Le nu chez quelques troubadours
p. 29-45
Texte intégral
1Beaucoup de choses ont déjà été dites, et écrites, à propos des troubadours, et de la fin’amor, et le thème de la nudité est souvent abordé, même de manière indirecte, dès que l’on veut présenter la Dona, évoquer son rôle dans la lyrique troubadouresque, et l’attraction qu’elle exerce sur le troubadour, tel un aimant attirant tous ses désirs, ou ses fantasmes. Lorsque nous parcourons ces poèmes, en effet, nous constatons que la Dona est au centre de cette lyrique, face au Ieu du poète, ou à côté, qu’elle est peu décrite physiquement, et, dans la plupart des cas, par des stéréotypes issus d’un portrait conventionnel ; de plus, peu de poèmes, si nous tenons compte du nombre qui nous est parvenu, évoquent le vêtement, alors que la nudité, suggérée ou révélée, est un peu plus présente.
2Je n’ai pas étudié, ici, Flamenca, Las Novas, ni les quelques romans en langue d’oc. Je me suis limitée aux poèmes de la lyrique d’oc, qui suggèrent, alors que le récit montre. A partir du corpus constitué se dégagent les étapes suivantes : de la Dona habillée, nous passons à une nudité suggérée, qui évoque irrésistiblement une nudité avouée.
3Revenons maintenant sur cette introduction, qui pourrait laisser entendre que seule la femme est concernée. Bien évidemment, c’est un a posteriori erroné, car le troubadour aussi, ou plutôt l’homme en général, peut être habillé.
Mensonge et amour
4Je vais commencer par un poème que l’on attribue, peut-être faussement, à Bertran de Born, le Sirventes des jeunes et des vieux. La vieillesse, féminine ou masculine, y est associée aux vêtements. Or, nous savons tous quel sens a le terme « vielh » dans la lyrique troubadouresque, et comment ce défaut est opposé à « joven », l’une des caractéristiques de la fin’amor. Une autre pièce de l’habillement reçoit une connotation péjorative, ou plutôt renvoie celle-ci à la Dona. Cercamon, dans Quant l’aura doussa s’amarzis, compare la dame qu’il aime à toutes les autres, qui ne peuvent soutenir la comparaison, v. 19-20 :
Tota la genser qu’anc hom vis
Encontra lieys no pretz un guan…
5Le gant qu’elle a volé rappelle à Na Castelloza son ami, Ja de Chantar non degr’aver talan, v. 38-39 :
Qu’aic vostre gan
Qu’embiei ab gran temor…
6J’assimilerai enfin un autre élément au vêtement, c’est le maquillage, qui participe de cette tentative des femmes pour masquer les méfaits de l’âge et accroître l’attrait qu’elles veulent exercer sur les hommes. C’est ainsi que Folquet de Lunel, dans Si com la fuelh’el ramel, évoque la Vierge, v. 24-25 :
Ni anc no’s miret ni’s peis
Per escotar pecs domneis…
7dans un jeu de miroir renvoyant une image négative d’un amour faux, idée déjà évoquée par saint Augustin. Et Cercamon, encore lui, qui prône la pureté de la dame, que rien ne doit ternir. Il reprend ce thème dans Ab lo temps qefai refreschar, v. 15-21 :
Aquesta don m’auretz chantar
Es plus bella q’ieu no sai dir
Fresc’a color e bel espar
Et es blancha ses brunezir ;
Oc, e non es vernisada,
Ni om e leis non pot mal dir,
Tant es fin’et esmerada.
8Le fard est synonyme de mensonge, et Cercamon s’élève violemment contre cela.
Amour vénal
9Le vêtement se double d’un autre trait tout aussi négatif. Il peut en effet représenter un paiement, renvoyant alors à l’amour vénal, amour anti-courtois par excellence. C’est ainsi que Cerveri de Girona le ressent, dans Corn es ta mal ensenyada, v. 20 à 23 :
Da’m una douç’abraçada,
E fare’t, si me’n sols,
Gonela ben escotada
Ab pena de cabirols
E granatxa ben cordada.
