L’abbé Henri et ses moines dans le "Moniage Guillaume" et le "Moniage Rainouart" ou la perfidie dans l’état monastique
p. 435-447
Texte intégral
1Les mentions d’abbés et de moines ne manquent pas dans l’épopée, mais elles restent épisodiques, sans grande influence -excepté le cas des saints ermites- sur la marche de l’action, le plus souvent réduites aux plaisanteries habituelles en la matière. Seuls le Moniage Guillaume et le Moniage Rainouart1 font de l’état monastique le thème essentiel de leur composition, même si les deux chevaliers sont amenés à sortir de leur abbaye, pour reprendre les armes. L’un et l’autre, en fin de vie, ont décidé de se racheter de leurs crimes, en entrant dans la vie monastique2. Il est évident que leur adaptation à une forme de vie nouvelle ne sera pas facile, tant la vie claustrale, statique et silencieuse est éloignée de la vie en plein air et du tumulte de la guerre. Leur sincérité ne fait aucun doute, ainsi que je l’ai fait ressortir dans un exposé aux Rencontres Européennes de Strasbourg en 19933. En face d’eux, l’abbé Henri et ses moines à Aniane pour la première chanson, à Brioude pour la seconde. Les poètes dans leur parti-pris d’une évidente sympathie pour les deux moines-novices, ont poussé à l’extrême le contraste entre sincérité et perfidie, entre générosité et formalisme. Plus subtile dans le moniage de l’illustre Guillaume, la perfidie de l’abbé Henri s’étale avec tout son réalisme brutal dans le moniage du rustre Rainouart. Cette attitude odieuse des moines d’Aniane et de Brioude sera examinée dans son déroulement non purement répétitif ; elle appellera ensuite une analyse de ses composantes.
2I- Le refus d’intégration par une communauté -Dans son désir de devenir un moines sacrés et benëis [33-34], Guillaume vient frapper à la porte de l’abbaye d’Aniane. Sa grande taille effraie le portier [104-113, 227] et provoque la fuite générale des moines [130-131]. Première révélation d’un malaise, celui que provoque un intrus dans un milieu qu’il dérange. Guillaume se met en colère devant un pareil accueil, mais son âme droite le porte vite à demander pardon à Dieu [138-145]. C’est en le voyant pleurer ses péchés que les moines reviennent à lui [184-190]. Plein de bonnes dispositions, il consent alors à déposer son argent, ses armes et son cheval, à condition de les récupérer en cas de besoin [211-216]. Aussitôt a lieu sa prise d’habit ; mais il faut trois fois plus de tissu pour lui à cause de sa corpulence [265-268], il mange et boit trois fois plus que les autres [248-249, 263-264, 270-277, 363], ce qui ne manque pas de provoquer méfiance et jalousie [251-253]. Point de temps de probation, pour se former à un genre de vie totalement nouveau, pas de patience non plus de la part de l’abbé Henri. Mal préparé et mal accompagné -ce n’était pas la préoccupation du poète- le nouveau moine ne peut compter que sur sa générosité, faisant pénitence et regrettant ses excès [392-397]. Son sens de l’obéissance est particulièrement affirmé :
Obedience tint mout benignement [402, 426]4.
3En face de lui, une règle immuable dans sa rigidité, un abbé vieus et cenus [126] qui vit de ses habitudes et ne saurait faire cas d’une personnalité aussi tranchée que celle de Guillaume. Cette tension va déclencher un conflit devenu inévitable.
4La démarche de Rainouart est parallèle à celle de l’illustre comte, portée par la même sincérité, mais le personnage, grans deables, hideus comme maufés [90], batailleur et brutal comme l’a façonné son passé épique, se prête difficilement à une intégration en milieu monastique. Il vole en chemin l’habit d’un moine gris [67-73]. Même effroi chez les moines à son arrivée ; ce balourd toujours prêt à pourfendre un ennemi, prend le Christ de la Croix pour Mahomet et l’apostrophe hardiment [230-265]. L’abbé de Brioude a beau lui recommander d’être sages et bien amesurés [292], il mange comme quatre, refuse de se plier au jeûne [297] et d’apprendre si peu que ce soit à chanter l’office [343]. Avec un tel "client", on peut s’attendre à des scènes rocambolesques de mangeaille, de beuverie et d’échanges de coups. L’abbé n’ose même plus lui parler [722]. Si la situation devient ici encore intenable, c’est que Rainouart ne fait guère d’efforts, malgré ses intentions réaffirmées5. Aucun repentir de ses excès chez cet homme tout d’une pièce. Le choc sera donc extrêmement brutal entre deux antagonismes ; le rejet d’un personnage aussi encombrant devient inévitable.
