L’écriture androgyne : le travestissement dans le Roman de Silence
p. 47-58
Texte intégral
1Costume, coutume : les deux mots, on le sait, sont étymologiquement liés. L’intrigue du Roman de Silence d’Heldris de Cornouailles1 (xiiie siècle) repose aussi sur un us, syllabe qui modifie le nom – et le sexe supposé – de l’héroïne en allant au rebours de l’usage vestimentaire en vigueur. A travers les tribulations de la travestie, le romancier place le nu et le vêtu au cœur des péripéties du récit. Il se livre aussi à une réflexion circonstanciée sur le corps, l’inné et l’acquis. Enfin et surtout, la matière du récit influe sur sa manière, au sens où notre auteur joue à plaisir des ambiguïtés du langage pour piquer l’intérêt du lecteur.
L’aventure, entre nu et vêtu
2A la suite d’un décret interdisant aux femmes d’hériter, le comte Cador de Cornouailles dissimule la naissance de sa fille Silence pour préserver ses droits et la fait élever comme un garçon. Ainsi, tout le trajet de l’héroïne est enfermé dans la dialectique du nu et du vêtu : à la nudité, aussitôt dissimulée, du nouveau-né succède son habillement masculin, jusqu’au dénudement final qui confirme la révélation de son identité véritable.
3Le déguisement projeté par le père (v. 2039) consiste à exposer le corps de l’enfant aux intempéries pour en modifier le teint et à le doter de vêtements de garçon : Fendre2 ses dras, braies chalcier (v. 2056). Le premier vêtement dissimulateur est le lange dont Cador ceint les reins du bébé pour abuser le prêtre qui va le baptiser : Un drap li loie entor les rains (v. 2087). Elevée par une nourrice, à l’abri des regards indiscrets, Silence est tenue de se vêtir en garçon :
Quant li enfes pot dras user,
Por se nature refuser
L’ont très bien vestu a fuer d’ome
A sa mesure, c’est la some.
(v. 2359-2362)
4À la puberté, Silence prend conscience de son sexe réel ; la voilà déchirée entre sa conscience intime et l’avantage qu’elle trouve à son identité d’adoption. Son débat intérieur s’exprime à travers la dispute de Nature et de Noreture. Elle en vient temporairement à souhaiter quitter cette identité usurpée qui l’oblige à un contrôle de tous les instants :
Jo ne vuel pas moi estalcier,
Fendre mes dras, braies calcier,
Ne mais vivre a fuer de garçon
(v. 2559-2561)
5Lorsque, après sa fugue avec des jongleurs, elle se fait reconnaître de son père, elle exprime son remords d’avoir causé le désespoir de ses parents à l’aide d’une comparaison vestimentaire :
Vos savés bien de ma nature :
Jo sui, fait il, nel mescreés,
Com li malvais dras encrées
Ki semble bons, et ne l’est pas.
Si est de moi ! N’ai que les dras,
Et le contenance et le halle
Ki onques apartiegne a malle.
(v. 3640-3646)
6F. Lecoy explique en effet cette fraude qui consistait à saupoudrer de craie étoffes ou fourrures pour les faire passer pour neufs3.
7Accueillie à la cour du roi d’Angleterre, Silence devient à cause de sa beauté et de ses grandes qualités l’objet de la concupiscence de la reine Eufème4. Heldris exploite alors le motif biblique bien connu de la femme de Putiphar5, repris par maints romanciers. Mais la fausse identité de Silence ajoute du piquant à la situation puisqu’elle confère à la tentative de séduction une résonance virtuellement homosexuelle. Alors qu’au cours de l’histoire les femmes travesties ont souvent invoqué leur volonté d’échapper au harcèlement sexuel pour justifier le port de vêtements masculins, voilà que l’idée se retourne contre l’héroïne lorsqu’une femme jette sur elle son dévolu… De fait, Silence, outre la loyauté qu’elle doit au roi, est forcée de garder ses vêtements pour préserver son statut. Dans la scène, c’est la reine qui se dévêt pour aguicher Silence par ses appas :
La dame son col desafice
D’un harponciel d’or qu’ele ot rice.
Blance est sa cars com nois negie :
N’est pas de fronces asegie,
Car ses aés n’a encor cure
Que ele ait nule froncissure,
Ains ert roönde et tendre et mole.
Al vallet dist la dame fole :
« Veés quels bras et quels costés ! »
(v. 3791-3799)
8Lors d’une tentative ultérieure, le désordre vestimentaire est encore du côté de la reine, qui se frappe et déchire ses habits pour faire croire à une agression de Silence, toujours insensible à ses charmes (v. 4083).
