Les représentations des chartreuses provençales à la fin du xviie siècle : des anticipations ?
p. 55-67
Texte intégral
1L’aubaine que constituent pour l’historien les représentations iconographiques anciennes de monuments parfois détruits ou fortement modifiés ne dispense en rien d’un examen critique tendant à établir le degré de crédibilité qu’il convient d’accorder à chacun de ces documents et en particulier, dans chaque cas, à chacun des éléments qui les constituent. La question de la fiabilité de ces derniers est en général posée par comparaison avec le modèle, lorsqu’il subsiste : ainsi les rapports de proportions entre les largeurs et hauteurs des parties de l’ordonnance, les nombres, dimensions et forme des baies, la précision et l’exactitude de la représentation des ordres, du décor sculpté, de la statuaire, la place de cette dernière. Interviennent ici à la fois les incertitudes découlant de dessins mis au net à partir de la prise sur place de croquis parfois hâtifs et l’importance très variable que leurs auteurs semblent avoir accordée à l’exactitude ou simplement la précision du rendu de chaque type de données architecturales ou sculptées représentées. Mais un autre problème parfois omis est celui de l’inexactitude volontaire de la représentation, qui peut s’expliquer par la volonté de produire une image achevée d’un édifice qui ne l’est pas et donc d’anticiper sur son perfectionnement, en montrant par exemple des corps de bâtiments qui n’existent pas à la date de réalisation de l’œuvre. Elle est en fait beaucoup plus difficile à démontrer car elle réclame une reconstitution fine de l’histoire des bâtiments par l’archive et si possible d’autres sources iconographiques, à défaut de fouilles archéologiques pour vérifier qu’ils ont été réellement réalisés ou qu’ils ont disparu.
2Je prendrai pour exemple deux tableaux d’une série de toiles dites « cartes », représentant des maisons de l’ordre des chartreux à travers l’Europe, réalisées à la fin du xviie siècle pour la Grande Chartreuse. Il s’agit des « cartes » des deux chartreuses périurbaines fondées au xviie siècle d’Aix et Marseille (voir ci-après)1. Nombre d’auteurs des xixeet xxe siècles ont considéré que ces œuvres procuraient une image exceptionnelle de l’état ancien de monastères qui ont été pour la plupart ensuite détruits ou fortement transformés et ont fondé sur elles leur reconstitution des bâtiments. Les chartreux l’ont cru naguère : un volumineux recueil de planches a été publié par leurs soins au début du xxe siècle, où ces toiles sont reproduites par la gravure, de façon quelque peu réinterprétée de surcroît2. Certes, dès le xixe siècle, des érudits locaux attentifs ont parfois noté des différences importantes entre certaines de ces « cartes » et la réalité que l’on pouvait observer de leur temps, ou qu’ils entrevoyaient par l’archive. Si certains d’entre eux ont posé en principe sans autres vérifications qu’il s’agissait du résultat des démolitions révolutionnaires, d’autres ont été davantage dubitatifs. Mais longtemps, l’absence ou la faiblesse d’une critique des documents figurés ont empêché d’aller jusqu’à concevoir que certaines de ces toiles montraient un état qui aurait dû en théorie exister mais qui dans la réalité n’exista jamais. Ainsi l’Aixois A.-M. de La Tour-Keyrié a-t-il cru pouvoir présenter en 1896 « une vraie (sic) reconstitution de la chartreuse d’Aix », élaborée à partir d’une « reproduction photographique » de la « carte » de la Grande-Chartreuse, cette dernière entièrement reprise par le graveur en dépit de l’affirmation d’une « confrontation patiente des vestiges respectés par le temps dans ce vaste édifice3 ». C’est pourquoi j’ai naguère amorcé l’étude de cet ensemble de toiles sous le titre de « chartreuses rêvées » qui signalait d’emblée le problème de leur rapport à la réalité observable au temps où elles furent peintes4. Mais depuis, certaines ont fait l’objet à l’occasion de leur restauration de publications où est souligné au contraire leur apport à la connaissance du passé ; il ne me paraît donc pas inutile de poursuivre leur examen critique
