Merlin, ou l’homme sauvage chez les chevaliers
p. 17-28
Texte intégral
1En règle générale, les romans qui composent le Lancelot-Graal ne brillent pas particulièrement dans le champ de la description : si les personnages féminins, Guenièvre par exemple dans la Suite-Vulgate ont parfois le privilège d’être décrits de manière relativement détaillée, quoique conforme aux canons du genre, il n’en va pas de même le plus souvent pour les héros masculins1. Tout ce à quoi ils ont droit, c’est la mention de leur prouesse, de leur valeur guerrière, éventuellement de leur courtoisie ou de leur qualité de « prodome ». Quant à leur apparence physique, elle n’est tout simplement pas prise en compte au fil de la narration : un chevalier « semble bien » un chevalier, un homme de bien « semble prodome ». D’ailleurs, même si les portraits abondaient dans la Vulgate, nous n’en serions pas plus avancés pour notre sujet d’aujourd’hui, qui a trait à la vêture des personnages et non à leurs attributs physiques ou moraux. Et dans ce domaine, la moisson est encore plus réduite : l’habillement découle apparemment de la fonction, si bien qu’il n’y a pas lieu de préciser quels vêtements porte un roi, ou un chevalier, ou une demoiselle. D’ailleurs, les chevaliers sont le plus souvent en armes, et on ne voit pas bien quels détails on pourrait ajouter à cette donnée de base ; tout au plus précise-t-on parfois que l’un d’entre eux a une arme particulière2, ou fournit-on quelques indications sur ses « armoiries », pour employer un mot et un concept passablement anachroniques. Les « connaissances » peintes sur les boucliers ne relèvent pas, cependant, de la simple description que l’on pourrait qualifier d’« hyper-réaliste » : même dans les textes relativement anciens de la Vulgate qui les mentionnent encore assez rarement, elles ont une fonction narrative évidente : un « chevalier nouveau » a des armes blanches, comme Lancelot lorsque la Dame du Lac l’accompagne à la cour d’Arthur et sollicite du roi la faveur de l’adouber avec un équipement fourni par elle, et non par le trésor royal. Par la suite, les armes choisies par Lancelot durant son exil auto-imposé à l’Ile de Pleurs sont des « armes parlantes », qui révèlent à qui sait les lire l’identité du chevalier aussi bien que ses relations avec la reine de Logres… De manière plus générale, dans un monde obsédé par l’incognito, il est important de décrire les armes d’un héros, ne serait-ce que pour faire comprendre au lecteur les quiproquos causés par l’échange de son bouclier et de celui d’un autre chevalier moins brillant, ou moins connu. Mais encore une fois, peut-on considérer « les armes » comme un élément du, ou un substitut au, vêtement, qui nous amènerait à nous représenter les chevaliers comme des sortes de homards indissociables de leur carapace ?
2Quoi qu’il en soit, les allusions à la parure vestimentaire sont exceptionnellement rares dans ce type de textes, et prennent lorsqu’elles apparaissent une signification qui excède largement la seule valeur descriptive. Il y a donc lieu de s’intéresser de très près à ce qui constitue à ma connaissance la seule exception à cette règle de discrétion généralisée : le cas de Merlin, et de ses différences « semblances ». Par nature, Merlin est un scandale pour le narrateur médiéval : sa faculté de changer d’apparence à son gré, voire – comme on le constate dans l’épisode de Grisandole – de se débarrasser de son humanité même pour apparaître sous les traits d’un animal (un cerf dix-cors, ce qui témoigne du moins d’une certaine dignité) brouille de manière désastreuse les repères grâce auxquels un personnage est normalement défini dans le cours d’un roman. Ce malaise est sensible dès le Merlin propre3, lorsque les messagers envoyés par Pendragon pour trouver le devin de Vertigier s’avèrent incapables de le reconnaître dans ses multiples métamorphoses4, comme le leur fait assez sèchement remarquer le nouveau roi :
