Critique contemporain et clerc médiéval : le mirage de la similitude
p. 555-567
Texte intégral
1Les quelques réflexions qu’on propose ici concernent la fascination que le critique contemporain - clerc moderne en quelque sorte - éprouve pour le clerc auctor médiéval et la conception du sens des fictions du Moyen Age que profile cet attrait fasciné. Ces intentions s’inscrivent dans un cadre plus général, celui de la finalité propre à notre activité de médiéviste.
2On partira d’un constat. Plus que d’autres critiques, le spécialiste de littérature médiévale ressent le besoin de légitimer sa passion pour l’"étrange" objet qu’il admire et étudie. Il s’efforce alors de justifier son travail d’élucidation en empruntant des pistes bien balisées, conduisant vers des directions précisément reconnues. Il prétend, par exemple, partir à la quête des origines de la langue et de la littérature qui le captivent - les grandes recherches philologiques et historicistes lui ont ouvert la voie -soit, derrière Robert Guiette et Paul Zumthor, tenter de mettre au jour les formes d’une éventuelle poétique médiévale ou encore de regarder, avec Roger Dragonetti, Charles Méla et Jean-Charles Huchet, la fiction de jouissance qui sous-tend les narrations du Moyen Age, soit enfin - mais la liste bien entendu est loin d’être exhaustive - il souhaite admirer, avec Hans Robert Jauss et Daniel Poirion notamment, le travail du copiste ou de l’auteur, qui, véritable tisserand des lettres, tresse à sa guise et revivifie les traditions littéraires pour composer ces Belles-Lettres que le xiie siècle voit éclore et se répandre à l’ouest de l’Occident.
3Ne peut-on concevoir ce spectaculaire éclatement, ces préoccupations tranchées de la critique comme des ébauches de réponses a cette « question d’identité » qu’étudie dans le détail l’ouvrage de Paul Zumthor, Parler du Moyen Age1 ? Question existentielle d autant plus cruciale qu’elle touche aux deux termes de l’activité herméneutique : l’objet considéré et le sujet qui l’examine. L’objet qu’étudie le médiéviste est-il si nettement identifiable qu’il y paraît, le domaine sur lequel se penche le critique « constitue-t-il un champ épistémique unifié par des présupposés analysables ? » se demande encore Paul Zumthor (ibid., p. 27). Quel mode de connaissance l’intérêt particulier éprouvé pour la création narrative médiévale induit-il sur la réflexion du sujet herméneute ? Quelle(s) rencontre(s) avec le clerc et ses œuvres autorise-t-il vraiment ? Ne nous manque-t-il pas une conception assurée de notre discipline
une idée des règles génératives de notre discours. Peut-être, cette idée nos prédécesseurs l’eurent-ils, et l’avons-nous perdue. Mais, de toute manière, il ne servirait à rien de la réemprunter aux savants du passé, car elle ne saurait être efficace sans nous être propre ?2
I. L’Autre équivoque
4Essayons de mieux comprendre ce trouble existentiel et méthodologique. En quoi concerne-t-il tout à fait spécifiquement le médiéviste, comme on vient de le prétendre ? La réponse, semble-t-il, tient en une idée, celle d’"altérité". On la concevra, à la suite de Hans Robert Jauss, comme
l’expérience réfléchie de la distance et de la qualité historique de cette époque si singulièrement et si exemplairement isolée au point de vue politique et social aussi bien que culturel.3
5Le Moyen Age est autre, c’est une évidence. Evidence qu’il faut accentuer avec force tant on aimerait souvent en oublier la vigueur, en gommer les effets désespérants. Quelques traits incontestables creusent l’étrangeté qui tient écartés de l’époque où naît l’art romanesque médiéval : le statut de la langue vernaculaire ; celui des romanciers, anonymes le plus souvent et qui « à la différence des troubadours n’ont pas fait la théorie de leur pratique »4, laissant ignorés les buts de leurs œuvres et les soucis esthétiques qui les animent. Autre source d’étrangeté, la "mentalité" qui éclairerait certaines questions centrales comme la conception du merveilleux, des mythes, des formes, des genres, du comique, etc. est désormais hors d’accès ; également, les limites de la connaissance historique qui, quels que soient ses acquis, ne peut pénétrer le fonctionnement d’un système esthétique en tant que tel. Inutile d’allonger cette liste, reconnaissons que la plupart des points de repère sociologiques, philosophiques et esthétiques nous échappent.
