Ysoré "ber" et "clerc" dans Aiquin (fin xiie-début xiiie siècle)
p. 605-618
Texte intégral
1Aiquin ou la conquête de la Bretagne, chanson de geste longtemps méprisée par la critique1, présente donc d’autant plus d’intérêt pour le chercheur qu’elle recèle bien des beautés et des originalités négligées jusqu’ici.
2Au nombre de ces dernières, on peut compter la mise en œuvre du personnage d’Ysoré. Rien à voir avec ses homonymes épiques2 : celui d’Aiquin est archevêque de Dol.
3Aiquin ou la conquête de la Bretagne par le roi Charlemagne, tel est l’intitulé du seul manuscrit, tardif3, qui nous a conservé la chanson. Il en présente de façon exacte bien qu’allusive la "matiere" : il s’agit en fait de la "reconquête" de la Bretagne par les Bretons, grâce à l’aide de l’empereur à la tête de ses Francs, sur Aiquin, roi "sarrasin", venu du nord, - lui et ses hommes sont appelés "Norois" ou "gent de non païs" : on aura reconnu les Normands.
4Comme pour d’autres chansons de geste, la critique historique a cherché le substrat de réalité ayant pu inspirer le poème, et, comme souvent, elle a cru l’avoir trouvé .. mais ce n’était pas toujours le même. Nous ne mentionnons ces faits que dans la mesure où, d’une référence à l’autre, le personnage d’Ysoré a évidemment des personnes-sources différentes ; en conséquence, son rôle dans Aiquin devrait y être éclairé différemment. D’abord, certains (G. Paris, F. Jouôn des Longrais) ont vu, dans notre texte, le souvenir des expéditions et de l’occupation normandes en Bretagne (919-937). Ysoré aurait alors été inspiré par l’archevêque Wicohen, qui, affirment-ils, a joué un rôle féodal important pendant ces événements. J. Bédier4 a fait facilement litière de cette lecture (nous ignorons tout de Wicohen, il a vécu deux siècles après Charlemagne .. et ne s’appelait pas Ysoré). Mais lui-même propose une autre interprétation historicisante de l’œuvre : la fin du 12e siècle voit l’archevêché de Dol perdre de son importance et ses suffragants se rattacher, l’un après l’autre, à celui de Tours. Aiquin serait donc "un écrit de propagande et un pamphlet"5 en faveur de Dol et de son archevêque que le critique considère comme "le protagoniste du Roman d’Aiquin"6. Son analyse montre bien l’importance donnée à Dol par rapport à Saint Malo dans l’œuvre ; mais, outre que, comme le fait remarquer F. Jacques7, une chanson de geste n’est guère le genre le mieux désigné pour soutenir une querelle épiscopale8, Ysoré apparaît alors sans répondant historique précis. Renvoyons donc à Bédier lui-même ce qu’il opposait à ses prédécesseurs9, l’affirmation, rapportée par F. Jouôn des Longrais, de d’Argentré pour qui "ce ne sont que pures fables". Considérons Ysoré comme un personnage de fiction dans un texte qui fait partie de "l’histoire poétique de Charlemagne".
5"Clerc" (v. 1371) et "ber" (v. 1374) à la fois, c’est ainsi que le poème le définit. Le rapprochement avec Turpin s’impose, parce qu’il fait figure d’archétype en la matière et parce que l’auteur d’Aiquin connaît la chanson de Roland10 et surtout celle d’Aspremont dont il rappelle plusieurs épisodes11, sans jamais, au demeurant, mentionner Turpin : l’archevêque de Reims aurait évidemment risqué de faire ombrage à celui de Dol.
6Tous deux sont situés au sommet de la hiérarchie ecclésiastique et portent le même titre d"’archevêque". Oratores, tous deux assurent le même ministère de la parole qui fait d’eux des intermédiaires entre Dieu et les fidèles.
