La tentation médiévale dans le théâtre contemporain
p. 105-119
Résumé
Partant du constat d’une opposition entre la quasi-absence de pièces proprement médiévales dans le répertoire théâtral contemporain et de la présence non négligeable de pièces à sujets médiévaux‚ l’article s’attache à analyser les conditions d’une représentation du « médiéval ». Que ce soit à travers ses myhtes (Graal ou Jeanne d’Arc) et ses figures héroïques‚ celui-ci appelle toujours une transformation du matériau littéraire ou historique de départ en fonction de l’image que les modernes fabriquent du Moyen Âge‚ des conditions du passage à la scène d’immenses ensembles romanesques (pour la légende arthurienne)‚ du sens à l’oeuvre dans cette confrontation d’un passé fantasmé plus que recréé avec notre présent. Volontiers méta-théâtrale‚ cette dramaturgie médiévaliste interroge in fine les conditions mêmes d’une théâtralité apte‚ au-delà du simple divertissement‚ à toucher et à trouver son public.
Dans cette requête ouverte sont partiellement relues quelques oeuvres significatives pour le sujet (celles de Tankred Dorst‚ de Jacques Roubaud et Florence Delay‚ de Jean Cocteau‚ de Jacques Audiberti) et sont évoqués des choix et des solutions de mises en scène : celles de Marcel Maréchal‚ Jorge Lavelli‚ Rodolphe Dana‚ Julie Brochen et Christian Schiaretti…).
Texte intégral
1On joue peu de pièces médiévales‚ sinon aucune‚ malgré les efforts déployés par un Gustave Cohen au début du xxe siècle créateur de la troupe des « théophiliens » ‚ et des tentatives plus récentes qui ont rencontré un succès divers : ainsi le Jeu de la Feuillée transposé et mis en scène par J. Darras et J. Rebotier en 2005 au Vieux Colombier‚ et un répertoire de farces également mis en scène en Bourgogne puis au Vieux Colombier l’année suivante en 2007 par Jean-Louis Hourdin1. Le théâtre médiéval rencontre de réelles difficultés pour être de nouveau mis en scène car rien n’est plus problématique qu’une concrétisation et une reconduction d’une pratique passée. Ainsi le souligne René Clermont‚ théophilien et directeur de la troupe après 1945 :
Il faut prendre garde que lorsqu’on aborde le moyen âge on a souvent un goût de pittoresque et de pacotille […]. Si l’on s’attaque à une œuvre comme le Jeu d’Adam et Eve‚ qui est une grande œuvre liturgique‚ si le public aperçoit aujourd’hui un petit arbre et des petites fleurs‚ derrière des créneaux‚ et de l’autre côté une gueule d’enfer de laquelle sortent des flammes et des fumées‚ il perd la notion de la grandeur du drame‚ et ne s’attache plus qu’au pittoresque facile de la représentation2.
Ce serait donc moins la langue‚ pourtant étrangère à notre français actuel et destinée à être adaptée‚ qui ferait obstacle que le surgissement même d’une dramaturgie presque inconnue‚ sujette aux conjectures et propre à un temps révolu.
Si le retour du théâtre médiéval est souvent considéré comme un revival et cette résurrection comme un fait insolite‚ c’est probablement parce que le théâtre médiéval est avant tout perçu comme ancien‚ et à ce titre‚ comme étrange et étranger aux préoccupations d’aujourd’hui […]. C’est uniquement comme fragments d’un passé révolu que les textes dramatiques médiévaux semblent mériter l’attention3.
Il est en outre difficile de repérer avec exactitude un corpus de pièces théâtrales avant le xve siècle. Comment qualifier (et comprendre dans leur performance) les textes manuscrits qui nous sont restés du Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel, ou du Jeu de la feuillée et de Robin et Marion d’Adam de la Halle au xiiie siècle‚ sans parler de Courtois d’Arras‚ récrit en fabliau4 ? Que faire‚ au sens générique‚ des dits par personnages d’Eustache Deschamps ou du garçon et l’aveugle anonyme du xive siècle ? La théâtralité médiévale en langue vernaculaire se constitue sur fond d’un théâtre latin d’école et de pièces liturgiques dont il faut démêler les influences réciproques. Au xve même‚ les frontières entre les différentes formes dramatiques et surtout les rapports entre ce qui serait un « auteur » ‚ et un « fatiste » ne recouvrent que partiellement ce que nous entendons par dramaturge et organisateur de spectacle‚ encore moins metteur en scène. Les questions de l’espace scénique ou du statut des acteurs restent ouvertes en dépit de nombreuses études. D’une façon générale‚ on pourrait dire que la théâtralité médiévale excède celle des temps classique et moderne‚ que nombre de récits et de poèmes connaissent un mode de réception et de diffusion théâtral‚ et que donc isoler un genre proprement dramatique relève d’une catégorisation inadéquate. Ce flottement générique est susceptible de séduire‚ au demeurant‚ des artistes contemporains5.
2L’œuvre dramatique médiévale serait ainsi toujours une transcription sinon une récriture sans que l’on puisse tout à fait réduire son ancienneté et son étrangeté. Portée sur la scène – une scène matériellement différente des tréteaux et des échafauds médiévaux – ‚ devant des spectateurs dont le rapport à ce qu’ils considèrent comme du « théâtre » a peu à voir avec la situation de réception des Médiévaux‚ elle demeure fondamentalement l’objet d’une transposition avec tous les risques de l’entreprise. Dans cette reconstitution se jouent‚ en effet‚ les limites de la réception pour le spectateur contemporain ainsi que le pointait R. Clermont. Les témoignages des critiques sur La Feuillée‚ revue et remise en scène par Jacques Rebotier et Jacques Darras‚ sont éloquents‚ certains regrettant un parti-pris grotesque qui « enlaidissait » le Moyen Âge6.
