Le nu et le vêtu d’une princesse sarrasine dans Fierabras
p. 7-16
Texte intégral
1On ne saurait remettre en question l’importance du code vestimentaire au sein des différentes cultures ; sous divers angles et à partir de différentes méthodologies, les anthropologues, les historiens, les sociologues et chercheurs en général en ce qui concerne les sciences humaines, sont unanimes sur ce point.
2C’est que par la valeur accordée à ce code par une société déterminée, on peut connaître plus facilement le comportement de ce groupe humain ainsi que sa façon de concevoir et organiser son monde. Et une source privilégiée d’accès réside dans les productions de l’imaginaire, et parmi elles, la littérature ; car l’auteur, produit de ce monde et de son temps, projette dans son œuvre, d’une façon plus ou moins explicite, ce qui définit, sinon la totalité du monde auquel il appartient, au moins son groupe social. Et comme le dit Jacques Le Goff dans L’Imaginaire Médiéval à propos des codes alimentaire et vestimentaire : « Dans la société féodale ces codes ont fonctionné avec une efficacité particulière, car ils avaient une place essentielle dans le statut social et dans le système de valeurs. […] Le paraître s’exprimait avec force à travers eux1 ».
3La fonction de ce code ne s’épuise donc pas dans la valeur dramatique de l’habit, signifiant du statut social de l’individu qu’il recouvre ; mais ce code, dans lequel le costume s’érige en déictique fondamentalement social, visant dans ce cas l’aspect extérieur, c’est-à-dire celui du paraître, peut aussi, tantôt montrer, tantôt voiler des structures significatives plus profondes qui concernent non plus le paraître, mais l’être…
4Que l’on ait choisi une chanson de geste de la fin du xiie siècle dans le but d’analyser ce que la femme représente dans l’imaginaire du guerrier, à travers le vêtement féminin, pourrait surprendre dans la mesure où ce genre littéraire a priori, et selon la tradition, n’accorde guère d’importance aux sujets concernant la femme. Toutefois, le texte de la version de la chanson de Fierabras2, conservée à la Bibliothèque Impériale, nous offre, quant au costume féminin, une variété véritablement significative et parfaitement structurée du point de vue de la valeur symbolique. En outre, ce texte présente l’avantage d’avoir intégré tout ce que l’on peut rencontrer à ce sujet dans des chansons plus anciennes du Cycle du Roi, qui sont justement celles que nous avons retenues.
5C’est ainsi que si nous avons choisi la garde-robe de la princesse sarrasine Floripas comme objet de cette étude, c’est parce qu’on y trouve les clés qui nous aideront à mieux comprendre ce que signifie la femme aux yeux du guerrier, ainsi que le rôle que cette société féodale lui impose dans son univers imaginaire. L’analyse portera donc sur deux points : le premier nous mènera vers la connaissance d’une identité, le deuxième vers celle d’une fonction.
6En ce qui concerne le premier point, nous remonterons jusqu’au plus ancien texte du Cycle du Roi, la Chanson de Roland, car celle-ci contient déjà une structure symbolique, parfaitement conformée du code vestimentaire chez la femme. On pourra voir, à travers deux figures opposées, celle de la chrétienne Aude, et celle de la païenne Bramimonde, comment une dichotomie est projetée, dans laquelle l’opposition marqué/non marqué par rapport à l’habit, va être présente dans le reste des chansons antérieures à Fierabras. Il est vrai que dans la Chanson de Roland, ces deux pôles sont exprimés avec une économie descriptive poussée au plus haut degré, mais ils n’en sont pas moins évidents pour cela.