7Parole de prédication. Dans un conflit qui oppose les chrétiens aux païens, Ysoré exhorte les premiers à bien se battre, "sermon" (v. 581) tenu à des hommes en armes et à cheval juste avant le combat :
"Pour Dieu, seignours, ne vous espargnez mye
De bien ferir desus la gent haye !"
vv. 560-61
Cf. aussi vv. 567-69
8L’ennemi y est explicitement désigné par le terme plus religieux qu’ethnique de "Sarrazins" (v. 569) et c’est cette appartenance qui justifie sa désignation sous le terme de "gent haye" ou de "cuivert maleï" (v. 569). La bataille à mener est assimilée à un affrontement de croisade, c’est-à-dire qu’elle est menée "pour Dieu" (l’expression est mise en valeur au début des deux éléments du discours) et qu’elle vaut assurance de paradis pour ceux qui y perdraient la vie :
"Qui cy mourra, son ame iert requillie
En paradis, en la Dieu compaignie".
vv. 562-63
Cf. aussi vv. 570-73 et 579-580
9Parole de prière. Tandis que se déroule le siège de Quidalet, une des place-fortes occupées par Aiquin, Ysoré entend bien célébrer la Pentecôte :
Au matin s’est l’arcevesque levé ;
Penthecouste ert ycil jour, en esté.
Messe veult dire l’arcevesque sené
Dou Saint Esprit, o grant sollempnité,
Que Dieu de gloire lour rende la cité.
vv. 1189-193
10Dans la droite ligne de ce qui précède, si la fête est marquée de façon conforme à sa signification liturgique ("messe .. dou Saint Esprit"), l’intention à laquelle elle doit être dite est articulée sur l’issue du conflit en cours (v. 1193).
11Enfin, dans le même ordre d’idée, Ysoré joue un rôle très important dans un des épisodes les mieux venus de la chanson : celui qui voit l’engloutissement miraculeux de la ville de Gardaine à la prière de l’empereur. Or, cette prière se révèle vite d’une efficacité désastreuse pour les chrétiens qui se noient à leur tour. Il n’est pas facile de comprendre exactement pourquoi Dieu "exauce" de cette manière la supplication de l’empereur .. et ce n’est pas notre sujet12. En revanche, il nous revient de noter que, devant les reproches de Naime constatant l’issue paradoxale de l’oraison impériale :
"Se m’aïst Dieu, mal y avez oupvré :
Par voz prieres sont nos gens tourmenté,
Moult en y a de mort et d’affolé".
vv. 2962-64
12Charles ne sait que se lamenter :
"Helas, dist Charles, ge les ay peu gardé !"
v. 2965
13C’est Ysoré qui agit :
Nostre arcevesque s’est d’illec remué,
Isnellement es champs s’en est alé.
vv. 2696-97
14A son tour, il se met en prière :
Vers le ciel a devotement gardé,
Doulcement a Damme Dieu reclamé :
"Glorieux Sere, dist il, pour l’amour Dé,
Pere, delivre ceste crestïenté,
Et moy meïsmes, se il vous vient a gré,
Que ge ne saye noyé ne tourmenté".
vv. 2699-2704
15Peut-être n’y-a-t-il pas lieu de (trop) souligner le caractère personnalisé de la demande : un vers pour l’ensemble de "ceste crestïenté", deux pour le seul Ysoré. Mais il faut certainement remarquer que, du miracle salvateur qui s’ensuit aussitôt :
Moult grant miracle y a fait Damme Dé :
La pluye lesse, le vent et le oré ..
La mer s’en va erriere en son chané,
Le soulail raye et gecte grant clarté ..
vv. 2705-09
16c’est Ysoré qui est le médiateur, Charles n’en sera que le spectateur et le bénéficiaire reconnaissant :
Nostre emperiere a Jhesu mercié
De ce qu’il l’a illec de mort gardé
Et du miracle qu’il luy a demonstré.
vv. 2710-12
17On peut comparer le traitement du motif à celui qui lui a été réservé dans Gui de Bourgogne. Là, si, en un premier temps, la prière de l’empereur pour l’anéantissement de la ville de Luiserne se retourne contre l’armée des Francs, c’est lui qui, par une nouvelle adresse, obtient de Dieu l’arrêt du fléau. A plus forte raison, dans la chanson de Roland, la prière de Charlemagne pour le soleil arrêté est parfaitement adéquate et ne donnera pas lieu à Turpin d’intervenir. Dans Aiquin, il y a un partage, entre l’empereur et le prélat, de la relation directe avec Dieu, - le roi et le prêtre ne participent-ils pas tous les deux de la première fonction (indo-européenne) ? Mais, au cours de cet épisode, l’empereur apparaît comme maniant de façon imparfaite cette parole que maîtrise mieux, en revanche, l’homme d’Église.