Or‚ en regard de cette difficulté presque insurmontable (à comparer aux tentatives de mises en scène des tragédies grecques) répond‚ comme en un détour fécond‚ l’importance relative et pourtant remarquable des pièces à sujets médiévaux. Comment comprendre l’écart entre un rejet (au mieux une indifférence) d’un théâtre médiéval face à l’intérêt‚ parfois la fascination‚ que les figures‚ les mythes‚ les scénarios médiévaux ont exercé et exercent encore sur des auteurs contemporains ? Certes il serait faux d’assimiler la vision chrétienne et religieuse du Moyen Âge de la fin du xixe siècle et du début du xxe d’un Péguy ou d’un Claudel et la résurgence récurrente de la référence médiévale chez un Jan Fabre. Une histoire des usages et des figurations du médiéval dans le théâtre du xxe siècle est à faire. Et surtout‚ cette présence du médiéval dans le théâtre moderne et contemporain n’est pas à dissocier de son apparition ou de son utilisation dans d’autres genres littéraires‚ narratifs et poétiques‚ et plus encore dans le cinéma‚ les séries télévisées‚ les jeux vidéo. Aucune époque peut-être (qui rassemble en réalité plusieurs siècles d’histoire) ne porte plus que celle-ci le poids de strates de représentations qui gravitent entre des polarités contraires. Moyen Âge blanc des contes‚ Moyen Âge noir de l’obscurantisme.
3Le « médiéval » (en tant que tel porteur d’une définition‚ culturelle et chronologique‚ assez confuse) ne fait-il pas signe vers l’autre‚ le différent‚ l’étrange – matière onirique ou inquiétante ? Or cette altérité étrangère nous interpelle en ce qu’elle ferait écho à un nous secret‚ enfoui – enfance ou barbarie. Le détour par un passé lointain‚ qui n’a pas été lissé comme le passé antique qui en outre appartient à des langues mortes (latin et grec)‚ permettrait de parler de soi‚ véritablement sur une autre scène‚ faisant des récits anciens la voie d’une possible catharsis. Ainsi Rodolphe Dana‚ metteur en scène en 2009 au théâtre de La Colline à Paris‚ du Merlin de Tankred Dorst‚ noue idée d’origine et de primitivité qu’il attache à l’époque médiévale à une sorte d’expérience authentique de la vie :
À une époque où tout s’analyse et se comprend‚ il me semblait nécessaire et rafraichissant de se plonger dans un théâtre instinctif‚ où la vie est avant tout une réalité à éprouver […] chacun porte en lui une part d’humanité et d’inhumanité […] c’est de ça aussi que parle le Merlin, les forces contraires de destruction qui sont à l’œuvre en chacun de nous et qui font de nous des êtres par essence fondamentalement bons et mauvais7.
Le médiéval‚ au second degré c’est-à-dire réécrit par un homme du xxe siècle se retrouve porteur d’une leçon universelle sur l’homme. Cette leçon désabusée traduit le sentiment de déréliction que les contemporains‚ via les créateurs‚ éprouvent vis à vis du présent. Le médiéval rejoint‚ alors‚ par delà les espoirs des Lumières du xviiie siècle et la religion du progrès du xixe‚ le scepticisme tragique de la fin du xxe siècle.
4Au-delà du caractère fantasmatique du rapport entretenu par les modernes au moyenâgeux qui ressortit de la bassesse et de la naïveté aussi bien que de la violence brute‚ primaire‚ de l’héroïsme guerrier‚ au-delà aussi du caractère religieux de ce qui serait une époque de la foi triomphante au contraire de nos temps agnostiques‚ le médiéval apporterait des figures paradoxalement neuves en comparaison des figures antiques travaillées par le classicisme8. Ouvrant à un renouvellement des « mythes » ‚ il apporterait aussi des dramaturgies neuves redécouvertes par dessus les siècles classiques‚ formes aptes à nourrir la veine de la modernité9.
5Le Moyen Âge‚ essentiellement repensé‚ reformulé‚ rêvé‚ se constituerait en un réservoir de personnages et d’images tragiques ou ludiques‚ burlesques ou graves‚ grotesques ou romantiques. Des uns aux autres‚ les bribes de culture médiévale qui sont saisies‚ se prêtent à de multiples interprétations‚ à des investissements idéologiques et politiques contraires : il n’est qu’à songer à la figure historique de Jeanne d’Arc ou au mythe littéraire du graal. On avancera que le Moyen Âge est toujours de l’ordre de la « re-présentation »10‚ pris entre une spiritualité dont la perte reste nostalgique et comme inachevée‚ et la matérialité la plus dégradée‚ peut-être compensation dérisoire et tragique de la perte de la première. Ainsi relu‚ le médiéval devient à la fois le sujet par excellence du théâtre‚ et l’outil métaphorique‚ par excellence‚ de l’angoisse contemporaine.
Or‚ si l’on essaie de réunir quasi absence du théâtre médiéval sur la scène contemporaine et présence du médiéval dans des pièces modernes‚ c’est peut-être la question des modalités de la visualisation du médiéval qui semble commune à ces deux phénomènes en apparence contradictoires. Qu’est-ce qui est recevable pour des spectateurs actuels d’une représentation du médiéval et qui peut‚ au sens fort‚ les intéresser ? Qu’est-ce qui correspond aux attentes du public et jouer de celles-ci et des clichés qui la nourrissent assure-t-il le succès ? La « tentation médiévale » s’est souvent nouée‚ en effet‚ au désir‚ légitime‚ de retrouver les voies d’un « théâtre populaire11 » sans véritablement y parvenir.
6Sur ces questions l’exemple trop exclusivement cité du Roi pêcheur de Julien Gracq apparaît paradigmatique : l’auteur a opté pour un sujet clairement médiéval – Perceval et le Graal – à l’occasion de sa recherche d’une nouvelle inspiration et de nouveaux mythes‚ son désir de renouvellement passant par le choix d’un sujet médiéval moins attendu qu’un sujet antique malgré la tradition wagnérienne. Voulant montrer un Graal non chrétien et pourtant tragique‚ la pièce fut un échec‚ moins à cause de ses ambitions de sens que de la difficulté de montrer des personnages médiévaux. « Le jour où la première répétition en costumes lâcha brusquement‚ sur le plateau‚ sa cargaison de déguisés et de toiles peintes‚ une panique déracinante‚ glaciale‚ s’empara de moi d’un seul coup »12.
7Entre tendance au gigantisme et méta-théâtralité‚ transfert générique et hybridité‚ le théâtre à sujets médiévaux peinerait-il à proposer une représentation qui soit convaincante d’une époque et de figures historiques ou légendaires qui n’ont pas de visage ? Impasse‚ ou chance‚ qui leur permettent d’être attirés dans notre époque et nos figures sans que nous nous y reconnaissions entièrement.
Ces brèves pages voudraient seulement ouvrir quelques pistes de réflexions en butinant dans les remarques des dramaturges‚ dans les choix des metteurs en scène‚ dans la lecture partielle de quelques œuvres dramatiques. Nous proposerons un parcours buissonnier à travers trois points qui ont semblé à la fois récurrents et caractéristiques d’une dramaturgie « médiévaliste »13 : la question de l’espace – espace scénique‚ ampleur textuelle – ‚ la tendance à la méta-théâtralité‚ enfin quelques choix de mises en scène comme autant de « visions ».