10Dans cette peguesca, il demande à sa dame de l’aimer, car il ne peut vivre sans elle, et, si elle lui accorde ce qu’il demande, il lui offrira des vêtements. N’oublions pas cependant que, dans une société féodale, (et Cerveri, dans ce xiiie siècle, reprend la plupart des thèmes du trobar finissant) le don – parfois lié à un rituel de passage – est aussi une habitude. Le jongleur ne reçoit-il pas lui-même habits et autres cadeaux des seigneurs pour lesquels il chante ? C’est ce qu’avoue Giraud de Borneil dans Per solatz revelhar :
E vitz per cortz anar
De joglaretz formitz
Gen chaussatz e vestitz
Sol per domna lauzar.
11Mais les vêtements, ainsi que le reconnaît Raimond de Miraval dans Ben aia. l cortes esciens, v. 10 à 18 :
Adoncs mon totz jauzimens
E tornet amors en decli
Pois domna près pels ni rossi
Qu’assatz pot far d’autres prezens
Drutz e sera-1 mais d’onransa
Totz avers d’autre semblansa
Falhimens es e vas domnas peccatz
Quan domna met uzatge
Que per aver trameta son messatge
12sont bien le signe de la vénalité, du faux amour qui s’achète, transformant la Dona en simple prostituée. En acceptant, elle commet un crime contre fin’amor, et une trahison envers les autres donas.
13Inversement, Daude de Bradas aimerait bien qu’une ribaude se déshabille, citant au passage, dans Amors m’envida e. m sono, deux vêtements particuliers.
De soudadiera coind’e pro
Vuoill qe-m don’ab pauc de querer
Tôt so c’Amors vol a jazer,
E non fassa plaig ni tensso
D’ostar camisa ni gonella.
14Cette canso du xiiie siècle reprend aussi un thème récurrent, nous le verrons tout à l’heure, mais en l’inversant, faisant de celle qu’il désire une femme facile, renvoyant alors une image déviée de la dame évoquée par de nombreux troubadours. Or, l’amour, réciproque, de la Dona, ne peut être comparé aux habits, dit Guy d’Ussel dans le partimen En Gui, digaz la qal penriaz vos :
En Gui, digaz la qal penriaz vos,
E non mentatz, sitot vos faiz feignentz :
Capa de pers un mes denant Avenz
E grans osas afaitadas ab ros
Tro a Kalenda maia,
Ο tot l’estiu dona cortesa e gaia,
Bella, de cors humil, de bona fe
E tot’aital cum a fin drut cove ?
Richesse et société courtoise
15Ces mentions sont cependant relativement rares. Inversement, l’habit sera signe de richesse. Le premier, Guillaume de Poitiers, dans son congé Pos de Chantar m’es près talentz, l’a exprimé, v. 41-42 :
Aissi guerpisc joi e deport
E vair e gris e sembeli.
16C’était sa vie : bonheur d’aimer et joies du monde. Ce confort auquel il tient est un élément de son hédonisme fondamental. B. de Born, par la suite, fait aussi référence à ces gages de richesse, d’un mode de vie de cour incluant amor, paratge, joven,…, dans Ai Lemozin franca terra corteza, v. 8 à 14 :
Dos e servirs e garnirs e largueza
Noiris amors com fai l’aiga los peis
Ensenhamens e valors e proeza
Armas e cortz e guerras e torneis
E qui pros es ni de proeza-s, feis
Mal estara s’aora non pareis
Pois Na Guiscarda nos es sai trameza.
17Dans le partimen N’Eble, er chauzet la meillor, Eble d’Ussel et G. Guaysmar évoquent à leur tour ce fait, v. 33-34 :
Qu’ieu no
m aus en plassa mostrar
Ni vestir bos draps de color…
18D’un côté, donc, la dame qui accepte les vêtements est vénale. D’un autre, ces derniers font partie intégrante d’un mode de vie dont fin’amor est le centre. La contradiction, toute apparente, n’est pas la moindre des caractéristiques de l’ambiguïté de la fin’amor, erotique qui allie le charnel et le spirituel dans un mouvement qui oscille sans cesse entre ces deux pôles. Nous retrouvons là, en quelque sorte, la différence établie par R. Nelli dans L’Erotique des troubadours, entre l’amour chevaleresque et l’amour courtois, le premier doublant parfois le second, alors, d’un aspect sensuel.