18L’archevêque est également impliqué dans la fondation d’églises :
Ung montier a l’arcevesque fonde,
De Nostre Damme, la Mere Damme Dé.
VV. 1186-87
19Il partage à nouveau cette tâche avec Charlemagne ; mais, sur ce point, l’empereur est le mieux mis en valeur puisque c’est à trois reprises que ce rôle lui est attribué (vv. 1068-070, 1894-1906, 2320-29) et que l’auteur développe plus longuement à son propos la mise en œuvre de ces fondations.
20A l’instar de Turpin aussi, Ysoré est un clerc combattant. Il n’entasse pas les cadavres autour de lui comme l’archevêque de Reims, mais l’auteur d’Aiquin ne prête à aucun de ses héros ce genre d’exploit, et il se situe à la hauteur de Naime (et de Charles) comme, dans le Roland, Turpin était à celle d’Olivier, de Roland (et de Charlemagne). Lors de la première grande bataille qui met aux prises chrétiens et sarrasins, l’auteur évoque les exploits de l’archevêque :
Nostre arcevesque..
Fut en l’estor, moult richement armé ..
Et fiert païens de l’espié naellé.
Maint en perça le front et le costé.
vv. 802-07
21Charlemagne lui décernera aussi cet éloge :
"Moult vous y estes d’armes moult bien porté,
Bien l’avez fait, com prodomme sené".
w. 2343-44
22Mais peut-être le traitement guerrier réservé à Ysoré est-il mieux mis en valeur dans un passage qui montre comment, les circonstances aidant, cet aspect s’affirme alors même qu’il y est d’abord présenté en fonction de prêtre. Il s’agit de cette messe du Saint Esprit13 qu’il entend rituellement célébrer à la Pentecôte. En effet, il envoie alors Guynemant "son dru et son privé" (v. 1195)14 lui chercher l’eau nécessaire au rite, - mission dangereuse car la seule source à proximité du camp se trouve sous les murs de la ville assiégée : Guynemant est tué. Quand Ysoré l’apprend, il prononce à la mémoire du mort un très bref planctus où il s’exprime non en homme d’Église parlant d’un chrétien, mais en seigneur déplorant la mort d’un de ses hommes :
Quant l’a ouy, grant deul en a mené,
Piteusement l’a plaint et regreté :
"Guynemant sere, bon vassal aduré,
Si ne vous venge, plain suy de malvestié".
vv. 1233-36
23Du coup, la messe est oubliée, on n’y reviendra plus et l’archevêque, à la tête des siens, lance une attaque contre les païens (vv. 1237 sq.).
24En même temps, cette dérive montre Ysoré dans son rôle de "chef de guerre" qui, pour le coup, le différencie de Turpin. A Roncevaux, celui-ci est sous l’autorité tactique de Roland qui assure le commandement de l’arrière-garde et la présentation des combattants à titre individuel, sans mention d"’échelles" commandées par tel ou tel, le limite d’autant. Dans Alquin, Ysoré est celui qui mène les Bretons au combat et s’il est, bien évidemment, associé aux opérations de l’empereur commandant les Francs, il garde une autonomie certaine vis à vis de lui et il mène ses propres actions. C’est le cas lors de l’incident que nous venons d’évoquer. Après la mort de Guynemant, Ysoré ne s’en remet pas à l’empereur pour intervenir et il ne le consulte même pas : c’est lui qui décide et ordonne, approuvé par les siens :
A sa gent dist que fussent tost armé :
"Alons asauldre moult tost celle cité
Et les payens, - qu’ilz soient mehaignié ! -
Qui mon mesage ont mort et afolé".
