Le clerc : personnage de la fiction / personnage-fiction
Le clerc écrivant dans la littérature arthurienne
p. 419-433
Texte intégral
"Savez vos, fait ele, qui il est ? Ce est uns enchanterres, uns mouteploierres de paroles qui fet adés d’une parole cent, et ne dira ja voir qu’il puisse.1
1Ces paroles, venant de la bouche du diable déguisé en demoiselle, sont le seul "portrait" de l’ermite dans la Queste del Saint Graal, texte où pourtant l’ermite est très présent. Venant du diable, c’est naturellement un portrait-mensonge. Mais cette caractéristique s’avère être étonnamment juste dans la logique des multiples charges de l’ermite.
2A en juger d’après la critique, les activités de l’ermite et ses ressemblances avec d’autres personnages sont variées. Il s’est vu reconnaître deux fonctions principales dans la littérature arthurienne : une fonction utilitaire et une fonction didactique2, un rôle important dans la transmission - un statut d’instance narrative3, ainsi que des ressemblances avec l’écrivain démiurge4 et avec le chevalier5. Or, la variété de ce portrait peut être plus poussée encore, notamment si l’on observe ceratins aspects formels du comportement du clerc (ou de l’ermite - la différence ne sera pas pertinente pour notre propos) dans la littérature arthurienne qui lient sa présence, par des voies différentes, au cadre le plus général de la fiction.
3L’ermite cumule plusieurs charges, parfois dans le même texte, comme c’est le cas de la Queste : celle d’un personnage, aussi peu traditionnel et aussi mutilé soit-il ; celle de l’énonciateur, à la place d’un narrateur absent, mais aussi celle du lecteur qui lit les événements, de l’instance de réception6, insérée dans la continuité7 du texte. A la fois auteur, personnage et lecteur, il focalise en lui les trois instances principales de la fiction et couvre ainsi la totalité de la distribution des rôles. L’ermite se trouve donc à la limite du fictionnel : il fait partie de l’espace même de la fiction (comme personnage) et cela au moment même où il semble être détaché de cette fiction, pour la mener et l’orienter (comme narrateur), ou pour la juger et la commenter (comme lecteur).
4Ensuite, quelle que soit sa position par rapport à la fiction, avant comme géniteur, après, comme récepteur, ou dans, comme participant, il finit toujours par redoubler l’écrivain, par se rapprocher de lui. En tant que narrateur, cette "doublure" de l’écrivain est plus évidente et naturelle. Mais cette "doublure", ce renvoi insistant à l’écrivain se laisse lire même quand on pense à l’ermite comme personnage ou comme lecteur. L’ermite mime donc d’abord, et c’est ce que ces lignes vont essayer de montrer en premier lieu, les agents qui encadrent et prennent en charge, assument la fiction. Puis, deuxième constatation, au-delà de cette mimesis plus ou moins explicite, derrière chacun de ces trois rôles est évoqué un aspect de l’image de l’écrivain médiéval, dans la mesure où une telle image est saisissable à travers ses multiples "masques", pour emprunter ce terme au titre révélateur de l’article d’Emmanuelle Baumgartner8. Narrateur-écrivain, lecteur-écrivain, personnage-écrivain... Faut-il lire cette densité dans la présence de l’ermite sur tous les échelons de la fiction, et ce rapprochement avec l’écrivain, qui transparaît derrière chaque incarnation de l’ermite, comme des clés "esthétiques", qui révéleraient une nature du personnage? Ou faut-il voir dans cette mobilité et dans l’aptitude à jouer plusieurs rôles un manque de constance et de consistance? Et dans cette réminiscence insistante de l’écrivain un rapprochement dangereux du fictionnel, un symptôme plus qu’un signe? La variété, visible ici dans les prestations esthétiques de l’ermite, est-elle le signe d’une nature riche et polyvalente ou le symptôme d’une fragmentation et d’une nature pour le moins problématique? Le scepticisme présent dans cette deuxième hypothèse quant à la nature de l’ermite dans la littérature arthurienne se verrait confirmé par une série d’échecs que l’ermite subit dans ses transfigurations et qui le détrônent de ses fonctions.
5Le parcours de ces grands axes de mouvance de l’ermite sera effectué prioritairement à partir de la Queste, où la présence de ce personnage est le plus marquante, et occasionnellement à travers des apparitions significatives de l’ermite (du clerc) dans d’autres textes arthuriens. Rôle joué par rapport à la fiction ; identification dans chaque rôle à l’écrivain ; échec : ces trois étapes devraient nous permettre de saisir mieux l’identité de l’ermite dans ce qu’elle a de multiple ou, peut-être, d’identifier son instabilité.