Du foisonnement des textes à l’espace de la scéne
8Coutumier de pièces en un acte pour des marionnettes‚ de paraboles ou de farces proches de Ionesco ou de Beckett‚ le dramaturge allemand Tankred Dorst crée en 1981 à Düsseldorf un drame monumental‚ Merlin oder das Wüste Land‚ qui a été comparé au Faust de Goethe. Se mesurant à l’ensemble de la légende arthurienne‚ de la naissance de Merlin à l’effondrement du royaume d’Arthur‚ le dramaturge a d’abord conscience du caractère gigantesque du projet et donc de la nécessité d’un lieu où ce gigantisme pourrait se concrétiser. À l’opposé de l’autre partie de son œuvre Dorst part à la fois d’un espace et d’une masse textuelle.
Ce qui m’a poussé à écrire Merlin‚ ce fut une halle‚ une gigantesque ancienne halle aux poissons‚ tout en longueur dans le port de Hambourg‚ une cathédrale ceinte de galeries où l’on pouvait jouer partout et de bas en haut : c’est là que devait avoir lieu la représentation. C’était une idée fascinante‚ j’ai visité la halle à plusieurs reprises. Avec Zadek j’ai discuté le plan et j’ai commencé à me plonger dans la littérature arthurienne. Finalement j’ai écrit un premier descriptif pour voir quelle ampleur aurait le spectacle et ce que l’on pourrait y mettre. […] et voilà que cela donnait une œuvre de huit heures avec une masse de scènes14.
Comme si la matière légendaire‚ portée par une immense tradition textuelle‚ ne pouvait se projeter que dans un lieu à sa dimension. La complexité des intrigues entrelacées‚ la dimension métaphysique du Graal‚ ne sauraient correspondre à un lieu réduit‚ confiné‚ limité « Merlin dans une halle‚ une longue pièce pour un large public‚ voilà qui vous contraint à une certaine écriture‚ à une certaine conduite des scènes‚ à l’utilisation de certains moyens. Il faut élargir‚ trouver un rythme15 ». Au contraire du choix de Gracq‚ celui d’un rétrécissement sur l’épisode central de la rencontre de Perceval et du roi Pêcheur‚ Dorst veut embrasser l’histoire arthurienne‚ porter le romanesque arthurien tout entier sur la scène.
9Une telle trans-généricité touche un point essentiel. Le médiéval se présente d’abord moins comme la résurrection d’un temps historique et légendaire que comme le choix d’un espace où placer les personnages multiples qui le composent et le peuplent16. Dorst rappelle que « pour la mise en scène de Hambourg‚ Bob Wilson avait fait une esquisse où des poissons monstrueusement gros flottaient dans les airs. Puis il trouva préférable de finir sur une image vide‚ une image sans événement. Peu de temps avant la première‚ cette dernière image était encore indécise. Wolfgang Wiens apporta alors l’idée que la fin de la pièce devait se jouer avec le thème du temps et de la fin du temps17 ». L’espace rentre en concurrence avec la temporalité. La chute du royaume arthurien et de l’utopie politique qu’il représente rejoint une chute des temps‚ un non-temps‚ que le dramaturge reformule dans une vision finale cosmique dite par Merlin‚ le personnage éternel au carrefour du passé et du futur :
La planète naine‚ éteinte‚ appartenait à un système solaire en forme d’ellipse aplatie‚ qui gravitait autour du centre galactique de la Voie lactée à une distance de30000 années-lumière. […] Peu avant la fin de la planète apparurent‚ nés des organismes pluri-cellulaires‚ une multitude d’êtres androgynes diversement pigmentés. […] On ignore dans quelle mesure ils ont prévu‚ voire provoqué‚ la fin de leur planète. Les rares traces de leur existence restent énigmatiques18.
Époque insaisissable‚ le Moyen-Âge et ses figures emblématiques seraient de l’ordre d’un hors-temps. C’est par cette dimension qu’ils peuvent atteindre notre présent et nous interpeller. Dorst écrit sur la fin des idéologies politiques‚ faisant des récits arthuriens et du Graal l’histoire d’une utopie qui a échoué. Le désastre final de La Mort Artu laisse la scène vide – terre gaste19 – d’où l’on était parti et où l’on revient‚ passé le souffle de l’Histoire‚ des espoirs et des conflits des hommes entre grandeur et bassesse‚ idéal et passions. Le roi Arthur est emmené en Avalon. Les dieux païens‚ chassés dans le prologue par le Christ‚ reviennent rôder autour du champ de bataille. Merlin‚ prisonnier du buisson d’aubépines‚ « chante d’une voix haute et magnifique : I attempt20… »
10Ainsi seul l’espace reste et sa nudité. Dorst dit lors d’un entretien : « Le théâtre est une affirmation. On y affirme que le monde est une terre dévastée21… » La grandiloquence de l’aventure arthurienne‚ constamment battue en brèche dans la pièce par la dérision‚ sert à démontrer que l’idéalisme politique‚ dont les tentatives révolutionnaires‚ n’aboutit pas à une nouvelle société. Plus que les pages d’un roman‚ l’espace théâtral le dit ici‚ sans débat superflu‚ sans mot ajouté.
