Le Clerc et "l’hermite preudome" dans le "Lancelot-Graal"
p. 579-589
Texte intégral
1Pourquoi étudier la "clergie" dans un "roman de chevalerie" ? Cette problématique paraît rien moins que paradoxale si l’on considère le Lancelot-Graal, ce vaste ensemble de textes qui relatent l’histoire arthurienne du début à sa fin, en partant d’une Genèse, pour terminer sur une Apocalypse : au tout début des Temps, le dernier témoin du Christ, Joseph d’Arimathie quitte l’Orient avec le Graal (la coupe du sacrifice) pour évangéliser au péril de sa vie les extrèmes contrées de l’Occident ; dans ces terres perdues, soumises aux religions sarrasines (ce trait sera repris avec encore plus de netteté dans le Tristan en prose), des "philosophes" servent de conseillers à des rois sans envergure et sans destin ; ils sont supplantés par Joseph et ses successeurs, dignes émules avant la lettre de saint Boniface, le grand évangélisateur des pays lointains de Saxe et de Frise. Une dizaine de générations se sont écoulées mais cette conquête d’une terre promise est toujours évoquée dans la Queste et dans les textes tardifs du Merlin ;1 en outre, Joseph est resté comme témoin sur terre, à demi vivant, à demi mort dans son tombeau pour saluer Galaad avant de disparaître à la façon du Christ ressuscité. Lancelot lui-même descend, à la septième génération, de Celydoine, le premier roi chrétien d’Ecosse, un "grans maistres en science et en engin" qui "sot le cors des estoiles et des planetes et la maniere dou firmament autant ou plus que les philosophes ne savoient", mais c’est en soulevant la dalle de Galaad, le dernier des fils de Joseph, premier roi de la Galles chrétienne, qu’il délivre les prisonniers du Roialme sans Retor et qu’il rend possible le retour de son lointain aïeul dans son royaume2.Une autre tombe encore peut être mise en exergue pour illustrer cette nouvelle "Bible", celle du roi prêtre Nardabuc (lequel apprit aux Sarrasins les points importants de leur théologie) ; à l’arrivée des chrétiens, son corps sera jeté à les fossés de la ville, mais le sarcophage sera réutilisé pour ensevelir Galehaut et par la suite Lancelot, le dernier homme à être ordonné prêtre à la fin des temps avant de mourir et de clore définitivement le Cycle.
2La chevalerie n’est donc pas une fin en soi mais un moyen destiné à permmettre d’approcher la Jérusalem céleste et le Lancelot-Graal peut être vu comme une oeuvre exaltant l’extension de la vraie foi (à un moment où le royaume de Jérusalem courait à sa perte) et la victoire sur le monde des idolâtres (les musulmans étant confondus avec les païens à l’instar des Sarrasins épiques de la Geste) ; cette vision est déplacée dans l’ancien monde celtique, dont les prosateurs du xiiie siècle, tout comme Chrétien de Troyes, leur prédecesseur, n’avaient qu’une vague idée et qu’ils ont imaginé paré de toutes les vertus terrestres (celles de la chevalerie ) et célestielles (celles de la "clergie"). Quel est donc le rôle des clercs dans notre texte ? Le terme "clerc" lui-même ne se réfère qu’aux simples clercs, ceux qui n’ont pas été ordonnés prêtres, qui n’occupent qu’une place inférieure dans la société féodale ; on le voit dans les énumérations où l’on oppose binairement les clercs aux escuiers, les dames aux chevaliers, les chauves aux chevelus et les vieux aux jeunes. Nous parlerons surtout des clercs (ou tout au moins de ceux qui sont expressément désignés sous ce vocable) mais nous parlerons aussi du monde des "clergiés" (les archevèques, évèques et prêtres dans un passage du Merlin-Huth, p.67), qui se présente triplement étagé. A la cour, évêques et archevêques sont soumis au pouvoir royal ; dans la forêt profonde qui remplace les campagnes de la vie réelle, les ermites anciens "preudome el siecle", devenus "preudome a Dieu", revêtent les armes de la religion pour célebrer le service divin et mener leur lutte interminable contre le Démon (le symbole de la fornication) et pour expliquer le sens caché des choses ; on trouve partout les clercs qui ont pour mission de renseigner les passants sur la terre et de les protéger contre le danger de la connaissance.