19L’image du vêtement est donc double, puisqu’elle reflète la vénalité d’une Dona, ou la prodigalité du seigneur. Mais d’autres connotations renforcent cette ambiguïté. Par un effet de contraste, le vêtement va très rapidement suggérer la nudité, vers laquelle tend le désir, encore contrôlé, du troubadour, révélant par là même le fantasme érotique qui sous-tend cette lyrique. Si nous examinons certaines miniatures, nous voyons surtout des robes longues, enveloppant le corps féminin, selon la mode à cette époque-là ; un voile recouvre souvent la tête. En fait, la peinture tend à montrer un être intemporel, à l’abri du regard (masculin). Cette représentation correspond plus ou moins à l’image imposée par l’Eglise, qui veut masquer (nier) la séduction féminine – Eve n’est pas très loin ! Or, la lyrique troubadouresque, profane, essaie de lever le voile, de dévoiler ce que d’autres voudraient tenir caché. Nous le verrons par la suite, une description conventionnelle parcourt la plupart de ces poèmes. Parfois, elle présente la dame habillée. Les exemples sont peu nombreux. B. de Born, dans Dompna, puois de mo no.us cal, exprime son admiration pour dame Audiart, v. 41 à 50 :
N’Audiartz, si be. m vol mal,
Voill qe-m don de sas faissos,
Qe-il estai gen liazos.
E car es enteira,
Canc no-is frais
S’amor ni-s vols en biais,
A mon Mieills-de-Ben deman
Son adreich nou cors prezan,
De qe par a la veguda
La fassa bon tener nuda.
20Dans Ges de disnar no-n fora oi mais maitis, v. 33 à 40, il esquisse le portrait de la duchesse Mathilde, fille aînée d’Henri II et d’Aliénor, épouse du duc de Saxe et de Bavière, Henri le Lion :
Al gen parlar qe-m fetz et al bel ris,
Quan vi las denz de cristau
E-l cors graile, delgat e fresc e lis,
Trop ben estan en bliau,
E la colors fo fresca e rosana,
Rétine mon cor dinz sa clau.
Mais aie de joi que qi-m des Corrozana,
Car a son grat m’en esgau.
21L’aspect extérieur ranime sans cesse l’image que le poète garde en lui, suggérant en même temps la nudité cachée. Le bliaut, vêtement de dessus, passé sur la chemise, est la partie visible du vêtement ; mais, selon la mode d’alors, il doit mouler le corps, et donc en révéler les formes. G. de Poitiers, toujours lui, et en premier, avait déjà évoqué ce fantasme né de la vue d’un manteau, dans Ab la doussor del temps novel, v. 24 :
Qu’aia mas mans sotz son mantel.
22Enfin, la seule main dénudée peut-elle être un gage d’amour vrai, se demandent S. de Mauléon, G. Faidit et Uc de la Bachèlerie dans le parti-men Gaucelm, tres jocs enamoratz :
Mas, qand la blancha mas ses gan
Estreing son amie dousamen
L’amor mou del cor e del sen ?
23Laissons la Comtesse de Die répondre en partie à cette question, dans Estei ai en greu consirier :
Dont ai estat en gran error
En liech e quand sui vestida
24et, plus loin,
Ben volria mon cavalier
Tener un ser en mos braç nud.
25Son désir est resté désir, rêve idéal qui, apparemment, ne s’est pas concrétisé ! (Une autre mention apparaît dans une tenso entre Alamanda et G. de Bornelh, S’ie. us quier conseill, bell’ami’Alamanda.)
26En contre-partie de ce que j’ai dit au début, Marcabru, dans une pastorela, L’autrier jost’una sebissa, évoque d’une manière positive, à travers une description, ou plutôt une énumération, de vêtements, une vilaine, ν. 1 à 7 :
L’autrier jost’una sebissa
Trobei pastora mestissa
De joi e de sen massissa
E fon filha de vilana :
Cap’e gonel’e pelissa
Vest e camiza treslissa
Sotlars e caussas de lana.