7En effet, dans la version d’Oxford3, c’est par le biais de l’imaginaire que Aude la chrétienne apparaît à l’esprit du lecteur habillée en fonction de son lien de parenté avec Olivier, n’étant ornée dans le texte que de l’épithète « bele4 », tandis que Bramimonde, également parée de par son haut lignage, offre un superbe collier à l’épouse de Ganelon5, témoignage de sa richesse vestimentaire. C’est le jeu de présence/absence qui s’instaure tout en dirigeant le sens de cette dichotomie, puisque si les vêtements utilisés par ces deux femmes ne sont pas mentionnés, ils sont présents. En effet, l’auteur n’introduit dans le texte aucun indice qui, explicitement, nous permette de mettre en rapport l’habillement de ces deux femmes, car c’est seulement par le biais métonymique d’un ornement offert par Bramimonde que l’on peut qualifier de marqué le costume de la sarrasine, face à celui de la belle Aude qui demeure non-marqué.
8Dans la Chanson d’Aspremont, on retrouve le même schéma bien qu’avec quelques variantes, puisque dans ce cas, le vêtement que porte la reine sarrasine est directement mentionné – elle possède un « anel » merveilleux, et au moment de son baptême on lui fait « tos […] dras oster6 » – tandis que l’auteur ne dit rien au sujet du costume de dame Emeline, épouse de Girart d’Eufrate, qui, comme Aude, n’est revêtue que de son lien de parenté et de qualités dues à son âge : elle est « prode7 », elle est « cortoise8 » ; et si elle n’est pas qualifiée de « bele » comme Aude, elle a par contre un « fier vis9 ».
9La Chanson d’Aquin présente un traitement analogue du code vestimentaire féminin, du point de vue de son organisation structurale, mais le costume de la femme païenne se trouve davantage marqué grâce à une amplification de la description :
Gent ot le corps, gresle et eschevis,
La chieré blanche plus que n’est flour de lis,
Et revelante comme rose de pris.
Desus le blanc est le vermeil assis ;
[…]
En son dos ot ung bliaut de samis
Et à son coul ung mantel de grant pris,
Moult estoit riche, fourré estoit de gris
A or d’Arabe sont les tessuz assis ;
Moult y ot pierres, bons rubiz et safirs
Qui mielx valaint que cent marcs tous massis.
Large couronne portoit desus son vis10.
10C’est le caractère ostentatoire du vêtement qui attire l’attention du lecteur, tandis que, comme d’habitude, le silence se fait autour du vêtement de la chrétienne. Ainsi Bagueheut, sœur de Charlemagne, femme de Tiori, duc de Vannes, et mère de Roland, est la dame qui est « gentis » et « belle ο le cler vis11. »
11Et finalement, dans Fierabras, la chrétienne apparaît sans substance physique dans la mesure où elle n’a même pas d’entité réelle : elle fait seulement partie de l’énumération de ce qui doit être donné par les chrétiens pour droit de passage du pont Mautrible. En effet, parmi les objets les plus précieux pour le chevalier – « faucons mués », « palefrois fors », « destriers séjournes », « mil mars d’or esmerés », « d’or et d’argent quatre sonmiers trousés » – doivent être remises « C. puceles castes12 ». Ceci ne pose aucun problème car comme dit le sage Namles : « Assés i a pucieles à gens cors honnerés13 ». La requête du gardien du pont représente l’incarnation d’un idéal féminin circonscrit au monde du chevalier chrétien qui, dans ce texte, se concentre sur les jeunes filles chrétiennes.
12Une fois encore, l’auteur d’un texte épique orne le substantif qui désigne la femme chrétienne d’un adjectif qui pourrait bien être la clé de la signification de la valeur accordée à la figure féminine. En effet, d’un côté on atteint le point limite de sa désincarnation physique puisque non seulement le silence autour du costume demeure, mais, qui plus est, tout support physique d’un éventuel habillement a disparu pour aboutir à l’idée d’une femme exclusivement ornée de vertus morales : elle est chaste. A l’autre pôle, nous trouvons la princesse sarrasine Floripas que l’auteur nous présente à travers une longue description de 38 vers ! Là, on voit comment l’auteur combine de façon consciente la description du corps de la jeune femme avec celle de son vêtement :
Moult par ot gent le cors, escevi et molé,
La car ot tenre et blance comme flours en esté,
La face vermellete comme rose de pré,
La bouce petitete, et li dent sont seré,
Ki plus estoient blanc k’ivoire replané.