Et ceulx respondent : "Il nous vient bien a gré ! "
vv. 1237-241
25La bataille pour Dinart va être menée par les seuls Bretons, - à leur tête Ysoré15 :
Quar moult les* griefve l’arcevesque Ysoré :
Rendre se veullent a la crestïenté.
vv. 1249-250
les : les assiégés
26A plusieurs reprises dans la chanson, il est présenté sous le même jour. Quand il vient demander à Charles son aide contre Aiquin, il évoque ainsi sa future participation à la campagne :
"O vous yray, seürs vous en tenez,
O trois mil homes a vers heaulmes gemez,
Touz de Bretaigne bons chevaliers prisez,
Que Sarrazins, les couvers regnoiez,
Ont de lor terres tretouz vifs esillez ;
Mes avec moy les ay cy rehetiez".
vv. 178-183
27et quand il conclut :
"Et si Dieu plaist, par nous seront vengez".
v. 184
28le "nous" désigne logiquement le couple formé par l’empereur et lui. Dans le combat engagé pour venger Guynemant, il est montré en chef d’armée :
En sa compaigne ot Bretons a planté.
S’ansaigne crie par moult grande fierté.
vv. 805-06
29Plus loin, il a :
O luy, trois mil bon chevaliers armé.
v. 1185
30et devant Quidalet à nouveau :
Nostre arcevesque lour est encontre alé,
O bien deux mille de chevaliers armé.
vv. 1392-93
31La narration fait alterner des passages dans lesquels l’auteur montre des opérations menées en commun par l’empereur et le prélat, voire dans lesquelles le rôle et les paroles d’Ysoré le font apparaître comme le vassal de Charles, ce qu’il a d’ailleurs lui-même reconnu être (v. 107), par exemple dans ce "sermon" avant une bataille :
"L’empereur Charles nous a nourry,
Ovecques luy nous a mayné ycy :
Aidez a Charles, pour Dieu qui ne menti"..
vv. 572-74
32et d’autres dans lesquels on a, en parallèle, Ysoré à la tête des Bretons, Charles à la tête des Francs : la bataille pour la prise de Dinart est le fait des seuls Bretons ; en revanche, l’épisode de Cézembre fait exclusivement intervenir un groupe de Francs commandés par Naime et Fagon (vv. 1418-1848). Dans le même ordre d’idée, Charles et Ysoré ont des camps séparés dont la distinction est soulignée par la référence à un double patronage religieux : l’empereur établit son camp à "Chastel Malo" (v. 1179) :
Ycelui lieu ou Charles s’est trové,
A cil saint homme fut cil lieu avoué,
Et en son nom fait e edifié.
vv. 1176-78
33quant à Ysoré, il s’installe "devers Bise" (v. 1182) ; le lieu est précisément décrit avec son "marest" (v. 1183) et "ung rucel qui court vers la cité" (v. 1184) et, face à saint Malo, Ysoré invoquera le patronage de "Nostre Damme, la Mere Damme Dé" (v. 1187) en l’honneur de qui il fondera une église.
34On vient de le voir, Ysoré est le chef militaire des Bretons ; ici, l’originalité par rapport à Turpin est évidente : celui-ci ne commande pas les Champenois en bataille. Et s’il est fondé à le faire, c’est qu’il est en même temps leur chef politique, et pas seulement16 un seigneur breton parmi d’autres. C’est ce qu’implique sa proclamation de Charles non comme son seigneur à titre personnel mais par un "nous" qui fait de lui le représentant de la communauté terrienne et humaine dont il est le chef :
"Fors vous, beau sere, nul droit seignor n’abvon" ...
v. 107
35Il y a bien un "Ripé de Doul"17 et qui est même désigné comme "de Doul le bon marchis" (v. 299) mais c’est l’archevêque de Dol qui est le "mestre et chevetaigne" (v. 716) des Bretons. L’auteur mentionne aussi "Salemon"18 qui est, dans de nombreuses épopées (dont Aspremont), présenté comme roi de Bretagne, mais, tout en "reconnaissant" cette souveraineté, notre auteur la projette dans un avenir (vv. 70-71) qui laisse la place libre à Ysoré dans le présent de la chanson.