6Certes, ce fossé disjoint nécessairement de toute culture qui a précédé la nôtre. Mais il porte, en ce qui concerne la création du Moyen Age, des traits particuliers. Réellement étranger, ce temps paraît cependant proche : des pans entiers de sa langue, de sa culture, de son art ou de sa foi semblent accessibles. D’où
une tendance à idéaliser ce "moyen âge" (...) mieux enracinée dans une sensibilité collective diffuse, que celle qui porterait l’égyptologue à idéaliser l’empire d’Aménophis.5
7Bref, trop près et trop éloigné de lui, nous sommes inconfortablement postés à mauvaise distance de notre équivoque objet de connaissance. Cette position déplaisante implique bien des difficultés quant à l’intelligence des textes littéraires du Moyen Age, textes étranges", lointains mais que nous aspirons cependant à connaître et à nous approprier. Comment donc concilier la compréhension « selon soi » -selon nos capacités et nos voeux de critiques contemporains - et la compréhension « selon lui »6, l’art romanesque médiéval ? Comment les médiévistes ont-ils tranché clans ces interrogations essentielles ?
II. La tentation de la similitude ou l’altérité déniée : éloge de la continuité
8Une réponse, qui à première vue, va de soi et paraît satisfaisante consiste à affirmer et même à réclamer une étroite fidélité culturelle et intellectuelle envers l’héritage élaboré par les clercs puis transmis par les siècles. Le respect des legs du Moyen Age est revendiqué par de nombreux modernes7. Cette requête volontairement "analogique" ne prend pas, bien entendu, la même signification chez les auteurs qui la partagent. Regardons trois témoignages, choisis pour la diversité de leur horizon théorique et l’intérêt des pistes qu’ils ouvrent. Le premier se trouve sous la plume de Jacques Ribard. Une sourcilleuse fidelitas signe ses travaux, notamment son étude du Tristan de Béroul et du Conte du Graal :
Pour notre part, fidèle, pensons-nous, à l’esprit du temps, c’est sur un plan délibérément métaphysique et théologique que nous n’hésiterons pas à nous placer pour essayer d’interpréter, dans une optique religieuse et chrétienne, les deux œuvres en cause.8
9Soutenant un point de vue descriptif différent, Philippe Walter s’appuie toutefois sur un impératif identique :
L’interprétation d’un texte médiéval nécessite la restitution autour de ce texte d’un système de pensée médiéval qui lui est contemporain.9
10On rappellera enfin les principes d’un "père fondateur", Edmond Faral. Ses Arts poétiques du xii et xiiie siècles visent à « définir objectivement et expliquer » les techniques d’écriture propres à cette période. La tâche est possible à condition d’avoir recours à une méthode « véritablement historique ». Elle est ainsi définie :
il faut partir, non pas de notre système esthétique actuel, mais de celui qui dominait les contemporains de l’œuvre ; et qui veut comprendre les caractères véritables de la Chanson de Roland ou du roman de Cligès, et en rendre compte conformément à la réalité, doit emprunter ses principes directeurs, non pas, comme on l’a trop fait, à des théoriciens modernes (...) mais, si l’on peut, aux théories qui prévalaient pendant le xie et le xiie siècles.10
11Ces exigences sont lourdes de conséquences esthétiques. Elles poussent à révérer et à redécouvrir sans cesse dans nos récits la forme et les contenus de l’hypothétique "mentalité" - ou de l’« esprit » - des hommes du Moyen Age, mentalité conforme à "la réalité" que l’on tient pour l’indispensable et l’« ultime référent »11 des interprétations des textes.
12Ce n’est pas tout. L’idéal analogique fortement revendiqué est un mécanisme complexe, il fonctionne, si l’on peut dire, à double détente. Il apparaît en effet que le critique contemporain déclare sa fidélité à son passé médiéval, comme celui-ci affirmait s’inscrire dans la translatio) culturelle antique. Ainsi l’attitude des sujets, les critiques du xxe siècle, se détermine analogiquement sur la constitution de l’objet qu’ils étudient, l’art littéraire du Moyen Age, par hypothèse fidèle à ses origines.