11Sur la même tradition‚ les français Florence Delay et Jacques Roubaud écrivent pendant trente ans Graal théâtre‚ « suite dramatique en dix branches ou pièces » ‚ fruit de lectures presque exhaustives de toute la tradition romanesque couvrant les textes français‚ allemands‚ anglais‚ italiens‚ espagnols. Leur premier constat est celui de se trouver devant une quantité de textes : « Nous disposions d’un matériau énorme‚ une véritable forêt de Brocéliande de textes ! Pendant deux siècles‚ une foule d’auteurs ont écrit‚ repris‚ modifié‚ multiplié les versions dans toutes les langues d’Europe22 ». La dramaturgie s’organise en fonction de dix « lieux » et donc avant tout selon une spatialisation à la fois narrative et scénique où évoluent un très grand nombre de personnages. Les auteurs proposent de jouer en parallèle certaines scènes distantes dans la trame du récit pour insister sur la relation qui les unit. C’est moins à nouveau une temporalité qui compte (y compris la temporalité narrative qui est partiellement rompue) qu’un sens à reconstruire qui se déploie et irrigue la composition de l’ensemble. Le maître mot devient celui d’agencement : « nous avons agencé et ordonné les aventures dans un esprit conforme à la méthode des conteurs médiévaux mais différemment‚ infléchissant leur sens. » Comme au cinéma le moment essentiel est celui du montage et « la paire de ciseaux est un objet pensant23 ». Derrière la boutade‚ deux éléments sont en cause : la nature propre à la textualité romanesque médiévale‚ surtout des romans en prose à partir du xiiie siècle‚ qui substitue à une progression diégétique claire le croisement des parcours individuels des personnages‚ la suspension d’une aventure pour une autre‚ selon la modalité narrative appelée « l’entrelacement » ‚ que les deux auteurs projettent sur la scène. Les « lieux théâtraux » ressortissent pour cela à la fois d’un choix de dramaturgie24 et d’une imitation de l’écriture du roman chevaleresque. Les dix « lieux » sont‚ en effet‚ des espaces récurrents‚ écrins d’événements et de scènes à la fois diverses et semblables : « lieu de paroles profanes‚ lieu d’eau‚ […] lieu de paroles sacrées25 ».
12Or‚ cette présentation désigne aussi la difficulté de se détacher du narratif pour aller vers le dramatique‚ de passer du récit‚ en particulier raconté‚ à la gestuelle et au mouvement des acteurs-personnages. Le personnage de Blaise (confesseur de la mère de Merlin puis scribe de Merlin dans le roman de Robert de Boron) incarne la présence d’un maître du récit et la nécessité d’une parole narrative qui constitue aussi une voix auctoriale. Une tension se crée entre forme romanesque originelle et représentation théâtrale. Ce personnage fait lien entre les scènes qui obéissent‚ on l’a dit‚ à un principe de juxtaposition‚ présente les personnages comme s’ils évoluaient dans un autre dimension (espace) que le sien‚ ou commente les événements plus ou moins énigmatiques qui nous sont donnés à voir. Blaise (que l’on retrouve par exemple dans la série d’Alexandre Astier « Kaamelott »26) ne cesse de prendre de la place au point que c’est à lui que revient la dernière réplique‚ celle-ci n’étant pas l’ouverture vers un autre chant comme chez Dorst‚ mais le démarquage du texte de La Mort Artu.
Blaise : Le roi tournant le dos ne répondit plus rien. Girflet demeura un long temps près de lui puis comprenant qu’il ne lui restait plus qu’à obéir il s’éloigna à grands pas vers une colline située à une demi-lieue. Comme il grimpait la colline une grosse pluie se mit à tomber. […] Un navire s’approchait un navire plein de dames à l’avant duquel se tenait Morgane la propre sœur du roi. Il vit le roi qui tirant son destrier marchait vers le rivage. […] Le bateau s’éloigna le cheval hennissant resta seul au rivage. Girflet comprit alors qu’il avait été le dernier homme à voir Arthur vivant27.
Blaise serait bien « l’écrivain » du Grand Livre du Graal‚ à son tour doublé‚ et mis en abyme‚ par F. Delay et J. Roubaud comme ils le précisent en paratexte. La fin donne pleinement l’ensemble comme un conte‚ celui-là même dont Roubaud prétend avoir trouvé la formule qu’il fait réciter au personnage de Blaise selon les préceptes de Merlin : « Ce que dit le conte est vrai de ce que le conte dit que ce que dit le conte est vrai ». Tout ne serait-il alors‚ ici‚ que récit et plaisir de (re) conter les « belles errances du roi Arthur28 » ? Plaisir enfantin‚ plaisir nostalgique‚ qui n’engage pas‚ peut-être‚ d’autre sens ni d’autre enjeu que lui-même29.
Méta-théâtre
13Cette double présence de Merlin et de Blaise dans les pièces que nous avons retenues fait signe vers un élément récurrent dans de nombreuses réécritures de la matière médiévale (y compris cinématographiques)‚ ce que l’on appellera le méta-théâtral c’est-à-dire une tendance à désigner ce qui est dit et représenté sur scène à partir d’un personnage préposé à cet office et à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du drame qui se déroule. Les figures complémentaires de Merlin et de Blaise servent à l’évidence cette fonction30. Faire de Merlin‚ fils du diable et d’une femme vertueuse‚ un personnage central comme chez Dorst‚ c’est projeter la figure complexe du prophète (ou devin) – celui qui connaît le passé et le futur – ‚ et de l’enchanteur‚ maître en métamorphoses‚ en intermédiaire entre le spectacle de la fiction dramatique et le spectateur de celle-ci. Merlin gère à la fois une histoire auquel il est seul à donner un but et le spectacle des agissements des autres personnages. Le dramaturge allemand utilise explicitement le personnage dans cette double dimension :
Merlin est à la fois un visionnaire et un pitre‚ dans le sens où n’importe quel artiste est également un pitre. […] Merlin est le prototype du metteur en scène qui a l’imagination et la force nécessaires pour faire avancer les autres. […] Merlin met les gens dans différentes situations‚ observe la façon dont ils s’en sortent‚ tentent de les orienter vers un but – vers son utopie31.
Son action‚ ses paroles‚ les situations qu’il crée mettent en abyme l’acte théâtral et la leçon de l’histoire.
14Bien des années auparavant‚ dans un autre esprit‚ Jean Cocteau avait fait de Merlin le centre pervers et destructeur du monde arthurien. Dans Les chevaliers de la Table Ronde‚ Merlin‚ magicien noir‚ transforme son serviteur Ginifer en doubles des héros‚ égarant ceux-ci dans une sorte de dédale de miroirs identitaires. Merlin‚ même s’il doit s’enfuir dans l’acte III et paraît avoir échoué face à la pureté de Galaad‚ reste bien le metteur en scène‚ celui qui organise les rôles‚ l’illusionniste nécessaire à l’acte théâtral. Il est aussi le dramaturge faussaire et en l’occurrence l’auteur qui réécrit les récits anciens qu’il prétend‚ au demeurant‚ connaître à peine32. Au-delà des thématiques propres à chacun des auteurs‚ la présence‚ dans les pièces ou les films à sujets médiévaux‚ d’un tel personnage‚ parfois d’un scribe moins célèbre ou moins identifiable‚ d’autre fois encore de fugitives images de manuscrits et de lecteurs‚ mettent l’accent sur la distance qui sépare le spectateur moderne de ce qu’on lui montre‚ sur le caractère artificiel (en tant que reconstruction voulue et consciente d’elle) de la reconstitution des temps médiévaux et de ses figures. Le médiéval‚ au cœur de la dramaturgie moderne‚ est de l’ordre de l’écart‚ un écart que les dramaturges de toutes les manières ressentent le besoin d’expliciter‚ de désigner. Les personnages médiévaux ne s’assimilent jamais au public moderne directement. Et les dramaturges nous invitent moins à une identification‚ moins à entrer dans l’illusion théâtrale qu’à nous en détacher‚ à en prendre conscience. En poussant le raisonnement‚ on dira que ce ne sont pas les sujets médiévaux qui intéressent certains auteurs que la possibilité‚ à travers eux‚ de réfléchir sur leur art et de le réfléchir33.
