen Aventiureromans. Munich, 1977, p. 58 sq. Dans l’adaptation de Gerhard Hauptmann, c’est même le facteur déterminant pour la guérison du héros.
34 Hartmann von Aue, Der arme Heinrich. Hg. und übersetzt von H. de Boor. Frankfurt am Main 1963 (Die Fischer Bibliothek der hundert Bücher 84).
35 Ainsi Harold Bernard Willson, « Symbol und Wirklichkeit im Armen Heinrich ». In : Hartmann von Aue. Hg. von Hugo Kuhn und Christoph Cormeau. Darmastadt 1973, p. 157 sq. (Wege der Forschung CCCLIX), p. 158 sq.
36 Voir par exemple Theodor Verweyhen, Der « Arme Heinrich » Hartmanns von Aue. München 1970, p. 73 sq.
37 Voir à ce propos David Blamires, « Fairytale Analogues to Der arme Heinrich ». In : Hartmann von Aue. Changing Perspectives. London Hartmann Symposium 1995. Edited by Timothy McFarland and Silvia Ranawake. Göppingen 1988, p. 196 sq. (GAG 486).
38 Voir Martin H. Jones, « The maiden in Der arme Heinrich », in Hartmann von Aue. Changing Perspectives. London Hartmann Symposium 1995, op. cit., p. 226 sq.
39 Voir à ce propos Félix Piquet, Etude sur Hartmann d Aue, Paris, 1898, p. 287 sq. ; John Margetts, « The Representation of Female Attractiveness », in Hartmann von Aue. Changing Perspectives. London Hartmann Symposium 1995, op. cit., p. 200-201.
40 Félix Piquet, Etude sur Hartmann d’Aue, op. cit., p. 287.
Auteur
Université d’Amiens
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