Et il [Merlin] respont : « Sire, je sui li hom qui vous trouvastes les bestes gardant. Et si fui icil qui vous dist que Augis estoit mors ». Quant li rois Toi, et cil qui avoec lui estaient, si s’en esmerveillierent molt. Lors dist li rois a ciaus : « Vous connoissies malvaisement Merlin quant il ensi vint devant nous et nous ne le peusmes connoistre ». Et il respondent : « Sire, nous ne li veismes onques mais tel chose faire, mais nous créons bien que il puet faire dire a vous ce que nus autres hom ne feroit. » (Manuscrit de Bonn, f° 1385)
3Il faut dire que Merlin s’est joué des messagers et du prince en leur apparaissant successivement sous la forme d’un bûcheron, d’un « vilain » gardien de bêtes – l’une de ses « semblances » préférées, que l’on reverra souvent – puis de deux « prodomes » apparemment différents :
[Merlins]… si se traist au plus tost qu’il pot vers une vile ou il sot que li message estoient qui le querroient et vint en la vile come un bosquerons, une grant coignie a son col et uns grans sollers cauchies et une courte cote vestue toute depechie. Et ot les chaveus tous irecies et la barbe molt grande et bien sambla home sauvage. […] Si avint que il trouva molt grant plente de bestes et un home qui estoit molt lais et molt contrefais qui ces bestes gardoit. […] Et quant il i sejournoit, si avint un jour que li prodom venoit a son ostel, molt bien atournes et molt bien vestus et chaucies, et dist : « Menés moi devant le roi ».[…] Et lors vint uns molt biaus prodom molt bien vestus et atomes et bien sambla prodom. (Ibid., f° 137-1386)
4Si le gardien de bêtes n’est pas autrement décrit ici, on rencontrera plus loin, à nouveau, une créature armée d’une cognée ou d’une massue et ressemblant, sans autre précision, à un « homme sauvage » ; on peut par ailleurs déjà noter, à propos des deux « hommes de bien », une insistance légèrement suspecte sur leur tenue vestimentaire : l’un est bien vêtu et bien chaussé (on notera la récurrence du motif des chaussures dans les incarnations merlinesques), l’autre est très bien vêtu et « arrangé », terme plus vague mais qui se réfère globalement à la parure, par opposition à l’apparence physique sur laquelle l’individu n’a pas d’influence.
5Dans la suite du Merlin propre, le « devin » continue ses mascarades, mais le texte se refuse à les décrire de façon détaillée : lorsqu’il s’agit de prévenir Uter de la tentative d’assassinat imminente de Hengist, la « semblance » adoptée est celle d’un homme d’âge vénérable, qui inspire confiance : il va de soi que dans la circonstance une apparence de « vilain » aux marges de l’humanité ne conviendrait pas, puisqu’elle produirait sur l’interlocuteur – le prince Uter – un effet opposé à celui que l’on recherche. Plus tard, quand il est question simplement de mystifier le même Uter tout en tenant la promesse faite à son frère, le rôle déjeune « valet messager » joué par Merlin ne requiert aucune description particulière : qui, en fait, se soucie des détails de l’apparence d’un serviteur ? En outre, dans ce cas, il n’est pas nécessaire de mentionner certaines caractéristiques vestimentaires, puisque l’important est qu’Uter reconnaisse un jeune homme qu’il a vu dans l’entourage de sa dame : ce sont bien cette fois, sans doute possible, les traits du visage et non la « défroque » qui « font le moine », et le don de métamorphose de Merlin ne saurait se confondre avec un art du déguisement, si raffiné soit-il.
6De fait, les occurrences suivantes de ce motif de l’apparence multiple admettent, sans toutefois s’y attarder, la qualité essentielle des transformations subies ou imposées par Merlin. Cet aspect est particulièrement évident dans l’épisode-clé de la conception d’Arthur, où Merlin ne se contente pas de modifier son apparence à lui, mais en fait autant pour Uter et Ulfin7. De manière analogue, dans la Suite Post-Vulgate du Merlin8, les apparitions successives de Merlin au jeune roi Arthur sous la forme d’un « petit enfant, » auquel le roi refuse d’accorder créance parce qu’il prétend avoir bien connu Uter et Pendragon, puis d’un sage vieillard, auquel il n’est plus possible d’opposer la même incrédulité quand il révèle à Arthur la tragique histoire de l’inceste que celui-ci vient de commettre, relèvent d’une métamorphose radicale, qui ne porte pas seulement sur les signes extérieurs, mais sur la nature même de la personne9.