36Dès le début du poème, il apparaît bien dans ce rôle. C’est autour de lui que s’est organisée la résistance bretonne à la conquête entreprise par Aiquin trente ans plus tôt. Lorsqu’il se présente devant l’empereur pour lui expliquer la nécessité de son intervention armée, il ne parle pas en messager d’un seigneur ou d’un roi, mais en son nom propre :
"A vous me clame d’Aiquin le roy felon".
v. 110
37ainsi qu’au nom de tous les Bretons (v. 107 cité ci-dessus). Sa qualité de chrétien peut lui faire ajouter :
("nul droit seignor)...
Fors Damme Dé, qui souffrit passïon" ;
v. 108
38mais seule sa condition d’ecclésiastique peut lui permettre de conclure :
"Et l’apostoire a qui obeïsson".
v. 109
39Racontant la conquête d’Aiquin, il présente la Bretagne comme "sa" terre et ceux qui ont participé à la lutte contre le conquérant comme "ses" hommes19 :
"Mes de mes hommes ont mors a grant foueson"..
"Mis ont ma terre a grant destrucïon"...
"Toute Bretaigne mist en confusion".
vv; 130, 132 et 136
40Lorsque Charles, avant d’entrer en guerre, demande coutumièrement conseil à ses barons (v. 162), c’est en fait l’archevêque qui sera le seul à parler. Plus que d’un "conseil", il s’agit là d’un plan de campagne qu’il trace à l’empereur, et dans lequel les Bretons et lui-même en tant que chef de guerre ont un rôle équivalent à celui des Francs et de Charles. Certes, Ysoré l’a dit, Charles est son légitime seigneur, mais, ici, il le considère plutôt comme un allié à qui on parle d’égal à égal. Il argumente en exposant que l’action d’Aiquin ne s’arrêtera pas à la Bretagne et que le païen s’en prendra ensuite au royaume de France et à la personne de l’empereur : du coup, Charles apparaît non tant comme celui qui vient aider les Bretons à rétablir une situation désespérée que comme quelqu’un qui a intérêt à se battre pour se défendre lui-même par avance. Et, du coup, c’est Ysoré qui est en position d’aider l’empereur :
"... fierement l’*assalliez
En la cité qu’il tient a grans pechiez.
O vous yray, seurs vous en tenez,
O trois mil hommes a vers heaulmes gemez,
Touz de Bretaigne bons chevaliers prisez".
vv. 176-180
* "1" = Aiquin
41Si Ysoré est chef de guerre, c’est évidemment qu’il est seigneur d’une terre, et seigneur féodal au sens social et politique du mot :
Pooir a grant de sa gent qu’a nourrie
Ly arcevesque ... vv. 557-58
42Un autre passage évoque sa largesse : il distribue armes et chevaux à ses hommes (vv. 767-58).
43Il est donc logique que Charles, après la prise de Quidalet, lui confie la ville à tenir :
"Ge la vous donne tretout en quitée,
Par tel covent com vous fert devisé,
Que par vous, sere, en seré moult aidé".
w. 2345-46
Cf. aussi v. 2874
44et que le remerciement de l’archevêque prenne la forme d’une reconnaissance vassalique :
"Sere, dist il, cinq cents mercis de Dé !
Ge vous otray, de bone volanté,
Que ne serez en sy laintaing regné,
Secouray vous o trestot mon barné".
vv. 2348-451
45Combattant et chef de guerre, vassal de Charlemagne et seigneur des Bretons, âme de leur résistance contre Aiquin, ennemi juré des païens, défenseur de la chrétienté et ami de Dieu, le personnage apparaît porteur de nombreuses valences.
