La clergie d’Abélard est-elle une sagesse ?
p. 593-604
Texte intégral
1A cette question concernant le "Philosophus" par excellence du début du xiie siècle, et selon Jacques Le Goff1, le premier des intellectuels modernes, la réponse ne peut qu’être ambiguë. Si Abélard est salué par ses contemporains comme le penseur éminent de son époque, à juste titre, il est surtout célèbre à la nôtre par son aventure avec Héloïse qui n’est pas un exemple éclatant de sagesse : en fait il faut établir la différence entre sagesse de conduite, et sagesse méditative ; chez lui, la première est rarement atteinte ; à la seconde il accède en particulier à la fin de sa vie quand s’associent en lui renoncement, engrangement intellectuel, humilité. Ainsi l’atteste sa profession de foi désabusée2 envoyée à Héloïse après le concile de Sens ; sa clergie le propulse au sommet sur le terrain intellectuel, elle le consolera in fine sur le terrain moral. Dans cette clergie figurent la connaissance éthique des anciens et celle des "Saintes Ecritures" (Sacrae paginae) ; par le biais des citations et références qui naissent spontanément dans son style et le nourrissent, par la somme sans cesse présente de ses connaissances, sa langue est bien celle d’un clerc. Notre question initiale mérite donc une analyse attentive de sa personnalité ; nous examinerons avec plaisir les divers aspects de ce type pur de l’intellectuel, déjà moderne, et le parangon des clercs de son temps : "Existait-il en effet un roi, un philosophe dont la renommée pût être égalée à la tienne ?... paraissais-tu en public, qui, je le demande, ne se précipitait pour te voir ?"3 écrit l’énamourée Héloïse. Et plus impartial, le témoignage de Pierre le Vénérable : "Le grand homme qu’il ne faut pas craindre d’appeler avec respect le serviteur et le véritable philosophe du Christ, maître Pierre"4.
2Qu’Abélard soit l’exemple même du clerc, nul ne le conteste : d’abord parce qu’il a choisi délibéremment de l’être ; fils aîné d’un seigneur, certes lui-même lettré, il était destiné aux armes, ses deux frères cadets furent des chevaliers, mais Abélard décide d’être clerc, sa clergie est une vocation, son père subjugué par cette intelligence dominatrice s’incline. La vie d’un clerc à l’époque est une vie sociale, un sage tout consacré à ses méditations solitaires, à la manière de Montaigne, reste l’exception cléricale, peu vivent entièrement confinés au fond des cloîtres ; la clergie s’apprend d’abord sous des maîtres, le vrai clerc est itinérant, ce que sera Abélard, même s’il ne semble pas avoir été vraiment un goliard5. Il faut recevoir cet enseignement des maîtres, se frotter à leur mode d’intelligence ; les étudiants clercs fréquentent les professeurs clercs, avant de leur succéder, ce sera le périple d’Abélard : ainsi étudiaient les disciples de Socrate, Platon, Aristote ; l’enseignement cherche la solution de vérité sur un problème, une "questio" ; il se fabrique en collaboration entre le guide de la recherche et les jeunes esprits qui accueillent, mais aussi soutiennent, font progresser cette recherche. "Pressé par les sollicitations incessantes des écoliers, écrit Abélard6..., je me rendis dans un prieuré pour reprendre mes habitudes d’enseignement : et telle fut l’affluence des auditeurs, que le lieu ne suffisait pas à les loger, ni la terre à les nourrir. "Abélard est le clerc et l’enseignant "vedette" : nous en connaissons aussi.
3D’où le nécessaire pouvoir de séduction du maître sur son auditoire et le danger qu’il représente éventuellement. Comme le constatera Bernard de Clairvaux, Saint Bernard, après son disciple Guillaume de Saint Thierry, Abélard "exerce sur ses élèves une profonde influence"7 d’où la nécessité de réagir si cet enseignement s’avère hérétique.