Les levres ot grossetes, dou rouge i ot assés,
Le nés ot bien séant, le front bel et plané,
Les ex vairs et rians plus d’un faucon mué ;
Basse avoit le hancete et deugié le costé.
Vestue fu d’un paile galacien saffré ;
La fée qui l’ot fait l’ot menu estelé
D’estoiles de fin or qui jetent grant clarté.
Çaint ot.I. singladoire menuement ouvré ;
La boucle fu moult rice, de fin or esmeré.
Hons ne fame qui soit n’ara le poil mellé,
Ne ja n’ert de venin ne d’erbe enpuisonné ;
Se il avoit.III. jours ou. IIII. jéuné,
S’esgardast la çainture et l’anel noielé,
Si aroit il le cors et le cuer saoulé.
Cauces avoit moult rices, de paile à or freté.
Si sauler furent rike, menu eskierkeré ;
D’argent et de fin or estoient painturé.
D’un rice singlatum ot mantel affublé ;
Une fée l’ouvra par grant nobilité,
En l’ille de Corcoil, dont on a moult parlé,
Là où Jason ala, là ù fu endité,
[…]
La pene estoit de sable, qui moult flairoit souef ;
[…]
Petites mameletes, cors bien fait et molé,
Dures comme pumetes, blankes com flours de pré.
Si ceveil erent sor, menu recercelé,
A.I. filet d’or fin gentement galoné14.
13L’auteur habille Floripas avec le luxe correspondant à la hauteur de son rang, et il confère à son vêtement la valeur ajoutée d’une origine magique. Qui plus est, deux fées ont confectionné ces habits merveilleux, dont l’une n’est autre que la célèbre Médée. Le choix de ce redoutable personnage n’est pas gratuit de la part de l’auteur, car il existe une corrélation évidente entre les deux personnages : ces deux femmes sont sous l’emprise d’une passion irrationnelle pour un chevalier, et ne freinent devant rien pour atteindre leur but. On dirait que le manteau de Médée est partie substantielle de la personne de Floripas. Cette hypothèse se confirme à travers la description de la princesse, fondée sur deux séries d’éléments constitutifs : les uns appartiennent à la série concernant les parties du corps de la femme, les autres à celle qui comprend les différents types de vêtements féminins, que l’auteur mêle sans discrimination. Cette distribution nous conduit à une signification distincte de celle que nous propose la Chanson d’Aquin, dans laquelle l’auteur organise la description de la reine païenne au moyen d’une disposition différente desdites séries, puisqu’elles sont présentées d’une façon consécutive mais indépendante.
14Dans les textes cités auparavant, l’habit, dans lequel le moindre élément substituait d’un point de vue significatif la représentation explicite des vêtements, était ce qui recouvrait le corps, de telle façon que corps et habit constituaient deux éléments différenciés qui faisaient habituellement partie de la description des personnages, mais on doit remarquer que les séries n’arrivaient jamais à se mêler.
15Ce modèle de description nous est familier depuis la Chanson de Roland, où Turold employait ce procédé en traçant le portrait de Ganelon :
De sun col getet ses grandes pels de martre
Ε est remés en sun blialt de paile.
Vairs out les oilz e mult fier lu visage ;
Gent out le cors e les costez out larges ;
Tant par fut bels tuit si per l’en esguardent15.