5Les deux Moniages ne tardent guère à faire éclater le conflit. La haine et la malédiction se sont établies chez les moines d’Aniane [299-297] qui en viennent à comploter la mort de Guillaume [316-335]. L’abbé Henri lui tend subtilement un piège : sous le couvert de l’obéissance, il lui enjoint de se rendre au loin acheter du poisson [444-446]. Il y a danger dans ce pays infesté de brigands. Guillaume le sait et reçoit la permission de prendre ses armes, pour assurer sa sécurité. Mais il ne pourra en user, car l’ordre de saint Benoît interdit de se battre [633-636]. Tout juste pourra-t-il, après avoir laissé prendre ses habits [657...], défendre sa pudeur, si on veut lui prendre ses famulaires [699-703]. C’est la mort qui l’attend : Par vo saint ordene recevés le martire, lui dit l’abbé [631], qui ajoute cyniquement que s’il meurt de froid, on priera pour lui [671-674]6. Guillaume qui n’a jamais transigé sur l’obéissance se soumet. La machination de l’abbé atteint l’odieux : il profite de l’humble soumission de Guillaume qu’il a pu observer quotidiennement pour en faire l’instrument de sa perdition. Le complot échouera, par le vouloir du poète, et Guillaume reviendra à son couvent pour tenter de reprendre la vie commune. Il dira son fait à l’abbé en l’accusant de trahison [1931, 1938-1947], mais il se heurtera à un mur : à prendre ou à laisser, lui réplique l’abbé :
Et si li dist que li ordenes est tels [1936].
6Dépité, Guillaume s’écartera sans éclats, pour aller chercher dans la vie érémitique une réponse à sa vocation7.
7Quand Rainouart demande à l’abbé Henri la permission d’aller au secours de Guillaume, celui-ci le laisse partir, en réalité pour s’en débarrasser8. A son retour, il se livre aux mêmes extravagances. Les moines complotent alors de faire entrer au réfectoire quatre léopards affamés [3177-3200]. Peine perdue, Rainouart s’en débarrasse, grâce à sa force herculéenne. Au comble de la colère, l’abbé trame de le vendre au roi païen Thibaut, ennemi juré de la geste des Narbonnais [3287-3292].
Se vos volés, jel vos venderai ja,
8lui propose-t-il, moyennant cadeaux [1.108]. Pour appuyer cet odieux échange, l’abbé va jusqu’à renier la foi chrétienne [3389-3390], sans d’abord le dire à ses moines [3480]. Toujours aussi naïf dans sa générosité9, Rainouart s’engage dans un bateau où les païens se font passer pour des chrétiens qui ont fui [3602]. L’abbé qui l’accompagne dit alors à ses moines qu’il a abjuré sa foi [3793-3812]. Rainouart s’aperçoit de leur gêne et finit par découvrir la trahison de l’abbé desfaés [3871-3875]. Il s’emploie alors à protéger les moines et, après avoir combattu avec eux [4045-4048], parvient à la forteresse d’Aiete. Il pend une statue de Mahomet, la plonge dans la mer [4746-4748] et jette le trésor du roi Thiebaut sur les assaillants [4677]. Mais Henri le renégat propose à Thiebaut un nouveau stratagème : faire croire à Rainouart qu’il est revenu à la foi chrétienne [4774-4781]. Le voici à genoux et suppliant devant la porte d’Aiete [4825-4861]. Rainouart donne dans le panneau :
Diex le commande, j’en ai oï parler.
Contre le mal c’on rende la bonté [4857-4858].
9Pas encore au bout de sa scélératesse, l’abbé Henri invite dix de ses moines à renier leur foi, leur promettant femmes et richesses10. Rainouart réussira à refermer la porte de la citadelle sur l’abbé et ses dix moines (5063-5069). Sommet de la dérision : il pend l’abbé près de la statue de Mahomet [5112-5127], jouissant bruyamment de sa vengeance. Sans rancune, il reviendra quand même à Brioude, après de nouvelles aventures guerrières, pour y rester jusqu’à sa mort [7453-7458].