27Marcabru s’élève contre la courtoisie poétique. Il oppose souvent « amor vera » et « amor falsa », respectant en cela la pensée augustinienne qui sépare l’amour charnel de l’amour spirituel. Sa poésie se détourne de la poésie érotique. Peut-être est-ce pour cela qu’il fait d’une vilaine une femme digne d’être aimée. Il s’oppose donc aux autres non dans sa description, mais dans la personne décrite. L’héroïne est la jeune paysanne, l’amour une satisfaction charnelle, non un raffinement animique. Les pièces du costume sont énumérées avec précision. Malgré tout, le désir du poète est vaincu par cette « vilaine courtoise », qui respecte ainsi les règles de la fin’amor contre lesquelles il a tenté de s’élever.
28Le vêtement suscite le désir, fait naître le fantasme, suggère la nudité. Il est l’une des composantes de la fin’amor. Il introduit une distance entre la dame et le troubadour, ainsi que l’exprime indirectement G. Faidit dans Lo rossinholet salvatge, v. 33 :
Mas sa cara-lh vi cobrir.
29Lorsque la dame voile son visage, il ne peut que l’aimer à distance. Mais c’est chez elle un signe de pudeur, non de refus de l’amour. Le vêtu dévoile le nu plus qu’il ne le cache.
Une nudité suggérée
30Le vêtement correspond donc, plus ou moins, à cet idéal de société qu’englobe la fin’amor. Signe de richesse, de luxe, il est aussi ce derrière quoi se cache le corps de la Dona qui, lorsqu’elle est courtisée, se doit de l’ôter, afin de permettre à celui qui l’aime de la contempler, et de l’enlacer. Certains iront même jusqu’à dire que si la Dona n’octroie pas le « sorplus », elle contrevient aux lois de fin’amor.
31Mais cette Dona est décrite aussi sans qu’un habit ne soit mentionné. C’est devenu un lieu commun que de dire que les troubadours esquissent plutôt un portrait abstrait, jugement de valeur plutôt que portrait d’ailleurs. Cela correspond peut-être à cette mode philosophique du platonisme qui se développe à partir de Poitiers d’abord, au temps de G. de Poitiers. En fait, les poètes sont amoureux de la Féminité, « objet amoureux insaisissable et non charnel », dira R. Lafont. Ce portrait, conventionnel, est plus ou moins celui d’Iseut la Blonde. La femme, dans sa réalité concrète et physique, tend à disparaître derrière une image idéalisée, mais accessible à tous, y compris au troubadour de basse extraction condamné à louer la femme du seigneur, et à l’aimer de loin. Je ne vais pas citer toutes les allusions rencontrées chez les troubadours, car, dans la plupart des cas, deux ou trois épithètes suffisent à caractériser la femme aimée. Je vais m’attacher un peu à cinq d’entre eux.
32Ecoutons d’abord A. de Mareuil, Belh m’es quan lo vens m’alena, v. 17 à 22 :
Plus blanca es que Elena,
Belhazors que flors que nais,
E de cortesia plena ;
Blancas dens ab motz verais,
Ab cor franc ses vilanatge,
Color fresc’ab saura cri.
33Toujours lui, dans son Salut d’amour, Domna, genser que no sai dir, v. 30-31 :
Ε’l gen cors e’l fresca colors
Bel ris e l’esgart amoros »
34ou v. 52 sq. :
Vostre gen cors cuende e gai,
Las vostras belas saurascris,
Ε’l vostre fron pus blanc que lis,
Los vostres uelhs vairs e rizens,
Ε’lnas qu’es dreitz e be sezens,
La fassa fresca de colors,
Blanca, vermelha, pus que flors,
Petita boca, blanca dens,
Pus blancas qu’esmeratz argens,
Mento e gola e peitrina
Blanca com neus ni flor d’espina,
Las vostras belas blancas mas,
Ε’l vostres detz grailes e plas.