7Dans la Suite-Vulgate, cependant, l’étrangeté radicale de Merlin tend à être escamotée ; au service du roi Arthur, il utilise essentiellement ses aptitudes particulières comme messager (il peut se transporter de la forêt de Bedingran en Petite-Bretagne en quelques heures, à la différence du commun des mortels) et comme « devin » au sens large : sa connaissance de l’avenir lui permet d’indiquer à Arthur la marche à suivre, de prévenir les assauts ennemis, et d’organiser la stratégie des batailles. Ajoutons à cela quelques mises en scène spectaculaires, comme l’incendie du camp des barons révoltés, ou le tourbillon qui abat leurs tentes et désorganise leurs troupes à la veille d’une autre rencontre avec les troupes d’Arthur. Merlin, au total, rentre dans le rang ; il a rempli déjà ses fonctions essentielles, que ce soit comme fondateur de la Table Ronde ou comme auxiliaire autorisant l’engendrement d’Arthur. Désormais, il joue les utilités : lorsqu’il intervient, c’est le plus souvent pour impartir à un individu ou à un groupe des informations certes importantes, mais qui auraient pu être insérées dans le récit au moyen d’autres techniques narratives. Le recours au « prophete des Englois » est dans une certaine mesure une solution de facilité, et dénote aussi une sorte de répugnance de la part du « continuateur » qui a entrepris de relier le Merlin propre au Lancelot à se priver des effets dramatiques que l’on peut tirer du personnage du devin-enchanteur.
8C’est alors qu’apparaît un schéma répétitif, au cours duquel Merlin joue le rôle d’un « vilain », d’un bûcheron ou d’un gardien de bêtes, à la rigueur d’un messager, en tout cas d’un personnage bien différencié du commun de la société chevaleresque : cette figure en général peu recommandable apporte des lettres ou annonce des nouvelles inattendues, et permet de la sorte à ses interlocuteurs de sauver une situation délicate.
9A chaque fois, le texte s’attarde avec une complaisance exceptionnelle sur l’apparence physique de cette créature, ou plus exactement sur sa tenue vestimentaire :
10— premier exemple, un « vilain » chasseur de canards qui va les offrir au roi Arthur en lui révélant la position d’un trésor caché (apte à redresser sa situation financière chancelante) :
Et il ot chaucies uns grans sollers de vache et ot vestu cote et sercot de burel et caperon et fu chains d’une coroie nouée de mouton. Et il estoit grans et lons et noirs et hirecies et sambla molt bien cruel et félon et dist : « Je ne prise mie roi qui trop aime son tresor et qui est regratiers. Et mal dehait ait rois regratiers qui n’ose faire d’un povre home riche et bien le puet faire. Je vous doing, fait il, les oisiaus. […] Quant Ulfins l’entent si conmence a rire et sot bien tantost que ce estoit Merlins. (Ibid., f° 176)
11— second exemple, un vieillard « gardien de bêtes » (l’identité des bêtes n’est pas précisée) vient se lamenter à portée des oreilles de Gauvain sur la perte que va subir le roi Arthur en la personne de Sagremor de Constantinople, attaqué par une armée saxonne ; Gauvain, ainsi prévenu, va pouvoir aller à la rescousse avec ses frères et ses compagnons.
Si se leva Merlins et prist congie a lui et s’en revint devant la vile de Kamaaloth et prist une vielle samblance et fu em par le cors vestus d’une vielle cote de buirel toute desciree et toute despanee. Et il fu Ions et crochus avant et les espaulles retraites et bochus pour la corbesce de la viellece. Et ot sa teste entre mellee de chaines et la barbe longe et tournée et tenoit une mache a son col et chatoit molt grant foison de bestes en tour lui. (Ibid., f° 203)
12Précisons que ce personnage est traité de « vilain » par Gauvain, et que dans le cours de la scène il se comporte en « fou » en agitant sa massue dans tous les sens. On peut donc considérer cette « semblance » comme un « concentré » des ingrédients essentiels qui caractérisent les apparitions de Merlin « deguisé ». Les jeunes gens le rencontrent ensuite sur un « destrier », puis, retrouvant le destrier sans cavalier et la selle couverte de sang en déduisent qu’il est mort.