9La virilisation du costume de Silence atteint son paroxysme lors de l’épisode de la guerre contre les barons révoltés contre le roi d’Angleterre. Silence devient l’héroïne d’un passage résolument épique, qui débute avec le motif traditionnel de l’armement. Les vers 5336-5360 détaillent les pièces de l’équipement endossé par la combattante – cet habillage méthodique ne la confronte cependant pas au problème de la nudité : un simple justaucorps (ganbizon, v. 5336) de soie suffit à dissimuler son torse…
10Dans la scène finale des révélations de Merlin, le travestissement est évidemment au cœur des interrogations. Merlin révèle au roi, de façon encore sibylline :
Li doi de nos, cho sachiés vos,
Ont escarnis les.II. de nos
Sos fainte vesteüre et vaine.
(v. 6483-6485)
11Le roi réclame des explications :
Et si me fai descoverture
Pui de le fainte vesteiire.
(v. 6519-6520)
12Merlin dénonce alors un double travestissement : celui d’une prétendue nonne (en fait un homme qui vivait luxurieusement aux côtés de la reine6) et celui de Silence :
Rois, cele none tient Eufeme.
Escarnist vos ses dras de feme.
Rois, or vos ai jo bien garni.
Silences ra moi escarni
En wallés dras, c’est vertés fine,
Si est desos les dras meschine.
La vesteiire, ele est de malle.
(v. 6531-6537)
13Le roi fait despollier l’un et l’autre (v. 6571-6572). Silence explique alors pourquoi elle dut fendre [ses] dras (v. 6600) et convainc le roi, qui annule son décret contre les femmes, condamne à mort la reine… et décide d’épouser Silence !
14Heureux dénouement, donc : Silence retrouve tout à la fois ses droits, son sexe et ses habits féminins ; Silence atornent come feme (v. 6664).
15Ce bref survol le montre bien : cette intrigue aux nombreux rebondissements fascine le lecteur parce qu’elle repose, à tous les niveaux, sur la transgression des codes sociaux et vestimentaires. Dans la civilisation médiévale, le costume de tout individu doit refléter son rang, son estat : le paraître doit correspondre à l’être. Or, les personnages sont pris dans un jeu de faux-semblants de plus en plus complexe au fil des épisodes. La disjonction de l’être et du paraître stimule l’intérêt d’un lecteur seul mis dans la confidence. L’initiative de Cador constitue une transgression de la loi du roi – transgression excusable dans la mesure où le décret royal est une décision dictée par le désespoir et non par la raison. Mais la conséquence en est plus grave : le travestissement de Silence transgresse un interdit religieux, tel qu’on le trouve exprimé dans le livre du Deutéronome (22, 5) :
Une femme ne portera pas un costume masculin, et un homme ne mettra pas un vêtement de femme ; quiconque agit ainsi est en abomination à Yahvé ton Dieu.
16Cette prescription fut régulièrement invoquée par les censeurs et l’on peut rappeler que le port de vêtements masculins et d’une armure constitua le quatrième chef d’accusation porté contre Jeanne d’Arc.
Le corps du délit
17Pour jouer sur le terme médiéval de delit, on pourrait dire que le recours à des vêtements d’emprunt oblige Silence à commettre une faute, une infraction aux lois naturelles et sociales, tout en lui interdisant la jouissance de son propre corps et le partage des plaisirs amoureux tant que son identité n’est pas reconnue.
18La scène de la conception de Silence par Nature (v. 1864-1957) est l’occasion de décrire, suivant les canons du portrait, un corps parfait des cheveux aux orteils. Le vêtir pour dissimuler son vrai sexe, c’est donc agir contre Nature qui a produit là son chef-d’œuvre. Comme Nature le reproche ensuite à Silence,
Tu me fais, certes, grant laidure
Quant tu maintiens tel noreture.
(v. 2523-2524)
19La nudité, associée à Nature, exprime l’identité biologique du personnage (son sexe féminin) ; le vêtement, associé à Noreture (Culture), exprime son identité sociale (statut masculin), son « genre » (au sens du gender anglo-saxon). Le débat entre Nature et Noreture est souligné par la rime récurrente qui oppose les deux termes7, et Nature crie sa rage Que Noreture [lui] desguise (v. 2275) sa créature.