4L’enseignement ainsi construit, la découverte en commun de la vérité a besoin de s’appuyer comme aux beaux temps de la pensée grecque sur la dialectique. C’est par la dialectique que Socrate et Platon établissaient leur domination intellectuelle : Abélard sera le premier dialecticien de son époque. La supériorité d’Abélard en ce domaine est attestée par ses ennemis au concile de Soissons : "Ses arguments et ses sophismes triompheraient du monde entier"8 déclaraient-ils. Abélard s’appuie surtout sur Aristote et ce qu’on connaît alors (avant Averroès) de son Organon et se met d’abord à l’école des plus réputés professeurs dialecticiens de son temps. Il fait donc la tournée des maîtres de l’Anjou, du Maine et de la Touraine : "Préférant à tous les enseignements de la philosophie la dialectique et son arsenal... écrit-il dans l’Historia calamitatum, je me mis à parcourir les provinces, me transportant partout où j’entendais dire que l’étude de cet art était en honneur, et toujours disputant"9. Il se fixe quelque temps à Loches auprès de Roscelin, il l’écoutera assis à ses pieds comme le moinde de ses élèves "minimus discipulorum"10 écrit Roscelin plus tard, devenu l’ennemi venimeux d’Abélard ; ici s’impose une remarque : Abélard s’attirera successivement la haine de tous ses maîtres. Comment cet étudiant exceptionnel y est-il parvenu ? C’est qu’il considère rapidement tout maître comme un adversaire à abattre : étrange attitude de ce disciple qui n’aura de cesse d’enlever à ceux qui sont ses maîtres leur réputation et leurs élèves, à qui il inflige des affronts publics ; il leur reproche leur vieillesse, leurs raisonnements viciés, leurs opinions fausses.
5Abélard arrive "enfin" comme il le dit, à Paris : quel est alors le bagage intellectuel du clerc Abélard ? Il a abordé, peut-être déjà en Bretagne les sept arts libéraux : la grammaire (ce qu’on appelle littérature en est une branche) ; il cite Virgile, Ovide et Lucain, ainsi que Sénèque ; il connaît les recettes de la rhétorique, il domine vite la dialectique, possède une teinture de grec et d’hébreu (moins qu’Héloïse) à travers les fragments de Cicéron et de Sénèque, les commentaires de Boèce, il aborde le Timée, le Phédon et la République de Platon, l’Organon d’Aristote ; les voies scientifiques du savoir ne l’intéressent que fort peu. Il connaît bien sûr les Saintes Ecritures et les commentaires des Pères, comme il le prouvera en écrivant le Sic et non.
6A Paris, l’étudiant Abélard va entendre un maître très renommé, Guillaume de Champeaux et son attitude sera le contraire de la sagesse : "Je ne tardai pas à lui devenir incommode, parce que je m’attachais à réfuter certaines de ses idées et que ne craignant pas en mainte occasion d’argumenter contre lui, j’avais parfois l’avantage : cette hardiesse excitait aussi l’indignation de ceux de mes condisciples qui étaient regardés comme les premiers..." (Historia calamitatum)... Tel fut le commencement de la suite de mes malheurs"11. Abélard se présente comme une victime, alors qu’il a bien cherché, justement, ses "malheurs". Sur le moment sa supériorité prouvée lui apporte de grandes jouissances dont on trouve de nombreux échos dans la "Lettre à un ami" : "Ma renommée grandissait chaque jour davantage... Présumant de mon esprit au delà des forces de mon âge, j’osai, tout jeune encore, aspirer à devenir chef d’école"12. Bien au delà de ses premiers revers, la vanité n’abandonnera pas Abélard : mais peut-on reprocher à une intelligence exceptionnelle de faire ses preuves, et d’y prendre plaisir ? Il lui a manqué dès le départ la vertu de prudence (si prônée un siècle plus tard par Saint Thomas13), et même le sens de la psychologie élémentaire. Tout intellectuel humilié, bafoué en public, chassé de sa chaire comme il arrivera à Guillaume devient un ennemi irréductible.