13— troisième exemple : en fait, ce « vilain » s’est simplement « transformé » en « garçon » – noter qu’il ne s’agit pas d’un « écuyer » – porteur de nouvelles pour un scénario du même type que le précédent :
Or dist li contes que quant li vilains vit et sot que Gavains et si compaingon furent ale a Bedyngram si en fu molt lies, car il sot bien que li doi frere Yvones li Grans et Yvones li Aoutres en furent issu del castel d’Arondel, si vit bien que molt estoient en grant aventure d’estre ocis ou pris. Lors prist une samblance d’un garçon a pie trotant et porta unes letres seelees en un escucel qui pains estoit des armes au roi Urien. Lors s’en ala et vint a Bedingram et fu en cors et escourcies, un chapelet de flours en sa teste et tint un bastounet lonc et graille si fu chaudes d’uns sollers bas as noiaus et d’unes chauces noires de sinbrun et fu vestus d’une fustane noire et d’orfrois bendee la chevessaille et les mances ausi et fu chains d’une coroie blanche feree a menbres de laiton de lix en lix. Et il fu lons et bruns et n’ot point de barbe et fu sans coife et ot entre ses espaulles un chapelet de feutre qui pendoit a son col par un las qui i estoit. Et il en vint au maistre palais et en monta les degres, et quant il fu amont si demanda pour Gavain et on li moustre. Et il s’en vint devant lui et s’agenoulle et le salue de par son cousin le fil au roi Urien. (Ibid., f° 208)
14Dans la même série, on peut mentionner un « vieillard » très brièvement rencontré par Gauvain, et qui conseille au jeune homme de ne pas s’attarder sur le champ de bataille de crainte d’être submergé par les renforts saxons tout proches. On n’en reparle plus, et il ne fait même pas partie de la liste des « apparitions » mystérieuses que Gauvain soumet à la sagacité de Dô de Cardueil, seul capable à ce point du récit d’unifier le multiple et d’identifier Merlin. Qu’il s’agisse cependant de l’enchanteur, c’est ce que confirment les détails fournis par le texte sur sa tenue :
Quant Gavains entent la parole al prodome si le regarde. Et il li samble si vix et si crollant qu’il s’enmerveille cornent il se puet tenir a cheval et voit qu’il avoit la barbe si longe qu’ele li venoit jusques au neu del baudre et estoit toute chanue. Et si avoit un chapel en sa teste de flours et une robe de noirs dras vestue, et si tenoit sa main a l’arçon de la sele devant… (Ibid., f° 213)
15En effet, la description détaillée des vêtements d’un personnage apparemment mineur en vient à signifier, pour le lecteur sinon pour les personnages, l’entrée en scène de Merlin. Dès l’instant où le récit consacre plus qu’une simple mention à un « vilain », à un messager, à un « bûcheron » ou à un « prodome », c’est la preuve que celui-ci n’est pas ce qu’il paraît être. Il y a, dans le cours normal de la narration, des figures de ce type qui remplissent leur rôle d’« utilités narratives », informant tel ou tel parti de la situation dans son ensemble (lorsque Gauvain et ses frères et cousins arrivent dans le royaume de leur oncle, par exemple) ou précisant la localisation des troupes ennemies et alliées. Elles ne sont jamais décrites : dans leur cas, puisqu’elles coïncident entièrement à ce qu’elles sont, il n’est pas nécessaire de préciser ce que l’on entend par « vilain » ou « cherbonnier ». En revanche, lorsqu’il s’agit de présenter un personnage qui usurpe en quelque sorte l’apparence de l’un de ces figurants dont le droit de cité dans le récit est bien établi, il devient indispensable de présenter ses « lettres de créance », de justifier d’une certaine manière l’erreur que vont commettre les destinataires de cette mascarade. Merlin en tant qu’acteur, aussi bien que Gauvain ou Sagremor en tant que spectateurs de la mise en scène, doivent prêter attention à des détails superflus en d’autres circonstances. Lorsque le « prophete des Englois » joue le rôle d’un « vilain » détenteur de nouvelles de la plus haute importance pour l’avenir de la Grande-Bretagne, il convient qu’il apparaisse comme l’épitomé du « vilain », afin que l’illusion soit parfaite. Gauvain ne doit pas être averti par quelque indice révélateur que son interlocuteur n’est pas ce qu’il prétend être. D’où un luxe d’informations, dont la « provenance » textuelle n’est pas toujours claire.