3Le monde de la religion est donc triplement hiérarchisé comme le restant de la société humaine. Evêques, archevêques et simples chapelains sont sur les marches du trône : quand Arthur entre en possession de la Table Ronde, le haut clergé, à la demande de Merlin, bénit les sièges des nouveaux chevaliers. ; l’archevêque de Canterbury accomplit un rite général de consécration aussitôt après ; c’est ce même archevêque qui aura ensuite fort à faire pour réconcilier périodiquement le couple royal; à la fin de la Mort Artu3, il ordonne Lancelot prêtre et, le matin de la mort de sa mort de ce dernier, le voit en rêve emporté au ciel en la compagnie des anges et lui rend les derniers devoirs en le faisant enterrer à la Joyeuse Garde auprès de Galehaut. Ce sont les évêques du royaume qui procurent à Arthur les "sages clercs" dont il a besoin pour expliquer les rêves angoissants (il voit tomber ses cheveux, sa barbe, puis tous les doigts de ses mains) qui le travaillent. Ces gens sont donc en quelque sorte à la disposition du roi, ils ne remplacent en aucun cas Merlin dans son rôle de conseiller ét cette vie doit finir par leur peser ; alors comme l’ancien chapelain d’Arthur, venu de Tarmélide avec la reine, ils peuvent "laisser le siècle" et "entrer en religion"4, c’est à dire devenir un ermite dans la forêt profonde.
4Quand les chevaliers sortent des chateaux arthuriens, ils ne traversent si champ ni village, ils ne trouvent ni clocher ni paysans ni prêtre de campagne (c’est une réalité bien connue, illustrée par G. Duby en 1978 dans Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme), ils pénètrent directement dans la forêt aventureuse, seul domaine où les portes du Ciel peuvent s’entrebaîller queque peu.
5Le Lancelot-Graal conçoit la forêt comme un espace ouvert, jalonnés par des ermitages, lieux de passage attendus et obligés, comme le montre cet emploi du démonstratif de notoriété dans le Merlin-Huth : "(Balaain) gisoit chascun soir par ces hermitages qu’il trouvoit es forés anchiennes et profondes." (II, p. 31). Qui sont donc des ermites ? Ce sont tous d’anciens chevaliers mais il ne faut pas les imaginer dans une cabane de charbonnier, comme Girard de Roussi-lion dans la chanson de geste du même nom, ils vivent dans un petit domaine fortifié par des fossés et des palissades et comprenant plusieurs unités d’habitation5. Ils ne sont jamais seuls, ils vivent avec un clerc (ou un "clerçon") avec un ou plusieurs vieux compagnons et parfois avec un nombre étonnant de gens, comme on peut le voir dans le Lancelot6 dans le passage où Arthur, adultère avec la fausse Guenièvre, oublie ses remords dans une partie de chasse : le roi entend le chant du coq (signe depuis les Evangiles d’une révélation parfois douloureuse) mais cela lui donne faim et il cherche un endroit où se restaurer ; il trouve un enclos fermé d’une palissade que lui ouvre un homme en robe blanche, preuve que l’on se trouve dans un ermitage, mais un ermitage qui rassemble un grand nombre de gens tous disposés à allumer le feu et à faire à manger à cette heure matinale. Le roi, accablé par ses péchés, s’étouffe dès la première bouchée et les compagnons du roi cherchent un prêtre pour le confesser et donc l’ermite des lieux. ce qui permet de poser ces étonnantes questions : où est l’ermite ? Est-ce vous