13On regardera maintenant quelques effets exemplaires de ces principes dans un domaine où il est d’usage de les solliciter, celui des narrations dites "mythologiques". Dans ces provinces, les protestations analogisantes et "translatives" ouvrent des perspectives descriptives bien particulières. Les notions de translatio et d’intertextualité ainsi que le rôle prééminent reconnu à la mémoire fondent l’idée d’un réseau de liens culturels qui finissent par s’entrelacer dans les œuvres mythiques médiévales. « Le métier d’écrivain » est alors considéré comme l’art de tisser « d’une mémoire à l’autre les fils de pensée dévidés de vieux textes pour faire un tissu neuf. »12 Vue à travers ces filtres, l’interprétation des fictions - mythiques, en l’occurrence - suppose la mise en lumière des influences qu’exercent sur elles d’autres textes. Leur sens naîtrait de l’accueil, plus ou moins déformant, que ces œuvres accorderaient à leurs hypothétiques sources. C’est ce que l’on a coutume de nommer l’activité ou la "réception" remythisante. Ainsi conçue, la nature mythique de l’œuvre médiévale apparaît comme l’effet de la recréation romanesque. Bref, l’avènement du mythe est de nature littéraire. Daniel Poirion ne laisse planer aucun doute à ce sujet. Il conclut son étude, "L’ombre mythique de Perceval dans le Conte du Graal", sur une affirmation en forme de manifeste : « La littérature n’obéit pas au mythe : c’est elle qui le crée. »13
14En matière de thématique mythologique, il n’est pas contestable que le clerc médiéval pouvait, en effet, puiser dans son passé culturel. Il y trouvait un double legs : les contenus (mythologiques) ainsi que les interprétations élaborées pour les comprendre. L’Introduction de Laurence Harf-Lancner au recueil Pour une Mythologie du Moyen Age, faisant écho à la triple classification de Jean Seznec et de Jean Pépin, soutient ce point de vue : « Le mode d’emploi est fourni avec le matériel, en l’occurrence trois interprétations dominantes :
- l’interprétation historique (l’evhémérisme)
- l’interprétation physique et cosmique
- l’interprétation morale et allégorique. »14
15Le processus "à double détente" reçoit une illustration instructive. La tradition mythologique et l’héritage méthodologique, passés de l’antiquité à l’âge médiéval, sont arrivés jusqu’à nous. La triple conception antique et médiévale du mythe, affirme Laurence Harf-Lancner « domine d’ailleurs encore notre représentation » (ibid., p. 3). Il ne serait effectivement pas difficile d’esquisser l’évolution de ces trois modes d’interprétation et de constater leur présence dans notre outillage descriptif de médiévistes du xxe siècle.
16Quoiqu’il en soit, l’idée sous-jacente, commune à ces exigences et à ces stratégies de description est l’idée d’une continuité culturelle. D’où vient ce besoin de nous sentir proches de nos sources, cet idéal du continu ? On soutient parfois l’idée d’une proximité particulière de l’écriture médiévale et de ce que l’on nomme la modernité. Proximité née d’une commune opposition à l’épistémologie classique et à ses impératifs esthétiques de lisibilité. Comme le soutient Paul Zumthor, l’art romanesque médiéval « de langue vulgaire, jusqu’au xiiie siècle et au-delà, ignora ces valeurs. »15 On peut préférer un point de vue plus affectif Poser le Moyen Age comme terme de référence, comme source d’un héritage toujours vivant, exorciserait certaines de nos peurs contemporaines. Cet ancrage serait une voie rassurante pour rendre concret notre besoin de stabilité et de pérennité, pour fonder avec quelque fermeté nos constructions incertaines. Mais ce qui retiendra le plus dans cet éloge de la continuité c’est l’argument culturel. Le rêve analogique, animant la quête des alliances thématiques et des entrelacs textuels, permettrait de combler sous la forme d’une totalisation esthétique, l’écart réel entre le clerc et le critique, entre la littérature médiévale, ses glorieux antécédents, et la culture contemporaine, de voiler la déchirure es liens de la mémoire, rupture qui priverait de sens l’expression fictionnelle du Moyen Age. C’est donc une nostalgie culturelle qui donne un tour particulier à la fascination analogique et a la conception critique où elle trouve son site. Comme si pouvaient être effacés le défilement des époques, l’incompréhension née de la distance et des fausses similitudes et l’impitoyable bannissement qui éloigne de nos racines idéalisées.