16A cette motivation d’ordre interne s’ajoute d’ailleurs ce qui semble relever d’un pur plaisir ludique de Merlin : son apparition en chasseur de canards n’est pas plus justifiée d’un point de vue narratif que son déguisement très élaboré en « gardien de bêtes » chargé de diriger Calogrenant vers la Fontaine d’Yvain ou le Chevalier au Lion dans le Livre d’Artus10. Ce dernier exemple, bien sûr, ressortit aux charmes de l’intertextualité, ou, en termes modernes, du pastiche : le portrait que donne Chrétien de sa créature à peine humaine11 est repris scrupuleusement par le texte en prose, qui ne le modifie que pour préciser un détail laissé dans le vague ou pour accroître l’effet global du « déguisement ». La différence est que l’image terrifiante présentée par l’écrivain du xiie siècle comme la vérité d’un personnage aux frontières de l’humain est devenue la mascarade construite de toutes pièces par Merlin pour charmer son ennui et causer des difficultés au chevalier de la Fontaine, qui a la malchance d’être le cousin de l’ami de son infidèle « Niniane ». La dimension véritablement inquiétante du gardien de bêtes rencontré par Calogrenant puis Gauvain, dont l’écart par rapport aux normes habituelles de l’humanité suscite une réaction d’angoisse combattue par l’incrédulité, est ici dans un premier temps gommée par l’admiration amusée que le lecteur est invité à éprouver à l’égard de Merlin, capable d’accomplir une telle transformation. Cependant, on est en droit de se demander si cet ultime tour de passe-passe qui confirme la gloire du magicien-devin ne nourrit pas une angoisse plus radicale vis-à-vis de l’écriture romanesque, perçue comme métaphore du réel.
17Le gardien de bêtes de Chrétien est un homme proche de l’animalité, et c’est la perception de la fragilité de cette frontière entre homme et animal qui inquiète. Mais Merlin gardien de bêtes dans le Livre d’Artus fait planer un doute plus profond sur la nature même des choses : dès lors que le « changeforme » qui peut prendre à son gré n’importe quelle apparence et modifier aussi celle d’autrui à son gré circule librement à travers le récit, comment peut-on jamais être sûr de la vérité de ce que l’on voit ? Le témoignage oculaire, hautement en faveur au Moyen Age, perd soudain de sa validité : Calogrenant a bel et bien vu un « gardien de bêtes », comme les messagers de Pendragon et le jeune Gauvain avant lui, mais ce gardien de bêtes était en réalité un « trompe-l’œil », une fausse « semblance » qui dissimulait le magicien des princes12. Comment désormais se fier au témoignage de ses sens, comment être sûr que ce que l’on voit est bien conforme à la réalité ? Et corollairement, si le personnage à l’intérieur du récit est amené à douter de la vérité de ce qu’il voit, comment le lecteur, appelé à accomplir un « acte de foi » encore bien plus considérable, peut-il être sûr de la vérité des faits qui lui sont rapportés ?
18La malédiction qui pèse sur Merlin dès le roman éponyme des années 1220 n’en finit pas de se faire sentir : interrogé par Uter qui s’étonne de l’absence de son « devin » aux grandes fêtes qu’il a pourtant lui-même recommandé de donner, Merlin répond :
Naie, je n’i voil mie estre, quar je voil que cil croient ce que il verront avenir, que je ne voil pas que il dient que je aie fait ce qu’il avenra. (Micha, § 49).
19L’apparence « muable » de Merlin contribue à saper sa crédibilité, en introduisant dans le monde une marge d’incertitude en contradiction flagrante avec les lois considérées comme naturelles. A long terme, les inconvénients de cette caractéristique merlinesque l’emportent sur les avantages que présente un personnage aussi « souple », et le « Conte » élimine sa figure fondatrice. Mais, avant de s’y résoudre, il emploie diverses stratégies palliatives, afin d’estomper la difficulté. C’est pourquoi les textes attachent une telle importance aux vêtements de Merlin lorsqu’il apparaît sous l’une de ses « semblances » variées : en se focalisant sur les « marques extérieures » qui permettent d’identifier ordinairement un personnage, on peut substituer au concept très dérangeant d’une métamorphose réelle, où se dissout la notion même de véritable apparence, celui du simple déguisement, à grand renfort d’accessoires de théâtre, en quelque sorte.
20Ce qui fait le messager ou le « vilain », c’est son vêtement, sa parure, les signes de sa fonction (comme par exemple la boîte dans laquelle on transporte des lettres). C’est là-dessus que Merlin joue, et cela évite de s’interroger sur l’apparence véritable du prophète-magicien – question que les textes se gardent bien de poser, une fois que ceux qui s’y sont risqués se sont enfermés dans une impasse. Il arrive parfois que l’on mentionne en passant que Merlin est à la cour, ou qu’il rencontre un chevalier, sous sa forme habituelle ; on se garde de préciser si cette forme est « la vraie », ou celle que par commodité le roi, son entourage, et Merlin lui-même se sont mis d’accord pour considérer comme le « signe » de l’enchanteur13. Dans le même ordre d’idées, ce malaise vis-à-vis d’une figure qui transcende les catégories habituelles de l’être et du paraître explique en partie pourquoi Merlin n’adopte presque jamais la « semblance », ni la vêture, d’un chevalier : au péril de l’indifférenciation en général s’ajouterait alors celui, peut-être plus immédiatement intolérable, d’une confusion des « états », des statuts sociaux.