15Cette mise en exergue de la théâtralité se trouve aussi chez Jacques Audiberti et les mises en abyme vertigineuses qu’il organise lui aussi par exemple dans Pucelle. Si le dramaturge cette fois ne convoque pas la légende arthurienne mais celle historique de Jeanne d’Arc‚ il propose non seulement un dédoublement de la « pucelle d’Orléans » et de la « bergère de Vaucouleurs » sous la forme de deux sœurs (ou plus vaguement de deux incarnations complémentaires de la même personne) mais‚ d’entrée de jeu‚ construit un montage théâtral à l’intérieur de la pièce. Une dizaine d’années après le supplice‚ Gilbert de Nugy joue un « mystère de Jeanne » où‚ à l’issue d’une série de circonstances imprévues et accidentelles‚ la sœur de la « vraie » Jeanne (avec les hésitations que l’on peut avoir sur ces clivages) joue le personnage et trouve la mort sur un bûcher qui devait être fictif. Virtuosité d’Audiberti qui‚ comme Cocteau‚ noue ses propres thématiques autour de l’histoire célèbre et ainsi bâtit un jeu entre la réalité (en l’occurrence incertaine de l’Histoire) et sa toujours nécessaire reconstitution. Travaillant sur la légende et non sur la vérité historique‚ il élabore une série de faux-fuyants. La mise en scène du Mystère‚ que Gilbert ancien amoureux de « Jeanne » a écrit‚ brouille encore le rapport à un quelconque événement‚ brouillage que des personnages comme la duchesse‚ qui ne comprend pas ce qui se passe ni qui est qui‚ a en charge de désigner sans parvenir à le résoudre. Jeanne‚ entre Joannine et Jeannette‚ ne s’atteint qu’à travers de multiples filtres – témoignages et jugements contradictoires‚ clichés… – ‚ dont l’ultime est sa mise en théâtre, sa mise sur la scène‚ sa mise en fiction. Audiberti écrit une pièce sur la fabrication d’un personnage légendaire‚ donnant ainsi un mode d’emploi de la mise en œuvre de la distanciation légendaire et dramaturgique. Là encore le personnage central est le poète (Gilbert a d’abord chanté en vers la bergère qu’il aimait en la magnifiant)‚ le clerc organisateur de spectacles‚ le chef d’une troupe de jongleurs34. Au lever de rideau‚ c’est une amorce d’échafaudage de théâtre que l’on découvre35‚ en d’autres termes la matérialité du théâtre médiéval non de l’histoire. C’est à travers cette fiction que Gilbert cherche à retrouver le passé‚ l’actualiser pour le posséder‚ enfin : « Il faut que le passé surgisse. Il faut que le passé surgisse maintenant. Alors peut-être je saurais comprendre le passé‚ posséder le passé‚ terminer le passé. Besognons… Ce qui fut voici dix ans‚ nous devons le tirer jusqu’ici‚ jusqu’à nous36 ». S’amorce alors une vision progressive de ce qui fut : le deuxième acte‚ quittant l’espace de l’échafaud‚ représente la maison de Jeanne telle qu’elle (re)surgit dans le souvenir de Gilbert et de la duchesse :
La duchesse : Il y avait une cruche en métal avec des chaînes
Gilbert : Va… Il y avait…
La Duchesse : Il y avait une espèce de galerie à l’étage… Une galerie‚ je pense‚ est-ce bien le mot ?
Gilbert : Force. Force. Ne lambine pas.
[…]
Gilbert : Il y avait une galerie à l’étage… Il y avait le père… Il y avait la mère… Il y avait‚ près de la maison‚ un homme de guerre avec un cheval.
Le deuxième tableau peut commencer. L’échafaud s’est effacé. Il reparaîtra au troisième acte (ou « tableau »).
Visions
16Le passé‚ – souvenirs personnels‚ réminiscences de récits‚ illustrations – ‚ se présente sous l’espèce d’images‚ de visions. A fortiori ce sont ces visions qui doivent à leur tour produire une représentation scénique. Ce que Gracq retient du Graal wagnérien‚ c’est un moment grandiose dans son emphase‚ sa gestuelle‚ ses couleurs‚ un pur instant de théâtre :
Wagner noue une gerbe d’éléments concrets propres à matérialiser comme nulle autre le thème de la fascination. Reste au centre […] ce tête à tête haletant […] de l’homme et du divin immortalisé dans Parsifal par la scène où le roi blessé élève le feu rouge du Graal dans un geste de ferveur et de désespoir qui figure un des symboles les plus ramassés que puisse offrir le théâtre - un instantané des plus poignants que recèle l’art – de la condition de l’homme37.
Il ne saura en reconduire la force et d’ailleurs évitera dans sa pièce la scène proprement dite du Graal‚ celle-ci n’étant que décrite au spectateur comme à Kundry par Kaylet.