17L’antiquisante Florence Dupont, dans son récent ouvrage, L’invention de la littérature, de l’ivresse grecque au livre latin16, affronte les mêmes questions pour le domaine qui lui est propre. Ses réponses composent 1 introduction de son livre, son titre - emprunté à l’Eloge de la variante de Bernard Cerquigliny17 - est éclairant : Pour un autre usage de l’Antiquité : l’altérité fondatrice". Dans un commentaire dont le souci est particulièrement proche de certaines observations avancées précédemment, l’auteur tient ces propos qui ne peuvent laisser indifférent e médiéviste :
Aujourd’hui la Grèce, et surtout Rome, redeviennent à la mode chez les éditeurs, mais cette mode est douteuse quand elle exalte à tout prix la prétendue modernité des Anciens. (...) Sophocle et Socrate, Sénèque et Cicéron seraient ainsi nos contemporains et leur éternité serait la nôtre.18
18Il semble donc que. substituant sa propre pesanteur aux habitudes positivistes du xixe siècle, s’imposerait désormais avec force, l’évidence - contestable - d’une nouvelle tradition, fière des assemblages de l’analogie et assurée de la continuité des valeurs et des esthétiques.
III. Mirage humaniste et vertus de l’altérité
19Or il est probable que la compréhension des beautés littéraires médiévales invite, au contraire, à considérer leur étrangeté avec des yeux non familiers. Divers arguments poussent en ce sens.
20Considérons les témoignages de médiévistes qui doutent des certitudes du continu et de l’intérêt des réclamations analogiques. Pour certains, la filiation des héritages, des traces de la mémoire - du matériel comme de celle des méthodes - est un mirage. Que l’on pense aux travaux d’Armand Strubel quant à l’usage très incertain de la notion de "mentalités symboliques"19 et à ceux de Roger Dragonetti consacrés au mirage intertextuel de la citation qui, loin d’être assuré et franc, relève de la « fraude textuelle généralisée »20. Craignant qu’elle ne dévoie leurs réflexions de modernes, d’autres critiques sont explicitement soucieux de se garder de toute fascination "analogisante". Après avoir introduit le thème du microcosme dans son travad, Howard Bloch prend soin de préciser qu’il s’agit là d’un « geste dangereux pour le chercheur qui risque d’être pris dans le mouvement analogique qu’il décrit. »21 Attitude identique dans les premières pages du recueil Réception et Identification du Conte depuis le Moyen Age. La quête intertextuelle des « survivances » ou des « vestiges » de mythes repose sur deux présupposés que Michel Zink juge peu sûrs :
Le premier est que l’explication se trouve dans l’antériorité (...). Le second présupposé est que distorsions et contradictions trahissent (...) tes éléments anciens qui lui sont primitivement étrangers.22
21Ces a priori soulèvent plusieurs difficultés, la moindre n’est pas la projection (analogique) qu’implique ce « principe d’explication dans le passé ». Car elle
ressemble trop à la démarche même du mythe et à la séduction du conte pour n’être pas suspecte de quelque identification avec elles, (ibid.)
22Une telle mise en garde rappelle, parmi d’autres, les avertissements de Paul Zumthor :
Puisque force est bien de projeter sur lui [le texte médiéval] notre histoire et notre culture, afin de nous l’approprier en quelque manière, que du moins cette projection évite l’écueil des analogies simplifiantes et des justifications mythiques.23
23Ces multiples attestations invitent à chercher les causes de tant de méfiance. Nous défendrons l’hypothèse suivante les stratégies "analogisantes", remythisantes et intertextuelles ne sont pas des prises de position naïves et infondées mais des réponses réfléchies à des questions centrales pour notre discipline, édifiées sur l’hypothèse fondatrice d’une continuité synthétique. On l’a vu, ce principe légitime tout aussi bien la quête des sources et le tissage des fils de la mémoire médiévale que le souci de la similitude et l’idéalisation contemporaine de l’objet littéraire sur lequel il s’applique : la substance impérissable de la tradition.