6La division de l’analyse en trois parties suivant les trois rôles que le clerc joue par rapport à la fiction est fortement embarrassante, car elle ne correspond qu’à un partage artificiel de l’analyse. Dans chaque rôle le clerc "joue" aussi les autres, il ne cesse d’être personnage ou de produire du récit quand il interprète, et vice-versa. Mais cette isolation arbitraire est nécessaire afin de mettre en relief chaque aspect du comportement de l’ermite.
1. Mener le récit (rôle de narrateur)
7L’ermite est, dans la Queste, l’une des instances qui assument les fonctions du narrateur (les autres étant les pucelles, les voix venues du ciel, les inscriptions)9. Sa position de régie par rapport au récit l’identifie à l’écrivain omniscient.
8Dans la Queste, les ermites interviennent les uns après les autres, mais ils ont tous une omniscience en matière de narrativité, un regard de maîtrise sur l’enchaînement narratif, et la conscience d’être un relais dans la narration. Gauvain et Galaad participent, chacun de son côté et à sa façon, à l’aventure du Château des pucelles. Galaad accomplit cette aventure en abolissant la mauvaise coutume qui y était maintenue, alors que Gauvain n’y participe que de façon périphérique et, comme c’est souvent le cas, mal à propos, en tuant les sept chevaliers du château rencontrés dans la forêt empêchant ainsi leur pénitence. L’ermite qui parle à Galaad ne donne que le récit de l’origine de la coutume qui régnait au Château10. En revanche, l’ermite rencontré par Gauvain semble en savoir un peu plus : il donne d’abord le récit de la coutume en quelques lignes11, puis il fournit la signification de toute cette aventure à la demande de Gauvain, qui veut la raconter à la cour12. Pourquoi Gauvain-l’impur reçoit-il, lui, et non l’élu Galaad, qui, en plus, accomplit l’aventure, le récit de sa signification ? Cette confusion du destinataire de la signification peut s’expliquer par l’efficacité : l’ermite adresse la signification symbolique à Gauvain et non à Galaad dans un but exemplaire, afin de lui montrer son erreur. Mais elle révèle surtout l’existence d’un relais dans le récit, et l’omniscience de l’ermite : le deuxième continue, en quelque sorte, le récit que le premier avait commencé, peu importe que l’auditeur ait changé.
9L’omniscience de l’ermite porte non seulement sur le passé des chevaliers, sur leur lignée et sur une partie de leur avenir, mais également sur le conte. Le défilé des ermites est un passage de relais dans le récit : souvent l’un d’eux arrête le récit juste là où un autre va le continuer. Ainsi un ermite assure Gauvain qu’un de ses confrères lui expliquera plus tard ce que lui-même vient de lui dire13.
10L’ermite, dans le rôle de narrateur, évoque facilement l’écrivain, le clerc écrivant, dont l’image la plus pure sera Biaise. Mais la position de régie par rapport au récit de l’ermite-narrateur-écrivain souffre de fissures et d’équivoques qui la mettent par moments en question.
11Déjà la délégation de la parole du narrateur au personnage dans la Queste n’est pas, comme l’ont montré A. Leupin et M. Perret14, une évidence. C’est par la bouche d’un autre ermite que l’ermite Nascien fait savoir sa volonté d’un départ chaste des chevaliers à la quête.15 Multipliée et dispersée entre plusieurs personnages, entre plusieurs ermites, cette parole du narrateur, sans cesse déléguée et n’arrivant pas à se fixer sur un support stable, finit par tourner à la fiction, entendue dans un sens double. D’abord à la fiction au sens de "fable", car elle fonde ainsi ses propres origines : Bohort, à qui le conte s’en remet à la fin, le transmet à la cour où les clercs le mettent par écrit, écrit qui à son tour va servir de point de départ au livre de "Mestre Gautier Map". Ensuite à la fiction dans le sens de "supercherie", par son attribution fictive à Gautier Map, dont la critique s’accorde à nier l’historicité.16
12Il arrive à l’ermite de prendre des distances par rapport au récit et de perdre son contrôle sur la narration. Il peut s’étonner ainsi qu’on ait nommé Lancelot "plus dur que pierre" :
"En ce que len vos apela plus durs que pierre puet len une merveille entendre.
Car toute pierre est dure de sa nature et meesmement l’une plus que l’autre."17
13L’ermite finira par trouver une explication de cette "merveille", mais son étonnement détruira la position d’omniscience et de maîtrise du récit, si revendiquée par ailleurs. L’ermite relâche ici les brides du récit en tant que narrateur et écrivain omniscient ; il tente alors de les rattraper par l’autre bout, par l’exégèse. Quant à la place du narrateur, si intensément révendiquée, à force d’être transmise, relayée, elle semble en définitive inoccupée dans la Queste18.