7A travers ses aventures Abélard devient une sorte de révélateur de la mentalité des clercs ses contemporains. Les clercs professeurs attachés à leurs succès, à leurs disciples (ils en vivent d’ailleurs) sont capables de longues haines : surtout quand le disciple démontre la fausseté de leurs théories et les force à les modifier : ainsi pour Guillaume de Champeaux, obligé de transformer sa position à propos de la théorie des Universaux par Abélard. Nous connaissons leurs positions respectives par l’ouvrage Sententiae vel Questiones XLVII du même Guillaume sur le problème brûlant entre tous vers 1120 des Universaux. Guillaume considérait que les catégories sont des réalités (l’espèce humaine est la même en chaque homme), il s’affirmait donc un réaliste en face du nominaliste Roscelin dont Abélard avait naguère battu en brèche et rejeté les opinions. Or Abélard oblige Guillaume par ses arguments à nuancer ses affirmations, inventant une troisième solution en face de celles de ses maîtres : "Les mots sont faits pour signifier (nominalisme) mais ils sont fondés sur la réalité" comme l’écrit J. Le Goff14. Le voilà en passe de devenir chef d’école. Plus tard il écrira pour son fils Astrolabe (mais tout à la fin de sa vie) : "Apprends longuement, enseigne tard, et seulement ce qui te paraît sûr"15. Hélas !
8Pour tracasser Guillaume, le disciple triomphant professe à Melun, puis à Corbeil et finit par s’installer dans la chaire occupée par Guillaume aux écoles de Notre Dame. Dans l’Historia calamitatum il se décerne la victoire (incontestable) sans excès de modestie.
9Une des non-sagesses d’Abélard est l’estime qu’il se porte à lui-même et la manière dont il l’affiche : "Quelles sont les discussions que mes élèves soutinrent avec Guillaume... quels succès la fortune nous donna dans ces rencontres, quelle part il m’en revint, vous le savez depuis longtemps par les faits mêmes"16. Abélard baigne dans les années 1118-1119 dans une véritable ivresse de satisfaction.
10C’est alors qu’Héloïse va entrer dans sa vie ou plutôt qu’il va entrer dans la sienne, en triomphateur : "Quelle fille ne s’embrasait à ta vue ? Quelle reine, quelle princesse n’a point envié et mes joies et mon lit ? Tu avais entre tous deux talents faits pour séduire le coeur de toutes les femmes ; le talent du poète et celui du chanteur : je ne sache pas que jamais philosophe les ait possédés au même degré"17. Auparavant Abélard a parachevé ses triomphes en abordant maintenant la philosophie, c’est-à-dire la théologie, en allant se mettre à l’école d’Anselme de Laon : "Un vénérable vieillard ; c’était à la routine, il est vrai, plutôt qu’à l’intelligence et à la mémoire qu’il devait sa réputation"18. Abélard a vite fait de le juger et de préluder à son propre enseignement en théologie par un commentaire éblouissant d’Ezechiel. Troisième victime professorale, troisième ennemi, mais celui-ci, heureusement mourra assez vite... Alors naît et se développe l’orage passionnel avec Héloïse : tout dans cette aventure relève de la non-sagesse : non pas le fait qu’un intellectuel parvenu au milieu de sa vie s’éprenne d’une jeune disciple belle et douée, les exemples non-condamnables en sont multiples. Abélard ne sait jamais, et très tard il restera tel, résister à ses impulsions : qu’il s’agisse de battre insolemment un adversaire intellectuel, de s’engager dans des démarches imprudentes (c’est lui-même qui déclenchera par ses manoeuvres les colloques de Sens et de Soissons, et donc sa double condamnation par les clercs) ou de s’abandonner à une passion amoureuse. Dans ce consensus avec la nature on peut percevoir un écho conscient ou inconscient du naturalisme chartrain "l’optimisme naturaliste du xiie siècle"19 . Les appels de la nature ne peuvent être rejetés. Mais l’amour se révèle tout de suite l’ennemi de la clergie. Sans même aller jusqu’à envisager le mariage (ce qu’Héloïse, on le sait, rejettera avec horreur) cet amour entre intellectuels est d’abord la ruine de leur clergie : "Les livres étaient ouverts, mais il se mêlait plus de paroles d’amour que de philosophie ; mes mains revenaient plus souvent à son sein qu’à nos livres"20. Bientôt Abélard est forcé de négliger son enseignement, la fatigue l’y oblige : "Mes nuits étant données à l’amour, mes journées au travail"21. La qualité de son enseignement s’en ressent fâcheusement. Il fait ses cours de mémoire, l’inspiration le quitte. Ses étudiants s’en aperçoivent, en sont très mécontents : "Quelles furent la tristesse, la