35Ensuite, B. de Palazol, Ab la fresca clardatz, v. 25 à 28 :
El bel cors blanc e le
Graile gras e delgat
E-l plus azaut qu’om ve
E-l melhs afaissonat.
36Puis, G. d’Ussel, En tanta guiza-m mena amors, v. 14 :
E gens cors ab fresca colors.
37Enfin, R. de Miraval, Bel m’es qu’eu chant e conhdei, v. 39 à 42 :
Que flors de rozier quan nais
Non es plus fresca de lei
Cors ben fag e gen cregut
Boca et olhs del mon esclaire.
38Tous renvoient la même image, la même notion de blancheur ! Mais ils laissent tous supposer la nudité de la dame, même si elle n’est pas affirmée. Aucun n’évoque, directement ou non, un quelconque vêtement.
39Le nu n’est peut-être pas, alors, un « scandale ». L’homme médiéval est moins pudibond que l’homme moderne. C’est l’Eglise qui condamne la nudité, en particulier la nudité féminine. Par contre, dans la littérature, il en va autrement. L’évocation de la nudité provoque une érotisation, conventionnelle elle aussi, du portrait. Valorisé, ce nu est valorisant pour celle qui est son support, car il affirme sa légitimité en tant que dame courtoise. Selon J. Roubaud, « Il n’y a pas de description. Le « cors » de la dame est « corps présent » qu’il n’y a pas à montrer, puisque la monstration est l’affaire du récit » (La Fleur inverse, p. 244).
Une nudité révélée
40A travers ces portraits apparaît le corps nu de la Dona. Les vêtements – portés, ou ôtés – ne sont là que pour susciter le désir. Mais les mentions de la nudité sont loin d’être absentes, même si le champ lexical qui la sous-tend est peu développé : « cors blans – nutz, nuda – despolhar, lo despolhar – ses vestidura – desliar – ostar garnizos ». Là aussi, un vocabulaire conventionnel ! Mais, de même que le vêtement, la nudité peut avoir plusieurs fonctions, et renvoyer des images parfois contradictoires.
41C’est d’abord un signe de folie. Mais il s’agit alors de la nudité masculine, thème que nous retrouvons ailleurs. C’est P. Cardenal qui l’évoque, dans Una ciutatzfo no sai cals, v. 13 :
L’uns a roquet l’autre fon nus.
42Le vêtement fait l’homme civilisé, et conscient ; la nudité est son contraire.
43C’est aussi un signe de pauvreté, ainsi que l’écrit B. de Born (ou un autre), dans Mout mi plai quan vey dolenta, v. 6-7 :
E-ls trop nutz, ses vestimenta,
E van lur pan acaptar
44ou dans ces deux autres strophes, d’attribution incertaine elles aussi, Mal ο fai domna cant d amar s atarja. Cela correspond à la conception inversée de cette société. Dans ce cas, le nu s’oppose aux vêtements luxueux, témoignant d’une non-appartenance à ce monde. Même si la nudité n’est pas automatiquement exhibitionniste au moyen-âge, le vêtement est malgré tout plus ou moins imposé, par l’Eglise, mais aussi par la société, à qui il offre un moyen de reconnaissance, l’appartenance à un milieu social se révélant grâce à lui. Mais il s’agit là d’une exception, le nu ayant d’autres significations plus positives.
45La nudité masculine peut aussi être le signe de la virilité et de l’amour chevaleresque, qui s’oppose alors à celui du clerc. G. de Poitiers, dans un gab bien connu, Farai un vers pos mi sonelh, retrouve sa condition de chevalier en se dépouillant de son costume de pèlerin, prouvant aux deux dames qui l’ont amené chez elles qu’elles s’étaient leurrées sur son compte, v. 37 : « La una. m pres sotz son mantel », auquel répond le v. 62 : « Eu mi despoillei a lor grat ». En contre-partie, il montre leur condition non courtoise, puisqu’elles cherchent à aimer qui ne le mérite pas. L’une d’elles le cache sous son manteau, alors qu’elle le croit clerc. Elle révèle quelque peu sa nudité, ce qui est contraire à son monde.