14Le clerc Biaise, qui sur l’ordre de Merlin se met à écrire le Livre dou Graal, est le cas emblématique du clerc écrivant. Mais là aussi ce rôle, bien qu’explicite, échappe au récit par son caractère quasi mécaniste. L’évolution du statut de Biaise est significative : son rôle narratif s’efface progressivement à mesure que se précise son engagement nouveau, son nouveau "métier", pour laisser la place finalement à une présence purement formelle et esthétique. Au début il participe à la narration, à l’intrigue ; il est conseiller de la mère de Merlin, puis des juges. Sa présence se justifie dès le début par ses conseils, par sa parole. Mais à partir du moment, où il est consacré scripteur de la fiction, son rôle de personnage narratif s’estompe. La mère de Merlin veut le garder auprès d’elle, mais cela n’est plus possible : en le consacrant scribe, Merlin le projette hors de la fiction, il n’apparaît plus que comme oreille et comme plume.19
2. Interpréter le récit (rôle de lecteur)
15A la demande du chevalier et d’après son récit, l’ermite interprète les événements et les aventures auxquels il n’a pas assisté, il en donne une lecture et figure ainsi la réception. Tel un lecteur englouti par li contes, un pèlerin dans la bouche du géant Gargantua, dont la voix coupe celle du géant/ du récit pour expliquer ce qui arrive dans le récit, mais aussi ce que celui-ci veut dire.
16LE clerc-herméneute se livre non seulement à une interprétation de ce qui arrive aux chevaliers - aventures, songes, visions, mais aussi à un commentaire du conte lui-même. Dans la Queste un ermite explique au chevalier ce qu’un autre ermite lui a dit :
"Sire, fet mesires Gauvains, se vos me voliez fere entendre une parole qui avant ier me fu dite, je vos diroie tot mon estre, qar vos me semblez molt preudons ; si sai bien que vos estes prestres." (...) Si li conte ce dont il se sentoit plus corpables vers Nostre Seignor, et ne li oublie pas a dire la parole que li autres preudons li avoit dite."20
17Un autre ermite explique à Lancelot ce qu’une voix lui a dit :
"Vos me contez que len vos dist..."21
18Par ce travail d’herméneutique le clerc figure le rôle du lecteur, de l’instance post fictionem, représentée dans la fiction. Or, même dans ce rôle situé à l’autre bout de la fiction, du côté non de la production, mais de la réception, le clerc-lecteur renvoie également à l’image de l’écrivain médiéval, tel qu’il se donnait à voir lui-même : non pas un inventeur, mais un déchiffreur, un interprète. Rappelons nous que l’écrivain, se référant toujours à une autorité, à une source, ne réclame pour soi que la modeste tâche (même si ce n’est que de la modestie affectée) d’interpréter un texte, une parole, une source préexistante, bref, d’être avant tout lecteur et commentateur.
19L’herméneutique, pratiquée par le clerc apparaît sinon comme sa nature, du moins comme une nature attendue du clerc. Les songes22 d’Arthur sont interprétés par des clercs, qui lui prédisent la perte de son honneur terrestre.23 Puis, lorsque Galehaut, de retour dans son pays, voit tous ses châteaux s’écrouler et fait un songe qui l’épouvante, il se souvient de ces clercs et les fait venir pour qu’ils lui donnent la signification de ce qui lui arrive.24 Dans La Mort le Roi Artu un archevêque explique le songe du roi ainsi que les inscriptions sur la roche concernant sa future défaite contre Mordret.25
20Le clerc (l’ermite) peut être aussi un mauvais interprète. Dans Merlin, le roi Vertigier décide de faire construire une tour forte et haute pour se protéger des fils de Constant, les héritiers légitimes du royaume dont il a usurpé le trône. Mais de la construction de cette tour il ne peut venir à bout : la tour s’écroule. Le roi Vertigier fait appel alors à la science de sept clercs pour qu’ils découvrent l’explication de ce phénomène : pourquoi sa tour s’écroule-t-elle? Malgré tout leur savoir, les clercs ne trouvent pas la signification de l’écroulement de la tour ; ils voient autre chose à la place.26 Leurs capacités et leur sagesse ne sont pas mises en cause, puisqu’ils ont une vision juste de Merlin et de ses origines, et pourtant ils font une erreur d’interprétation, une lecture erronée, qui marque leur échec sur le plan herméneutique. A la place, ils ont une vision qui est une lecture du passé (du passé de Merlin) et une lecture de l’avenir (de leur propre avenir), une lecture factologique et erronée. A cette vision erronée, ils ajoutent leur interprétation mensongère, dont le sens est de provoquer la mort de Merlin.