10Le drame, dans le Moniage Rainouart, s’est soldé par l’élimination du traître, dans une continuité des brutalités, à l’image du héros. L’hermétisme de l’institution monastique qui avait eu raison de Guillaume est ici dépassé par l’apostasie. Pour autant, le désir de vie religieuse des deux protagonistes n’aura pas été balayé par l’épreuve. Juste retour des choses aux yeux du lecteur, par la volonté des poètes.
11L’abbé Henri et ses moines, ainsi qu’on le voit, n’ont donc jamais tenté d’intégrer les deux nouveaux venus à leur couvent. Les contacts du groupe avec Guillaume et Rainouart sont violents à l’extrême. Selon la présentation poétique, les torts incombent essentiellement aux moines. En effet, si les deux "novices" réagissent face au monolithisme du groupe selon leur tempérament, du moins sont-ils d’une bonne volonté foncière, tandis que les moines n’essaient pas de les comprendre tant soit peu. Pour accentuer ce disfonctionnement, les textes affublent ceux-ci d’un ridicule qui leur enlève toute sympathie. Leur couardise s’étale et ils ne se sauvent des bagarres (quand ils ne sont pas tués) que par l’esquive ou la fuite, soit par exemple à l’arrivée de Guillaume et à son retour au couvent [130-131, 150, 1790, 1819, 1887-1898)11, soit encore plus pour Rainouart si facile à provoquer [142-143, 208-211, 4113). La hantise de manquer de nourriture est un autre trait du ridicule : quand on sait le proverbial penchant des moines pour la bonne chère, on s’amuse de les voir s’affoler devant l’appétit de Guillaume et surtout de Rainouart, hommes venus de plein air12. Une curieuse jalousie naît alors :
Li covens li [Guillaume) porte grant envie,
car trop mangue, ce lor semble, et escille (consomme) [262-263].
12L’abbaye risque d’être détruite et affamée [282-283, 363). Autre marque du refus de compréhension : le rire gamin des moines. Ils ont refusé de donner à Guillaume un habit à sa taille et ils s’en amusent :
Courte li fu, et li abes en rist.
Et tout li moine s’en rient autresi.
Cascuns l’esgarde, si se sont esjöi [MG1, 165-167].
13Par tous ces traits forcés et diverses scènes analogues, la visibilité de la vie claustrale à Aniane et à Brioude est grevée d’un tel poids de caricature qu’elle se trouve discréditée. Non que l’institution monastique elle-même soit en cause, mais la triste illustration qu’on en donne ici montre jusqu’où peuvent mener les excès d’une communauté sclérosée qui -nous allons le voir- est même devenue perverse, ainsi qu’il apparaît derrière la matérialité des textes.
14II- Le détournement d’un idéal - Le contexte monastique qui vient d’être évoqué appelle une analyse plus pénétrante des textes. Le déroulement de l’action stigmatise en effet un système devenu oppresseur. Le poids de li ordenes [MG1, 396, 919 ; MG2, 631] est ici celui d’une institution dont l’image -par une sorte d’orgueil collectif- ne doit en aucun cas être ternie. D’où des difficultés incessantes pour les nouveaux arrivants habitués à leurs libertés et le sentiment de honte et de scandale éprouvé par les moines. Il nous fera tous honte, s’exclame l’abbé devant l’appétit de Guillaume [MG1 197]13. De ce fait, ses attitudes sont dictées par un rigorisme et un formalisme étroit contre lesquels viennent buter la droiture et la générosité14. D’où l’ambivalence entre les attitudes faussement paternelles et les sentiments véritables de l’abbé. Un théologien récent, E. Drewermann, ne s’est pas privé de dénoncer les excès possibles d’un système autoritaire en vase clos15. La Pax et obedientia, devise de l’ordre bénédictin, est absente d’Aniane et de Brioude ; c’est contre cette fausse paix de gens endormis dans leur sclérose que réagissent violemment Guillaume et Rainouart :
Assés vaut mieux ordene de chevalier...