46A la fois dans l’ordre du temporel et du spirituel il se distingue par sa "bonté" ("le bon Ysoré", v. 765), terme désignant sa valeur dans chaque domaine considéré20. Cette affirmation peut sembler paradoxale puisqu’au début du poème c’est un quasi-vaincu qui demande à l’empereur une aide sans laquelle lui et les siens vont être anéantis. Mais l’auteur souligne d’emblée qu’il ne se présente pas en humble suppliant :
Oyant trestouz a fait sa clamaison,
Onc en Bretagne plus fier n’oït l’en.
vv. 103-04
47et on a vu comment il sait montrer à l’empereur que lui-même tout autant que les Bretons, est intéressé à la défaite d’Aiquin. Au cours de la campagne, il est le seul, parmi les chefs chrétiens, à ne pas connaître la défaite et à ne pas être blessé : il est responsable de la prise de Dinart et celle-ci est acquise en un combat qui met en valeur de façon indiscutable son courage et sa valeur, ainsi que l’efficacité de ses choix tactiques. Il n’en est pas de même pour Naime. Son expédition sur Cézembre tourne au désastre : le corps de troupes qu’il commande est anéanti et lui-même, grièvement blessé, n’échappera à la marée montante que grâce à une intervention in extremis de Charles. Chargé de diriger l’assaut contre
48Gardaine, il échoue et, là encore, c’est l’arrivée de l’empereur qui évitera le pire. Mais ce dernier n’est pas non plus sans connaître des succès ambigus ou des défaites. La prise de Quidalet est acquise sans coup férir : les Francs entrent dans une place dont tous les occupants ont fui, découragés d’y rester davantage par une ruse : l’empoisonnement de la source qui les alimentait en eau. A Gardaine, c’est au tour de Charles d’être grièvement blessé et il a besoin d’un miracle pour prendre la ville. On a vu d’autre part comment sa prière pour l’engloutissement de la ville se retournait fâcheusement contre son camp alors que c’est Ysoré qui rétablira la situation.
49Il est aussi présenté par le trouvère comme le personnage positif par excellence, celui dont le nom est systématiquement accompagné d’épithètes ou de formules louangeuses. Il est "prodon" (v. 100), "sené" (v. 1191) et "prodome sené" (v. 2344), "bien enseignez" (v.. 165 et 185), "proux .. et hardy" (v. 565), "le bon clerc Ysoré" (v. 1371). L’auteur prend donc parti (en sa faveur) et il le fait aussi en multipliant les "souhaits" de bon augure pour celui qu’il appelle "nostre arcevesque" : "que Jhesu beneïe" (v. 558), "a qui Dieex soit amy" (v. 564), "qui Dex croisse bonté !" (v. 802).
50Tout cela fait-il d’Ysoré le personnage principal de la chanson ? Peut-être pas. Des opinions très différentes ont été émises à ce sujet. L’intitulé du manuscrit suggère qu’il s’agit d’Aiquin. Le fait qu’il soit l’ennemi à battre rend cette interprétation a priori surprenante mais pas impossible, - nous avons bien un Saladin, il est vrai plus tardif ; cependant si, au début du poème, on a en effet là un personnage très bien mis en valeur et de multiples manières (conquérant de la Bretagne, occupant de somptueuses places-fortes, courtois époux et valeureux guerrier), il semble perdre de sa consistance au fur et à mesure que le récit progresse, et que ses défaites le dégradent. Si le manuscrit lui confie le rôle de héros-titre, c’est peut-être parce que la multiplicité des personnages chrétiens à pouvoir y prétendre empêche d’en élire un à coup sûr. On peut penser à Charlemagne, et d’ailleurs la seconde partie du titre du manuscrit le mentionne (la conquête de la Bretagne par le roi Charlemagne), on peut penser à Naime21, on peut penser à Ysoré22.
51En fait, on l’a noté à plusieurs reprises, c’est en tant que chef (porte-parole, représentant, archevêque) des Bretons qu’Ysoré est mis en valeur :
Qui des Bretons est mestre et chevetaigne.