21Le comportement des sept clercs se solde par un échec double, sanctionné par Merlin. Il leur reproche surtout leur échec herméneutique : ils ont manqué à leur devoir qui était d’expliquer :
"Vos ne veistes onques rien de ce que l’en vos avoir demandé27 car vos n’iestes pas tel que vos le deussiez veoir"28.
22A l’échec qui réside dans leur incapacité à "ouvrer d’art", s’ajoute leur échec narratif. Cette vision erronée leur est envoyée par le Diable : inspirés par lui, ils ont joué comme le double du Diable. Leur péché est d’avoir menti et d’avoir joué les herméneutes. Merlin qui agit dans et sur la fiction en même temps, leur impose une sanction double : au plan narratif il les pousse à la pénitence, en tant que maître de la fiction, il leur interdit désormais toute activité d’interprétation et les condamne au silence.
23Le rôle d’herméneute semble inhérent au clerc, ses échecs en cette matière se soldent par une coupure de la parole, mais est-ce que l’herméneutique est véritablement sa nature ?29 Apporte-t-il toujours une exégèse ? Le clerc est un herméneute programmé, qui doit non seulement donner un sens, mais aussi donner le bon sens, le sens qu’on attend de lui. Son discours est celui d’un porte-parole, d’un véhicule de la parole de Dieu. L’interprétation qu’il apporte suscite parfois des problèmes de communication : le roi veut entendre la signification de ses songes, les sept clercs ne veulent pas la lui dire, (Lancelot du Lac30) ; le clerc veut se faire entendre, le roi ne veut pas écouter, (La Mort le Roi Artu31) ; les clercs cachent et mentent, (Merlin32) ; l’ermite-oncle de Perceval ne révèle en dernier compte rien de nouveau à Perceval, (Le Conte du Graal33). Même dans la Queste, l’herméneutique, à laquelle est consacrée une place si importante, a des limites : on n’explique pas le Graal. les nombreuses subversions dans les occurrences d’herméneutique finissent par susciter le doute : ne s’agit-il pas plutôt d’un stratagème, d’une pose plus que d’une nature?
3. Produire du récit (statut de personnage)
24Si l’on n’observe que le rôle narratif du clerc, en faisant abstraction de son activité de lecture ou de dénonciation, on s’aperçoit que sa participation à l’intrigue passe exclusivement par le champ rhétorique. D’autres se servent de l’épée, lui, de sa parole. Par sa parole, il oriente l’action ou agit sur le comportement des personnages :
Et tant li dist li hennîtes bones paroles que Lancelot se repent mout de la vie qu’il a si longuement menee."34
25On ne trouve dans la Queste aucune évocation détaillant le personnage de l’ermite. Seul détail apparaissant ici et là : l’habit, mais rien d’autre qui pourrait individualiser le personnage. Au contraire, lorsque le roi Arthur pose au messager de l’ermite Nascien des questions sur lui-même, celui-ci détourne les questions du roi :
Et li rois fist le preudome hebergier bien et richement et li demanda grant partie de son estre, mes il l’en dist petit, car assez pensoit a autre chose que au roi.35
26Le message est plus important que le messager. L’ermite Nascien détermine par sa parole le but de la quête en la purifiant de toute pensée profane, en interdisant aux chevaliers d’emmener avec eux des demoiselles.36 Dans la distribution "interne" des rôles dans la fiction, il est le producteur de paroles, le producteur de significations. Dans la Queste, le discours de l’ermite, tout en étant lourd d’un contenu théologique, est producteur d’intelligible, de significations, avant d’être une parole édifiante. L’ermite est le "personnage supposé savoir de nos romans".37 On demande à l’ermite de commenter aventures, songes et visions pour en donner des significations. Si parler est un thème dans le roman, parler est aussi, à l’image de l’écrivain, produire des significations. Donc, si pour l’ermite agir, c’est parler, il se définit essentiellement par sa parole. Exister à travers sa parole, produire des paroles et des senefiances, c’est là une position bien proche de celle de l’écrivain :
"le mielz que je i sache a nostre oes, si est que nos aillons quierre aucun hermite, aucun preudome qui nos die la senefiance de noz songes et la senefiance de ce que ce nos avons oï."38
27Plus qu’un parleur, il est aussi un amplificateur de paroles, qui "fet adés d’une parole cent", comme disait le diable. L’explication de l’aventure, donnée par l’ermite, est généralement beaucoup plus longue que le récit même de cette aventure. L’ermite est donc un multiplicateur de paroles, "uns mouteploierres" de paroles, comme l’appelle le diable, en ceci qu’il amplifie le récit de l’aventure. Or, voici les principales significations du mot auctor en latin médiéval :
"1)"celui qui produit, qui fait quelque chose, une statue, un édifice, un ouvrage quelconque, très particulièrement un livre", que l’étymologie médiévale fit dériver de augeo = ’amplifier’ ; 2) "celui qui fait quelque chose", dérivé de ago = ’faire. Le second sens est proche du premier, de telle sorte que leurs champs sémantiques finissent souvent par se recouvrir dans la pratique."39
28L’ermite-amplificateur de parole est donc, déjà dans un sens médiéval, proche de l’écrivain : l’amplificatio est une des figures majeures de la rhétorique médiévale.40
29Quel que soit l’angle sous lequel on l’observe, l’ermite pratique essentiellement la parole. A propos du poète médiéval, qui, ne l’oublions pas, est un clerc, Dragonetti rappelle :
"La seule royauté impartie au poète médiéval c’est, à défaut de création (réservée à Dieu seul), la possibilité d’en feindre le geste dans les simulacres de la langue."41
30Et il continue en affirmant que faire passer le faux pour le vrai était une pratique esthétique, le jeu d’une écriture oblique. Celui qui est, dans la littérature médiévale, le représentant, le double de Dieu, n’a lui aussi de liberté de création que dans les pratiques de sa parole, dans la manipulation d’une parole oblique.