20L’antithèse entre les verbes s’afubler (v. 2564) et se desfubler (v. 2571) résume l’inconfort permanent dans lequel doit vivre Silence : vêtue, elle paraît forte à ses camarades de jeu ; mais, s’avoue-t-elle,
Se me desful par aventure
Dont ai paor de ma nature.
(v. 2571-2572)
21Très vite le pouvoir du corps et l’influence du vêtement sur ce dernier sont donc mis en question. Silence se trouve dans une impasse : c’est une femme manquée et un homme inachevé. Son corps a subi une métamorphose incomplète, quoiqu’elle se dise :
Trop dure boche ai por baisier
Et trop rois bras por acoler.
On me poroit tost afoler
Al giu c’on fait desos gordine,
Car vallés sui et nient mescine.
(v. 2646-2650)
22Au demeurant, la rude existence à laquelle elle a été habituée a façonné son corps mais elle craint de n’avoir pas la force suffisante pour devenir un chevalier convenable :
Ses cuers li dist : « Diva ! Silence,
Ti drap qu’as vestut, et li halles,
Font croire as gens que tu iés malles.
Mais el a sos la vesteiire
Ki de toit cho n’a mie cure.
[…]
Et se coze est par aventure
Que si fais us longhes te dure,
Bien sai, tu ieres chevaliers
Puet sc’estre coärs, u laniers,
Car aine ne vi feme manière
D’armes porter en tel manière. »
(v. 2826-2830, 2839-2844)
23Pourtant les combats ultérieurs (tournoi lors de l’adoubement de Silence, guerre contre les barons révoltés) infirment les craintes de l’héroïne, qui n’est pour ainsi dire plus du sexe « faible ». En quelque sorte, le vêtement fait l’homme et confère à qui le porte la force nécessaire.
24Le travestissement devient efficace au point que Merlin, réputé ne pouvoir être capturé que par une femme (d’où l’idée d’Eufème d’imposer cette épreuve « impossible » à Silence pour la bannir de la cour), semble se laisser abuser par l’apparence masculine de Silence, malgré sa faculté de connaître les vérités cachées aux autres hommes8.
25Les parties du corps que le vêtement ne peut cacher n’échappent pas pour autant au travestissement. En l’occurrence, le teint du visage attire à plusieurs reprises l’intérêt. Silence est, à sa naissance, caractérisée par un teint de lis et de rose (v. 2032) qui exalte sa féminité, mais que la vie au plein air tempère ensuite d’un hâle jugé tout masculin. Pour s’enfuir avec les jongleurs, Silence déguise encore davantage son teint à l’aide d’une décoction d’orties (v. 2909-2910). Lorsque les jongleurs reconnaissent malgré tout son teint véritable, ils discernent la couleur de la rose (v. 2974, 2978) mais non son sexe réel, tant l’accoutrement masculin continue de faire écran. L’apparence mâle de Silence lui est devenue comme une seconde nature, comme si le vêtement s’était mué en seconde peau. Même une fois Silence dévêtue, le roi constate qu’elle est femme mais il lui adresse la parole d’abord comme à un homme (v. 6579-65869). Trois jours après avoir revêtu des atours féminins, Silence recouvre sa délicatesse physique et son teint de rose (v. 6669- 6676) : c’est, sinon une résurrection, du moins une seconde naissance qui démontre à rebours l’efficacité du vêtement, qui exerce à nouveau, mais en sens inverse, un pouvoir de métamorphose sur le corps.
26Ainsi se trouve jugulé un double scandale : non seulement Silence usurpait l’identité masculine, mais elle surpassait les hommes (jongleurs, chevaliers) dans leur propre rôle10. Le retour final à la norme s’avère nécessaire pour ne pas attenter au pouvoir masculin qui fonde l’ordre de la société.