l’ermite ? On trouve heureusement l’ermite dans la chapelle, il s’agit de frère Almustan qui peut non seulement confesser le roi et l’aider à prendre conscience de ses erreurs passées mais aussi l’aider à prouver l’imposture de la fausse Guenièvre, puisqu’il a connu la reine avant son mariage. Ces ermites sortent tous à l’occasion de leur ermitage pour porter la communion à leurs amis malades, pour célébrer la messe dans les châteaux voisins (on le verra à Escalon), mais ils ont surtout pour mission d’aider les chevaliers (dans le tome IV, p.249, on trouve l’expression : "hermitages aux errans"), les nourrir, les héberger, leur guérir leurs plaies et les guider en leur expliquant les problèmes du pays (Yvain apprend ainsi (tome IV p. 25) que le géant Mauduit dévaste le pays) ; ils célèbrent la messe et confessent traditionnellement les pécheurs et sont donc tous prêtres ; tous sont dits "preudome", qualificatif qui ne s’applique jamais aux simples clercs, mais qualificatif qui paraît obligé à l’auteur tardif du Merlin-Huth (p.126) : une demoiselle conseille au roi Pellinor d’enterrer le chevalier mort dans un ermitage proche et Pellinor "prent le chevalier occhis et le met devant soi et l’emporte dusqu’a l’ermitage et trueve le preudomme qui encore n’avoit mie tout son service chanté. "Un seul ermite répond à notre attente, celui de la Queste (p.154) qui vit solitaire en haut d’une colline isolée dans une pauvre maison qui n’est accessible que par un sentier étroit, raide et pénible à souhait ; Gauvain et Hector le trouvent dans un petit jardin près de la chapelle en train de cueillir des orties pour son repas "come cil qui d’autre viande n’avoit gosté lonc tens avoit passé." Ce n’est évidemment pas un hasard si c’est dans le texte le plus cistercien des romans arthuriens que l’on trouve le personnage d’ermite stéréotypé par excellence.
6Ces "preudome" ne sont pas réduits aux rôles de guide, d’aubergiste, voire de bon Samaritain ; le Saint Esprit les éclaire et leur apporte des visions au moment voulu (nous verrons quelle "vision" a eue un ermite en célébrant les matines au château d’Escalon) ; ils se montrent alors fort désireux d’annoncer aux gens concernés les événements proches qui les concernent et de leur donner les conseils adéquats. Ainsi dans le Merlin-Huth, le roi Leodegan déclare à Merlin qu’il’ accepte de céder la Table Ronde à Arthur mais qu’il doit expliquer pourquoi il n’a pas fait remplacer les cinquante chevaliers qui manquent pour atteindre au compte de cent cinquante : "Et jou en eusse ja mis cinquante que jou avoie esleu, mais uns preudom hermites me dist que je ne m’en entremesisse ja de metre les cinquante." Pour coi ?, fis je -Pour chou, fist il, que elle cherra prochain-nement en la main d’un tel preudomme qui mieus le mentera que vous ne ferés." (p.62) Le prophète Merlin s’en trouve réduit à admettre la vérité de ces faits. A la fin de la Mort Artu, Boort, qui résidait en Gaunes (donc en France) survient au moment où l’on s’apprête à célébrer les funérailles de son cousin Lancelot et cette promptitude surprend les gens de la Joyeuse Garde : "Certes, fet li rois Boorz, uns hermites religieus, qui est herbergiez el roialme de Gaunes, me dist que, se je estoie a ce jor d’ui en cest chastel, que je i trouveroie Lancelot ou mort ou vif..." (§ 204).