31Le clerc, disait le diable dans la Queste, "ne dira ja voir qu’il puisse." En proposant de faire un bel mentir, l’ermite Ogrin dans le Tristan de Béroul42 accomplit plusieurs gestes. Il "ôte la honte" et "couvre le mal", dit le texte : sa parole, qui sera une moralisation de l’histoire, va masquer, va couvrir la réalité en en créant une autre. Ainsi crée-t-il un récit ; puis produit un écrit, une lettre. L’ermite se met donc à écrire et il devient scripteur de fiction : le mensonge-fiction devient une métaphore du procès d’écriture. D’autant plus que, dans ce cas concret, cet écrit va déguiser la réalité, et par là même Ogrin va introduire de la fiction - et de la fiction efficace - dans la fiction. La fiction "Ogrin" va prendre place, va s’installer dans la fiction "Béroul", et l’ermite apparaît donc comme un concurrent, un double de l’écrivain.
32Sur le plan de l’action, Ogrin agit ici comme le double de Dieu, car il sauve les amants, tout comme Dieu lui-même avait sauvé Tristan lors du saut périlleux. Ogrin, le représentant de Dieu, répète sa grâce. Il agit aussi comme un complice des amants en contournant les préceptes chrétiens, tel un alter ego de Tristan.
33La parole oblique de l’ermite n’est pas forcément mensonge : elle peut être oblique tout en restant dans la vérité. Le discours de l’ermite dans la Queste semble uniforme, mais dans les révélations de l’intelligible il connaît des degrés différents. L’ermite dit toujours la vérité, mais il peut en dire peu ou beaucoup, en fonction du chevalier auquel il s’adresse. Destiné aux chevaliers purs, Perceval, Bohort et Galaad, son discours ne varie pas, mais adressé aux chevaliers imparfaits, comme Lancelot et Gauvain, il met en place des stratégies rhétoriques qui changent la "quantité" de la révélation.
34Face à Lancelot, le chevalier qui veut se repentir et tente de le faire, ce discours qui lui révèle le sens des événements et l’incite à une vie morale est plus abondant. Lancelot dit à la recluse :
"Dame, vos en avez tant43 dit, et vos et li preudome a qui je ai parlé, que se je chaoie en pechié mortel, len me devroit plus blasmer que nul autre pecheor."44
35La quantité de la parole est par conséquent importante : Lancelot sera beaucoup plus coupable que les autres pécheurs, s’il retombe en péché, car il aura été prévenu, car on lui aura tant dit. Destiné à Lancelot, ce discours révélateur peut être aussi troué, laissant au chevalier le soin de faire un effort personnel pour deviner tout seul la signification. Ainsi, dans le Chevalier de la charrette, l’ermite ne lui révélera qu’une partie de l’énigme des tombes. Le chevalier voit dans un cimetière de belles tombes sur lesquelles sont gravées les noms de ceux qui y reposeront. Prié de dire à quoi servent ces tombes, l’ermite répond que le chevalier doit comprendre tout seul :
"Vos avez les letres veües.