27Devant l’ambiguïté permanente des signes vestimentaires et du langage qui permet de mentir, le dénudement pourrait offrir le seul recours possible pour retrouver la vérité du corps et des êtres. Outre la scène finale, le moment où Silence retrouve son père après sa fugue en France est révélateur. Ne pouvant pleinement convaincre Cador qu’elle est bien son enfant qu’il croyait à jamais disparu, Silence lui montre une tache de naissance en forme de croix sur son épaule (v. 3647-3648) : signe à même la peau et donc infalsifiable, il assure la reconnaissance entre le père et… le fils (v. 3650) car même dans l’intimité Cador traite sa fille comme un fils. Curieusement, Silence ne s’est pas fait reconnaître de son père en lui dévoilant ses attributs féminins, et se présente à lui comme un être androgyne (vostre engendreüre, v. 3639). L’ambiguïté des êtres, exploitée jusqu’au bout par Heldris, gagnerait presque la nudité ! Le motif de la tache de naissance, qui renvoie par ailleurs aux romans du cycle de la gageure, rappelle discrètement que même de tels signes sont manipulables s’ils viennent à la connaissance de personnes mal intentionnées. Le dévêtu – catégorie à distinguer du nu –, souvent négativement connoté dans la vie médiévale11, n’est donc pas entièrement valorisé dans le roman. Qu’on se reporte à la réflexion dont Heldris accompagne la conception de Silence par Nature : les gens de bien et la canaille ne se reconnaissent pas toujours à la beauté ou à la laideur de leur corps ; c’est la qualité du cœur qui importe. Li cors n’est mais fors sarpelliere (v. 1845), le corps n’est qu’une grossière enveloppe, un oripeau qui peut encore dissimuler la véritable nature d’un être12.
Une écriture du voile
28Tout comme la quasi métamorphose de Silence repose sur la dissimulation des signes corporels et vestimentaires, de même la narration est fondée sur la dissimulation des signes distinctifs du langage quant au sexe du personnage. Lorsque Cador expose à son épouse son projet de faire passer sa fille pour un garçon, il décide que l’enfant sera nommé Scilenscius (v. 2074), nom qu’il sera facile de convertir en Scilencia (v. 2078) si le subterfuge est éventé ou devient inutile. L’opposition des suffixes masculin et féminin problématise évidemment l’ambiguïté sexuelle de l’enfant (tout en jouant sur le terme us : « coutume ») mais la narration opte ensuite pour le neutre Silence, qui efface la distinction des genres, et ce jusqu’au rétablissement final de l’identité de l’héroïne, où elle retrouve son nom naturel juste après avoir revêtu des vêtements de femme :
Silence atornent come feme.
Segnor, que vos diroie plus ?
Ains ot a non Scilensiüs :
Ostés est -us, mis i est -a,
Si est només Scilentiä.
(v. 6664-6668)
29Le titre de l’œuvre : le Roman de Silence, semble lui-même formuler un paradoxe en associant l’usage de la langue, du roman, au néant de langage. De fait, il s’agit pour le romancier de dire et de taire à la fois les choses, d’entretenir l’incognito de l’héroïne tout en signalant à demi mot la vérité au lecteur. Heldris exploite donc à plaisir les possibilités que lui offre l’ancien français pour laisser planer l’équivoque. L’ellipse du pronom sujet est fréquente et, tant que Silence n’est pas – à tous les sens du terme – découverte, le narrateur, lorsqu’il exprime le pronom sujet pour la désigner, emploie les formes du masculin (il, cil) – tout comme Cador s’obstine à nommer Silence son fils, même dans l’intimité (v. 2444- 2455). En outre, la forme picarde du pronom féminin objet, le, s’identifie à celle du pronom masculin. Plus largement, la narration est semée de jeux de mots dont beaucoup ont à voir avec l’ambiguïté sexuelle de Silence, le vêtement ou la nudité. Le motif du déguisement devient une métaphore de l’écriture masquée, travestie.
30Examinons tout d’abord quelques jeux de mots (volontaires ou involontaires) prononcés par les personnages. Cador estime qu’il sera toujours temps de restituer à Silence son identité de femme s’il obtient ultérieurement un héritier mâle : Cesti ferons desvaleter (v. 2047). Le néologisme verbal, nettement calqué sur despuceler et desafubler, exprime bien le nœud du problème, liant vêtement, identité et accès à la vie sexuelle. L’impasse dans laquelle le travestissement enferme Silence est d’ailleurs douloureusement ressentie à la puberté ; elle réplique alors véhémentement à l’admonestation de Nature qui lui demande de reprendre une vie normale :
Silencius ai non, jo cui,
U jo sui altres que ne fui.
(v. 2533-2534)
31L’ambivalence du terme non (négation/ » nom »), modalisée par le verbe cuidier qui suggère le risque de se tromper, souligne la crise identitaire de Silence, qui ajoute :
Donques sui jo Scilentius,
Cho m’est avis, u jo sui nus.
(v. 2537-2538)
32L’adjectif nus, qui signifie aussi bien « nu » que « nul », souligne le fait que Silence n’a pour l’instant pas d’autre issue que de porter un nom et des vêtements d’homme, qu’elle n’est rien en dehors de cette identité d’emprunt.