Moine ne voelent fors que boire et mengier,
Lire et canter et dormir et froncier[ronfler],
Mis sont en mue si com por encraissier.
Par maintes fois musent en lor sautier,
réplique Guillaume à l’abbé [513, 518-521, cf. 640-646].
15Absence totale de dialogue vrai, mais une relation en termes de pouvoir, absolument contraire à ce que la Règle exige de l’abbé attentif à la personnalité de ses moines16. La façon brutale d’imposer à Guillaume de ne pas manier les armes contre les brigands (633-636] est tout simplement contraire au droit de légitime défense. Guillaume a le mérite de se soumettre [918-919], mais sa sincérité, face à un ordre aveugle, ne l’empêche pas de maugréer :
16Ensi fais ordenes voist el non del diable [552]17. L’éloignement des deux trublions s’accompagne de bassesse. On donne à Guillaume de l’argent pour qu’il déguerpisse [MG1 840 ; MG2, 775-802, 2054, 2075 ; MR2, 1770-1771]. De ces homme momentanément écartés, l’un ira chercher dans un ermitage l’épanouissement de sa vocation sainte, l’autre reprendra les armes pour un assez long temps, mais sa vocation ne le quittera jamais, car il reviendra à Brioude, après avoir tué son abbé [7453]18. Ainsi l’honneur de l’idéal monastique, d’ailleurs jamais remis en cause, sera sauf.
17La caricature grinçante de l’abbé Henri et de ses moines bafoue en réalité les vertus monastiques. La modération en tout impose le silence et exclut de rire de manière prolongée ou aux éclats19, ce dont ne se privent les moines d’Aniane et de Brioude, défaut que les textes se plaisent à souligner [MG1, 165-167 ; MG2, 851-852], d’autant que ces rires sont méchants et sous cape. La gourmandise contre laquelle la Règle met aussi en garde20 s’étale, accentuée par le fait que Guillaume et Rainouart, gros mangeurs et gros buveurs du fait de leur nature21, constituent pour les moines adonnés à l’ascèse une peur de manquer devenue névrotique, indicatrice d’une véritable peur de vivre22.
18Ces moines poltrons, qui ne se maîtrisent plus, se sont laissé gagner par la routine et la paresse stigmatisées par la Règle23, par la couardise qui les fait s’éclipser comme étourneaux dès que vient le danger [MR1, 208-211], plus gravement par l’envie qui est "dérèglement de la charité"24 et la cupidité qui amènera l’abbé à la trahison. La duplicité de l’abbé Henri, plus sournoise en face de Guillaume qui pourrait la découvrir, plus dénuée de scrupules face à Rainouart, est le trait fondamental de son caractère, particulièrement odieux chez celui qui se doit d’être le père et le gardien de ses moines. On a évoqué pour les deux chansons, "une hypocrite onction ecclésiastique"25, ainsi que la "tension du système monastique entre un idéal passif et un idéal actif [qui] apparaît comme le lieu même où naît la duplicité"26. Le comble est que l’abbé renégat engage les dix moines qui l’ont suivi à jeter le froc, en leur promettant femmes et terres [MR1, 3799-3801, 4955-4964].
19A l’évidence, le grossissement épique force tous ces traits jusqu’à l’extrême. Mais le Moniage Rainouart sait distinguer les bons moines qui suivent le héros dans la prise de la tour d’Aiete (3945, 4045-4048, 4238, 4470-4471, 5016, 5338] ; ils ont reconnu sa loyauté et les vertus de la chevalerie les ont conquis. Dans un vrai retournement de situation, Guillaume et Rainouart, toujours prêts à pardonner27, mais difficilement contenus dans leur générosité par la lettre étroite de la Règle, ne font en somme que bousculer sa contrefaçon28. Leur idéal survivra aux épreuves, en dépit de leurs extravagances, preuve d’une belle sincérité.
