John Mirk, exemple parfait du clerc anglais à la fin du xive siècle
p. 501-513
Texte intégral
1Lorsque dans son décret de 1140 environ, Gratien définit les clercs comme ceux "tirés au sort par Dieu, qui les a établis rois pour qu’ils se régissent et régissent les autres dans la vie vertueuse"1, tels des redores conduisant le peuple chrétien, il ne pouvait savoir à quel point sa définition s’appliquerait à John Mirk, chanoine augustinien anglais qui vécut dans le dernier tiers du xive siècle. Pour lui comme pour Gratien, le peuple chrétien ou laos doit se laisser guider par ses recteurs, au premier rang desquels se trouve le Roi, élu de Dieu et responsable devant Lui. Par opposition aux simples fidèles, les illiterati, les clercs sont litterati c’est à dire qu’ils connaissent le latin en plus de la langue vernaculaire réservée à l’oral2 Or "régir" pour Mirk s’opère par la parole, la prédication, essentielle en cette fin de siècle qui doit faire face à la montée de ce que l’Église officielle appelle des hérésies, celle de Wycliff en particulier. Le clerc anglais de la fin du siècle est donc un militant et un prédicateur.
2La vie personnelle de Johannes Mirkus, dit John Myrc ou encore Mirk, puisque la notion d’orthographe est encore toute relative et le restera jusqu’à l’invention de l’imprimerie et sa diffusion en Angleterre à partir de 1476 n’a ici que peu d’importance. Au faîte de sa carrière, il sera chanoine à Lilleshall, près de Shrewsbury. Sa notoriété nous importe davantage, due peut-être moins à son Manuale Sacerdotis ou ses Instructions pour les Curés de campagne3, qu’à ses collections de sermons, la plus célèbre étant intitulée le Festial et consistant en une énorme compilation de Sermones de tempore et de sanctis destinés à être prêchés à volonté, selon les besoins et pour tous les temps de l’année liturgique. Nous nous appuierons ici sur le sermon de Saint André, tiré du Festial et composé vers 13864, mais avant d’aborder cette étude spécifique, il nous faut rappeler un certain nombre de points plus généraux caractérisant la situation particulière de l’Angleterre dans le monde médiéval.
3Tout d’abord, les écrits de Mirk sont considérés comme conservateurs par leur forme et leur contenu, ce qui s’explique par le contexte historique et les controverses contemporaines. Le conflit, exacerbé par les Lollards, est né avant Wycliff5 et porte en fait sur l’éducation des laics, le sermon constituant un des véhicules privilégiés de l’instruction. Que doit connaitre un Chrétien digne de ce nom, bien que laic ? Les textes fondateurs ? La Bible ? Les prières ? et en quelle langue ? Au xiiie siècle, un grand prédicateur comme l’Archevêque Stephen Langton s’était penché sur la question lors du Concile d’Oxford, faisant suite au Concile de Latran IV (1215). Puis celui de Lambeth en 1285 recommandait dans son Ignorantia Sacerdotum que soient prêchés en anglais par toute l’Angleterre, et ce quatre fois par an, le Décalogue, les quatorze articles de la foi, les deux préceptes évangéliques, les sept vertus capitales et les sept sacrements. Dès la création des deux ordres, Franciscains et Dominicains se virent chargés de cette tâche spécifique, le sermon devant combiner l’instruction des laies avec le suivi de l’année liturgique. Les artes predicaendi fleurissent alors, le plus célèbre étant la Legenda Aurea de Jacques de Voragine6.
4Le xive siècle est l’age d’or du sermon, à la fois instrument de diffusion des "idées nouvelles" et de lutte contre l’expansion de "l’hérésie". Le raidissement de la hiérarchie épiscopale se traduit par la censure accompagnée d’une crispation certaine devant tout emploi en chaire de la langue véhiculaire réclamée par les Lollards. Dans l’optique que l’ignorance peut être bénie, les évêques refusent la propagation des thèses controversées. C’est l’attitude en particulier d’Arunde7, archevêque de Canterbury. D’autres par contre mettent l’accent sur l’importance de la diffusion doctrinale ; il faut instruire les fidèles le mieux possible, y compris en anglais puisqu’ils n’entendent pas d’autre langue. Toujours est-il que la fin du siècle en Angleterre est marquée par une dissatisfaction croissante vis à vis de l’institution religieuse, se traduisant paradoxalement à la fois par l’émergence des grands mystiques anglais (comme Margery Kempe) et par la révolte de Wycliff et ses disciples.