3Ces œuvres semblent avoir été réalisées pour la plupart lors de l’achèvement de la reconstruction du monastère de la Grande-Chartreuse, qui avait été détruit par un incendie en 1676. Elles y couvraient autrefois les murs de la galerie ou « allée » dite « des cartes », qui leur devait son nom. Il s’agit de vastes toiles où l’ensemble des bâtiments et l’enclos d’un monastère sont représentés en perspective cavalière. Leurs auteurs ne sont pour la plupart pas connus ; leur diversité stylistique suggère que ces tableaux ont été commandés à des artistes locaux par les moines des chartreuses qui y sont représentées et envoyés par leurs soins à la maison mère de l’ordre. La « carte » d’Aix porte la date de 1686 et a été rendue de façon plausible au peintre aixois Jean-Claude Cundier5 (1650-1718). L’attribution de celle de Marseille au frère convers Gabriel Imbert (1666-1749) a été récemment proposée par Élisabeth Mognetti6. Elle se heurte à une difficulté de date, la toile ne pouvant, comme l’on va voir, être postérieure à 1693 et cet artiste, marseillais de naissance, ne faisant profession qu’en 1703 à la chartreuse de Villeneuve, dotée d’un noviciat à la différence de celle de Marseille. Mais l’admission aux vœux supposait des rapports avec les chartreux qui pouvaient être déjà anciens et qui semblent possibles7.
4Le choix de ces deux monastères s’est imposé d’abord pour des raisons documentaires. Les chartreuses établies en des sites périurbains ou urbains ont bénéficié dès l’Ancien Régime de diverses formes de représentation. Ainsi la chartreuse d’Aix, qui était contiguë au faubourg Saint-Jean-Baptiste, figure-t-elle sur le périmètre des plans de la ville dressés aux xviie et xviiie siècles. À Aix comme à Marseille, des artistes ont dessiné sous l’Ancien Régime ou au début du xixe siècle divers aspects des bâtiments. De plus, la chartreuse d’Aix a été fondée en 1624 et celle de Marseille en 1633. Ces deux maisons nouvelles ont été partagées entre la nécessité de constituer un temporel suffisant pour permettre la subsistance de la communauté dans des villes dont le terroir était soumis à pression foncière et celle d’édifier ex nihilo un monastère qui, dans le cas des chartreux, est le plus vaste et le plus complexe de ceux des ordres religieux catholiques puisqu’il comprend, outre l’église et des dépendances fonctionnelles (les « obédiences »), deux cloîtres, le petit entouré des bâtiments cénobitiques (de vie communautaire, réfectoire, salle capitulaire, etc.) et le grand, anachorétique, qui dessert les « cellules » (en fait maisonnettes individuelles avec jardin). Ont-elles dès lors pu vraiment réaliser en moins de deux générations ces très vastes ensembles bâtis dont leurs « cartes » procurent l’image ?
Le site des chartreuses
5Un premier critère pour juger de la fiabilité relative de ces œuvres est constitué par la représentation du site de la chartreuse, que les chartreux appellent « le désert », et de sa situation par rapport aux espaces habités. Dans le cas d’Aix, la chartreuse était établie « à l’extrémité du faubourg des Cordeliers », dans un grand jardin acquis le 28 janvier 1634, agrandi par la suite de quelques jardins voisins. Son enclos formait l’extrémité d’un très vaste îlot, bordé au sud-ouest par le chemin d’Avignon (auj. boulevard de la République) et au nord par la rue de la Burlière ou des Chartreux (auj. rue Célony). La toile montre l’enclos des chartreux au premier plan et au second plan le faubourg et la ville ; l’arrière-plan est constitué par la plus ancienne représentation connue de la Sainte-Victoire. Soit une image simplifiée mais relativement exacte du paysage urbain, périurbain et d’arrière-plan. Ainsi le clocher de la cathédrale Saint-Sauveur est-il reconnaissable. En revanche, la rue qui longe l’enclos (actuelle rue Célony) semble beaucoup trop large.