7Les ermites, dan leur préoccupation du salut des âmes, se sentent particulièrement concernés par le péché de la chair ; ils suivent l’exemple de Natan (Samuel II, 12), révélant à David que le Seigneur est au courant ie deux bien mauvaises actions (l’adultère avec Bethsabée et le quasi-meurtre du malheureux mari, le fidèle guerrier Urie) et lui annonçant la punition (malheurs familiaux, viol de ses concubines et mort de l’enfant du péché). Dans nos textes, les ermites savent évidemment tout des diverses affaires d’adultère mettant en cause le couple royal : l’ermite aubergiste (nous l’avons déjà rencontré), apprenant que le roi est en train de mourir d’étouffement (il s’est étranglé dès les premières bouchées), rend aussitôt grâces au Seigneur d’avoir exaucé ses prières et de lui donner l’occasion de sauver l’âme du pécheur. Ces saints hommes sont même au courant d’affaires relativement moins publiques comme le prouve l’épisode d’Escalon : ce château est plongé depuis dix-sept années (sans que ses occupants puissent apparemment sortir) dans les ténèbres les plus totales, une demoiselle explique au duc de Clarence pourquoi et comment un "saint hermite" a attiré la vengeance divine par ses prière7 :
8Il y a dix-sept ans, raconte-t-elle, le seigneur du château tomba amoureux d’une demoiselle trop bien gardée. "Cele nuit la prist en cest mostier et jut a li tant com les tenebres durerent, et li Sains Esperist le demostra a un saint hermite ki faisoit le servise de matines ; si fist Nostre Sire tant par sa proiere que li sires de cest chastel et la damoisele furent trové mort l’un sor l’autre, ne onques puis que les gens se departirent de cest mostier n’i ot autre clarté que i a ore..."
9L’ermite Segre qui habite près du château de Corbenic (la demeure du Graal ) présente un cas particulier, car il s’agit d’un ermite qui connaît la tragique destinée du monde arthurien mais qui ne veut pas la révéler dans toute sa cruelle vérité8 :Gauvain quitte le château, après avoir vu sans les comprendre les merveilles du Graal suivies du combat acharné d’un serpent contre un noble léopard, le serpent cédant la place pour rentrer chez lui et s’entretuer avec ses propres serpenteaux ; le chevalier est victime à la sortie de multiples avanies de la part des gens du château et se plaint de toutes ces mésaventures à l’ermite fort étonné que Gauvain n’ait pas reconnu la coupe pleine du sang du Christ ; le saint homme n’avait pas l’intention d’ajouter quoi que ce soit mais consent à préciser que le serpent représente Arthur et que, lorsque le roi reviendra dans son pays, la lumière de sa prouesse, à lui Gauvain, se trouvera éteinte...Mais l’ermite fait aussitôt jurer à Gauvain de ne jamais répéter cela à qui que ce soit, ce qui fait que cette révélation n’aura jamais de conséquences. Les hommes peuvent -au moins temporairement - écouter les réprimandes et les conseils mais ils ne peuvent en aucun cas modifier les desseins de Dieu.
10Le haut clergé n’a aucun accès à la vraie connaissance des choses, les ermites savent qu’il y a des secrets à tenir cachés, nous verrons que certains clercs transgressent les barrières de l’interdit...Certains, mais pas tous, car le monde des clercs se présente aussi comme triplement hiérarchisé. Nous avons au bas de l’échelle, les petits clercs ou clerçons, puis les clercs qui savent lire et écrire et enfin ceux qui savent où chercher et comment interpréter.