5Dans un tel contexte, il n’est donc pas étonnant que peu de sermons écrits en anglais aient subsisté comparés au très grand nombre de ceux rédigés en latin. Cependant leur influence semble avoir été inversement proportionnelle et nous savons par la quantité de copies en circulation à quel point le Festial de Mirk était populaire. De plus, beaucoup de sermons écrits en latin étaient prêchés en anglais, qu’ils s’adressent à des laics ou à d’autres clercs. Ceux-ci sont toujours plus nombreux à se servir de l’anglais comme le fait John Mirk, d’autant que pour certains, la connaissance du latin semble avoir été très limitée. Par ailleurs, leur formation théologique laissant souvent à désirer, on comprend d’autant mieux la nécessité de sermonnaires tout prêts, sortes de "valeurs sûres", appouvées par la hiérarchie car anti-Wycliff et s’appuyant sur des sources "classiques", dans le cas présent, la Legenda Aurea de Jacques de Voragine.
6Le calendrier de tempore commence naturellement avec le premier dimanche de l’Avent, début de l’année liturgique, auquel correspond le saint dont la fête tombe en général autour du 30 novembre, l’apôtre André.
7Très populaire au Moyen Age et pas seulement en Angleterre, le personnage est associé à Simon Pierre son frère, pêcheur comme lui sur le lac de Tibériade. Dans l’Evangile de Marc (I, 16-18) et dans Mathieu (IV, 18-20), nous assistons à leur rencontre avec Jésus, qui leur demande de laisser leurs filets et de le suivre pour devenir "pêcheurs d’hommes". Selon Marc I, 29, c’est dans la maison d’André qu’a lieu la guérison de la belle-mère de Pierre. Le Quatrième Evangéliste insiste en outre sur l’amitié entre les frères, parmi les premiers à suivre le Baptiste puis à rejoindre les rangs des apôtres. Dans Jean VI, quand le Christ procède à la multiplication des pains, André l’assiste dans la distribution et dans Jean XII, il figure aux côtés de Philippe pour accueillir les visiteurs grecs.
8Si le Nouveau Testament n’en dit pas plus, les écrits apocryphes8 par contre ont préservé de nombreuses traditions orales à l’historicité contestable, selon lesquelles André aurait prêché sur le pourtour de la Mer Noire, puis en Grèce, avant d’être crucifié à Patras vers 70 après JC9. La vénération de ce saint se répand en Italie au ve siècle, puis en France, pour atteindre l’Angleterre et même l’Ecosse dont il devient le patron. A partir du xve siècle, l’iconographie le représente communément crucifié sur une croix en forme de X, ce qui n’apparaît que rarement dans les siècles précédents et qui résulte sans doute d’une interprétation déformée de son martyre. C’est cette croix qui apparait sur le drapeau écossais. Selon St Jérôme, ses restes passent de Patras à Constantinople en 357, puis son corps est envoyé à Amalfi au xiie et sa tête à Rome au xve siècle. Le Pape Paul VI la renvoie à Patras en 1964 en geste de bonne volonté vis à vis des orthodoxes.
9André est l’un des personnages les plus hauts en couleurs incorporés à la Legenda Aurea de Jacques de Voragine, source du Festial. Le sermon que lui consacre Mirk couvre presque six pages dans l’édition de la EETS10. Par comparaison, la même homélie dans le Speculum Sacerdotale, autre sermonnaire très populaire en Grande Bretagne à la même période, n’occupe que soixante-quatre lignes. Bien que l’auteur le dénomme sermo brevis, le texte intitulé De festo sancti Andree et ejus solempnitate est donc important. Le premier paragraphe traite rapidement des références bibliques et enchaine avec la mission des apôtres : "Allez et enseignez..." Le sermon s’articule alors de façon tout à fait classique, en trois parties : la mission et les conversions, la confrontation avec les païens et les évènements spectaculaires (miracles), et enfin le martyre.
10L’importance donnée à chacune des parties est variable, la première et la troisième étant ici privilégiées. C’est dans cet ordre que Mirk utilisera deux exempla, dans la meilleure tradition médiévale, visant à rendre son récit aussi dramatique et convaincant que possible.