17Comment‚ en effet‚ concrétiser le médiéval‚ le faire advenir sur la scène moderne‚ pour qu’il parvienne « jusqu’à nous » ? Pour Michel Murat‚ commentant la tentative ratée de Gracq‚ « Les mystères propres à fasciner sont ceux d’un théâtre vide. Prétendre représenter le Moyen Âge‚ c’est se laisser enfermer […] dans une machine à explorer le temps38 ». Il y aurait donc une impossibilité à représenter le Moyen Âge et ses héros. Cette difficulté est ressentie de diverses manières par les auteurs pris entre pathétique et burlesque. Ainsi T. Dorst : « Considéré superficiellement‚ Merlin est naturellement un matériau pathétique : des chevaliers‚ des rois‚ les problèmes de l’humanité ; […] À quoi Ursula Ehler lui répond : « En lisant l’esquisse‚ j’avais l’impression que les modèles médiévaux du conte de fées se réfléchissaient dans un œil d’aujourd’hui‚ dans une ironie d’aujourd’hui et qu’ils pouvaient ainsi paraître parfois exagérés‚ quand‚ par exemple Perceval désarçonne Ither et le sort de son armure comme on épluche un homard. Dorst réplique :
Oui‚ il y a naturellement des scènes comiques‚ des numéros comiques qui‚ je l’espère‚ feront rire. Mais les histoires et les personnages sont pris au sérieux‚ jamais de façon parodique. Un traitement parodique et spirituel du monde de la chevalerie serait tout simplement plat… peut-être y a-t-il un effet ironique quand les chevaliers sont tous assis à des guéridons de café […] ou bien encore lorsque l’on affirme « Lancelot‚ le meilleur chevalier du monde » ‚ ou bien quand se mêlent les époques‚ le passé et le présent. Mais ce sont des créatures humaines‚ pas des héros radieux‚ pas des héros d’opéra‚ ni de bande dessinée39.
Le dramaturge met sous le même registre de l’ironie des éléments différents : l’anachronisme marqué aussi bien par des attitudes ou des accessoires modernes et familiers‚ les titres et périphrases héroïques médiévales proprement dites. Ces expressions figées et nobles ou laudatives encourent le ridicule sur une scène contemporaine autant que l’incongruité d’acteurs déguisés en chevaliers assis sur des sièges de fortune. Qu’est-ce qui‚ des deux‚ passe le moins‚ ou déclenche un comique non programmé par le texte source ?
18Toutes les versions modernes font la part belle aux anachronismes et aux citations d’auteurs non médiévaux‚ comme autant de strates de réécritures‚ de filtres temporels à travers lesquels le spectateur d’aujourd’hui est invité à saisir un reflet du médiéval. Ce parti-pris produit un mouvement dialectique entre une reconnaissance et un éloignement. La citation‚ d’un poète classique ou moderne‚ d’un romancier du xixe ou du xxe siècle marque presque concrètement l’épaisseur du temps. Elle renvoie aussi les figures médiévales dans l’orbe de la littérature et de la fiction‚ d’un imaginaire que les dramaturges et les metteurs en scène espèrent qu’il est partagé de leur public. Clin d’œil‚ la référence d’une autre époque suscite le rire ou le sourire‚ rarement le sérieux et le tragique. Cette hybridité‚ ces ruptures de registres‚ qui‚ dans le texte qu’on lit‚ se fondent aisément dans la tonalité générale‚ s’incarnent difficilement sur la scène. Les metteurs en scène se tiennent sur une ligne de crête fragile entre sobriété et vulgarité‚ ainsi Jorge Lavelli et Rodolphe Dana proposent des lectures dramaturgiques différentes du Merlin de Dorst‚ traduisant à des degrés plus ou moins appuyés et sous des modes divers la dérision antihéroïque et néanmoins angoissante de la pièce40.
19L’autre parti-pris‚ l’autre « vision » du Moyen Âge‚ souvent convoquée sera celle du rêve‚ d’une certaine féérie assumée. Quand Marcel Maréchal (qui joue Merlin !) monte trois branches de Graal théâtre en 1979‚ il opte pour la beauté des costumes et des couleurs‚ entre jeu héraldique et tenue hiératique‚ et n’hésite pas à orchestrer des duels et à user de machineries et d’effets spéciaux41. Il ne s’agit pas de retrouver un temps historique mais au contraire de tirer les héros anciens du côté d’une intemporalité qui est en partie celle des contes merveilleux de notre enfance. L’enthousiasme des critiques traduit ce plaisir de retrouver les personnages ressuscités par Delay-Roubaud dans une atmosphère qui les plonge dans des souvenirs enfantins. Pierre Marcabru parle d’une « illustration aimable […] où Merlin‚ Lancelot‚ Arthur se promènent comme dans un jardin enchanté » ; et Dominique Jamet déclare que « les spectateurs avaient tous retrouvé l’innocence‚ les yeux éblouis par un lieu fertile en miracles. Merci à celui qui a refait de nous […] des enfants du paradis42 ».
20Un chevalier en armure‚ ou en cote de maille plus légère‚ appartient à des images puériles au mieux‚ au pire frise le ridicule et la quincaillerie‚ possibles seulement si l’on désire faire œuvre nonsensique à la Monty Python. Ni trop‚ ni trop peu. L’excès de pseudo réalisme perturbe l’adhésion du spectateur à la fiction qu’on lui montre‚ un parti-pris d’abstraction engendre la déception d’un spectateur frustré de ses propres projections imaginaires.
21L’espace‚ en outre‚ des évolutions chevaleresques et de ce que nous avons appelé le gigantisme des textes qui les mettent en œuvre ne peut se traduire exactement sur la dimension d’une scène et doit devenir‚ en quelque sorte‚ métonymique de lui-même. Les journalistes se font écho de cette aporie. Robert Kemp parle à propos des Chevaliers de la Table Ronde « d’un grand ressort qu’on essaye d’ajuster dans un boîtier trop petit […]. Les légendes de la table Ronde […] pour ainsi dire desséchées‚ privées des chevauchées‚ des forêts‚ des lacs‚ ont pu se caser sur le plateau de l’œuvre43 ».
22Que faire ? Les chevauchées que seul le cinéma peut reproduire sont-elles exclues au théâtre sinon projetées sur un écran ? Les combats doivent-ils se réduire à quelques passes ou se dessiner en ombres chinoises ? Autrement dit comment représenter la dimension épique‚ ouverte sur l’espace‚ définitoire précisément de « l’aventure » chevaleresque ?
23La solution serait du côté d’une stylisation (de fait toujours présente). Dans leur mise en scène de Gengis Khan de Bauchau‚ Benoît Weiler et Éric Pellet optent pour cette voie : « La dimension épique sera esquissée‚ suggérée‚ mais jamais illustrée44 ». Ils retrouvent par ce choix la nécessité d’un personnage narrateur‚ maître d’œuvre‚ qu’incarnait Blaise dans les transpositions arthuriennes‚ personnage décidément incontournable de la mise à distance et de la gestion des différents « tableaux » donnés à voir.
Pour maintenir cette distance‚ et préserver la force de l’imaginaire‚ la didascalie sera incarnée par un personnage-narrateur présent sur scène et en partie projetée sur écran‚ les actions seront parfois racontées et non jouées. Le narrateur sera celui qui jouera Tchélou T’saï‚ sorte de témoin privilégié‚ prenant implicitement en charge la geste mongole‚ comme il a mis en ordre l’empire et « civilisé » son vainqueur.