24Or cet idéal n’a rien d’innocent ni de naturel ni d’évident. Il s’inscrit précisément, l’idée n’a rien d’original, dans un courant de pensée toujours dynamique, dont il n’est que l’une des expressions privilégiées : le courant dit "humaniste". En clair, l’esthétique de la continuité, de la synthèse et de l’analogie renvoie directement au discours "humaniste". Le problème considérable que ce constat soulève, pour autant bien entendu qu’il soit fondé, tient à ce que ces présupposes sont antagonistes aux principes de toute pratique rationnelle. A cet égard, l’Introduction de L’Archéologie du Savoir24 mérite toute l’attention. Appréciant les effets de l’évolution « épistémologique de l’histoire », l’auteur y mesure les obstacles que ce développement rencontrait encore dans les années 70. La difficulté centrale était, selon Michel Foucault, l’inaptitude à « formuler une théorie générale de la discontinuité ». La citation qui vient, censée illustrer cette affirmation, paraît écrite pour éclairer la croyance confiante aux vertus de la translatio et aux certitudes analogisantes :
Comme si, là où on avait été habitué à chercher des origines, à remonter indéfiniment la ligne des antécédences, à reconstituer des traditions, (...), on éprouvait une répugnance singulière à penser la différence, à décrire des écarts et des dispersions, à dissocier la forme rassurante de l’identique.25
25En un mot la difficulté consiste - comme les phrases introductrices de cette contribution l’évoquait - à « penser l’Autre dans le temps de notre pensée. » (ibid.). Est-il outrecuidant de soutenir que, « de nos jours encore », comme l’écrivait Michel Foucault en 1969, « cette mutation épistémologique n’a pas été enregistrée » (ibid.) ?
26Mais pourquoi cette réticence ? Cette répugnance, comment la comprendre ? Les deux principaux caractères de l’esthétique "humaniste" guident vers des réponses convaincantes. La raison de 1 idéologie de la continuité consiste a poser le sujet, « la souveraineté de sa conscience », comme point d’origine de tout « devenir et de toute pratique »26. Le sujet,
27garantit la permanence, cimente les vélléités de dispersions et suture les écarts menaçants :
L’histoire continue, c’est le correlât indispensable à la fonction fondatrice du sujet : la garantie que tout ce qui lui a échappé pourra lui être rendu ; la certitude que le temps ne dispersera rien sans le restituer dans une unité recomposée.
28Analyser et interpréter les récits comme les fruits du discours du continu et concevoir la conscience humaine comme garantie de tout devenir « ce sont les deux faces d’un même système de pensée. » Conséquence et seconde détermination, ce discours s’appuie sur la thématique dite des « totalités culturelles ». La notion de"Belles Lettres", effets de résurgences diverses, celle de maintien de la mémoire comme fondation de l’esthétique littéraire l’idée que la création est le fruit de la répétition "remythisante", l’hypothèse des noeuds intertextuels, toutes ces figures ont habitué à cette (supposée) étroite solidarité culturelle entre les ternies de l’invention littéraire. La thématique de la totalisation donne en effet lieu à
la recherche d’une histoire globale, où toutes les différences d’une société pourraient être ramenées à une forme unique, à l’organisation d’une vision du monde, à l’établissement d’un système de valeurs, à un type cohérent de civilisation.27
29Ainsi doublement et solidement fondé, l’humanisme joue d’un ensemble d’idées particulières qui, à la fin de ce parcours, n’étonneront pas. La tradition, tout d’abord. Les phénomènes peuvent bien être « successifs ou identiques (ou du moins analogues) », la force de la tradition soude « la dispersion de l’histoire dans la forme du même » et remonte sans discontinuité, « dans l’assignation indéfinie de l’origine ».28 Grâce à la solidité de la tradition, toute nouveauté est versée au profit d’un autre trait "humaniste", « l’originalité, le génie, la décision propre aux individus. »29 On se permettra de renvoyer en guise de confirmation aux observations d’un spécialiste de la question, Georges Canguilhem, observations faites à propos du « virus du précurseur » :
La complaisance à rechercher, à trouver et à célébrer des précurseurs est le symptôme le plus net d’inaptitude à la critique épistémologique ?30
30La continuité s’appuie également sur « la notion d’influence. » Celle-ci supporte les « faits de transmission », conçus comme « des phénomènes de ressemblance et de répétition », des « processus d’allure causale ». Vient alors le thème du développement et de l’évolution : il groupe « une succession d’événements dispersés », qu’il rapporte à « un seul et même principe organisateur. » Dernières notions, non les moindres, celles de « "mentalité ou d"’esprit" qui permettent d’établir entre les phénomènes simultanés ou successifs (...) des liens symboliques, un jeu de ressemblance et de miroir. »31
31Voici établie l’idée qu’il s’agissait d’atteindre les thèses "humanistes" s’appuient sur des contreforts idéologiques que connaissent bien philosophes et historiens. Elles ne relèvent en rien de la vérité ni de la certitude, leurs fondations sont particulièrement contestables.