11La suprématie d’André s’affirme dans la façon dont il sauve "Nicol le débauché" (Nicol the lecher) qui vécut "soixante hivers et davantage dans la débauche" (1.24). Ce grand pêcheur décide enfin de se repentir, mais l’attrait du bordel est le plus fort. Que faire ? Il se tourne vers André qui se met à jeûner et à prier pendant cinq jours, au terme desquels une voix l’informe qu’il a été entendu pourvu que Nicol se mette lui-même au pain et à l’eau et prie pendant quarante jours. L’homme s’exécute et meurt -sauvé- le quarante et unième jour.
12Pour mieux persuader de la puissance rédemptrice du saint, Mirk utilise alors son premier exemplum, que lui-même appelle "narracio". Ici le lecteur moderne ne peut s’empêcher d’être surpris : au lieu d’un développement insistant sur les vertus de la chasteté, de la tempérance et des bonnes moeurs, nous nous trouvons en présence de perversion sexuelle et de concupiscence. En effet, l’exemplum met en scène une mère attirée par son propre fds. Comme le jeune homme pur et vertueux résiste, la méchante femme le traine devant le tribunal où André le défend. Il dénonce alors sa mère, et devant l’assistance ébahie, un éclair jaillit, "a bolt of layte", réduisant la femme en cendres (1.31, p. 7). Instantanément, tous se convertissent "to the faythe of Christ", ce qui prouve bien la sainteté de l’apôtre, "a man of holy living"(1.34). Les stéréotypes misogynes apparaissent clairement, la nature féminine foncièrement perverse visant à dominer le sexe faible, l’homme. Néanmoins, si dans les sermons anglais de la période, qu’ils soient de Mirk ou d’auteur inconnu, la même misogynie, des histoires de poursuites en paternité, de mutilations et de castrations se retrouvent, le Sermon sur St André est le seul à mettre en scène des rapports incestueux entre un fils et une mère , et ce à l’instigation de cette dernière.
13La partie consacrée aux miracles est plus courte, mais aussi forte, dans un autre registre. Si le Christ a ressuscité le seul Lazare, André fait mieux : il remonte du fond des océans quarante jeunes noyés et les ramène à la vie, après quoi ils se convertissent tous et sont à leur tour envoyés évangéliser leur pays d’origine.
14Mirk en arrive enfin à la mort du saint qui pour l’amour du Christ va souffrir la passion à Patras, des mains du perfide Egée. Son tourmenteur, un idôlatre, adorateur de "false gods", de démons ("fiends"), le torture cruellement : son corps dénudé est battu de verges dans des torrents de sang (p. 9,1.28), élément important de la théologie du martyre11. Ensuite il est lié sur une croix afin d’endurer un maximum de souffrances "that the blood wrast upon ych a knot" (p. 9,1.2). Mais l’apôtre refuse de mourir sans avoir prêché. Sa voix est si forte et son éloquence si grande qu’au bout de deux jours des multitudes accourent pour l’écouter et se convertissent aussitôt. Inquiet des désordres possibles, le tyran tente de libérer le saint, qui ne veut rien entendre, décidé à périr à l’imitation de Notre Seigneur. Une lumière aveuglante inonde alors la scène pendant une demie heure et enfin André rend l’âme. Egée, soulagé, prend le chemin du retour et s’effondre mort sur la route. Vengeance divine ! Sa femme, Maximilla, fait pieusement ensevelir les restes du martyr, sur la tombe duquel ne tardent pas à pousser des plantes spéciales permettant aux fermiers locaux de prédire les récoltes futures.
15Après cette réminiscence des anciens rites de fertilité traditionnels sur le pourtour de la Méditerrannée, le sermon se clôt sur le dernier exemplum, qui ne semble guère avoir de lien, ni temporel, ni spatial et encore moins thématique avec ce qui précède.
16Il décrit la façon dont André vient à la rescousse d’un évêque, à lui tout dévoué - "that loved Andrew well" (p. 9,1.22)- et tourmenté par un démon travesti en femme. Le saint doit se déguiser à son tour en pélerin pour sauver son pauvre disciple des griffes du suppôt de Satan, la femme. Au bout de quarante-huit lignes de dialogues et d’une vraie mise en scène, le sermon se conclut brusquement par l’injonction aux fidèles de s’agenouiller er d’invoquer l’intercession du saint, "that he be your mediator betwixt God and you... "(p. 11,1.15).