21La seule exception, à ma connaissance, se situe dans la série des interventions de Merlin pour guider Gauvain, et on peut admettre que le récit s’est laissé emporter par son élan, passant par toute la gamme des « semblances » possibles, et contraint en quelque sorte d’ajouter celle du chevalier – un chevalier d’ailleurs en bien piteux état ! – pour faire nombre et constituer une ultime variation sur le thème central, sans par ailleurs susciter les soupçons de Gauvain : si celui-ci voyait arriver un nouveau « gardien de bêtes », ou un nouveau messager, il risquerait de perdre du temps à poser des questions embarrassantes ! D’ailleurs, dans la suite on ne reparle de cette « épiphanie » qu’en employant le terme générique « homme ». En effet, qu’il soit d’origine royale, comme le prétendent la plupart des manuscrits du Lancelot14, ou qu’il vienne simplement d’une famille de « bourgeois » honorables, Merlin de par ses qualités particulières est exclu de la caste chevaleresque : tout le désigne à la « clergie », et ce serait de sa part une usurpation encore plus intolérable que les autres que de s’attribuer les marques extérieures du chevalier, les armes et les pièces de l’armure. A plusieurs reprises, il justifie son refus de prendre part aux batailles en tant que combattant par un souci du salut de son âme d’autant plus compréhensible que la majorité des textes éprouve les plus vives inquiétudes à ce sujet (en d’autres termes, le « péché originel » lié à la maissance peu catholique de Merlin semble suffire à assurer sa damnation, et il n’est pas nécessaire qu’il charge son âme déjà bien mal engagée de plus de péchés qu’elle n’en porte naturellement). Mais derrière cet argument « théologique » acceptable se dessine le refus de porter atteinte à l’honorabilité d’une catégorie, disons « socio-culturelle », qui se situe au fondement du roman arthurien en prose : les chevaliers ont déjà, semble-t-il, bien du mal à se reconnaître les uns les autres au hasard des rencontres dans les forêts profondes, il vaut mieux ne pas introduire dans leurs rangs un doute essentiel quant à leur essence chevaleresque. Merlin est capable de prendre n’importe quelle apparence – ou du moins de se déguiser en n’importe quoi – mais autant que possible il ne se « grime » pas en chevalier.
22Il faudrait pousser plus loin l’étude, et rejoindre, par-delà les « semblances » que l’on pourrait qualifier de « costumées » de Merlin, cette « semblance » originelle qui est peut-être bien son essence, et qui menace toujours de faire retour dans son activité : celle de l’Homme Sauvage – par définition, et bien que cela ne soit pas habituellement précisé, dépourvu de vêtements. Le temps disponible ne le permet pas, mais on peut néanmoins suggérer que l’insistance sur des détails de vêture et d’ornement apparemment triviaux lorsqu’il s’agit de parler de Merlin trahit une « hantise » à l’égard de sa nudité première, doublée, ou affaiblie, de bestialité : Merlin bébé, ou Merlin à l’état sauvage, est couvert de poils. L’appareil vestimentaire, qui va de soi pour les autres personnages, est pour lui un effort, un progrès, un tour-de-force qui le distancie de sa vraie nature, trop redoutable pour avoir droit de cité dans le roman autrement que sous la forme de vestiges résiduels, la chevelure broussailleuse, la barbe envahissante, la couleur sombre de l’habit15 qui constituent des constantes des incarnations merlinesques16. Pour ceux qui sont confrontés à ces différents avatars, l’accent mis sur les éléments les plus superficiels, et les plus aisément transformables, de l’apparence humaine a pour effet de rapprocher Merlin de cette humanité dont il ne fait pas entièrement partie. Mais pour Merlin lui-même, on est en droit de se demander si le « costume » du messager ou du bûcheron est autre chose qu’une variation mineure, un degré zéro de la gamme des métamorphoses. Etre messager ou gardien de bêtes n’est pas différent d’être enfant ou vieillard : ce sont des personae plus ou moins sophistiquées que le devin-enchanteur revêt, avec une plus ou moins grande économie de moyens, mais l’écart essentiel entre ce qu’il est et ce qu’il paraît demeure.