v. 716
52Je considère, pour ma part, qu’avec Aiquin, on est en présence d’une épopée dont le véritable héros est collectif : c’est l’épopée des Bretons et non de tel ou tel d’entre eux. La mention en deux vers (vv. 50-51) de l’archevêque (à ce stade non encore individualisé par un nom) est suivie d’une très longue énumération (vv. 56-73 et 81-99) des barons bretons qui ont été dépouillés de leurs terres par Aiquin. Certes, Ysoré sera celui, parmi eux, qui recevra le traitement le plus soigné. Mais son rôle, en particulier dans les récits de bataille, ne focalisera pas toute l’attention, loin de là. Le récit citera, à nouveau, pour de plus ou moins brèves (ou longues) apparitions les barons dès l’abord nommés (vv. 462-479, 730 etc ..23). Il mettra en valeur des groupes plus que des individus : pas moins de quatre Bretons sont envoyés en ambassade à Aiquin (vv. 170-74, 186-198, 270-433). Surtout, il mentionnera souvent, en particulier dans les récits de combats, "les Bretons" :
Et les Bretons qui sont nez du pays :
Venger se veullent des payens maleïs,
Qui ont lours villes, lours chasteaulx, lour pays.
vv. 458-460
Cf. aussi vv. 676-77, 713, 731, 804, 1286-291, 1303, 1335-353.
53La fin de la chanson, que le manuscrit, tronqué, ne nous a pas transmise, c’était évidemment la reconquête de la Bretagne, de toute la Bretagne, la restitution de leurs terres à chacun des spoliés, - la remise de Quidalet à Ysoré n’en est qu’un élément très restreint. Cette multiplicité des personnages, qui a empêché l’attention des critiques de se concentrer sur un seul ou un petit nombre d’entre eux, les bousculant dans leurs habitudes (épiques), est peut-être le motif qui les a rendus insensibles à l’originalité d’Aiquin24 et incapables de lui rendre justice. Peut-être est-ce aussi son point de vue, excentré par rapport à la perspective coutumière du cycle du roi et même de l’ensemble des chansons de geste : le cycle des révoltés, celui de Garin de Monglane mettent l’accent sur des conflits de personnes et de familles ; "la conquête de Bretagne" est l’histoire d’un pays, - et le terme y est récurrent.
54Il resterait à se demander pourquoi l’auteur a donné comme "mestre et chevetaigne" à ses Bretons, cet Ysoré à la fois "ber" et "clerc", prélat et seigneur terrien, en charge de tout un pays, fait unique, à ma connaissance, dans les chansons de geste. Peut-être doit-on le considérer comme un Turpin "complété" : il reçoit ici les attributs du chef politique qui manquaient à son modèle, si modèle il y a. On peut penser aussi que les ordres religieux combattants ont pu suggérer, au delà de la figure du moine-soldat, celle du prélat-souverain, - car le vassal Ysoré ressemble beaucoup à un roi sans titre, - Salomon, son successeur, ne le portera-t-il pas ? Mais n’y aurait-il pas surtout là une façon d’introduire des éléments d’un particularisme breton ? D’abord le souci d’affirmer une certaine indépendance du pays, alors même que celui-ci est en train de recourir à l’aide du pouvoir impérial. La vassalité par rapport (à Dieu et) au page, dont Ysoré fait état (vv. 108-09) pour ceux au nom de qui il parle, loin d’ajouter un élément de sujétion à la coutumière relation féodale (ici, affirmée vis à vis de l’empereur, v. 107) pourrait bien être une manière de rendre celle-ci plus légère : un lien est plus contraignant lorsqu’il est unique25. Mais aussi celui de maintenir une marge d’autonomie pour chacun des barons bretons. Ysoré est "mestre" des Bretons, non de la Bretagne26, il est plus leur fédérateur que leur seigneur. Ce n’est donc pas alors dans une particulière révérence à l’Église qu’il faudrait voir la raison du choix d’Ysoré, mais dans le souci d’élire, avec lui, à la fois le meilleur garant des libertés locales des principautés bretonnes et de la liberté nationale du pays breton.
Notes de bas de page
1 Son plus récent éditeur, F. Jacques, donne un florilège de ces jugements à l’emporte-pièce qui renseignent plus sur les présupposés et, parfois, l’absence de sens poétique de leurs auteurs que sur le texte lui-même. F. Jacques, Aiquin ou la conquête de la Bretagne par le roi Charlemagne, Aix-en-Provence, 1989, pp. x et xiv-xv. C’est à cette édition que nous emprunterons citations et références. Mais, pour tout ce qui touche aux rapports d’Aiquin avec la Bretagne, la consultation de la vieille édition de F. Jouön des Longrais, Nantes, 1880, reste indispensable.