6La chartreuse de Marseille, située dans le terroir marseillais à trois kilomètres environ de la ville du temps, offre une représentation plus schématique de son environnement immédiat. Le grand chemin et le ruisseau du Jarret qui encadrent son enclos sont à tort rectilignes, comme le montre la comparaison avec le plan Desmaret, tracé au début du xixe siècle, qui indique des sinuosités qui existaient certainement à la fin du xviie siècle et sont d’ailleurs toujours perceptibles dans le cas du chemin, actuelles avenues des Chartreux puis de Saint-Just. De plus le Jarret semble quitter sa vallée en amont de la chartreuse pour bifurquer vers la droite, ce qui constitue une erreur manifeste qui ne résulte pas d’un repeint, comme on pouvait le penser : la restauration de la toile montre qu’elle a bien été commise par l’artiste. La campagne qui environne l’enclos est semée de bâtiments qui pourraient être considérés comme de simples symboles figuratifs à l’instar de ceux des cartes topographiques de l’époque. En fait ce peuplement diffus de « bastides », exploitations agricoles avec maison de maître, présente des variations d’un groupe de bâtiments à l’autre. Leur forme – en général une tour carrée encadrée de bâtiments plus bas – est fort intéressante : elle correspond au premier modèle de la bastide, hérité de la fin du Moyen âge, avec sa maison de maître fortifiée (turris), avant la diffusion du modèle dérivé de la villa italienne qui s’imposera au siècle suivant8.
Les bâtiments monastiques subsistants
7L’examen de la représentation des bâtiments monastiques qui subsistent, les églises exceptées, indique de nettes différences. À Aix, le bâtiment de l’hôtellerie figure au premier plan de la « carte ». Il a été conservé et, récemment, restauré ; on en possède des clichés anciens. Il est constitué de deux bâtiments accolés, dont les étages et leurs fenêtres sont à des niveaux différents, celui de gauche ayant des fenêtres à meneaux, alors que la carte aixoise montre un grand bâtiment ordonnancé, aux baies dépourvues de meneaux, à la porte centrée. L’état actuel semblerait donc paradoxalement correspondre à un stade antérieur à celui que montre la « carte », où l’on aurait unifié ces bâtiments et modernisé leur façade, ce qui ne fut jamais entrepris.
8Dans le cas marseillais, un problème différent se révèle. Le bâtiment subsistant qui est le plus nettement conforme à la « carte » est celui de l’hôtellerie, à droite de l’église (actuels presbytère et école primaire). Mais les archives indiquent qu’il ne fut réalisé qu’en 1758 sur des fondements posés soixante-dix ans plus tôt. Il n’existe donc pas lorsque la « carte » est peinte et anticipe sur sa construction.
Des anticipations
9La chartreuse d’Aix aurait eu dix-neuf cellules de grands profès, outre la cellule prieurale, si l’on en croit la « carte ». Or le monastère a connu une existence difficile. La communauté n’atteignit douze religieux de chœur que grâce à la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon qui y déléguait un père dont elle finançait l’entretien, sans doute par extension du décret d’Urbain VIII exigeant au moins ce nombre de moines pour qu’une maison ait rang d’abbaye. Le problème est la médiocrité de son fonds d’archives. On sait qu’à la suite de dons, les chartreux purent faire construire en 1634-1635 une chapelle, puis ils donnèrent à prix fait de façon vague entre 1635 et 1645 « toute la besongne de massonnerie et tailhe » de l’édifice – en 1639, on travaille au cloître –, puis en 1651-1652 est réalisé « le bastiment qu’ils font pour les étrangers » (l’hôtellerie)9. Les plans d’Aix levés sous Louis XIV et Louis XV sont notre principal moyen de reconstituer ces travaux10, outre la visite de l’édifice en novembre-décembre 1790 au titre des biens nationaux, qui permet d’identifier les bâtiments11. Le plan gravé en 1666 par Louis Cundier (père de Jean-Claude) et réédité en 1680 pose cependant problème. On y reconnaît l’hôtellerie ; au nord l’emplacement de la cour d’entrée et du cloître cénobitique est délimité par des murs et est bordé sur un côté par une aile perpendiculaire à l’hôtellerie et l’on observe le petit clocher qui est figuré à cet emplacement sur la « carte ». À l’angle nord-est, le long de la rue de la Burlière, semble se trouver la chapelle édifiée en 1634-1635. Sur le plan de 1680, elle est reliée au bâtiment cénobitique par un corps de logis sur lequel je reviendrai. Au sud de l’hôtellerie, le grand cloître est bordé sur ses quatre côtés d’un total de vingt-deux cellules.