IV. Conclusions
32Ce parcours conduit aux cinq enseignements suivants :
33i) Les revendications "analogisantes" et l’esthétique de la continuité qui en découle réactivent les traits propres au discours "humaniste". Pour affermir cette première conclusion, on laissera la parole à un guide éclairé, Paul Zumthor, plus au fait de la critique de l’art littéraire médiéval que Michel Foucault. L’auteur de Parler du Moyen Age a placé les thèses ’humanistes" à la base de « l’héritage romantique » (p. 49-72), socle de nombreux présupposés propres à notre discipline et qui est luimême bâti, dit-il, sur le rêve d’un temps mythique, dont l’image « fait référence à quelque pureté archétype »32.
34ii) La lumière de cet héritage n’allant pas de soi, il convient de l’arracher à sa quasi évidence. Une conception non subjective, rationnelle, du sens des narrations du Moyen Age devrait se libérer des mirages de la continuité, elle aurait à mettre hors circuit les totalités incertaines par lesquelles on pense par avance le discours qu’on souhaite découvrir et comprendre. A rencontre du souhait d’inscrire les œuvres médiévales dans l’épanchement d’une culture-matrice (antique ou non), mieux vaudrait ne pas s’efforcer de retrouver l’origine - terme précieux, rassurant mais illusoire - dans l’espoir de mieux comprendre le texte examiné :
On ne rentre pas, chacun le sait, dans le ventre dont on naquit. Alors, sans bien s’en rendre compte (...) on cède à la tentation des antiquailles. L’érudition devient le refuge des Oedipes ratés.33
35iii) Qu’il le veuille ou non le médiéviste n’échappe pas aux débats épistémologiques qui animent le champ entier de la pensée. Rien ne justifie alors qu’il abandonne à d’autres - linguistes, anthropologues, psychanalystes, historiens - le soin de réfléchir aux orientations particulières de son activité herméneutique et de forger les outils méthodologiques qu’elle réclame en propre.
36iv) Dans cette perspective et pour revenir aux remarques liminaires, il parait nécessaire de faire de l’altérité une vertu, de considérer l’art littéraire médiéval vraiment comme "autre", c’est-à-dire d’en envisager une lecture authentiquement anthropologique. C’est une façon de concevoir sous un jour positif l’interprétation de cette création, d’ouvrir maintenant une piste prometteuse, après avoir longuement évoqué les impasses où peuvent conduire les a priori "humanistes" et la tentation de la similitude.
37v) Bref, il semble que prendre conscience aussi bien de l’altérité de l’objet qui nous fascine que des richesses méthodologiques moissonnées par l’anthropologie culturelle (à l’exemple de Howard Bloch) ou par l’anthropologie structurale (dans le sillage des travaux de Claude Lévi-Strauss) nous place, en cette fin du xxe siècle, dans une position unique pour entreprendre rationnellement l’effort de compréhension que suscite toujours le mystère des œuvres littéraires de l’Occident médiéval.
Notes de bas de page
1 Paris : Editions de Minuit, Critique, 1980, p. 27-47.
2 Ibid., p. 25.
3 "Littérature médiévale et expérience esthétique. Actualité des Questions de littérature de Robert Guiette", Poétique, 31, 1977, p. 322-336 ; ici, p. 323. Voir, du même auteur, "The Alterity and Modernity of Medieval Literature", New Literary History, 10, 2, 1979, p. 181-227.
4 P. -Y. Badel, "Pourquoi une poétique médiévale (Sur l’Essai de poétique médiévale de Paul Zumthor)", Poétique, 18, 1974, p. 246-264 ; ici, p. 247.
5 P. Zumthor, "Médiéviste ou pas ?", Poétique, 31, 1977, p. 306-321 ; ici, p. 307.
6 P. -Y. Badel, 1974, art. cit., p. 248.
7 La proclamation de foi dans la translation qui inaugure "The Poetics of translatio studii and conjointure, Chrétien de Troyes’s Cligès" de M. Freeman illustre cette revendication : A certain analogy may be said to link medieval literary process and the present-day study of medieval texts. (...) Each activity expresses a different facet of a shared belief. That belief constitutes an active faith in translation. Lexington, Kentucky : French Forum Monographs, 12, 1979, p. 11.
8 Du Philtre au Graal. Pour une interprétation théologique du Roman de Tristan et du Conte du Graal. Paris : Champion, Essais, 12, 1989, p. 13.