20C’est la perversion de l’abbé Henri qui est le plus visée par les textes. Sa vengeance contre Guillaume et Rainouart est devenue son seul souci et ses calculs les plus sordides n’ont pas de frein, surtout dans le Moniage Rainouart. Une version de cette chanson avertit qu’il est en effet un traître-né, de la grande famille omniprésente dans l’épopée médiévale, celle des Ganelon, Alori, Berengier, Hardré, Holdri29. "La traîtrise, écrit J. Batany à propos de ces pages, peinte avec une délectation méchante, semble bien la conclusion inévitable de la vie monastique"30. Celui qui, selon la Règle31, doit être le représentant du Christ pour sa communauté est devenu un suppôt du Prince du mensonge. Dès le Moniage Guillaume, il cache derrière de doucereux appels à la Règle dont il est le gardien, une volonté implacable d’envoyer Guillaume à une mort fatale. Se défendre avec des armes?
Ne deves pas conbatre. [MG1, 329]
Non ferés, sire, por l’ordene blastengier. [MG2, 532].
21Le portier (qui a reçu de Guillaume viande et vin) et les servants maudissent l’abbé de l’envoyer seul [860-877] et lui-même, en train d’être dépouillé par les brigands, ne pourra s’empêcher de penser que son abbé est bel et bien un traître [1395-1396]. L’abbé avait d’abord laissé partir Rainouart avec joie32, quand Guillaume était venu le chercher à Brioude pour combattre, mais il était revenu à son couvent et avait de nouveau fait honte à ses frères [3172]. Une tentative de le faire disparaître sous la dent de quatre léopards affamés qu’on a fait venir au monastère par des marchands, se solde par un échec [3177-3200].
22L’abbé se livre alors à un inavouable calcul : "Rainouart, né païen, ne peut être vaincu que par des païens... on va donc faire appel aux païens, et l’abbé va même se faire païen lui-même"33. Nouveau Ganelon, nouveau Judas, il vend son moine, contre cadeaux, à Thibaut, l’ennemi juré des Narbonnais [3287-3292, 3359, 1.108]. Pour donner un gage au roi païen et sceller son forfait, il renie alors sa foi (3389-3397). Henri et ses moines arrivent en habits [3405-3413] sur un dromon de païens qui se font passer pour des chrétiens en fuite [3602]. Il confie à ses moines qu’il a renié sa foi [3753-3812] ; Rainouart remarque la gêne des moines [3830-3867], mais il s’endort et Thibaut s’enfuit avec l’abbé [4113]. Rainouart se réfugie bientôt dans la tour d’Aiete ; mais le maudit abbé veut assouvir sa vengeance, en tentant d’abuser de la foi naïve de sa victime. Le stratagème s’inverse : à genoux devant la porte, il va "jusqu’à la duplicité maximale du faux repentir"34, la simulation de l’abjuration [4825-4861]. Rainouart ouvre généreusement. Ce n’est qu’en faisant semblant, cette fois, de dormir [4938], qu’il voit l’abbé et ses dix moines s’armer. Il réussit à les enfermer. Si l’on se souvient de la scène où Rainouart maine joie, [4699], en insultant grossièrement la statue de Mahomet, en la pendant et en la plongeant plusieurs fois dans la mer en guise de baptême [4493-4652], avant de jeter le trésor de Thibaut sur les assaillants [4677-4699], on voit bientôt se profiler, dans une dérision analogue et grimaçante, la pendaison de l’abbé [5112-5127].
23L’épilogue du montage de Rainouart (qui ne reviendra que bien plus tard à son couvent) dépasse de loin celui de Guillaume. Sans doute, cette fiction, unique dans l’épopée, le commandait : seule, la brutalité d’un Rainouart enfin détrompé pouvait assurer à pareille perfidie un châtiment sans rémission.
24En terminant cette analyse de deux moniages hauts en couleur, on est amené à penser que la satire de la vie monacale y est poussée à de tels extrêmes, qu’elle ne peut être un persiflage en règle contre l’institution même. La charge est en proportion des deux personnages exceptionnels, dont les poètes ont voulu, par le biais de la dérision, faire ressortir la recherche de la sainteté : Guillaume honoré comme un saint aussitôt après sa mort (28 mai 812) et donnant, au xiie siècle, son nom au monastère de Gellone qu’il avait fondé auprès d’Aniane, Rainouart prenant, par imitation, figure de saint, en mourant au monastère de Brioude auquel il est resté attaché. Dans cette sorte de sublimation de deux vies épiques, les textes s’en prennent à des abus graves toujours possibles, ce qu’aucune chanson n’a fait à pareille échelle. A l’époque où les deux Moniages ont été rédigés (fin xiie-début xiiie siècle), la vie érémitique florissait et la sortie de Guillaume du couvent pour ce genre de vie, heureux dénouement de la crise qu’il a vécue à Aniane, n’est que le reflet de ce renouveau35. Rainouart, pour sa part, revient à la vie monastique à Brioude, lorsque l’abbé Henri n’est plus là pour le contrecarrer. De ce jeu épique permanent de l’immobilisme et de l’agitation, voire de l’extravagance qui "sauve" le rire, et malgré le conflit permanent de la sincérité et de l’hypocrisie, se dégage une bonne leçon d’optimisme : enfin se trouve réalisée, chez les deux héros, par une quête ardue et enfin couronnée, la réunion de l’idéal de la chevalerie et de l’idéal de la sainteté, tous les deux au service de sainte crestienté.