En procédant ainsi ils font‚ sans le dire ou le penser exactement‚ surgir un nouveau Blaise‚ plus exactement un personnage qui synthétise les deux fonctions de Merlin (civilisatrice et organisatrice) et de Blaise (l’énonciateur de la légende‚ celui qui la met en forme pour les siècles à venir).
24La nouvelle mise en scène de Graal Théâtre par Julie Brochen et Christian Schiaretti (TNS‚ TNP) allie sobriété‚ – ce que j’appelle métonymie et stylisation – ‚ et élégance. La seule machinerie consiste en un rail qui amène une silhouette de barque ou de cheval‚ la table ronde est devenue une immense roue de chariot que les projecteurs dorent et autour de laquelle les chevaliers en légère tunique de mailles lèvent leurs épées – vision ici plus qu’action –. Rien de burlesque ni de vulgaire‚ pas de grandiloquence non plus‚ qui jurerait avec la tonalité générale du texte moderne. Mais le rideau de scène imite des iconographies médiévales géantes et‚ s’ouvrant comme des portes‚ ses panneaux dégagent l’espace de la re-présentation‚ de cette fiction au deuxième degré qu’est le spectacle médiévaliste. Le médiéval sur scène ne gagne-t-il pas à rejoindre les traces du Moyen Âge qui nous restent‚ c’est-à-dire ses propres représentations de lui-même‚ écritures‚ iconographies‚ peintures ? Ce fut le choix de Rohmer pour son film Perceval le Gallois‚ c’est le choix des metteurs en scène de Bauchau : « La calligraphie est la réponse au refus de la reconstitution réaliste : rien ne parle mieux d’une culture que ses propres signes. Projetées sur écran‚ les calligraphies mongoles‚ chinoises‚ perses et romaines s’inscrivent au fur et à mesure que se construit le mythe de Gengis Khan45 ». Faire voir ce qui n’est plus et n’a jamais été que dans l’imaginaire pour dramatiser non une histoire et une époque mais du mythe‚ c’est-à-dire une abstraction et une idée‚ un tel projet se tient aux limites de la théâtralité. Dorst comme Delay et Roubaud parlent de leur tentation d’écrire un roman. Ils optent pour un entre-deux où la voix off‚ désincarnée‚ en vient‚ en dernière instance‚ à doubler les personnages porteurs de la voix auctoriale. En cela encore‚ Merlin‚ « enserré » dans sa prison d’air‚ plane bien sur toute l’entreprise et sur tous les récits. Mais une voix seule et invisible ne fait pas du théâtre. Il faut à celui-ci‚ pour avoir lieu‚ peupler un espace avec des corps et des visages‚ des gestes et des paroles et ce sans la puissance de mise en présence hypnotique du cinéma. Le rapport au Moyen Âge ne saurait cependant être de l’ordre de l’histoire et de sa restitution‚ il est de l’ordre du poétique et de l’esthétique46. Entre l’illusion réaliste cinématographique et la suggestion métaphorique de la poésie‚ le théâtre dispose d’une voie sans doute plus étroite et plus incertaine‚ qui ne s’assimile ni à l’une ni à l’autre. C’est pourquoi la magie théâtrale‚ plus fragile‚ plus exigeante‚ demeure essentielle. Paradoxalement peut-être les pièces à sujets médiévaux permettent d’interroger cette place et cette fonction du théâtre dans la société et la culture contemporaines autant que le besoin de ressusciter les formes inventées du passé pour saisir quelque chose de notre présent.
Notes de bas de page
1 François Chattot, Jean-Louis Hourdin, « Une compagnie de farceurs ». On peut saluer aussi des expériences de mises en scène non scolaires de la farce de Maître Pathelin comme celle d’Agnès Regolo au théâtre Gyptis en 2012.
2 « La mise en scène et les œuvres du passé », Entretien avec Raymond Touchard, Paris, CNRS, 1995, p. 223-231. Je remercie V. Dominguez d’avoir attiré mon attention sur ces propos lors de sa conférence dans le séminaire sur « le médiéval dans le théâtre moderne et contemporain » organisé par M.-C.Hubert et moi-même.
3 Véronique Dominguez (dir.), Renaissance du théâtre médiéval, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2009, p. 8.
4 Voir pour toutes ces questions Michel Rousse, La scène et les tréteaux, Orléans, Paradigme, 2004.
5 On peut rappeler sur ce point la position de Paul Zumthor : « L’élément structurel et sémantique commun entre les termes, ainsi donnés pour contigus – performance médiévale, théâtre moderne –, réside dans la présence physique simultanée, articulée autour d’un corps humain par l’opération de sa voix, de tous les facteurs sensoriels, affectifs, intellectifs, d’une action totale, à la fois spectacle et participation. » La Poésie et la Voix dans la Civilisation Médiévale, Paris, PUF, 1984, p. 48.
6 Voir M. Gally, « Résurrection du Jeu de la Feuillée. Une pièce médiévale post-moderne », Le Moyen Âge contemporain, perspectives critiques, M.Séguy, N. Koble (dir.), Paris, Larousse, Littérature, 148, décembre 2007.
7 Livret de présentation, théâtre de La Colline, 2009/2010, p. 6.
8 Pour des projets différents, Gracq et Vailland disent avoir choisi le moyen-âge (l’un pour Le roi pêcheur, l’autre pour Héloïse et Abélard) parce qu’ils étaient à la recherche de nouveaux mythes. Voir la préface du roi Pêcheur, Paris, Corti, 1989, p. 10-11 ; et Expérience du drame, 1953 : « Il faut, estimai-je, que le sujet d’une tragédie soit à la fois connu et inconnu du public ; que le titre seul évoque pour lui quelque chose de grand, de redoutable, de dangereux et de fascinant ; il faut trouver un de ces mythes qui soient liés à la première éducation et dont le souvenir éveille toujours quelque écho […]. Je butai à « Héloïse et Abélard » ; je n’étais pas encore tout à fait délivré du langage freudien, et j’y vis le mythe de la castration ; c’est un mythe nécessairement bouleversant dans une époque de répression. » p. 67.
9 Voir par exemple Élisabeth Angel-Perez, « De la mummers’play aux Mystères. Réécritures du Moyen Âge dans le théâtre anglais contemporain », M. Gally (dir.), La Trace médiévale et les écrivains d’aujourd’hui, Paris, PUF, 2000.