9 Canicule. Essai de mythologie sur Yvain de Chrétien de Troyes. Paris : SEDES, 1988, p. 6.
10 Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Age. Paris : Champion, Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes, fasc. 238, 1924, p. xii.
11 A. Strubel, "Littérature et pensée symbolique au Moyen Age (peut-on échapper au « symbolisme médiéval » ?)", Ecriture et modes de pensée au Moyen Age viiie-xve siècles. Etudes rassemblées par Dominique Boutet et Laurence Harf-Lancner. Paris : Presses de l’Ecole Normale Supérieure, 1993, p. 27-45 ; ici, p. 38.
12 D. Poirion, Résurgences, Mythe et Littérature à l’âge du symbole (xiie siècle). Paris : PUF, Ecriture, 1986, p. 6.
13 Cahiers de Civilisation médiévale, III, 1973, p. 191-198, p. 195.
14 Etudes rassemblées par Laurence Harf-Lancner et Dominique Boutet. Paris, Collection de l’Ecole Normale Supérieure de Jeunes Filles, 41, 1988, p. 4.
Le chapitre introductif de l’ouvrage, en tous points remarquable, de la regrettée Paule Demats, Fabula, Trois études de mythographie antique et médiévale est consacré aux origines antiques de ce triptyque. Genève : Droz, Publications romanes et françaises, CXXII, 1973.
15 1980, op. cit., p. 19.
16 Paris : Ed. la Découverte, textes à l’appui, 1994.
17 Paris : Le Seuil, 1989.
18 1994, op. cit., p. 7. On se souvient de certains articles du n 642 de la revue Europe ("Chrétien de Troyes", 1982) comme "Chrétien de Troyes aujourd’hui", et à son n° 654, "Le Moyen Age maintenant" (1983).
19 Cf. l’article de 1993 déjà cité (note 11) : "Littérature et pensée symbolique au Moyen Age (peut-on échapper au « symbolisme médiéval » ?)".
20 Le Mirage des Sources ou L’art du faux dans le roman médiéval. Paris : Le Seuil, 1987, p. 18.
21 Etymologie et Généalogie. Une anthropologie littéraire du Moyen Age français ; traduction Béatrice et Jean-Claude Bonne. Paris : Seuil, Des Travaux, 9, 1989, p. 25.
22 Réception et Identification du conte depuis le Moyen Age ; textes réunis par Michel Zink et Xavier Ravier. Actes du Colloque de Toulouse, Janvier 1986. Toulouse : Université de Toulouse-Le-Mirail, 1987, p. 3.
23 Essai de Poétique médiévale. Paris : Seuil, Poétique, 1972, p. 20.
24 Paris : Seuil, Bibliothèque des sciences humaines, 1969.
25 Ibid., p. 21.
26 Ibid., p. 22 et p. 21 pour ces citations.
27 « On identifia cette civilisation à l’image d’un ordo conçu en termes néothomistes, fournissant à bon compte quelque principe universel d’interprétation tel que symbole, allégorie figurale ou l’édifice du dogmatisme catholique. » P. Zumthor, 1980, op. cit., p. 51.
28 Cet inventaire est composé à partir de citations de M. Foucault extraites des pages 31 à 33 de L’Archéologie du Savoir.
29 « La notion de chef d’œuvre, mal utilisable (...) tel texte constituant la manifestation éminente du génie de l’époque. » P. Zumthor, 1980, op. cit., p. 51.
30 "Objet de l’histoire des sciences", introduction de l’ouvrage, Etudes d’histoires et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie. Paris : Vrin, 7e éd. augmentée, 1994, p. 21.
31 Il conviendrait d’évoquer ici le livre stimulant de Geofrrey Lloyd, et les critiques convaincantes qu’il adresse à la notion de "mentalité" : Pour en finir avec les mentalités. Paris : Ed. la Découverte, textes à l’appui, 1993.
32 1980, op. cit., p. 49-50. Le mirage analogique pointe. C’est en effet à la façon des hommes du Moyen Age qui avaient « mythifié » l’héritage classique dont ils revendiquaient les legs glorieux que le Moyen Age est promu « en figure mythique (...) par les pères du médiévisme. » (1977, art. cit., p. 314).
33 P. Zumthor, 1980, op. cit., p. 29.
Auteur
I.U.F.M. de Versailles
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