Notes de bas de page
1 Les deux rédactions en vers du Moniage Guillaume, chanson de geste du xiie siècle, p. p. W. CLOETTA, 2 vol. (SATF), Paris, 1906 et 1911. mg2 (934v.) et mg2 (6629v.). A moins d’indications précises concernant MG1, je me référerai à MG2. Numérotation des vers entre crochets.
Le Moniage Rainouart I, publié d’après les manuscrits de l’arsenal et de Boulogne, par G.-A. BERTIN (SATF), Paris, 1973. MR (7531 v.). Pour ne pas compliquer cette étude, je n’ai pas eu recours (sauf une fois) au Moniage Rainouart II et III, p. p. G.-A. BERTIN (SATF), Paris, 1988.
2 MG2, 48, 160-174 ; mr, 8-11.
3 A. MOISAN, "Guillaume et Rainouart sous l’habit monacal. Une rencontre singulière du spirituel et de l’humain", sous presse.
4 Jou serai moines, qui qu’en doie anuier [166]. Si j’ai fait cose que 1i ordenes desfent. Bien en voel faire penitence griement (396-397). Mai jou n’os mie le commant trespasser, Obedience ne mon ordene fauser [918-919].
5 Ja sui jou moine, s’en ai les dras vesti ; Ne me faut que courone [174-175]. Servirai dieu qui maint tot haut lasus. car j’ai les dras et si les ai vestus [250-251]. Après ses sorties du couvent, il voudra y revenir : et Rainuars a en son cuer pensé qu’il reverroit volentiers son abé (3069-3070). Il ira même jusqu’à garder l’habit par-dessus ses armes [1755-1760].
6 Un familier avertit Guillaume des sentiments de l’abbé et des moines : Il ne vous aime vaillant un oef pelé, Et li convers tous ensamble vous het. vauroient ore c’on vous eüst tué [905-907].
7 or me verront de l’ordene tempre issir, en d’autres terres irai m’ame garir [1762-1763].
8 Li abes l’ot, liés et jolians en fut. De gré congié li done [1770-1771].
9 Puis que on entre en la religion, n’i doit avoir orguel ne mesprison, dit-il à un païen [3750-3751].
10 C’avés afaire a Bride a repairier ? [4955].
11 Le poète s’en amuse : Qui donc vëist ces moines desrouter. Parmi l’encloistre et entor ces pilers, Rire en peüst et avoir grant pité [1955-1957].
12 Guillaume regrette ses excès dans ce domaine : Si j’ai fait cose que li ordenes desfent, Bien voel faire penitence griement (396-397). Rainouart est insatiable [214-220, 297, 3213-3216, 4100, 4503-4506, 4530-4537]. Il tue le moine Rogier chargé de la cave et qui lui a fait une réflexion [1616-1656], mais il reconnaît sa gourmandise [6741-6745].
13 Quant est saous (rassasié), si nos cace et deboute. Si nos fait toute honte (MG1, 207-208).
14 cf. J. BATANY, "Les "Moniages" et la satire des moines aux xiie et xiiie siècles", dans J. FRAPPIER, Les chansons de geste du cycle de Guillaume d’Orange, III (Hommage à J.F.), Paris, 1983, p. 226. G. BERTIN, éd. de MR1, p. XLVI, n.1, souligne que "le marquis fait des efforts sincères et répétés pour se conformer aux règlements du monastère".