10Si ce plan était le seul dressé avant le xixe siècle, il serait permis de conclure que le projet du grand cloître a été entièrement réalisé. Or la réalité paraît autre. Le premier plan Devoux, publié en 1741, montre l’hôtellerie, suggère que les bâtiments entourant la grande cour d’entrée du monastère, qui devait précéder l’église et l’ensemble des bâtiments cénobitiques ont été construits, ce que confirment les plans ultérieurs. Mais trois ailes du grand cloître semblent réalisées, sous forme de bâtiments longilignes, sa partie sud étant simplement fermée d’un mur. Le second plan Devoux, gravé par Coussin en 1753, qui est sans doute le plan aixois le plus précis publié sous l’Ancien Régime (apparemment ses auteurs ont visité les enclos monastiques) ne montre de cellules que le long des ailes ouest et nord de ce cloître. Or cette situation correspond exactement à la visite du monastère en 1790, au plan dit « de Muraire » levé la même année et à l’emprise au sol des bâtiments de l’ancienne chartreuse que révèle le plan cadastral de 1828. L’actuelle rue des Chartreux qui va du cours de la République à la rue Célony a été percée après la suppression du monastère le long de l’aile occidentale du grand cloître (cellules encore visibles mais remaniées) ; elle longe ensuite l’arrière de l’hôtellerie, traverse la cour d’entrée et les obédiences qui la bordaient (peu identifiables aujourd’hui). Perpendiculaire à la rue, l’impasse des Chartreux longe trois cellules de l’aile nord du cloître qui subsistent. Les restes des bâtiments cénobitiques ont été rasés en 1987 pour la construction d’un immeuble, ce qui a permis une fouille archéologique12.
11Aucun de ces plans n’indique la vaste église, à nef de six travées, prévue par la « carte ». Le plan Cundier de 1680 puis le plan Devoux de 1741 montrent cependant un bâtiment qui ferme la cour du monastère, à l’alignement prévu pour sa façade. Le plan de Devoux et Coussin de 1753, qui a la particularité d’indiquer de façon très schématique le plan au sol des églises, figure à cet emplacement la chapelle de 1634-1635 orientée à l’est et une nef qui lui est perpendiculaire et semble avoir constitué l’amorce de l’église. Un prix fait découvert par Henri Amouric, daté d’octobre 1662, révèle que ce dernier bâtiment fut conçu comme un « agrandissement » de la chapelle. Il fournit également l’indication que le peintre Renaud Levieux avait donné le dessin de sa façade13. Celle-ci a été brièvement décrite en 1679 par l’érudit aixois Pierre-Joseph de Haitze dans ses Curiositez […] de la ville d’Aix : « Le frontispice de cette église est embely d’une (sic) ordre d’architecture dont l’entablement est porté par quatre grands pilastres composites, qui laissent un espace considérable au milieu pour le fronton qui est au-dessus de la porte, sur lequel il y a deux enfans qui tiennent un cartouche dans lequel on lit ces paroles : Templum sanctum Dei14 […]. Un dessin du xviiie siècle montre effectivement cette réalisation, qui correspond au premier ordre de la façade représentée sur la « carte ». Il indique aussi à gauche de celle-ci une chapelle qui est sans doute celle de 1634-1635, à en juger par le beau décor à fronton brisé de sa porte15. La « carte » suggère que le projet d’une façade à deux ordres aurait englobé cet édifice antérieur. La fouille a retrouvé une partie des fondations de cette façade. François Fray doute que ce bâtiment puisse avoir constitué l’amorce de l’église. Or la carte donne une indication précieuse : le second ordre de la façade, qui correspond à la partie haute du mur pignon de la nef, est établi en retrait de ce bâtiment, qui devait donc former un vestibule précédant l’église – son prix fait prévoit d’ailleurs des voûtes en pierre de taille, ce qui exclut toute construction provisoire. On trouve une telle disposition dans plusieurs chartreuses – celle de Toulouse par exemple. Ce qui le prouve est que la porte d’entrée qui aurait dû permettre l’accès dans l’église depuis ce vestibule a subsisté jusqu’à nos jours dans l’arrière-cour d’une maison de la rue Célony. Il s’agit d’un beau portail de pierre de taille ouvragée que F. Fray a daté par son style du quatrième tiers du xviie siècle, qui venait donc d’être réalisé lorsque la « carte » a été peinte, indice que les chartreux croyaient encore alors pouvoir poursuivre l’édification de leur église.