11Les petits clercs des ermites -des enfants de choeur, en quelque sorte- servent de guide aux chevaliers qui se perdraient autrement dans les "felons trepas" des chemins de Norgales ; un ermite guide ainsi Gauvain à la recherche de Galehaut et de la route de Sorelois en lui prêtant son clerc qui doit l’accompagner jusqu’à Leverzerp ; le petit clerc outrepasse légérement sa mission et, pour avoir le plaisir d’assister à de belles joutes, s’arrange pour faire participer Gauvain à la guerre locale :9 "Et li clers a l’ermitese fu porpensés que moult seroit engingniés, se il ne veoit cchel boin poigneïs ; si s’en fu venus al castel par une adreche et fu monté sour les murs en haut. Et quant il voit que mesire Gauvain ne se mouvoit, si en est moult dolans, car moult volantiers le veïst jouster ; si pense que il fera tant, s’il puet, que il le fera commenchier..." Le petit clerc devait manquer de distraction dans la forêt profonde et trouve là une occasion de se conduire comme les clercs des fabliaux...Sinon on les voit faire les courses pour approvisionner les ermites en nourritures évangéliques : Hector, voyageant dans la lande du Carrefour rencontre un clerc qui apporte à cheval le pain et le vin10 ; et dans cette même lande, Gauvain en poursuit un autre pour lui demander s’il est prêtre ou ermite ; les leçons varient suivant les manuscrits mais la suite du texte, plus sûre, montre qu’il est bien clerc et que le prêtre l’attend pour célébrer la messe. Un autre ermite, comme on est vendredi, envoie son clerc au château voisin pour acheter du poisson Ces clercs aident les chevaliers (tout au moins ceux qui ne savent pas lire aussi bien que Lancelot) à déchiffrer les inscriptions qui apparaiisent sur les pierres de chemins, sur les dalles des cimetières... Avant d’entrer à la Douloureuse Garde, Gauvain, un héros peu lettré, se procure l’aide d’un clerc (il a vérifié en chemin s’il savait ses lettres, ce qui n’a pas l’air de tomber sous le sens) qui lui sera fort utile pour connaître le sens des inscriptions qui sont apparues dans le cimetière (des inscriptions mensongères fabriquées par les gens du château pour exciter la colère des chevaliers d’Arthur contre leur méchant seigneur magicien)11.
12C’est à la cour d’Arthur que l’on trouve les maîtres de l’art de l’écriture et de la lecture, mais il refusent en général d’aller au-delà de ces arts. Lorsque les quêteurs reviennent tous à la cour pour la Pentecôte, des lettres apparaissent sur le Siège Périlleux pour annoncer le défi de Brumant l’Orgueilleux ; Lancelot lit l’inscription, fait appel aux clercs (ceux peut-on supposer qui sont chargés de veiller sur les places de la Table ronde) qui lui conseillent de ne rien faire12 ; on comprend que lorsque Lancelot et ses cousins lisent, sur ce même siège, l’arrivée de Galaad, ils décident de leur propre initiative de cacher l’inscription. Les clercs ont aussi pour fonction officielle de lire les messages, fonction dont ils refusent de s’acquitter lorsqu’il s’agit de mauvaises nouvelles (ils se souviennent peut-être du sort réservé aux porteurs de mauvaises nouvelles dans la Bible)13 ainsi pour arriver à connaître la teneur des lettres de la fausse Guenièvre accusant la reine, le roi est réduit en dernier ressort à faire appel à son chapelain. Les messages lus à voix haute sont fort curieusement rapportés à la nouvelle situation d’énonciation, les dates et lieux ne sont plus ceux du temps de l’écriture du message mais ceux de la lecture publique devant le destinataire pour qui le présent de la lettre est devenu du passé : c’est ainsi que procède le clerc chargé par Lancelot de lire les missives apportées par Brumant, le chevalier qui vient de disparaître sur le Siège Périlleux ; la lettre est datée "le jor de Pasques avant-ier" et rapporte les décisions prises par l’auteur des lettre, le roi Claudas, au passé simple, à savoir