16Cette mise en scène à effet dramatique se modifie dans Fierabras où l’on ne voit pas un corps plus un habit, mais le corps et l’habit se fondent pour constituer un être. Alors, corps et habit ne sont pas des éléments indépendants chez Floripas, mais forment une unité indissociable qui la définit comme femme sarrasine magicienne. Grâce à ce portrait de la jeune païenne, on peut dire que la Chanson de Fierabras représente le terme d’une trajectoire qui profilait l’image de la femme aux yeux du chevalier, et ceci au moyen du code vestimentaire. Cette démarche s’initiait dans Roland sous un double profil, le vêtement de la femme païenne versus le vêtement de la femme chrétienne. Il est vrai que le texte était extrêmement concis, mais chargé d’un sens fondamental, puisque l’habillement totalement neutre de la chrétienne s’oppose à la splendeur implicite de celui de la païenne.
17De chanson en chanson, on observe une expansion progressive de la description du vêtement de la sarrasine, tandis qu’un mouvement contraire caractérise celui de la chrétienne, pour laquelle le qualificatif « belle », connotant en quelque sorte son apparence vestimentaire, disparaît devant l’adjectif « chaste » qui ne peut que signifier un habillement austère. Si bien que la femme chrétienne, dans Fierabras, est devenue un être presque spirituel, alors que la païenne atteint l’apothéose du code vestimentaire, dans la mesure où le vêtement nous donne une figure totalement charnelle et sensuelle.
18La valeur de cette opposition se confirme dans Fierabras, puisque la païenne, lors de la cérémonie de son baptême, se dépouille complètement de ses habits. Et une fois christiannisée « a la pucelle sont gent cors conraé16 ». Tout de suite après, Floripas est couronnée et l’auteur, qui avait tant insisté sur la description de la jeune fille au long de la narration, tombe dans un mutisme complet. Son silence doit être interprété comme un signe de sa cohérence idéologique dans l’utilisation du code vestimentaire.
19Pour le guerrier, dont la fonction, dans le cycle du Roi, est de combattre le païen, c’est-à-dire le mal, le code a une valeur morale, tandis que pour le chevalier courtois de la fin du xiie siècle, dont le but est d’atteindre une position de choix à la cour du roi, le code a une valeur sociale. C’est pourquoi le sommet vestimentaire dans ces deux contextes idéologiques, si différents, est représenté de façon inverse ; car l’annulation de la valeur de l’habit face au paroxysme comporte une inversion dans sa valorisation, selon qu’il s’agisse d’un texte d’une ancienne chanson ou d’un roman courtois.
20Ce parcours du costume féminin dans les textes cités nous permet d’extraire des données significatives quant à la conception de la femme dans ces anciennes chansons de geste. Nous allons essayer de lire la leçon que nous donne ce code.
21En premier lieu la double représentation du vêtement féminin offre une claire lecture morale, marquant positivement la femme chrétienne, et négativement la païenne. Ainsi la vertu principale de la femme idéale doit-elle être la chasteté. Par conséquent, son vêtement doit être sobre car l’excès vestimentaire dans ce contexte signifie la luxure.
22En deuxième lieu, ce dyptique projette les différentes appétences que provoquent ces deux types de femme, et les différentes réactions qu’elles suscitent chez le chevalier. Ainsi, la femme chaste et prude, dont aucun détail vestimentaire n’attire l’attention, c’est-à-dire la chrétienne, se trouve incarnée chez la mère, l’épouse ou la sœur du chevalier. Elle représente ce que l’on a déjà ; c’est une femme soumise qui n’est pas en elle-même l’objet du désir qui déclencherait l’action du chevalier. D’autre part, il faut voir la femme sarrasine comme ce que l’on n’a pas encore, et qui, par conséquent, pousse le héros vers une activité qui rentre totalement dans les objectifs fondamentaux du chevalier, telle que la conquête d’un butin. Ceci se voit clairement dans la figure de la femme belle, riche, et sensuelle, cristallisée dans la femme païenne.