douleur, les plaintes de mes disciples, quand ils s’aperçurent de la préoccupation, que dis-je, du trouble de mon esprit, on peut à peine s’en faire une idée". Autrement dit les étudiants d’Abélard sont jaloux de l’amour de leur maître, même s’ils ne condamnent sans doute pas cet amour en soi. Il y a divorce entre l’amour chez le clerc et son rayonnement (ce que développera abondamment Héloïse). De plus tous les détails de cette intrigue sont une accumulation de sottises, il faut bien le dire et Abélard a manqué totalement d’intuition en n’estimant pas à sa juste valeur la haine de Fulbert. Il y a souvent chez lui un grand dédain de l’individu adverse qui provoque les catastrophes ; ce fut le cas pour la fin du roman. Il reste à évoquer la condamnation morale de l’église sur de telles liaisons, qui ne passaient pas peut-être pour le plus grave des péchés, mais qui apparaissaient toutefois comme très regrettables ; ses ennemis plus tard ne manqueront pas de l’accabler de leurs allusions perfides à ce sujet. Lui-même fera de tout l’épisode une vue de la Providence sur le destin d’Héloïse et le sien propre. Il invitera Héloïse à le considérer comme tel et à se soumettre à Dieu. "Il faut déplorer... non le châtiment qui m’a été charitablement infligé par la justice divine, ou plutôt, je l’ai déjà dit, la grâce infinie dont nous avons été l’un et l’autre l’objet" (fin de la cinquième lettre d’Abélard)22.
11Se rebeller contre la soi-disant injustice de Dieu n’est pas sagesse. Dans cet élan vers la puissance créatrice de la nature auquel a succombé Abélard, on peut reconnaître, on l’a dit, une marque de l’esprit chartrain et bientôt une vue rationnelle de ce monde créé, une tendance à l’expliquer et à faire usage de la raison en tous problèmes, attitude qu’il prendra avec éclat au zénith de sa vie. Après la catastrophe, Abélard, d’abord retiré à Saint Denis, s’y montre totalement transformé "en vrai philosophe de Dieu", comme on disait alors, en moine tout consacré à la vera philosophia et son revirement semble tout à fait sincère.
12Las des jeux de la pure dialectique, il voulait aborder de toute façon la sphère de la théologie. Comme l’y incitaient ses disciples qui l’obsédaient maintenant à Saint Denis "de philosophe du monde, il devait devenir le vrai philosophe de Dieu"23. Pour Astrolabe, il écrira plus tard :
A tort tu jugeras que quelque chose s’est produit à tort
Puisque à toutes choses préside la souveraine raison de Dieu
Quoi qu’il lui arrive, cela ne provoque pas la colère du juste24.
13Donc Abélard semble être entré définitivement dans la voie de la sagesse, mais tout n’est pas si simple : Abélard reprend son enseignement entouré par les jeunes clercs enthousiastes : "Comme le Seigneur semblait ne m’avoir pas moins favorisé pour l’intelligence des Saintes Ecritures que pour celle des lettres profanes, le nombre de mes auditeurs attirés par les deux cours ne tarda pas à s’accroître"25, comme on voit, sa superbe n’a pas diminué. Ni la force de son esprit : il va tenter de faire de la science sacrée une immense démosntration : "Je composai un Traité sur l’Unité et la Trinité divine à l’usage de mes disciples qui demandaient sur ce sujet des raisonnements humains et philosophiques"26. Avec Abélard la raison va s’introduire partout : ce premier ouvrage annonce sa grande nouveauté intellectuelle. Le problème de la Trinité divine passionne d’ailleurs les esprits au xiie siècle (on voit dans le superbe livre d’heures conservé au Musée des Cloisters à New York le moine Théophilus consacrer l’hostie sous un saint Esprit aux ailes largement déployées)27. Mais traiter de la Trinité à la fois en dialecticien et en maître des sciences sacrées va le rendre suspect aux yeux de presque tous les théologiens contemporains. Après une polémique violente avec son ancien maître Roscelin, il est sommé de se rendre à Soissons avec son livre litigieux. Malgré un plaidoyer en sa faveur prononcé par son ami Geoffroy de Levés, ses ennemis, des anciens condisciples, l’emportent, son livre est condamné, lui-même humilié ; il plonge dans le désespoir. Un autre ouvrage éveille la méfiance de tous, le Sic et non, qui le fait passer pour un sceptique alors qu’il concluait son ouvrage en proclamant que la Bible ne pouvait contenir la moindre erreur... Après cet orage on le voit s’installer dans le personnage du clerc vivant uniquement de sa parole, de son enseignement, autrement dit de l’intellectuel moderne vivant des seules ressources de son esprit.