46Remarquons de plus que la nudité masculine peut aussi symboliser l’amour éprouvé par le troubadour, si fort qu’il protège de tout, ce que rappelle B. de Ventadorn, Tant ai mon cor pie de joia, v. 13 à 16 :
Anar pose ses vestidura
Nutz en ma camiza
Car fin’amors m’asegura
De la freja biza.
47L’amoureux ne ressent rien, car Joi protège du froid et de la bise. Mais Bernard reprend là aussi un thème de cette lyrique, issu de Tibulle, poète élégiaque latin ami d’Ovide : « Quisquis amore tenetur, eat tutusque sacerque Qualibet : insidias non tenuisse decet. Non mihi pigra nocent hibernae frigora noctis, Non mihi, cum multa decidit imber aqua » (I, II, 27-30). Nous pouvons supposer que le troubadour est suffisamment « hors de lui » pour ne se rendre compte de rien. Il est possédé par Amor, qui est alors une folie, mais une folie positive. Dans son parti-men avec Eble, Guy d’Ussel exprime la même idée lorsqu’il répond au choix proposé.
N’Ebles, ges eu no son aissi cum vos,
Qe. m teigna dan freichs ni ploja ni venz ;
Qe fin’amors m’en deffent e jovenz
Qe m’art lo cor aissi totas sazos
Q’a pauc no vau ses braia ;
E de domna no cuidez q’eu m’estraia,
E la capa lais a vos, cui cove,
E. il domna sai qe no. us faria re.
48L’amour protège bien de tout !
49Cela nous ramène ainsi à fin’amor ! Dans les portraits précédents ressortait surtout l’idée de blancheur et de clarté, qui se révèle encore plus maintenant. Les femmes, d’ailleurs, se ponçaient la peau afin de la rendre plus blanche. Mais la blancheur est un symbole de pureté, ce qui poussera des troubadours comme Cercamon à exclure « lo fach » (et le fard). Le poète peut l’imaginer nue, il ne doit pas aller plus loin.
50Ecoutons B. de Born, Rassa tan creis e monta e poia, v. 12 à 19 :
Rassa, domn’ai qu’es fresqu’e fina,
Cuenda e gaia e mesquina :
Pel saur, ab color de robina,
Blanca per cors com flors d’espina,
Coude mol ab dura tetina,
E sembla conil per l’esquina.
A la fina fresca color,
Al bon pretz et a la lausor.
51Cette description de Maheut de Montinhac, assez réaliste, propose de manière conventionnelle la beauté de la femme, mais inclut à la fin des attraits plus intimes. Et c’est G. de Poitiers qui a inauguré ce thème des portraits féminins : la blancheur. Dans Farai chansoneta nueva, il signale de la Dona « que plus ez blanca qu’evori », v. 13. Comme certains de ceux qui vont lui succéder, il ne se contente pas d’une vénération toute platonique.
52B. de Ventadorn, dans Lo gens tems de pascor, en parle :
En leih, sotz fenestral,
Cors blanc tôt arrêtai
Com la neus a Nadal.
53Il récidive dans A ! tantas bonas cansos, v. 33 à 40 :
Qui ve sas belas faissos,
Ab que m’a vas se atraih,
Pot be saber atrazaih
Que sos cors es bels e bos
E blancs sotz la vestidura
– Eu non ο die mas per cuda –
Que la neus, can ilh es nuda,
Par vas lei brun’et escura.
54Mais Bernard est un grand amoureux devant l’Eternel, qui a résolu l’équation : nu <—> amour —> poésie, ou nu <—> regard —> amour —> poésie. Ce désir de contempler sa dame nue, qu’il exprime à nouveau dans Lonc teins a qu’eu no chantei mai, v. 58 à 66 :
Lo cors a fresc, sotil e gai,
Et anc no. n vi tan avinen.
Pretz e beutat, valor e sen
A plus qu’eu no vos sai dire.