23La païenne représente donc la tentation du guerrier, en tant que proie idéale, dont le vêtement indique symboliquement non seulement le sommet d’une échelle sociale, mais aussi son caractère de magicienne, ce qui apporte une valeur ajoutée à la conquête. Avec cette conquête, l’ego du guerrier se trouve doublement récompensé, dans le sens où il conquiert l’une des plus dangereuses et précieuses proies et s’érige en sauveur. Car, grâce à lui, la sarrasine, se dépouillant, au moment de son baptême, des habits qui la marquaient négativement, atteint son intégration dans la société chrétienne et son salut. Par conséquent, la femme païenne, à travers ses habits, se définit comme un être dangereux, mais nécessaire, qu’il faut conquérir et remodeler pour qu’elle puisse vivre, dans l’ombre, comme épouse, comme mère, pendant que le chevalier accomplit ses exploits.
24Jusqu’à présent, nous avons vu comment le code vestimentaire nous dévoilait un être. Comme dit Roland Barthes, le code vestimentaire nous donne à lire une activité17, en d’autres termes, il se pénètre d’un « faire » qui lui reste inclus. Ceci nous permet de donner une réponse au second point que nous avons proposé, à savoir quelle fonction, ou quel rôle, la société féodale impose à la femme.
25C’est encore la garde-robe de Floripas qui va nous permettre de nous introduire dans la structure imaginaire de cette société, ce monde conformé par les oratores, bellatores et laboratores. On entre donc dans un monde où « faire cela » est un principe organisateur à valeur fonctionnelle qui nous montre quelle est la place que chaque individu doit occuper dans cette structure. On doit, par conséquent, analyser le vêtement de Floripas en tenant compte de l’activité qui la signifie pour connaître la fonction qui lui est assignée.
26La première apparition du costume de Floripas est un coup de théâtre pour l’auditeur-lecteur, car elle apparaît, comme nous l’avons vu, revêtue du manteau de Médée, portant une ceinture magique, à la fois corne d’abondance et antidote universel. La sarrasine offre donc la figure inquiétante de la féminité dangereuse, possédant des pouvoirs secrets, capable, si tel est son désir, d’annuler la trajectoire héroïque du chevalier.
27La deuxième apparition du costume de Floripas correspond à l’épisode dans lequel elle n’hésite pas à se revêtir de la cotte de mailles et à se recouvrir la tête d’un heaume pour combattre comme le plus preux des chevaliers :
Les pucieles ne furent ilueques pas garchon ;
Cascune avoit vestu.I. hauberc fremillon ;
Et lacié en son cief.I. vert elme réom.
I n’i a sarrazin de tant fiere fachon,
Se une des pucieles le consuit à bandon,
Que ne l’abaice mort aussi comme.I. gaignon18.
28Il est vrai que la culture médiévale a hérité de la figure de l’amazone de l’Antiquité et que la chanson de geste tardive l’a réutilisée pour apporter une note exotique. Déjà, cette figure était apparue dans le roman antique : nous gardons le souvenir de la leçon que nous donne l’auteur du Roman d’Enéas avec la mort de la vaillante Camille. Dans Aspremont, on dirait que la reine veuve a écouté la recommandation de l’auteur d’Enéas, car lorsqu’elle est faite prisonnière, elle sait bien quel est le « faire » de la femme :
Nos somes femes : ne poons gerrïer
Ne ne savons ne traire ne lanchier
Ne ne poons joster ne tornoier.
[…]
Bien set cascune servir un chevalier,
De laver dras, de custre et de taillier,
De faire lit u il doivent colcier ;
Nos ne savons servir d’altre mestier19.
29Or, dans Fierabras, contrairement à Camille, Floripas ne mourra pas. Cependant, une progression significative est marquée par l’évolution de son habillement ; ainsi, dans l’épisode suivant : «.I. diapré a vestu, ki luist et flanboia20 ». Il s’opère donc une transformation de Floripas, et son habit est le symbole de son nouvel état : à présent, elle n’est qu’une femme sarrasine qui, pour accomplir son désir, c’est-à-dire, devenir l’épouse du chevalier chrétien, Gui de Bourgogne, devra se dépouiller de ce dernier luxueux vêtement. Et ainsi, dans la scène de son baptême :
La puciele despoullent, voiant tout le barné.