17L’interprétation de cette homélie pose un certain nombre de questions tout en nous éclairant sur les positions théologiques d’un clerc tout à fait représentatif de son temps. Qu’enseignait-il exactement à ses fidèles ? Que nous révèle le texte sur les attitudes spirituelles charactérisant le clergé britannique à la veille de l’explosion humaniste et de la Réforme ?
18Répondre à cette question nous amène à rappeler certains faits amplement développés par ailleurs chez des auteurs comme Owst, Peter Heath, Le Goff, Pierre Chaunu12. Tout d’abord, l’abondance des candidats aux emplois de clercs, seuls à assurer ce que nous appellerions aujourd’hui la "couverture sociale", entrainait une féroce concurrence, ne reposant pas nécessairement sur la piété ou la formation intellectuelle. La protection familiale, pour ne pas dire le népotisme, prévalait, d’autant plus que la collation des bénéfices relevant du Roi, l’Église ne pouvait exercer un contrôle direct. Les autorités religieuses tentaient bien de veiller à ce que les charges ne soient pas placées dans des mains trop incapables, mais les conditions de choix existantes ne peuvent que nous remplir de scepticisme. L’on se souvient encore aujourd’hui de l’indignation de Thomas More découvrant qu’un prêtre local avait pris le Te igitur pour un saint du xiiie siècle ! En tout état de cause, le petit nombre des examinateurs les empêchait souvent de sonder la profondeur des vocations.
19Une fois sélectionnés, quelle formation recevaient les clercs et que lisaient-ils ? Pour la réponse à la première partie de la question, on pourra se reporter à l’étude de P. Heath, tandis que l’analyse des testaments permet de préciser les -très rares- ouvrages lègués à leurs héritiers. Si quelques missels et manuels processionnaires figurent sur les inventaires, avec Mirk et divers sermones parati et discipuli, la Bible reste la grande absente.
20Comment expliquer cette crainte du Livre ? On peut penser que les excès des Lollards avaient durablement raidi la hiérarchie anglais, qui allait réussir à extirper tout lollardisme populaire vers 1450. Or certaines idées de Wycliff avaient pourtant été reprises sur le continent, en particulier sa remise en cause du latin de la Vulgate. Le fossé commence à se creuser vers la fin du xive siècle entre ceux qui lisent, s’écrivent et correspondent à travers la chrétienté d’Occident, véhiculant ainsi les nouvelles approches critiques, et le clergé campagnard anglais frileusement attaché à un très petit nombre de récits anciens.
21Pourtant, bien ou mal formé, le clerc devait prêcher et instruire les autres. Ce que de grands noms de l’Église redoutaient n’était pas tant le discrédit jeté sur le catholicisme par les insuffisances de son clergé, que la menace qu’elles représentaient pour la foi et la vraie piété. Un clerc illettré suffirait peut-être à garder en vie les dogmes, mais non à les faire progresser, plus apte qu’il était à imposer la Loi qu’à induire la Foi. Coupés de la vraie source d’inspiration chrétienne, la Bible et plus particulièrement les Evangiles, les clercs se voyaient privés des moyens de fortifier leur propre foi et celle de leurs paroissiens, ce qui peut expliquer leur faiblesse devant les défis radicaux du protestantisme à naître.
22Bien entendu, il ne faudrait pas en conclure à l’ignorance d’un grand clerc comme Mirk, qui disposait de la bibliothèque du chapitre ou même de fonds privés. Cependant des indices concordants nous conduisent à une vision assez pessimiste de la formation intellectuelle du clergé anglais du xive siècle, et le texte du sermon que nous venons de commenter ne peut que nous conforter dans cette opinion.
23Quelle vision chrétienne révèle-t-il en effet ?
24Le texte présente André saint et martyr, deux notions relativement mineures aux premiers temps de la Chrétienté et devenues d’une importance extrème - d’aucuns diront démesurée - à l’époque de notre chanoine. Notre propos n’étant pas ici théologique, je me contenterai de faire ressortir les structures sous-tendant le discours hagiographique de Mirk, du héros à sa géographie spatiale et temporelle, pour aboutir à son traitement de l’Espace et du Temps, concepts centraux du Christianisme.