Se vos les avez antendues,
Don savez vos bien qu’eles dient
Et que les tonbes senefient."45
36Adressé à Gauvain, le discours de l’ermite est plein de trous et d’arrêts. Gauvain demande à l’ermite de lui expliquer en quoi il a mérité ses reproches. L’ermite lui répond :
"Je nel vos dirai mie, (...) mes vos troveroiz par tens qui le vos dira."46
37L’ermite refuse de lui expliquer tout :
"La darreaine parole de vostre songe, fet il, ne vos dirai je pas, car ce seroit une chose dont ja preu ne vendroit, et si vos en porroit len mauvesement destorner."47
38Et un peu plus loin, l’ermite avoue lui avoir révélé seulement une partie de l’avenir :
"Si vos ai or dit et devisé partie de ce qu’il vos avendra."48
39Gauvain ne se repent pas au cours de la quête, et il est donc inutile de lui tenir un discours édifiant. Après avoir essayé de ramener Gauvain à la pénitence par un discours exemplaire - la signification symbolique de l’aventure du Château des pucelles accomplie par Galaad, puis par un discours moralisant direct, l’ermite s’arrête :
"Et li preudome le let a tant, que plus ne li dit, car il voit bien que ses amonestemenz seroit peine perdue."49
40C’est pourquoi, lors de la dernière rencontre de Gauvain avec un ermite, celui-ci ne s’entretient avec lui qu’à propos de l’intelligible, de la signification à donner aux événements. Ce n’est qu’à la fin, au moment de leur séparation (ils se sont déjà quittés et sont un peu éloignés l’un de l’autre), que l’ermite risque une parole moralisante. Gauvain fait alors la sourde oreille et lui répond que s’il ne peut plus l’écouter, c’est parce qu’il n’a plus de temps ; et il détourne ainsi la parole de l’ermite, la rend inutile.50
41Loin d’être un énonciateur mécanique de l’intelligible, l’ermite module son discours et pratique une parole oblique. En apparence, une différence radicale sépare l’ermite de la Queste et l’ermite de Tristan de Béroul. Tandis que le second se sert du mensonge, le premier sert la vérité sous toutes ses formes. Mais il y a aussi une analogie qui les rapproche : les deux se servent d’une parole oblique pour produire des récits moraux adaptés à l’écoute, au récepteur : l’un utilise un "bel mentir" adressé au roi, l’autre, une belle parole, manipulée en fonction du degré de repentir du personnage et de sa capacité d’écouter.
42Les significations dans la Queste se rapportent au Graal, qui est à l’origine des aventures. Or, le Graal est indicible, et l’ermite n’a pas de signification définitive à donner. Aux élus, seul le Seigneur montrera les
"granz merveilles dou Saint Graal, et fera veoir ce que cuers mortex ne porroit penser ne langue d’ome terrien deviser."51
43Nul n’a le pouvoir de la révélation finale excepté lui. Après avoir essayé de dire l’indicible, l’ermite se retire en demandant qu’on le recommande à Dieu. Lui, le représentant de Dieu sur la terre, demande à Galaad, une fois par l’intermédiaire de Lancelot et une fois directement, de le recommander à Dieu.
"Or vos pri je, fet li preudons, que vos priez por moi, car, si m’ait Diex, je cuit qu’il vos orroit plus legierement qu’il ne feroit moi."52
"Ha ! Lancelot, serjanz Jhesucrist, por Dieu ne m’oublie pas, mes prie Galaad, le verai chevalier, que tu avras par tens o toi, qu’il prit a Nostre Seignor qu’il par sa douce pitié ait de moi merci !"53
44Avant de disparaître du texte dans la dernière partie du roman54, l’ermite remet-il, par l’intermédiaire du chevalier parfait, sa parole au Seigneur, refermant de cette façon la boucle. L’ermite va s’effacer, mais sa disparition n’est qu’un retour à Dieu, l’auctor éternel.
45Nous avons vu que dans la Queste l’ermite mène d’une part la narration ; d’autre part, il est dans la fiction où il produit des paroles et des significations ; et enfin il déchiffre, il lit, il interprète. L’avant, le pendant et l’après de la fiction, donc les trois chaînons de la communication littéraire, sont représentés dans le personnage de l’ermite, et chacun de ces trois rôles renvoie à l’image de l’écrivain. Ainsi la fiction se raconte t-elle elle-même comme production du récit, comme transmission et comme réception. Elle devient par là même un thème dans la Queste, quête interprétée d’ailleurs par T. Todorov comme étant aussi une quête du récit.55 L’ermite devient porteur de l’idée même de la fiction.
46Cette modeste enquête sur la présence esthétique du clerc comme assumant tous les chaînons de la fiction en symbolisant en chacun de ces rôles l’écrivain, aboutit à la constatation d’un malaise d’identité du clerc écrivant. Ce malaise aurait peut-être un lien avec le statut très incertain de l’auteur médiéval et de la distribution des rôles dans la chaîne communicative littéraire elle-même. Comme s’il y avait un manque, un vide à combler. L’image de l’écrivain médiéval semble être une transparence à travers laquelle on perçoit différentes figures participant à la production et au faire littéraire. Comme le rappelle Michèle Gally, "il est difficile de démêler, avant le xive siècle, les parts respectives du "compositeur" et de "l’interprète" ou du "liseur" dans une production essentiellement orale, sinon dans son élaboration, du moins dans sa transmission." On retrouve ce malaise d’identité du clerc comme symbole de l’écrivain dans les stratégies de déguisement du clerc-écrivain.56 Il échoue non seulement dans son identification avec le clerc écrivant, mais aussi dans son identité de personnage tout court. A force de se multiplier et de se disperser, de vouloir couvrir tout le champ du savoir et du faire de la parole, le clerc (l’ermite) ne finit-il pas par s’effriter?