Res de be no. n es a dire,
Ab sol c’aya tan d’ardit
C’una noih lai o. s despolha,
Me mezes, en loc aizit,
E. m fezes dels bratz latz al col.
55se double de cette affirmation, une constante chez lui : la dame l’aime, et, grâce à cela, le fait vivre ; sans cela, il n’est rien : ni amoureux, ni poète. Cette obsession du corps nu se retrouve dans Poys preatz me, senhor, ou dans Can vei la flor, l’erba vert e la folha, ainsi que dans Lancan vei per mei la landa, v. 29 à 35 :
Mal ο fara, si no. m manda
Venir lai on se despolha,
Qu’eu sia per sa comanda
Près del leith, josta l’esponada,
E. lh traya. ls sotlars be chaussans, a genolhs et umilians,
Si. lh platz que sos pes me tenda.
56Bernard désire ardemment être près d’elle, dans sa chambre, lorsqu’elle se déshabille. La considère-t-il vraiment, alors, comme une divinité à adorer, inaccessible ? La sensualité, explicite, qui s’affirme ici est la même que celle des autres cansos. Cependant, l’érotisme demeure latent, Bernard ne va pas jusqu’au bout de ses désirs. Tout est virtuel, idéal, rêvé. Le regard, irrésistiblement attiré par la Dona, est très important chez lui. Cette fascination est longuement déployée dans l’œuvre de Bernard.
57S’étale alors au grand jour ce désir qui parcourt la majeure partie de cette lyrique : voir la dame nue et la serrer entre ses bras. Elle est d’abord plus belle nue que vêtue, proclame B. de Born dans Casutz sui de mal en pena, v. 25 à 36 :
Ren de beutat non galia
Ni-n fai nuilla fantaumia
Lo jois,
Joves, gens cors amoros ;
E genssa, qui la deslia ;
Et on hom plus n’ostaria
Garnizos,
Plus en seriaenveois,
Que la nuoig fai parer dia
La gola, e qui-n vezia
Plus en jos,
Totz lo mons en gensaria.
58La nudité révèle la véritable personne intérieure, sans fard, sans mensonge. Dans cette canso, la dichotomie que l’on a bien voulu prêter à la fin’amor disparaît : tout le corps est désirable. L’évocation du sexe féminin, même si elle est moins obscène que celle que nous trouvons chez G. de Poitiers, n’en est pas moins précise. La femme n’est plus qu’un tronc, ses deux parties se sont réconciliées, et B. de Born peut alors affirmer la supériorité de l’amour charnel allié à l’amour spirituel. B. Marti, dans Bel m’es lai latz la fontana, ne dit pas autre chose :
Tant m’es graila e grassa e plana
Sotz la camisa ransana
Quand la veil fe que’us dei,
Ges non tenc enveja al rei
Ni a comte tant ni quant,
Qu’assatz fauc mielhs mon talant,
Quand l’ai despolhada
Sotz cortina obrada.
59Il réitère ce désir de caresser la dame dans Lanquan lo dous temps s’esclaire, v. 17-18 :
Quan sui nutz en son repaire
E sos costatz tenc e mazan.
60La nudité ne peut que flatter la Dona ; mais nous sommes là, alors, dans un vocabulaire érotique qui est, peut-être, l’un des fondements de la fin’amor. C’est cette même émotion qu’il chante lorsqu’il écrit :
S’illha-m fai-n breu consentida
D’aquo don ai dezirier
Qu’eu la bais nuda ο vestida
Ja autra ricor non quier
Assatz val mais qu’emperaire
Si dessotz son mantel vaire
Kosta son bel cors m’aiziu.
61Mais ce jeu courtois implique aussi une différence, ou/et un éloignement. La Dona est supérieure au troubadour, qui doit s’élever pour la mériter et obtenir sa « merce ». S’il s’agit d’un subterfuge, d’une affirmation gratuite de la part du duc d’Aquitaine ou d’autres seigneurs troubadours, il n’en est pas de même pour tous, et certains ne peuvent espérer être admis dans l’intimité réelle de celle qu’ils chantent. D’où cet espoir, sans cesse renouvelé, d’une égalité des deux partenaires dans le domaine de l’amour, reposant sur la reconnaissance de leurs mérites mutuels, physiques ou moraux. Ce désir de tenir la femme aimée nue se rencontre dans un autre partimen d’Eble et de G. d’Ussel, Pus endeptatz, ν. 1 à 6 :
N’Eble, pus endeptatz
Etz, doncx si teniatz
Ahora vostr’amia
Nuda entre vostres bratz
Per far que que. us vulhatz,
Chauzetz quai vos plairia.