La car avoit plus blance que n’est flours en esté,
Petites mameletes, le cors grant et plané
Si cheveil resambloient fin or bien esmeré21.
30Dans ces vers nous décrivant l’image de la jeune fille nue, il manque toute la sensualité qui émanait de la description de Floripas vêtue de sa splendeur de magicienne. C’est ainsi que dans cette scène l’auteur n’utilise aucun terme qui puisse impliquer une autre attitude que l’admiration. Alors que lorsqu’elle était décrite comme magicienne, son portrait était chargé d’adjectifs marquant la sensualité, sollicitant les sens. Sa chair était tendre, « ses petites mamelettes étaient dures comme pommettes » – ce qui implique également le sens du toucher. En outre, ses vêtements dégageaient une légère odeur, et sa ceinture magique assouvissait la faim de celui qui la regardait. L’ouïe est le seul sens absent de la description de cette femme, bien que ses yeux « rians » nous laissent presque entendre le son d’un rire…
31On peut donc affirmer que la nudité de Floripas lors de son baptême est l’habit le plus chaste qu’a utilisé la sarrasine ; il ne faut pas oublier que dans le code vestimentaire la nudité est habillement et constitue un signe aussi pertinent que tout autre faisant partie du système. Ainsi donc, par le biais du baptême, la nudité n’est autre que l’habit de l’innocence, l’habit d’une Eve originelle, d’une Vénus in bono. Floripas atteint à la beauté et la fertilité. Ainsi donc, la réaction de Charlemagne et de ses barons devant le nu de Floripas ne doit pas s’interpréter comme une réaction lascive devant une image provocante, mais plutôt comme une réaction masculine, enjouée, devant une image qui incarne et symbolise leur idéal féminin. Floripas est bien devenue le symbole de la plénitude féminine, de la fonction que la société de guerriers lui a assignée. Et c’est justement à partir de ce moment-là que la garde-robe de Floripas gagne son sens profond : en tant que magicienne, ou guerrière, elle ne pouvait être acceptée comme épouse d’un chevalier chrétien ; et comme femme, elle devait se dépouiller du luxe ostentatoire de ses habits pour ne pas souiller l’idéal féminin propre à la troisième fonction dumézilienne. Elle a donc dû abandonner le manteau de Médée, le haubert, et l’excès vestimentaire qui définit la grande prostituée de Babylone. C’est la chaste nudité qui lui permet de s’intégrer comme femme au sein de la société chrétienne et féodale, creuset des plus anciennes chansons de geste.
Notes de bas de page
1 Le Goff, J., L’Imaginaire médiéval, Gallimard, Paris, 1985, p. 168.
2 Chanson de Fierabras, pub. par M.M. A. Kroeber et G. Servois, F. Vieweg, Paris, 1860.
3 La Chanson de Roland, éd. G. Moignet, Bordas, Paris, 1971.
4 Ibid.,v. 3708.
5 Ibid.,v. 637-640.
6 Chanson d’Aspremont, éd. Louis Brandin, Champion, Paris, 1970, v. 10975.
7 Ibid., v. 1452.
8 Ibid., v. 1419.
9 Ibid., v. 1438.
10 Chanson d’Aquin, pub. par F. Joüon des Longrais, Société des Bibliophiles Bretons et de l’Histoire de Bretagne, Nantes, 1880, v. 308-319.
11 Ibid., v. 1002-1003.
12 Fierabras, v. 2522-2526.
13 Ibid., v. 2533.
14 Ibid., v. 2007-2041.
15 La Chanson de Roland, v. 281-285.
16 Fierabras, v. 6014.
17 Barthes, R., Système de la mode, Seuil, Paris, 1967, p. 251-252.
18 Fierabras, v. 3743-3748.
19 Aspremont, v. 10776-10787.
20 Fierabras, v. 5267.
21 Ibid., v. 5999-6002.
Auteur
Université de Valladolid, Espagne
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