2 Voir les entrées à ce nom dans A. Moisan, Répertoire des noms propres cités dans les chansons de geste, Genève, 1986.
3 Manuscrit du 15e siècle, voir F. Jacques, op. cit. pp. vii-x.
4 Sur cette hypothèse et sa contestation, voir J. Bédier, Les légendes épiques, t. 2, Paris, 1926, pp. 110-13.
5 J. Bédier, op. cit. p. 139.
6 J. Bédier, op. cit. p. 120.
7 Cf. l’introduction à l’édition de F. Jacques, p. xx.
8 Et on pourrait ajouter : un archevêque combattant est-il la meilleure figure argumentaire à faire valoir ?
9 J. Bédier, op. cit. p. 115.
10 Le vers 710 fait allusion à la mort de Roland en Espagne.
11 Vv. 74 sq. et 1840 sq.
12 L’empereur se retrouve-t-il pris au piège d’une formulation imprudente :
"Que confondez toute celle cite,
Que n’en puisse ystre Sarrazins deffayé,
Ne jamés homme n’y maigne en son aé ! "
vv. 2665-66
et serait-ce alors une mise en garde, selon le modèle attesté dans les contes, contre l’expression trop à la légère de ces "vœux-pour-le-bonheur" qui se retournent contre celui qui les a émis, persuadé que le merveilleux apportera la solution à ses difficultés ?
13 Cf. ci-dessus.
14 On notera aussi au passage cette désignation, plus seigneuriale et laïque qu’ecclésiastique.
15 Deux remarques sur cet épisode. D’abord, une lacune après le v. 1251 empêche d’apprécier avec toute l’exactitude souhaitée l’importance à la fois du rôle d’Ysoré dans la bataille et de celle-ci dans la chanson. D’autre part, l’autonomie tactique d’Ysoré par rapport à l’empereur n’es pas contradictoire avec le fait qu’il est perçu par l’adversaire comme étant "des gens Charles le mescreâ" (v. 1256) et que le porte-parole de l’armée bretonne affirme la suzeraineté de l’empereur sur la ville, même si cela est dit sous une forme proche de celle du gab (vv. 1268 sq.). D’ailleurs, Ysoré lui-même reconnaît Charles comme son "droit seignor" (v. 107).
16 Voir n. 14.
17 Maintes fois nommé dans la chanson : voir l’entrée à son nom dans l’Index des personnages de l’édition de F. Jacques, p. 259.
18 Voir l’entrée à son nom, p. 260.
19 Cela ne signifie pas qu’il revendique pour lui tout le mérite de la résistance : il nomme les principaux de ceux qui ont combattu avec lui (vv. 144-47.
20 20 Voir, par exemple :
.. arcevesque i ot bon
Pour porter les armes contre la gent Manon.
vv. 50-51
21 Pour F. Jacques, c’est lui le vrai protagoniste du poème : introduction à son édition, p. xxi.
22 C’était évidemment l’opinion de J. Bédier en fonction de sa lecture "ecclésiastique" d’Aiquin.
23 Un relevé exhaustif serait bien long. On peut consulter, dans l’édition de F. Jacques l’Index des personnages aux entrées Agot, Aray, Baudoin, Coneyn, Excomar, Eyon, Guion, Guynemant, Hamon, Hoès, Hubaut, Merrien, Morin, Richard, Ripé, Salemon, Thehart, Tiroi (de Vannes), Yves.
24 Aspremont, que connaissait l’auteur d’Aiquin, pourrait être l’objet de considérations comparables ; là aussi, on a une multiplicité de héros chrétiens : Naime, Rolandin, Charlemagne, etc .. (et de héros païens).
25 D’où l’importance de l’hommage-lige qui empêche celui qui dépend de plusieurs seigneurs de s’appuyer sur l’un pour s’opposer à l’autre.
26 On sait l’importance que revêtit, au xixe siècle le passage du titre de "roi de France" à celui de "roi des Français".
Auteur
Université de Provence
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