25Le culte des saints peut être considéré comme une extension de celui du héros présent dans toutes les cultures pré-chrétiennes. On l’a aussi décrit comme une extension du culte des ancêtres, et comme tel rattaché aux rites funéraires. Sa proximité avec le paganisme explique sa condamnation initiale, bien que les premiers saints chrétiens à être honorés furent des martyrs, c’est à dire des témoins au sens grec du terme. Peu développé dans le judaïsme ou chez les stoïques, il prend de la consistence au iie siècle avec Ignace d’Antioche qui le définit comme "le fait de porter témoignage en Christ avec son sang". St Jérôme et surtout St Augustin louent celui qui choisit volontairement le martyre pour la défense de ses croyances, témoignant ainsi de la lutte entre le Bien et le Mal, devenant donc pleinement chrétien.
26Les croyances à défendre vont des plus centrales, comme le Credo, à certaines que nous qualifierions aujourd’hui de "périphériques", telles la chasteté ou la virginité.
27Petit à petit, toutes sortes de témoignages oraux fusionnent, constituant un réseau européen de saints, "cristallisation littéraire d’une conscience collective", dira Jacques Fontaine. Selon la situation locale propre à chaque communauté, l’accent est mis tantôt sur la vie, tantôt sur la mort du témoin. L’hagiographie construit graduellement la vie du héros, en obéissant à deux mouvements contraires : une communauté existante regarde de loin ses origines, tandis que la référence commune au passé renforce cette même communauté et la protège des risques de désagrégation éventuelle.
28D’où la construction d’une image utilisée par le groupe pour exorciser sa propre destruction. Plus le groupe est fort et plus il souligne les vertus du saint ; plus il se sent menacé, et plus il insiste sur le martyre. C’est le cas de Mirk. La célébration des vertus convient mieux à une église bien enracinée dans le système, emblème de l’ordre social (cf. Speculum Sacerdotale). L’exemplarité accompagne alors la fiction. Couplée à l’oralité, dans le contexte médiéval qui est le nôtre, l’hagiographie apporte un espace immense de liberté en comparaison avec les Ecritures que, par définition, nul ne peut ré-écrire.
29Saint André n’est pas pour Mirk un individu. Sa biographie réelle s’efface devant sa fonction, au point qu’il devient un "type" ou même une "humeur". Nulle évolution n’affecte sa psychologie - inexistante - du début à la fin du récit : André ne varie pas dans sa fidélité au Christ, c’est sa vocation, son "élection" diront les Puritains. La fin répète le commencement. Est saint celui qui ne perd rien de ce qu’il a initialement reçu.13
30La narration, par contre, inclut une intense dramatisation, mais comme dans les tragédies grecques, en dépit des innombrables variantes laissées à l’imagination de l’auteur, on connait la fin dès le début. La gloire de Dieu exige le triomphe du saint. Le merveilleux va fonctionner comme autant de signes fournissant des exemples : le sang versé sous la torture est exemplaire, de même que la mort d’André qui résulte d’un miracle . En effet, il ne meurt pas sous les coups de ses tortionnaires dont les flèches sont sans effet sur lui, mais uniquement parce qu’il l’a décidé (p. 9, 1.9).
31La vérité de Dieu devient alors l’a-normal, le miraculeux, et les miracles des signes dynamiques témoins de l’irruption de la puissance divine. Dans ce cadre, le Temps importe peu car celui de l’homme n’est pas celui de Dieu qui se situe au delà des trois dimensions habituelles. L’histoire du saint devient un voyage qui le conduit en des lieux variés, mais le présent de la narration domine le passé du récit.
32Ce qui importe est moins l’histoire que la légende au sens propre, c’est à dire ce qui doit être lu en ce jour là, en l’occurence le 30 novembre, fête de St André. "’L’aujourd’hui liturgique l’emporte sur un passé à raconter"14. L’hagiographie circule dans le temps rituel de la fête, déjà eschatologique, qui ignore la durée. Les fêtes constituant des cycles, nous pouvons également dire que le temps sanctoral est circulaire, clos. Sa géographie temporelle tend à l’apocalyptique.
33Sa géographie spatiale part du lieu fondateur, la tombe du martyr, devenu espace liturgique, véritablement unique, hagios, mais tout le récit nous renvoie à son départ. La pérégrination du saint énonce le sens du lieu. La vie du héros se partage en un départ (de Tibériade) et une arrivée (à Patras, ou en Angleterre), mais il ne cesse jamais d’aller et de revenir. Son voyage dans l’espace le conduit hors du temps, mais surtout hors de lui même puisqu’il n’est rien, et s’accompagne d’une arrivée ailleurs - en nous, les auditeurs, les fidèles. L’unité du texte se définit par l’élaboration du sens grâce à la juxtaposition des contraires, ou encore une coïncidence d’oppositions.