15 E. DREWERMANN, Fonctionnaires de Dieu, Paris, 1993, p. 205 : "Il n’est de système autoritaire qui ne produise chez ses fonctionnaires des sentiments ambivalents de vénération et de mépris, d’amour et de haine, de dépendance et de rébellion, d’obéissance docile et de subversion larvée". L. BLOY a eu cette phrase cruelle, en parlant de ces clercs au cœur sec : "Parce qu’ils n’aiment personne, ils se figurent qu’ils aiment Dieu".
16 La règle de saint Benoît, p. p. A. DE VOGUË et J. NEUFVILLE, Paris, 1972 (S.C. 181-182), pp. 441-453. E. DREWERMANN, op. cit., p. 203 : "On neutralise tout le domaine de l’affectivité humaine au bénéfice d’une pure décision de pouvoir."
17 On peut appliquer à l’abbé Henri l’analyse d’E. DREWERMANN, op. cit., p. 204 : "La relation des clercs entre eux est empreinte d’agressivité refoulée : elle est faite d’une gentillesse dont l’arrière-fond de tristesse amère est si frappant qu’il faut bien parler de cynisme."
18 F. SUARD, "L’originalité littéraire du Moniage Rainouart", dans J. FRAPPIER, op. cit., III, p. 310, remarque que "l’ironie à l’égard du fait monastique est beaucoup moins virulente (dans MR1) que dans le Moniage Guillaume, où Guillaume ne peut s’acclimater à la vie cénobltique et finit ses jours dans un ermitage."
19 Règle, pp. 461, 487.
20 Règle, pp. 457, 459.
21 Rainouart ne manque pas de s’accuser du péché de gourmandise, qu’il tenait du temps où il était cuisinier du roi Louis [6741-6745].
22 L. MOULIN, La vie quotidienne des religieux au Moyen Age, xe-xve siècle, Paris, 1978, p. 105, note qu’"il est hors de doute que, soumis au régime alternatif des excès de nourriture indigeste et de jeûnes éprouvants, les religieux ont plus d’une fois pris plaisir à bien manger, c’est-à-dire, dans l’optique de l’époque...à beaucoup manger." D. VASSE, Le temps du désir. Essai sur le corps et la parole, Paris, 1969, p. 71, écrit : "Un des symptômes de la peur de vivre est l’engloutissement dans la gourmandise... A sa racine, l’envie de la gourmandise laisse toujours découvrir la peur d’une frustration, d’un manque que le cumul ou l’avarice de la bourse ou du cœur cherche en vain à combler".
23 Règle, pp. 455-465.
24 J. BATANY, loc. cit., p. 226 et "Les grasses réserves entraînent la couardise, trait fondamental des riches vilains... La couardise est une inadaptation fondamentale à une situation d’agression", pp. 228, 230.
25 J. SUBRENAT "Moines mesquins et saint Chevalier. A propos du Moniage de Guillaume", dans Mélanges J. WATHELET-WILLEM, Paris, 1978, p. 652.
26 J. BATANY, Joc. cit., p. 234. E. DREWERMANN, op. cit., p. 206, fait état, (sans généraliser) de "l’ambivalence des sentiments qui caractérise la vie et les relations des clercs."
27 MG1, 159, 813-819, 1764-1765 ; MG2, 395-397, 1753, 2005 ; MR1 3069-3076, 4857-4858.
28 Rainouart prie saint Julien, patron de l’abbaye, et est favorisé des apparitions des saints Domin, Jorges et Barbé (891-892, 900, 4430-4436) ; il mourra à Brioude et son tombeau sera miraculeux (7455-7462). Guillaume mourra en saint (6619) et l’abbaye de Saint Guillaume-du-Désert honorera son tombeau (6626).
29 MR2, 3379-3380.
30 J. BATANY, loc. cit., p. 234.
31 Règle, p. 441.
32 Li abes l’ot, liés et Jolians en fu ; De gré conglé li done [1770-1771].
33 J. BATANY, loc. cit., p. 235.
34 J. BATANY, ibid., p. 236.
35 Pour cet aspect de la vie sainte de Guillaume, dont je n’avais pas à parler ici, voir M. DE COMBARIEU, "Ermitages épiques (de Guillaume et de quelques autres)", dans J. FRAPPIER, op. cit., III, 1983, pp. 143-180."
Auteur
Vannes
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003