47Le clerc est un personnage dont la nature esthétique semble s’imposer à travers ses multiples rôles liés à l’écriture, à l’exégèse et à la création : scripteur, narrateur, écrivain, herméneute, il n’a de cesse de se reproduire, de se démultiplier dans la maîtrise de la parole. Sa prolifération et sa volonté de projection s’étendent aussi bien dans le champ narratif que dans le champ esthétique. Sa nature semble bien mimétique : il peut agir comme le double du diable57, ou son double inversé58, comme le double de l’amant59, comme le double de Tristan60.
48Il est aussi le double de Dieu, le double de l’écrivain, du narrateur, du lecteur. Or, ce mimétisme, ainsi que ses multiples échecs, finissent par susciter des questions : quelle est la véritable nature du clerc ?
49Ne serait-elle pas précisément celle d’un double, d’un duplicata, qui masque des malaises d’identification, qui vient combler des vides ? Sa nature n’est-elle pas esthétique aussi au sens creux, au sens d’un personnage formel à la nature changeante, au sens d’une nature vide que l’on peut investir, d’une intelligence à louer ? L’ermitage, ne serait-il pas un lieu de refoulement des incertitudes et des angoisses, et le clerc - un personnage-fiction, un personnage "à miroirs" où une nature renvoie à une autre, "uns enchanterres" ? Et si le diable avait raison ?
Notes de bas de page
1 La Queste del Saint Graal, roman du xiiie siècle, éd. par A. Pauphilet, Paris, Champion, CFMA, 1984, p. 107, 1-3.
2 A. KENNEDY, "The Hermit’s role in French Arthurian Romance", Romania, 95, 1974, pp. 54-83.
3 M PERRET, "De l’espace romanesque à la matérialité du livre. L’espace énonciatif des premiers romans en prose", Poétique, 50, 1982, p. 173.
4 J.-C. HUCHET "Les déserts du roman médiéval. Le personnage de l’ermite dans les romans des xiie et xiiie siècles", Littérature , 60, 1985, pp. 89-108.
5 A. KENNEDY, "The Portrayal of th Hermite-Saint in French Arthurian Romance. The Remoulding of a stock-character", dans An Arthurian Tapestry. Essais in memory of Lewis Thorpe, VARTY, K., Glasgow, British Branch of the IAS, 1981, pp. 69-82.
6 J.-C. HUCHET, op. cit., p. 105.
7 Continuité, qui comprend les signifiants et à côté d’eux, leurs signifiés : T. TODOROV, "La Quête du récit", dans Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971, p. 132.
8 E. BAUMGARTNER, "Masques de l’écrivain et masques de l’écriture dans les proses du Graal", dans Masques et déguisements dans la littérature médiévale. Etudes réunies par M.-L. Ollier, Montréal-Paris, Presses Universitaires de Montréal-Vrin, 1988, pp. 167-175.
9 M. PERRET, op. cit., p. 174.
10 La Queste del Saint Graal, op. cit. p. 49, 32-34 et passim.
11 Ibid., p. 54, 29-31.
12 Ibid., p. 54, 31-33 et p. 55, 1-15.
13 Ibid., p. 52, 10-11.
14 Cf. ä ce sujet A. LEUPIN "Qui parle ? Narrateurs et scripteurs dans la Vulgate arthurienne", Digraphe, 20, 1979, pp. 81-109 et M. PERRET, op. cit., pp. 173-82.