12La « carte » de la chartreuse de Marseille montre un vaste grand cloître bordé de trente cellules, encore convient-il d’ajouter celle du prieur, formant l’aile gauche de la façade du monastère et sans doute celle du procureur, voire celles du sacristain et du vicaire, qui devaient se trouver dans les bâtiments entourant l’église. Soit au moins trente-deux moines grands profès, ce qui correspond chez les chartreux à une chartreuse double. En fait les effectifs n’ont jamais dépassé ceux d’une chartreuse simple, soit seize pères. La chronique du monastère a été tenue par les prieurs et des plans de la fin du xviie et de l’époque révolutionnaire nous sont parvenus. L’ensemble permet de préciser que le grand cloître ne fut jamais entouré que par douze cellules, dont trois fondées au milieu du xviiie siècle. D’ailleurs en 1748 les chartreux louèrent la partie de ses galeries qui n’était pas utilisée pour y entreposer « le blé de la province ».
13Dans le cas marseillais, l’arrivée à la Grande Chartreuse de la « carte » va d’emblée périmer cette dernière, dès lors qu’elle révèle au général de l’ordre, Dom Innocent Le Masson, le projet très ambitieux de l’église qui est en cours de construction, d’autant que la chartreuse de Villeneuve, fondatrice de celle de Marseille, ne parvient plus à financer ce ruineux chantier à l’orée des années 1690, à cause du retournement de la conjoncture agricole. En 1693, Dom Le Masson marque son désaccord avec le prieur Dom Berger, qui a lui-même tracé les plans de l’édifice : selon lui, les chartreux doivent honorer la grandeur divine par la prière et la contemplation et non par des constructions somptuaires. Il interdit de réaliser les statues colossales de la façade et surtout le dôme prévu, sans doute inspiré de celui des Invalides, qu’il juge « opposé à la simplicité de l’ordre, autant que le jour l’est à la nuit ». La restauration de la toile, qui a supprimé des repeints du xixe siècle, a révélé que le général y avait fait barrer par des croix de couleur rouge tous les ornements sculptés de l’église, les chapiteaux exceptés16.
Des chartreuses parfaites
14Pourquoi de telles entorses à la réalité du moment ? Vraisemblablement afin que ces toiles ne soient pas périmées dans un délai relativement court. C’est pour la même raison peut-être qu’une représentation anticipatrice du grand cloître d’Aix se retrouve sur le plan Cundier : en 1666 et encore 1680 la chartreuse reste en chantier et l’on peut penser que le grand cloître sera bientôt achevé. Jean-Paul Coste avait naguère montré que Cundier avait de même anticipé la construction d’une aile de l’hôpital Saint-Jacques, sans doute alors prévue et dont il a cru à tort la réalisation prochaine17. Michel-Édouard Bellet a noté qu’il a de même anticipé l’achèvement du couvent des Carmes déchaux qu’il a doté de quatre ailes alors qu’il n’en eut jamais que deux. Deux générations plus tard, la chartreuse est de toutes les maisons religieuses d’Aix fondées au xviie siècle la seule à n’avoir pu réaliser l’essentiel de son église et ses constructions sont depuis longtemps arrêtées. Le second plan Devoux paraît reproduire la réalité observable.
15A fortiori, dans les représentations destinées à la maison mère de l’ordre, il s’agit de donner par avance l’image définitive des maisons telles qu’elles seront un jour plutôt que de procurer un état provisoire de l’avancement des travaux, que l’on croit alors éphémère. Au demeurant en cette fin du xviie siècle, les chartreux ne peuvent prévoir qu’ils ne parviendront pas à réaliser ces bâtiments. Ils ont jusqu’alors bénéficié de revenus, de dons et de legs qui vont se tarir, ne serait-ce qu’à cause de la période de difficultés économiques dans laquelle va entrer la Provence pour plus d’une génération18.