33M. Perret a par ailleurs remarqué que le roi de France semble troublé par la grans bialtés de Silence (v. 4469) et que ce trouble sourdement ressenti à l’égard d’un individu qu’il suppose de même sexe que lui se traduit dans son langage par l’emploi systématique de termes neutres pour désigner Silence : créäture (v. 4399), engendreüre (v. 4400)13.
34Le narrateur entretient lui aussi l’équivoque. Il affectionne les interventions destinées à rappeler le dessous des choses au lecteur :
Il a us d’ome tant usé
Et cel de feme refusé
Que poi en fait que il n’est malles :
Quanque on en voit est trestolt malles.
El a en tine que ferine :
Il est desos les dras mescine.
(v. 2475-2480)
35La quasi métamorphose de Silence est invalidée par le dernier vers, qui offre un exemple d’un procédé récurrent pour exprimer l’ambiguïté sexuelle de Silence, consistant à associer syntaxiquement un terme masculin et un autre féminin14. Cette sorte d’oxymore est actualisée ailleurs à travers le couple valet/mescine (v. 2209, 3704, 3763, 3785, 3871).
36Le narrateur glisse parfois plus discrètement ses jeux de mots au détour d’un vers. Cador embrasse son enfant qu’il vient de reconnaître : Donc a baisié son fil en oire (v. 3650), c’est-à-dire avec empressement, mais aussi en tant qu’oir, qu’héritier. Aux joutes qui suivent l’adoubement de Silence, le narrateur vante les exploits d’une
[…] feme tendre, fainte et malle,
Ki rien n’a d’ome fors le halle,
Et fors les dras et contenance,
(v. 5161-5163)
37où l’adjectif malle signifie ici « faible » tout en laissant résonner sa « mâle » apparence.
38Plus largement, c’est une métaphore vestimentaire, gouvernée par le double paradigme de covrir/descovrir, qui traduit aussi bien les préoccupations des principaux personnages que celles du narrateur soucieux de mener à bien son récit. Le sujet même du roman, lié au travestissement de Silence, est résumé dans la rime aventure/coverture (v. 1755-1756, 2033-2034). Mais revêtir les habits de l’autre sexe ne suffit pas ; c’est l’éducation de Silence qui renforce le processus, comme le suggèrent les rimes covrir/norir (v. 1757-1758) et coverture/noreture (v. 2179-2180)15. Les protagonistes sont alors obligés de dissimuler leurs actes, comme le rappellent la rime récurrente uevre/cuevre (v. 2185-2186, 2191-2192, 2217-2218, 2443-2444) ou le syntagme par coverture. Silence et ceux qui l’ont poussée à se travestir vivent dans la hantise de la descoverture (v. 2656, 6455), qu’on ne les descuevre (v. 6500). Au début de l’histoire, le narrateur [dit] et descuevre (v. 1800) au lecteur le véritable sexe de Silence. A la fin, c’est Merlin qui emploie ses dons divinatoires pour révéler la vérité :
Mais la parole est moult obscure.
Car dite est par coverture.
(v. 6489-6490)
39Aussi Merlin est-il sommé de parler plus apertement (v. 6515).
40Ce double registre du couvert et du découvert, qui parcourt la narration de façon si inistante, doit finalement renvoyer au style allégorique, dont le Roman de la Rose consacra la mode au xiiie siècle, et qui oppose traditionnellement parole aperte et parole coverte16. La stratégie narrative de la coverture, liée au secret de l’héroïne, renforce la connivence du lecteur en l’impliquant dans l’élaboration du sens. Est-ce à dire que le Roman de Silence soit un roman allégorique ? Non pas, mais il en détourne à son profit l’idée que la vérité des êtres et des choses ne peut être livrée d’emblée, « toute nue » ; elle se manifeste à travers le détour, l’artifice dont les hommes ou l’art dont les romanciers l’habillent (ce qu’exprime aussi le concept d’integumentum : « voile, vêtement »). Pour autant, l’aventure de Silence ne renouvelle-t-elle pas à sa manière, la fameuse quête de la rose, cette fois suivie du côté féminin ? Et dans la mesure où Nature apparaît dans le texte comme une figure du romancier – tous deux « écrivent » Silence au mieux de leur art17 -, la victoire finale de Nature est aussi celle d’Heldris de Cornouailles, qui a réussi à nous captiver par un récit habile et malicieux.