comment il a dû accepter de laisser Brumant lancer son défi insensé ; le clerc termine en mélangeant les événements qui viennent de se produire et les événement annoncés : "Si li (à Brumant) est ainsi avenu de son hardement com vos avez veu et ce est ce que je truis en ces lestres escrit14" Les fonctions de ces clercs ressemblent à celles des notaires royaux contemporains de l’écriture des textes. Ils sont chargés d’écrire les serments des chevaliers qui vont attaquer le traître Claudas15. Ils doivent aussi veiller à sélectionner les chevaliers qui prennent leur repas dans la salle de la Table Ronde ; ils ont même, à une époque antérieure aux événements rapportés, causé un drame, en expulsant, selon les ordres reçus, un brave chevalier sous prétexte qu’il ne portait pas de blessure évidente, le signe de la Table ; le chevalier ne pouvant tolèrer une pareille insulte, a été la cause de disputes fratricides, si bien que certains chevaliers ont été rayés des écrits sur les ordres du roi. Les clercs notent en effet pour l’édification des générations futures les exploits accomplis (c’est un motif qui revient sept ou huit fois dans les textes). Le narrateur a tenu à nous faire connaître leurs noms : Tardamides/Tantalides de Vergials, spécialisé dans l’écriture des hauts faits de Lancelot, Arodiens de Cologne, Thumas de Touloute et Sapiens de Baudas viennent des quatre points de l’horizon du monde connu ; Tantalide est un nom celtique, comparable à la Carmélide, le pays magique et mythique de Guenièvre ; Cologne marque la limite nordique orientale du monde chrétien carolingien, limite disparue mais qui a dû laisser des traces dans les mentalités ; Tolède est le pays où, comme Eustache le Moine, on peut aller apprendre la magie auprès du Diable ; Sapiens de Baudas évoque par son nom la science et la sagesse attachée aux pays sarrasins et le nom de Bagdad est souvent cité dans les textes épiques. Ces scribes écoutent les chevaliers narrer leurs exploits et le récit -ou le résumé- est aussitôt écrit dans la matinée qui suit16.
13Le savoir peut dépasser les limites de l’écriture et de le lecture. Dans la Bible, les conseillers juifs des rois païens lisent les signes cachés et interprètent les rêves royaux : Joseph tient ce rôle auprès de Pharaon et Daniel auprès du conquérant chaldéen en fait de même. On trouve dans nos textes un personnage de clerc enchanteur, mais il est situé dans le passé du récit il s’agit d’un cousin du roi Ban, qui "savoit de nigremanche et d’enchantement" et qui pour obtenir les faveurs d’une femme avait fabriqué un échiquer magique (contre lequel le seul Lancelot pourra remporter la partie) et créé la coutume de la carole magique (une ronde insensée qui entraîne tous les passants). Mais ce clerc (mort au moment du temps du texte), tenté par la fornication, est allé au-delà des limites permises ; ce clerc est un pécheur égaré et puni et non pas un véritable sorcier comme les trois méchants enchanteurs que Merlin fait brutalement périr dans le Merlin-Huth (p.155)
14Plusieurs séries de rêves royaux sont fins en scène, mais le rêve de la catastrophe finale de la Mort Artu, qui n’est que trop explicite en lui-même, ne sera jamais raconté à des clercs. Les rêves que font successivement 18 Vertigier, Arthur et Galehaut sont si inquiétants, si porteurs d’une telle aura de malheurs, que par trois fois les clercs consultés refusent de répondre. Mais, de même que les faux prophètes de Baal, après avoir échoué dans leurs pratiques pour faire tomber la pluie (Rois I18),sont égorgés par Elie lui-même (c’est le sort infligé rituellement aux faux témoins), de même nos clercs voient alors un autre danger planer sur eux : Vertigier profère de terribles menaces, Arthur va jusqu’à leur passer la corde au cou devant un feu allumé et Galehaut se répand en imprécations sur leur âme immortelle. Il est de fait que "la force de