10 Voir autour de cette idée le travail de Mireille Séguy sur l’œuvre de « mémoire » de Jacques Roubaud, « Graal-théâtre ou l’art de mémoire », Le médiéval sur la scène contemporaine, M-.C. Hubert, M. Gally (dir.), Presse universitaires de Provence, à paraître, 2014.
11 Florence Delay, « Graal soixante-treize », La trace médiévale… op. cit, p. 40-41.
12 Lettrines, in Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, t. 2, 1995, p. 156.
13 Nous adoptons ce terme issu en partie des études anglo-saxonnes pour désigner toute production littéraire et culturelle qui s’inspire du Moyen Âge, le réécrit ou le remet en œuvre.
14 Entretien de Peter Von Becker avec Tankred Dorst, 1979, extraits reproduits dans Merlins Zauber, Francfort-sur-le Main, Suhrkamp Verlag, 2001 (voir théâtre-contemporain.com). Le terme « entretien » désignera ce dialogue. Un autre entretien a été reproduit en annexe de la traduction française de Merlin. Les références en seront indiquées.
15 Entretien, op. cit.
16 Voir de ce point de vue la pièce de Boris Vian, Le chevalier de neige : Florence Bernard, « Un théâtre de masse dans des conditions de conte de fée : Le chevalier de neige de Boris Vian », Le médiéval…, op. cit., à paraître, 2014.
17 Entretien, op. cit.
18 Merlin ou la terre dévastée, trad. Hélène Mauler, René Zahnd, Paris, l’Arche, 2005, p. 255-256.
19 Rappelons que c’est le sous-titre de la pièce. Voir Jean Maurice, « Utopie médiévale et “maudite histoire du monde” : le Merlin ou la terre dévastée de Tankred Dorst », Le médiéval…, op. cit., à paraître, 2014.
20 Tankred Dorst, Merlin, p. 256-257.
21 Ibid., p. 271.
22 Entretien, présentation du livre dans le catalogue Gallimard, 2005.
23 « Graal soixante-treize », op. cit, p. 44.
24 Voir l’entretien avec N. Koble et M. Séguy, « Les ambages de la mémoire : le graal contemporain », in Passé-Présent, N. Koble, M. Séguy (dir.), Presses de l’ENS, Ulm, 2009, p. 158.
25 La mise en scène de Julie Brochen pour Gauvain et le chevalier vert (TNS et TNP, 2013) met en valeur ce dispositif de répétition à quelques minces variantes près révélées par les réactions des personnages : arrivée d’une barque avec un chevalier blessé à mort, silhouettes de pavillons etc.
26 Blaise y est à la fois le premier prêtre de la première messe et celui qui écrit et tient les archives du royaume. Astier se souvient des scribes du Lancelot en prose qu’Arthur convoque à chaque retour d’un chevalier à la cour pour consigner le récit de ses aventures.
27 Graal théâtre, Paris, Gallimard, 2005, p. 600.
28 Ibid., quatrième de couverture : expression empruntée à Dante.
29 Il faut rappeler que Jacques Roubaud a écrit dans Change en 1973 trois articles qui analysent les textes du Graal et en particulier démontrent l’hypothèse d’un inceste caché qui constituerait le foyer de sens de ces récits. Voir en particulier « Généalogie morale des Rois-Pêcheurs », Change, 16-17 septembre 1973, p. 228-247.
30 Blaise existe aussi chez Dorst comme Merlin chez Delay/Roubaud.
31 Merlin, op. cit., p. 267.
32 Voir sur ces questions et pour une analyse de détail, Fabienne Pomel, « Figures du faussaire et de l’enchanteur dramaturge. Réécriture, falsification et théâtralité dans Cocteau », Cahiers de Recherches Médiévales, 18, 2009, p. 367-386.
33 Il n’est pas question de prétendre que, seul, ce type de pièces et de sujets ouvre à la réflexion sur le théâtre, ce serait absurde, mais un grand nombre de ces pièces à sujet médiéval font une grande place à la réflexivité et au méta-théâtral. On peut se poser la question du lien entre les deux.
34 « Audiberti joue sur le double sens du mot “mystère”… un jour le jeu devient réalité, le poète affolé découvre qu’il a joué à l’apprenti sorcier et que le théâtre est des jeux le plus dangereux ». Jeanyves Guérin, Le théâtre d’Audiberti et le baroque, Paris, Klincksieck, 1976, p. 135. Voir les pages sur cette pièce d’Audiberti de Michel Bertrand dans « L’Alouette : du procès de Jeanne à l’Histoire en procès », Elisabeth Le Corre, Benoît Barut (dir.), Jean Anouilh artisan du théâtre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
35 Pucelle, Paris, Gallimard, 1952, didascalie p. 108. À noter qu’il existe un Mystère médiéval dit du Siège d’Orléans.
36 Ibid, p. 116.
37 Le Roi pêcheur, Paris, Corti, 1989, p. 15.
38 « Les couleurs de la littérature. Notes sur le Moyen Âge de Julien Gracq », La trace médiévale, op. cit., p. 218.
39 Entretien, op. cit.
40 Pour le détail des analyses, voir M. Gally, « L’aura du Moyen Âge sur la scène contemporaine », Médiévalisme. Modernités du Moyen Âge, Vincent Ferré (dir.), Paris, L’Harmattan, 2010, p. 125-137, et Jean Maurice, art. cit.
41 Voir Michel Pruner, « Graal Théâtre mis en scène par Marcel Maréchal », Le médiéval sur la scène contemporaine, op. cit., à paraître, 2014.
42 Ibid.
43 Le Feuilleton du temps, 25-10-1937. Merci à Fabienne Pomel qui nous a donné cette citation lors de sa conférence dans le séminaire « Le Médiéval dans le théâtre moderne ».
44 Plaquette du spectacle, « Notes de mises en scène », in Le Médiéval… op. cit., à paraître, 2014.
45 Éric Pellet, Les nouvelles du Théâtre 13, 2007, in Le médiéval…, op. cit., à paraître, 2014.
46 Pour cette réflexion sur le passé comme catégorie esthétique, et dramatique, sans référence exacte à l’Histoire, voir Gil Bartholeyns, « Le passé sans l’histoire. Vers une anthropologie culturelle du temps », Médiévalisme…, op. cit., p. 47-60.
Auteur
Aix-Marseille Université‚ CIELAM, EA 4235, 13621 Aix-en-Provence
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