15 La Queste del Saint Graal, op. cit., p. 19, 14.
16 E. BAUMGARTNER, op. cit., p. 172.
17 La Queste del Saint Graal, op. cit. p. 67, 27-28.
18 A. LEUP1N, op. cit., p. 109.
19 Robert de BORON, Merlin, roman du xiiie siècle, éd. A. Micha, Genève, Droz, TLF, 1979, &31, 11-13.
20 La Queste del Saint Graal, op. cit., p. 53-4, 32-33, 1-2 et 6-8, et l’explication elle-même : p. 54, 11-31.
21 Ibid., p. 67, 25 et passim.
22 L’interprétation des songes ouvre toute une autre problématique qui ne sera pas abordée ici. Dans la présente étude on s’intéressera seulement au geste d’interpréter comme à la caractéristique apparente du personnage du clerc. Cf. sur songe et rhétorique : Ch. MARCHELLO-NIZIA, "La rhétorique des songes et le songe comme rhétorique dans la littérature française médiévale", dans les Actes du Colloque "I sogni nem Medioevo", éd. par T. Gregory, Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1985 (Lessico Intelletuale Europeo XXXV), p. 225-259. Pour une mise au point récente du problème et de la bibliographie sur la question, consulter l’article de R. TRACHSLER, "Bons es lo sompni e Dieus que ho destin" (Ronsasvals, v. 1723). A propos de ces rêves qui annoncent la mort", dans Fin des temps et temps de la fin dans l’univers médiéval, Aix-en-Provence, CUERMA, Senefiance 33, 1993, pp. 521-34.
23 Lancelot du Lac, roman français du xiiie siècle, éd. par F. Mosès (d’après celle d’E. Kennedy, Oxford, 1980), Paris, LGF, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1991, t.I, pp. 693-97.
24 Ibid., t. II, p. 597-611.
25 La Mort le Roi Artu, roman du xiiie siècle, éd. par Jean Frappier, Genève, Droz, Paris, Minard, TLF, 1956 (2e éd.), p. 225-227.
26 26 Robert de BORON, Merlin, op. cit., &20.
27 C’est moi qui souligne.
28 Ibid„ &29, 83-84.
29 Je remercie vivement Jean-Jacques Vincensini de m’avoir suggérer ce doute.
30 Lancelot du Lac, op. cit. t.I, pp. 693-97.
31 La Mort le Roi Artu, op. cit., pp. 225-27.
32 Robert de BORON, Merlin, op. cit., &20.
33 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal , éd. par Ch. Méla, Paris, LGF, Livre de Poche, Lettres gothiques, 1990, v.6264-6433.
34 La Queste del Saint Graal, op. cit., p. 7l, 21-22.
35 La Queste del Saint Graal, op. cit., p. 19, 27-30.
36 P. JONIN, "Des premiers ermites à ceux de la Queste del Saint Graal", Annales de la Faculté d’Aix, 44, 1968, pp. 293-350.
37 J.-C. HUCHET, op. cit., p. 97.
38 La Queste del Saint Graal, op. cit., p. 151, 13-16.
39 D. KELLY "Le Patron et l’Auteur dans l’Invention Romanesque", dans Théories et pratiques de l’écriture au Moyen Age, Littérales, 4, Paris X, Nanterre, 1988. Il cite et commente ici M.-D. CHENU, "Auctor, actor, autor", Le Bulletin du Cange, ALMA, 3, 1927, p. 82.
40 E. FARAL, Les Arts poétiques aux xiiie et xiiie siècles, Paris, Champion, 1923, p. 114.
41 R. DRAGONETTI, Le Mirage des sources, Paris, Seuil, 1987, p. 31.
42 BEROUL, Tristan et Iseul, Les poèmes français, La saga norroise, éd. par Ph. Walter et D. Lacroix, Paris, LGF, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1989.
43 C’est moi qui souligne.
44 La Queste del Saint Graal, op. cit., p. 145, 5-8.
45 Chrétien de TROYES, Le chevalier de la charrette, éd. par Ch. Méla, Paris, LGF, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1992, v. 1877-1880.
46 La Queste del Saint Graul, op. cit., p. 52, 9-11.
47 Ibid., p. 157, 27-29.
48 Ibid., p. 160, 1-2.
49 Ibid., p. 55, 24-25.
50 Ibid., p. 161, 18-27.
51 Ibid., p. 19, 25-26.
52 Ibid., p. 187, 28-30.
53 Ibid., p. 249, 15-18.
54 T. Todorov remarque que l’ermite disparaît de la dernière partie du roman, T. TODOROV, op. cit., p. 147.
55 Ibid., pp. 129-150.
56 Cf. à ce sujet E. BAUMGARTNER, op. cit, et J.-C. HUCHET, "Les masques du clerc", Medievales, 5, 1983, pp. 108-15.
57 Cf. les sept clercs dans Merlin qui sont inspirés par le diable pour provoquer la mort de Merlin.
58 J.-C. Huchet interprète l’ermite Ogrin comme le double inversé de cette créature diabolique qu’est le nain Frocin, J.-C. HUCHET, "Les masques du clerc", op. cit., pp. 105-7.
59 Cf. M. GALLY, "Le huitième art. Les clercs du xiiie siècle nouveaux maîtres du discours amoureux". Poétique, 75, 1988, pp. 279-95.
60 L’ermite Ogrin rédige la lettre au roi Marc en se superposant à Tristan.
Auteur
FHIL - ENS de Fontenay
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