Notes de bas de page
1 Il y a des exceptions, par exemple le long, et étrangement féminisé, portrait de Lancelot dans le texte éponyme, et à peu de distance de celui-ci, le portrait étonnamment nuancé de Claudas de la Déserte.
2 Par exemple, la hache de Claudas dans « la Marche de Gaule », qui vient s’inscrire dans une série d’éléments ambigus qui témoignent de la complexité du personnage.
3 Attribué à Robert de Boron. Voir l’édition A. Micha, Genève : Droz, 1980.
4 Encore le Merlin propre français n’aborde-t-il pas le problème de l’âge apparent de Merlin, qui est au contraire au centre de l’épisode dans le roman moyen-anglais Of Arthour and of Merlyn : dans ce texte, les malheureux messagers cherchent en effet un « enfant ». et n’ont aucune chance de le reconnaître sous les traits d’un gardien de bêtes d’âge indéterminé, ou de « prodomes » dont la caractéristique dominante est une certaine maturité !
5 Ce manuscrit complet du Lancelot-Graal, qui va être édité en trois volumes à la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard (2001-2003) a l’avantage de présenter une « biographie » complète de Merlin, plus cohérente que ne peuvent l’être des passages empruntés à des manuscrits différents.
6 C’est moi qui souligne.
7 Ce qui. on ne saurait le nier, fait planer les plus sérieux doutes sur l’identité du père d’Arthur : que ce ne soit pas le duc de Tintagel est indéniable – mais quant à savoir si c’est bien Uter qui a couché avec Ygerne sous les traits de son mari, c’est une autre affaire. D’une certaine manière, il serait tellement plus satisfaisant de faire d’Arthur le fils de Merlin…
8 Récemment éditée par Gilles Roussineau. La Suite du Merlin, 2 vol., Genève : Droz, 1997.
9 Certes, on pourrait toujours suggérer qu’il s’agit d’une illusion, et que le véritable Merlin ne change pas derrière ses masques revêtus comme des oripeaux de théâtre. C’est, après tout, ce que fait l’enchanteresse Morgue, qui dans les Prophesies de Merlin donne à ses amants, par ses sorts, l’impression qu’elle est belle et jeune, avec une peau bien lisse, et qui est subitement révélée, au sens propre, comme une « vieille peau ». A moins qu’on ne puisse dire que, dans le cas des magiciennes, la « peau », c’est-à-dire l’aspect purement physique de la personne, relève d’un artifice analogue à celui du vêtement pour les simples mortels.
10 Le Livre d Artus, vol. VII (Supplement) of the Vulgate Version of the Arthurian Romances, ed. O. Sommer, Carnegie Institute of Washington, Washington, 1913. Il s’agit en fait d’une variante de la Suite-Vulgate du Merlin, attestée par un unique manuscrit.
11 Voir la question un peu inquiète de Calogrenant : « Quiex hom iés tu ? » (v. 329, dans Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, éd. Daniel Poirion, Paris : Gallimard « Pléiade ». 1994). La réponse « Tex con tu voiz : /Si ne sui autres nule foiz » (v. 329-330) prend évidemment une résonance particulière lorsqu’on « sait » qu’il s’agit de Merlin, qui est précisément très souvent « autre ».
12 C’est un peu l’histoire de la lectrice assidue de contes de fées, qui ne peut croiser une grenouille sans se précipiter pour l’embrasser, dans l’espoir qu’elle se transforme en Prince Charmant – ou dans la crainte de provoquer la colère d’un de ces Princes, en omettant cette mesure toute naturelle dans le cadre d’un genre littéraire où les grenouilles ne sont jamais ce qu’elles paraissent être.
13 C’est ainsi que dès la fin de l’épiosde de Vertigier, la question de l’âge de Merlin n’est plus jamais posée ; il semble marquer une préférence pour les « semblances » d’âge mûr, conformes à ce que l’on attend d’un conseiller des rois, mais les Premiers faits prennent soin de préciser que c’est sous les traits d’un jouvenceau bien de sa personne que Merlin se présente d’abord à Niniane. Par la suite, il va la voir « sous sa forme accoutumée » : mais s’agit-il de la forme à laquelle la demoiselle est accoutumée, ou de celle que « porte » le plus souvent Merlin ? Le texte ne revient jamais là-dessus, et ne donne pas d’autres informations vestimentaires que celles qui figurent dans l’épisode de la première rencontre. Au contraire, la Suite Post-Vulgate fait de l’horreur qu’inspire physiquement Merlin à la Demoiselle Chasseresse l’une des raisons pour lesquelles elle s’acharne à sa perte, et un certain nombre de textes, en établissant le principe de l’échange entre la « virginité » d’une jeune fille et la « science » de Merlin, suggère que celui-ci doit avoir recours à ce chantage à l’enseignement parce que son apparence ne lui permet pas de séduire les femmes qu’il désire – étrange faiblesse de la part d’un personnage dont on serait bien en peine de faire le « portrait-robot », tant il est « instable ».