14C’est l’époque où Abélard chassé de Saint Denis va se réfugier sur les terres du comte de Champagne sur les bords de l’Arduzon ; dans cette campagne austère, il fonde une véritable communauté cléricale, ou plutôt, ce sont ses disciples qui la créeront autour de lui "abandonnant villes et châteaux pour habiter un désert, quittant de vastes demeures pour de petites cabanes qu’ils se construisaient de leurs mains, des mets délicats pour des herbes sauvages et un pain grossier, des lits moelleux pour le chaume et la mousse"28. En fait les clercs étudiants ont pour jouissance principale la parole d’Abélard, comme il l’affirme lui-même : "Ce fut l’excès de la pauvreté qui me détermina à ouvrir une école : je n’avais pas la force de labourer la terre et je rougissais de mendier. Ayant donc recours à l’art que je connaissais pour remplacer le travail des mains, je dus faire office de ma langue"29, mais cette "langue", son éloquence suffisaient à tout : c’est donc en ce début du xiie siècle un exemple exceptionnel de congrégation laïque réunie autour d’un clerc professeur qui a décidé de vivre de son seul métier. Tel fut l’établissement du premier Paraclet, terme plus précis que sanctuaire de la Sainte Trinité, parce qu’Abélard y était venu, comme il le dit lui-même en fugitif, et que le lieu lui avait apporté les consolations de la grâce divine, et il se réjouit de l’austérité de la campagne : pour l’exercice intellectuel, un "désert" est préférable ; Abélard s’appuie sur le choix de Platon "qui choisit pour le siège de son académie une campagne déserte et pestilentielle"30 (quoique les bords de l’Ilissos ne communiquent pas cette impression). Comme Platon, Abélard désire que ses disciples ne "connussent d’autre jouissance que celle qu’ils tireraient de l’étude"31 : il semble qu’il y ait pleinement réussi, au moins pendant une période ; l’étude pendant laquelle le pur exercice de l’intelligence fait le bonheur de tous constitue en effet probablement le temps le plus heureux de la vie d’Abélard : entouré de ses disciples accourus comme sous l’effet d’un charme, défrayé par eux de tout soin matériel, en union parfaite avec eux, sans remords, ni problème il a connu près d’eux une joie d’une autre nature certes que celle éprouvée jadis auprès d’Héloïse mais tout aussi dense et pleine. "Mes disciples pourvoyaient d’eux-mêmes à tout ce qui m’était nécessaire : aucun soin domestique ne me distrayait de l’étude"32. Comment ne pas s’épanouir dans cette vie idéale ? Le bonheur parfait du clerc s’est incarné sur les rives de l’Arduzon, en même temps que le juste orgueil de vivre de la seule ressource de son esprit, de son métier d’enseignant.
15De ce triomphe intérieur on trouve une trace bien visible dans l'Historia calamitatum avec cette réflexion d’Abélard : "J’étais de corps caché dans ce lieu, mais ma renommée parcourait le monde entier et le remplissait de ma parole..."33. On ne sait trop pour quelles raisons précises ce climat idyllique se détériora. Abélard évoque la jalousie agissante de ses rivaux ; et il va tomber du Paradis en Enfer, en devenant imprudemment l’abbé de Saint Gildas de Rhuis, Saint Gildas qu’il stigmatise justement comme le pays de l’inculture et de la barbarie totales. Saint Gildas est le lieu de la non-clergie par excellence : le lieu de la méchanceté, parce que c’est le lieu de l’inculture.