62Eble peut choisir de partir et d’avoir alors une somme d’argent. Sa réponse est sans appel : il choisit de rester auprès de son amie, « Qe ricx suy, sols guays sia », v. 37.
63Inversement, la nudité suscite l’amour, ainsi que l’affirme P. Vidal :
E s’en grat servir vos pogues
Entre-1 despolhar e-l vestir
Jamais mais no-m progr’avenir
Car vostre dig e vostre plag
M’an sabor de roza de mag.
64Remarquons cependant que la Dona de Peire n’est pas Iseut la Blonde. Le portrait qu’il en dresse diffère de celui des autres ; peut-être est-il plus proche de la réalité, et donc plus véridique ?
E l’olh e-l cil negre espes
E-l nas qu’es en loc d’arbrier.
65Enfin, dans une estampida, Calenda maia, R. de Vaqueyras se lamente de n’avoir pu aimer charnellement sa Dona, v. 37 à 41 :
Que nuda
Tenguda
No’us ai ni d’als vencuda ;
Volguda,
Cresuda
Vos ai, ses autr’ajuda.
66Là aussi, replaçons-nous dans le contexte médiéval. Les documents tendent à montrer qu’il était d’usage d’ôter ses vêtements pour se coucher. Les troubadours traduisent donc là une réalité, qu’ils transforment malgré tout en fantasme poétique, jouant sur le « jauzir/jazer » comme ils savent si bien le faire lorsqu’il s’agit de mots !
67Cette nudité avouée, affirmée, n’a qu’un seul but, une seule conséquence : procurer une joie ineffable à celui qui la contemple, le Joi des troubadours. Relisons J. Roubaud, p. 13 de La Fleur inverse : « l’amour des troubadours est une morale, mais une morale essentiellement profane… l’amors est quelque chose de ce monde… la joie, même si elle doit se continuer dans l’autre monde, est un état atteint en celui-ci, ici et maintenant, par le seul effet de la lumière émanant de la dame et illuminant le chant ». C’est encore B. de Ventadorn qui va exprimer ce sentiment dans Lo tems vai e ven e vire, v. 50 à 56 :
Ai, bon’amors encobiba,
Cors be faihz, delgatz e plas !
Ai, frescha charn colorida,
Cui Deus formet ab sas mas !
Totz tems vos ai dezirada, que res autra no m’agrada.
Autr’amor no volh nien !
68Ce corps nu, offert à son admiration, qu’il attend, revient, tel un leitmotiv, dans ses cansos. Cette contemplation, malheureusement, peut être à son tour aliénante. Mais la folie est aussi un thème que nous retrouvons parfois chez Bernard. L’amour courtois, chez lui comme chez ses confrères en poésie, est sensuel autant que mystique. Le motif du Joy est l’un des plus important de la fin amor, qu’il sublime et transcende. Il est parfois atteint grâce à la nudité de la Dona, désirée, rêvée, ou admirée. Or, la nudité renvoie (peut-être) à la nature. Pour le Moyen Age, la beauté ne peut être que naturelle, créée par Dieu lui-même, idée chrétienne, bien évidemment, mais souvent employée par les troubadours. La beauté, et l’amour, sont œuvres de Dieu, qui veille alors sur les amants.
69Qu’elle soit cachée sous des vêtements, suggérée, ou dévoilée, la nudité attire le désir, focalise le regard, suscite Amor. Mais elle peut aussi être souhaitée par l’amoureux, qui veut alors voir celle qu’il aime nue. Tantôt en amont de l’amour, tantôt en aval, elle le provoque, ou retient le fantasme masculin. Le corps nu de la dame illumine, car il rayonne de clarté. Vu dans une chambre obscure, il transforme la nuit en jour. Il permet ainsi au troubadour de trouver le chemin du Joi, point d’aboutissement de tout amour, et de toute Canso.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Auteur
Arles
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