16En fait, ces représentations ont pu satisfaire deux impératifs : illustrer d’abord la variété des localisations cartusiennes et caractériser chacune d’elles, d’où ce souci d’une représentation relativement précise du site et de l’environnement proche de chaque monastère, qui semble assez général dans cette série de toiles et qui explique que la représentation du paysage aixois soit globalement exacte alors que celle de la chartreuse est fausse. Il s’agit aussi de montrer la conformité du plan de chaque chartreuse au parti général du monastère cartusien, tôt fixé. Ainsi dans la plupart des « cartes », le grand cloître est-il toujours très visible et semble parfois surdimensionné, avec ses alignements de cellules individuelles munies de leurs jardinets, car ces dernières constituent la spécificité du propositum cartusien et identifient le monastère comme étant une chartreuse – ce pourrait être une autre raison de l’image achevée du cloître qu’offre le plan Cundier. Représenter l’état très imparfait de certains d’entre eux, l’inachèvement ou l’absence de l’église et du grand cloître en particulier, n’a dès lors guère de sens. Les « cartes » témoignent, après les temps difficiles des Réformes et des guerres de religion, du nouvel essor de l’ordre et du nombre maximal d’établissements qu’il a connu, qui est alors proche d’être atteint. Elles donnent à voir sa diffusion à travers la catholicité européenne dont la géographie est désormais stabilisée. Même si ces représentations ne sont pas entièrement réalistes, leur intérêt est grand. Il est rare que l’on possède les projets d’ensemble de monastères, que les prix faits notariaux ne permettent guère de reconstituer. Dans l’ignorance de la « carte » conservée à la Grande Chartreuse, J.-J. Gloton avait naguère tenté de reconstituer hypothétiquement le second ordre de la façade de l’église de la chartreuse d’Aix à partir du dessin de la Méjanes qui montre le premier ordre tel qu’il a été construit19. La « carte » montre un parti assez différent. On a vu que l’hôtellerie de la chartreuse de Marseille avait été réalisée trois quarts de siècle après la peinture de la « carte », conformément à l’élévation que cette dernière proposait : pour cet aspect du monastère, la toile constitue une anticipation réalisée. Ces toiles montrent par avance une chartreuse parfaite, telle qu’il est prévu qu’elle sera un jour, telle d’ailleurs qu’elle aurait pu l’être, si la désaffection religieuse et la Révolution n’avaient pas eu lieu.
Notes de bas de page
1 Actuellement, soixante-dix-neuf « cartes » sont répertoriées. Celles des neuf maisons de la province cartusienne de Provence nous sont toutes parvenues. Elles sont reproduites en couleur en hors-texte dans Paul Amargier, Régis Bertrand, Alain Girard, Daniel Le Blévec, Chartreuses de Provence, Aix, Édisud, 1988. Les dimensions originelles de ces œuvres au destin malmené étaient l. : 150 à 160 cm et h. : 220 à 235 cm. La « carte » de Marseille a dans son état actuel 138,5 x 207,5 cm.
2 Maisons de l’ordre des Chartreux, Montreuil-sur-Mer-Tournai, Chartreuse Notre-Dame-des-Près, t. I, 1913.
3 A.-M. de La Tour Keyrié, Le vieil Aix. Album de gravures représentant les monuments […] qui existaient autrefois dans Aix, Aix, Makaire, 9e gravure, 1896 et Marc Dubois, « Le monastère des Chartreux d’Aix-en-Provence », Provincia, t. VIII, 1928, p. 61-106 et 125-162 à p. 79-97.
4 Régis Bertrand, « Le Monasticon des chartreuses rêvées ? Les représentations des maisons de l’ordre [des chartreux] conservées à la Grande Chartreuse », dans Daniel Le Blévec et Alain Girard, dir., Les Chartreux et l’art, xive-xviiie siècle, Paris, Cerf, 1989, p. 363-380. Voir aussi l’étude d’É. Mognetti citée note 6.