clergie" ne fournit que des visions incomplètes et presque aussi inexplicables que les rêves précédents : les clercs de Vertigier voient une enfant né sans mère mais ne comprennent pas que c’est le démon qui menace cet enfant(il s’agit de Merlin). Les clercs d’Arthur concluent que le roi ne sera secouru que par le lion dans l’eau et le "mire sans mecine" par le conseil de la fleur ; personne no déchiffre la portée christique (le lion) et symbolique (l’eau représente le monde opaque des hommes dans le sacrifice eucharistique) de ce message qui reste sibyllin pour le roi. Les clercs de Galehaut ne parviennent pas à voir l’heure de la mort de leur seigneur. A chaque fois un homme de vrai savoir, qui ne fait pas partie de l’entourage du roi peut expliquer les visions des clercs. Merlin interdit purement et simplement aux clercs d’aller plus loin dans ces dangereuses pratiques. Un "preudome" (s’agit-il d’un de nos ermites ?) inconnu dévoile à Arthur les mystères de l’annnonce des clercs, auprès de Galehaut, maître Hélie de Toulouse (au nom prophétique) parle en dernier après Boniface le romain (dont le nom rappelle l’envoyé papal qui couronna Pépin), maître Elimas de Hongrie (le pays "sarrasin" de Berte, la mère de Charlemagne) et Pétrone d’Oxford, lequel a mis par écrit les écrits de Merlin. Maître Elie explique à Galehaut qu’il n’a pas déchiffré les rêves d’Arthur car il se trouvait alors à Rome (il s’agit donc bien d’un clerc qui n’est pas au service d’Arthur) ; le maître est à présent détenteur d’un livre magique tiré imprudemment d’une armoire par les clercs précédents. La lecture de cet ouvrage les a rendus fous, mais Helie qui a lu les écrits des prophètes (il doit s’agir d’un texte apocryphe) peut, grâce à la puissance de l’étude, utiliser ce livre pour faire venir le diable. Protégé par la croix et un reliquaire, il oblige le démon à écrire sur le mur (tout comme les mains évanescentes dans le festin de Balthasar) les signes qui permettront de délimiter la durée de vie de Galehaut. Il est évident que de tels rites restent rarissimes et que les gemblables de Merlin sont rejetés dans le texte à une époque révolue.
15IL es sûr que cette vision du monde de la clergie ne correspond pas à la réalité du xiiie siècle ; les narrateurs ont voulu idéaliser un monde plus proche des origines primitives chrétiennes tout en laissant entrevoir les dernières traces de l’univers magique des Celtes à jamais perdu. John Boorman montre dans un plan de son film Excalibur, Merlin penché sur d’anciennes idoles en pierre, cassées, maculées, oubliées dans la terre, ce qui lui fait regretter la disparition des anciens Dieux dans ce nouveau cycle des temps. Le monde arthurien du Lancelot-Graal est aussi conçu en superposition comme un monde disparu mais le narrateur de la Queste (p-44) nous transmet son message : trois choses vont de pair, sainte vie, haute clergie et grant senefiance, trois choses qui trouvent leur aboutissement dans l’écriture de notre texte.
Notes de bas de page
1 La gueste del saint qraal, éd. A. Pauphilet, Champion, 1967. p. 268. Nous utilisons l’édition de Merlin deG. Paris, Didot, 1886.
2 Lancelot, roman en prose du xiiie siècle, éd. A. Micha, Droz, 1980 et suivants, 9 volumes ; tome 2, p. 31 et p. 253.
3 La mort le roi Artu, éd J. Frappier, Droz, 1964 ; § 202, et Lancelot, tome VII, p. 435.
4 Lancelot, tome 1, p. 159.
5 id., tome IV, p. 245.
6 id., tome I, p. 156
7 id., tome I, p. 231-32.
8 id., tome II, p. 387.
9 id., tome VIII, p. 327.
10 id., tome IV, p. 232.
11 id., tome VII, p. 336.
12 id., tome V, p. 21
13 id., tome 2, §3, 5-7.
14 id., Tome VI, p. 24.
15 id., tome VI, § C, 58 ; et tome IV, p. 248.
16 id., tome IV, § LXXXII.
18 Merlin, éd Micha, Droz, 1979; p. 112 ; et Lancelot, tome VII, § XLIVa-XLIXa ; tome II, § 17-48.
Auteur
Université de Paris X - Nanterre
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