34Le sens n’est pas circonscrit à un lieu ou un temps précis, il projette l’auditoire dans un au-delà, qui n’est ni "ailleurs" ni le point de départ, ni même l’endroit où le récit de la vie du saint renforce l’édification de la communauté. La très grande chance de Mirk est de participer à une forme littéraire, le sermon, où l’essence du Christianisme, dans sa liberté par rapport à l’espace et au temps, s’affirme le mieux. Et c’est ainsi que peut sans nul doute s’expliquer l’immense popularité de ses sermons.
35En dehors des principes structurels que nous nous sommes efforcés de dégager et qui font sa force, le récit semble pourtant être une leçon de vengeance et non de pardon. L’apôtre ne tend jamais l’autre joue. Aucune référence ne renvoie à la grâce de Dieu, André fait tout. Les flots de sang, l’éclair qui foudroie les maudits, le sensationnel entourant le saint ne peuvent que laisser dans l’ombre la figure du Christ et son enseignement, d’où la violence avec laquelle les premiers réformateurs ont fustigé les sermons de Mirk. Nulle référence à une théologie du Salut, rien sur la Grâce, les bons sont parfaits, les méchants très méchants. Les références aux principes fondateurs du Christianisme sont terriblement absents de ce texte.
36Si le chrétien est celui qui prend le Christ comme modèle de vie, peut on donner ce nom à celui qui ne connait que les superstitions ? En particulier à un clerc important dans son Église ? Ne sommes-nous pas très loin avec Mirk de ce qu’écrivait Paul dans l’Epitre aux Corinthiens (1,22-23) : " Les Juifs demandent des miracles, et les Grecs recherchent la sagesse, mais nous, nous prêchons un messie crucifié... "
37Ce n’est pas ce que fait Mirk.
38Pour finir sur une note humoristique, à moins qu’elle ne soit ironique, laissons le dernier mot à l’Histoire, telle que l’évoque H. Spencer : en 1589, un homme fut jugé à York et condamné à la pendaison pour avoir régalé ses paroissiens d’un sermon de Mirk. L’accusation était : avoir prêché une doctrine de fausseté et d’erreur".
Notes de bas de page
1 Décret de Gratien II : Duo sunt genera Christianorum, c. 12, q.l : "Il y a deux genres de Chrétiens : l’un se consacre au service divin, s’adonne à la contemplation et la prière...Ce sont les clercs, ceux qui, en se convertissant, se vouent à Dieu- en grec kleros, en latin le sort, c’est à dire la part tirée au sort..."
2 Il est amusant de constater que cette opposition clerc/laic, illiteratus/litteratus, recouvre celle d’homme/femme.
3 Instructions for Parish Priests.
4 chronologie établie par A. Fletcher
5 Wycliff : 1320-1384. The Master of Balliol College vers 1360.
6 Voragine Dominicain, évêque de Gênes vers 1261. Sa Legenda Sanctorum alias Lombardica Hystoria (c. 1266) connut un tel succès qu’elle lui valut de devenir Legenda Aurea. Recueil de vies de saints, le manuscrit fut l’un des plus copiés au Moyen Age. Au xve siècle, il dépassait en nombre les éditions de la Bible et fut l’un des premiers textes imprimés.
7 I1 promulgue en 1407 les Constitutions d’Oxford imposant des restrictions aux traductions des Ecritures et à l’autorisation de prêcher.
8 voir New Catholic Encyclopaedia, 1967, Washington DC, tome I, p. 493.
9 récit du ive siècle.
10 Early English Text Society, edited from Bodl. MS Gough eccl. top, 4, with variant readings from other MSS, London 1905.
11 Ignace d’Antioche, c. 116.
12 12 G.R.Owst, Preaching in Medieval England, Cambridge, 1926.
Peter Heath, The English Parish Clergy on the Eve of the Reformation, London, 1969.
Alan Fletcher, John Mirk and the Lollards. MAE 56, 1987, 217-24.
Helen Keith Spencer English Preaching in the Late Middle Ages, Oxford 1993.
13 Michel de Certeau Encyclopédie Universalis, p. 163.
14 M.de Certeau, op. cit.
Auteur
Université de Paris IV- Sorbonne
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