5 Par rapprochement avec la toile « La bénédiction de la chartreuse de Villeneuve par le pape Innocent VI » (musée de Villeneuve-lès-Avignon), datée de 1690 et signée, qui montre en arrière-plan une vue cavalière du monastère très proche de la « carte » de ce dernier, cf. P. Amargier, R. Bertrand, A. Girard, D. Le Blévec, op. cit., p. 174. Sur l’artiste : Jean Boyer, « Une dynastie de graveurs aixois, les Cundier », Provence historique, t. XVII, fasc. 69, 1967, p. 235-238 et Jean Boyer, La peinture et la gravure à Aix-en-Provence aux xvie, xviie et xviiie siècles, Gazette des Beaux-Arts, VIe pér. 113 a., 1230-1232e livraisons, 1971, p. 102-104.
6 Élisabeth Mognetti, « « La galerie des cartes, de son origine au chantier de restauration », dans La chartreuse de Marseille, une vision retrouvée. Histoire, études et restaurations, Marseille, Images en manœuvres éditions, 2011, p. 40-45. Cet ouvrage publié à l’occasion de la restauration de la « carte » de Marseille renfermant une bibliographie sur la chartreuse de cette ville me dispensera d’autres références à son sujet. J’y ai aussi davantage développé les remarques au sujet de ce tableau, avec la collaboration de Jean-Michel Sanchez.
7 J’ai signalé dans P. Amargier, R. Bertrand, A. Girard, D. Le Blévec, op. cit., p. 186 qu’un Joseph Imbert, mentionné en 1672 dans l’acte d’achat d’une propriété par les chartreux, pourrait être son père.
8 Je remercie Roland Courtot d’avoir attiré mon attention sur elles et de m’avoir fourni des éléments iconographiques sur certaines de ces bastides à tour qui subsistaient au xixe siècle. L’actuel couvent des religieuses du Sacré-Cœur de la Valentine a intégré les deux tours de la bastide de la Servianne.
9 Jean Boyer, L’architecture religieuse de l’époque classique à Aix, Aix-en-Provence, PUP, 1974, p. 295-300. Mais l’auteur confond p. 299 l’église et la chapelle et en déduit que l’église fut construite. Il ne connaît la « carte » qu’à travers la publication de La Tour-Keyrié.
10 Réunis dans Michel-Édouard Bellet et Marc Heller, Plans de villes : Aix-en-Provence, Aix-en-Provence, B & H éd., 2009.
11 La carte porte des lettres qui auraient dû correspondre à une légende prévue dans un cartouche mais cette dernière ne fut pas peinte. La visite de 1790 a été utilisée par François Fray, « Le couvent (sic) des chartreux », dans Géraldine Bérard, Brigitte De Luca, Corinne Landure et al., Les fouilles de l’enclos des Chartreux : de l’Antiquité au xviie siècle, Aix-en-Provence, Ville d’Aix-en-Provence et al., (Documents d’archéologie aixoise, no 5), s. d., ca 2000, p. 53-62.
12 G. Bérard, B. De Luca, C. Landure et al., op. cit.
13 Id., p. 55-56. Dans la suite de ce paragraphe, je propose une réinterprétation des données empruntées à F. Fray.
14 Les Curiositez les plus remarquables de la ville d’Aix, par Pierre-Joseph de Haitze, Aix-en-Provence, C. David, 1679, p. 180.
15 Bibliothèque Méjanes Est. À 48, reproduite dans J. Boyer, L’architecture religieuse de l’époque classique à Aix, op. cit., h. t.
16 La chartreuse de Marseille, une vision retrouvée, op. cit. Lettre de Dom Le Masson à Dom berger du 2 mai 1793, Arch. Dép. des Bouches-du-Rhône (Marseille) 18 H 7.
17 Jean-Paul Coste, La ville d’Aix en 1695 : structure urbaine et société, Aix, La Pensée universitaire, 1970, p. 1159 et sq.
18 Régis Bertrand, La Provence des rois de France, 1481-1789, Aix-en-Provence, PUP, 2012, chap. 11.
19 Jean-Jacques Gloton, Renaissance et baroque à Aix, recherches sur la culture architecturale dans le Midi de la France de la fin du xve au début du xviiie, Paris-Rome, École Française de Rome, 1980, t. II, pl. CXIII, il. 452.
Auteur
AixMarseille Université - CNRS, UMR 7303 Telemme
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