14 Pas le manuscrit de Bonn, toutefois, qui modifie la version courante du Lancelot de manière à en estomper les divergences avec le récit initial de la naissance de Merlin tel qu’il apparaît au début du Merlin propre. Voir l’édition Micha du Lancelot (tome II), et la version non cyclique présentée par le Lancelot de la collection « Lettres gothiques » (texte présenté, traduit et annoté par Fr. Mosés, d’après l’éd. E. Kennedy).
15 La vêture de Merlin est sombre en général, comme en souvenir de son « pelage » d’origine d’ours ou de loup, présent à l’état vestigiel lors du récit de la naissance du personnage : « Et quant les femes le rechurent se ni ot cele qui ni eust mult grant paour pour ce qu’il le virent plus pelu et plus grant poil avoir qu’eles n’avoient onques veu a nul enfant avoir. » (Bonn, f° 126.) Voir sur ce point l’article de Ph. Walter, « Merlin, le loup et saint Biaise », Mediävistik, 11, 1998 (p. 47-61). Zéphyr et la « noire cappette » qui sert à l’identifier au fil du Roman de Perceforest est un avatar de Merlin en plus d’un sens…
16 Cependant, à l’autre extrémité du spectre des métamorphoses merlinesques, pour ainsi dire, la vêture joue un autre rôle, plus fondamental. Si l’on peut considérer que dans les épisodes « épico-courtois » qui décrivent les relations du magicien-devin avec la cour ou les parents d’Arthur, l’insistance sur les détails vestimentaires qui servent à la caractérisation des personnages qu’il incarne a pour but de « banaliser » son don de métamorphose en le remplaçant par un talent, ou un « art » du déguisement nettement moins unheimlich, il arrive dans quelques passages surgis du passé mythique du personnage que le vêtement s’inscrive dans une autre problématique : il ne s’agit plus ici de choisir de deux maux le moindre, mais de maintenir, ou de ramener, Merlin dans les limites d’une humanité dont il tend à s’éloigner en tant qu’Homme Sauvage. L’alternative n’est plus exactement dans ce cas entre apparence et essence, mais entre nudité et vêtement, pris respectivement comme signe de la sauvagerie et de la civilisation. Ce n’est pas un hasard si l’intervention la plus développée de Merlin en tant qu’Homme Sauvage a lieu lors de l’épisode de Grisandole, après que sa première apparition à la cour de l’empereur de Rome s’est effectuée – sans que les autres personnages en soient conscients, bien sûr – sous la forme d’un cerf, c’est-à-dire d’un animal en qui toute trace d’humanité a disparu. Le corpus merlinesque associe souvent celui-ci aux bêtes sauvages, que ce soit la Vita Merlini qui le dépeint sous les traits d’une divinité païenne montée sur un cerf dont il arrache les bois pour tuer le second mari de son ancienne épouse, ou tous les textes français que nous avons déjà cités qui en font un « gardien de bêtes », depuis les cerfs jusqu’aux taureaux sauvages. (Voir en particulier à ce propos Le devin maudit, sous la direction de Ph. Walter, Grenoble : ELLUG, 1999.) Un lecteur suspicieux peut aussi rêver sur l’étrange ressemblance entre Merlin et la Bête Glatissante mais l’histoire de Grisandole est à ma connaissance le seul texte qui franchisse le Rubicon et affirme tout uniment qu’un animal n’est autre que Merlin métamorphosé. Il ne saurait évidemment être question de déguisement dans ce cas de figure, bien qu’on ne puisse tout à fait exclure l’éventualité d’une illusion, d’un « sort » par lequel Merlin ferait croire aux Romains qu’ils voient un cerf alors qu’en fait ils le voient, lui, Merlin.
Auteur
Université du Connecticut, Storrs, Etats-Unis
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