16Délivré des moines de Saint Gildas vers 1132, peut-être Abélard a-t-il songé un court moment à résider au Paraclet dont Héloïse était devenue l’abbesse. Il écrit dans sa lettre 8 où il organise le couvent sur la demande d’Héloïse : "Il faut donc, ainsi que nous lisons que cela avait lieu à Alexandrie sous la direction de l’évangéliste Saint Marc au temps de la primitive église, il faut qu’il y ait des monastères de femmes et d’hommes vivant sous la même règle et que les hommes rendent aux femmes de leur communion les services extérieurs"34. Tout est mieux "si le même pasteur conduit les béliers et les brebis". "Mais on n’était plus aux temps de la primitive église". Abélard le comprit vite. Vers 1135-1136 il était retourné enseigner sur la Montagne Sainte Geneviève entouré de l’empressement fidèle de ses étudiants. Il écrit à nouveau, déjà dans le Sic et Non de 1122 ; il établissait la primauté du raisonnement dans tout débat essentiel ; il aborde le domaine de la morale avec le Scito te ipsum, "Connais-toi toi-même" ; le libre choix raisonné de l’homme détermine le péché : le péché n’est pas inclus dans la nature humaine, il naît du consentement de l’homme au péché qui réclame un acte de volonté, une intention. La pénitence cède le pas à la contrition. Ces nouveautés choquaient grandement au xiie siècle ; et plus que tout, l’obsession d’Abélard d’introduire raison et raisonnement dans les mystères de la foi ; il s’y prétend d’ailleurs engagé par ses étudiants et par les exigences de son auditoire : "Ils réclamaient des raisons humaines et philosophiques et sollicitaient davantage de quoi comprendre que de quoi dire : à quoi servent, disaient-ils, les mots dépourvus d’intelligibilité ? On ne peut croire ce qui ne se comprend pas"35.
17Grave déclaration car elle va contre la théorie de Saint Bernard pour qui les mystères de la religion ne peuvent être compris que par ce qu’il appelle l’Amour : un élan d’union affective, une confiance mystique ; pour lui les mystères ne sont pas des problèmes à résoudre... Aucune entente de pensée n’était possible entre eux "Abélard, disait-il en substance, ignore le verbe ignorer". Or ses écrits possédaient une audience européenne : quel danger il représentait ! A la fin de sa vie Abélard compose le "Dialogue entre un philosophe (païen) un juif et un chrétien", ouvrage tendant à établir l’oecuménisme des croyances et la tolérance. Bernard de Clairvaux eut à ce sujet une phrase péremptoire : "Cet homme sue tant qu’il peut pour faire de Platon un chrétien, prouvant par là que lui-même n’est qu’un païen"36.
18Ainsi se déchaîna le grand orage du concile de Sens en juin 1140. Tout le clergé présent y est manoeuvré par Bernard. Abélard indigné, humilié, brisé (il est maintenant entré à son tour dans la vieillesse) accepte la protection amicale, efficace, chaleureuse de Pierre le vénérable, évêque de Cluny. C’est alors qu’Abélard rédige à l’intention d’Héloïse une profession de foi où il proclame être entièrement fidèle aux articles fondamentaux de la croyance chrétienne, mais qui contient aussi ce qu’on peut considérer comme un reniement de sa recherche rationnelle ; il s’agit des phrases fameuses et étranges dans la bouche du Philosophus : "Je ne veux pas être philosophe s’il faut pour cela me révolter contre Paul. Je ne veux pas être Aristote s’il faut pour cela me séparer du Christ"37. Autrement dit entre l’orthodoxie et le travail de la raison, le choix d’Abélard est fait. Il écrira encore dans son hymne Quanta qualia : "Il nous faut revenir maintenant vers Jérusalem après de longs exils au sortir de Babylone"38. Quelle est cette Babylone ? N’est-ce pas le pays de la clergie ?
19A l’ombre de Cluny, Abélard mène maintenant la vie la plus modeste, la plus austère, et ce qui est le plus extraordinaire, la plus silencieuse, selon le témoignage de Pierre le Vénérable. Toutefois il remanie alors sa dialectique et le poème en distiques, testament moral et sage pour son fils Astrolabe. Enfin l’abbé de Cluny installe Abélard au prieuré de Saint Marcel de Chalons où il passa ses derniers jours "à prier, lire, écrire ou dicter" selon l’abbé. Mais il semble bien que ses disciples l’ont alors quitté. Sans audience, le professeur clerc existe-t-il encore ? Le renoncement enveloppe Abélard sur tous les plans. Est-il toujours lui-même ? On peut se le demander. Et si la sagesse doit apporter le bonheur au philosophe, la clergie a-t-elle été d’un grand secours pour Abélard ?