*
41En définitive, le recours à des vêtements masculins en tant qu’instrument d’émancipation reste assez problématique : en effet, Silence paie cher sa liberté d’hériter et de mener une vie d’aventures en principe interdite aux femmes. Plus d’une fois elle risque sa vie. La mauvaise conscience, l’inquiétude d’être démasquée la poursuivent et elle ne peut jouir véritablement de ses biens et de son corps qu’en acceptant de rentrer dans l’ordre conjugal et vestimentaire. En revanche, le jeu sur le nu et le vêtu, impliquant le lecteur dans une réflexion sur le caché et l’apparent, métaphorise la liberté créatrice du romancier qui accumule les rebondissements, ménage les sous-entendus, délivre à son gré les informations, bref joue avec la langue, ce vêtement de mots dont il habille l’aventure.
Notes de bas de page
1 L’édition de référence est celle de L. Thorpe, Cambridge, W. Heffer & Sons Ltd., 1972. à compléter par l’indispensable compte-rendu de F. Lecoy, qui en corrige maintes erreurs (Remania 99, 1978. p. 109-125). Traduction par mes soins dans Récits d’amour et de chevalerie (xiie-xve siècle), D. Régnier-Bohler dir., Paris, R. Laffont, 2000, « Bouquins », p. 459-557.
2 Le surcot et la cotte des hommes étaient habituellement ouverts devant et derrière jusqu’à l’entre-jambe pour leur permettre de chevaucher.
3 Art. cit. en note 1, p. 120, 124-125.
4 Eufème, par son nom comme par son comportement, offre le reflet négatif de la mère de Silence, Eufémie. Le pouvoir du langage ainsi exhibé (eu-phêmê) conditionne le destin de Silence (le secret imposé à sa naissance ; sa révélation finale).
5 Genèse XXXIX, 7-20.
6 Motif emprunté à la Suite Vulgate du Merlin, où l’épouse luxurieuse de l’empereur de Rome entretient auprès d’elle douze amants travestis en suivantes. Hasard ou censure délibérée ? Une lacune d’au moins un vers (après le v. 6571) occulte le déshabillage de l’imposteur. Le personnage de Grisandole, présent dans cette même œuvre, présente plus d’une ressemblance avec Silence.
7 Cf. v. 2267-2268, 2293-2294, 2299-2300, 2315-2316, 2325-2326, 2339-2340, 2373-2374, 2423-2424, 2547-2548, 2599-2600, 2613-2614, 5153-5154 ; à propos de Merlin : 6011-6012, 6027-6028, 6043-6044.
8 En fait, Merlin connaît le passé et l’avenir ; peut-être est-il sujet à se laisser abuser dans l’instant présent. Ses ultimes révélations éclairent rétrospectivement le roman.
9 Symptomatiquement, la miniature montrant Silence nue lorsque sa véritable identité est révélée à la cour (f° 222v) maintient l’ambiguïté : son corps n’est doté d’aucun trait féminin, il reste neutre (comme son nom de Silence).
10 Comme l’écrit F. Villemur, « Dans ces récits d’édification, on aura noté que la travestie est femme par nature et plus virile que les mâles par vertu. », p. 87 dans « Saintes et travesties », Clio n° 10, 1999.
11 Cf. F. Piponnier et P. Mane ; Se vêtir au Moyen Age, Paris, Adam Biro, 1995, p. 121-125.
12 Comme l’estimait Grégoire le Grand, le corps n’est autre que « cet abominable vêtement de l’âme », il faut le mépriser.
13 Cf. M. Perret : « Travesties et transsexuelles : Yde, Silence, Grisandole, Blanchandine », Romance Notes 25 (1985), p. 333.
14 Cf. M. Perret, art. cit., p. 335.
15 Ne tirons cependant pas des conclusions systématiques des jeux de rimes : on trouve aussi des occurrences où nature rime avec coverture (v. 2499-2500, 3179-3180).
16 Cf. l’article de F. Pomel dans ce même volume.
17 Cf. la scène de « création » de Silence par Nature (v. 1805-1957) et la brève analyse que j’en ai fourni dans l’introduction à ma traduction du Roman de Silence, op. cit., p. 463. Si l’écriture est pour nous une activité culturelle, les poètes médiévaux semblent bien s’être plutôt alliés à Nature, selon une stratégie visant évidemment à légitimer leur parole et leur art. Rappelons par exemple le rôle décisif joué par Nature auprès de Guillaume de Machaut pour l’inciter à composer Nouviaus dis amoureus plaisons (Prologue, v. 5, dans Œuvres de Guillaume de Machaut, éd. E. Hoepffner, t., I, Paris, Firmin-Didot, 1908).
Auteur
Université de Toulouse II Le Mirail
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