Notes de bas de page
1 Jacques Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Age, Collection "Le Temps qui court", p. 40, Paris 1972. "Abélard est la première grande figure d’intellectuel moderne, c’est le premier professeur".
2 Abélard, Apologie. Patrologie latine de Migne, tome 178, et cité par Régine Pernoud, Héloïse et Abélard, Paris 1970, p. 257-258.
3 Octave Gréard, Lettres complètes d’Abélard à Héloïse, Paris 1869. Lettre 2e d’Héloïse à Abélard, p. 58.
4 Lettre de Pierre le Vénérable à Héloïse après la mort d’Abélard, cité par R. Pernoud, op. cit., p. 276. Cf. Etienne Gilson, Héloïse et Abélard, Paris 1958, p. 141 et sqq.
5 J. Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Age : sur les Goliards, p. 30 à 39 et p. 40. "S’il fut Goliard, Abélard a signifié et apporté bien davantage".
6 Cf. O. Gréard, op. cit. Historia calamitatum, p. 21 et 22.
7 A. Béchin et P. Zumthor, Saint Bernard de Clairvaux. Textes choisis, Paris 1947, Lettre 188, et R. Pernoud, op. cit., p. 240.
8 O. Gréard, op. cit., p. 25 : "La faconde d’un homme dont les arguments et les sophismes..."
9 O. Gréard, Historia calamitatum, p. 2.
10 Lettre de Roscelin à Abélard : "L’église de Loches, où toi, le moindre de mes disciples tu t’es assis à mes pieds comme à ceux de ton maître", Patrologie Latine, 178 (cité par R. Pernoud, p. 130).
11 O. Gréard, op. cit., p. 3.
12 op. cit., p. 3.
13 M.D. Chenu, Saint Thomas d’Aquin et la Théologie, coll. Maîtres Spirituels, Paris 1959, p. 144-145 et p. 159-160. Cf. Somme théologique, seconde partie, question 48-49-51, p. 162.
14 J. Le Goff, op. cit., p. 51.
15 Poème adressé par Abélard à son fils Astrolabe, cf. M.B. Haureau, Paris 1895, p. 157 (cf. R. Pernoud, op. cit., p. 28).
16 O. Gréard, Historia calamitatimi, p. 6.
17 Lettre deuxième d’Héloïse. O. Gréard, p. 58.
18 Historia calamitatum, p. 6.
19 J. Le Goff, op. cit., p. 56.
20 O. Gréard, Historia calamitatimi, p. 11-12.
21 Historia calamitatimi, p. 12.
22 O. Gréard, op. cit. Lettre 5e, p. 105.
23 O. Gréard, Historia calamitatimi, p. 21.
24 Edition Haureau.op. cit., p. 181.
25 Historia calamitatum, op. cit., p. 22.
26 op. cit., p. 22.
27 The Cloisters A branch Museum of the Metropolitain Museum of Art. the Treasury : manuscrit du xiie siècle, New York.
28 O. Gréard, op. cit., p. 33.
29 op. cit, p. 35.
30 op. cit., p. 34.
31 op; cit., p. 34.
32 op; cit., p. 35.
33 op. cit., p. 38.
34 O. Gréard, Lettre huitième d’Abélard, p. 217.
35 O. Gréard, Historia calamitatum, p. 22-23.
36 P. Lasserre, Un conflit religieux au xiie siècle : Abélard contre Saint Bernard, Paris 1930, Cahiers de la Quinzaine, 13e cahier de la 19e série, p. 107.
37 Apologeticum adressé à Héloïse, cité par R. Pernoud, p. 257-259.
38 O quanta qualia
Nostrum est interim mentent erigere
Et totis patriam votis appetere
Et ad Jerusalem a Babylonia
Post longa regredi tandem exsilia.
cité par R. Pernoud, op. cit., p. 259.
Auteur
Université de Provence
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