Images du clerc obscur dans quelques textes en Moyen Français
p. 347-362
Texte intégral
1Quelle image plus omniprésente que celle du clerc dans la littérature populaire de la fin du Moyen Age ? De toutes les classes sociales évoquées, le clergé vient en tête lorsque l’on s’intéresse à des textes comme les Cent Nouvelles nouvelles, les Evangiles des Quenouilles, la Farce de Maistre Pierre Pathelin et Maistre Mimin estudiant. Ce n’est pas toujours avec respect que ces personnages sont traités, bien loin de là. La littérature médiévale n’a rien à apprendre sur la catharsis, et, fréquemment, la classe intellectuelle dirigeante est tournée en dérision. Les intellectuels au Moyen Age n’ont pas bonne presse1. Pourtant, le clergé séculier est souvent lui-même à l’aval de ces descriptions peu flatteuses dont nous traiterons ici. Cette situation peut donc, à première vue, relever du paradoxe. Comment, en effet, un groupe dominant et marginal peut-il fournir à la critique populaire déjà existante dans la rue d’autres éléments de dédain ? Cultiverait-on déjà le culte de l’écrivain incompris ? S’agit-il, au contraire, d’une critique acerbe émanant de l’intérieur-même du groupe qui la couve en son sein? Doit-on y voir des querelles intestines d’ordres monastiques, de chapelles intellectuelles dignes du Nom de la Rose ?
2Même s’il est difficile de trancher, les différentes images du clerc, telles que nous les analyserons, seront autant d’indices non négligeables qu’une première approche permettra de mieux cerner. On se demandera dans un deuxième temps comment ces personnages devenus auteurs se mettent en scêne et l’on notera au passage l’abondance d’écrits restés anonymes. Alors qu’un culte de l’auteur se fait encore sentir dans les grandes tendances de la critique contemporaine, le clerc médiéval se dissimule, brouille les pistes et joue à cache-cache avec le lecteur, fût-il idéal. On aimerait pouvoir nommer, dater ces auteurs, et raconter leur vie. Cette absence totale de biographie en devenir les prive de la renommée d’un Chrestien de Troyes ou d’un Philippe de Commynes. Mais cela nous ouvre aussi des horizons de recherche dont la profondeur est proche de l’abîme. Pourquoi ce besoin d’anonymat est-il le dénominateur commun de toute une classe créatrice ? Que protège-t-on ainsi : une personne ou un groupe ?
1. Images du clerc : le clerc personnage et son image de marque
3Les Cent Nouvelles Nouvelles sont dédiées à Philippe le Bon, duc de Bourgogne, dont le rayonnement intellectuel et spirituel est envié dans toute l’Europe du xvème siècle. Etre dans ce cercle implique donc pour un auteur de solides qualités littéraires : il faut distraire efficacement cette cour d’érudits blasés. Voilà donc, en cent récits brefs, de quoi faire réagir la noblesse. Chaque narrateur est nommé au début des récits. Pourtant, l’identité de "l’acteur" reste une énigme. Dans sa préface à l’édition de 1966, Franklin Sweetser2 passe en revue les hypothèses concernant cette personne. La plus plausible semble pointer du doigt un proche de Philippe le Bon, Philippe Pot, nommé Monseigneur de la Roque. On attribue à cet auteur quinze nouvelles3. Si l’on ajoute à celles-ci les cinq nouvelles de "l’acteur"4 et les deux nouvelles anonymes5, nous voici avec presqu’un quart du recueil rédigé par un membre de la classe ecclésiastique. Parmi ces vingt-deux récits brefs, huit mettent en scène des pairs de l’auteur. Si l’on rejette l’hypothèse de cette paternité du filleul du Duc de Bourgogne, quatre des sept nouvelles anonymes sont consacrées au clergé. Nous ne trancherons pas en ce qui concerne le nom de l’auteur, tel n’est pas notre propos ; nous ferons juste remarquer combien ce groupe social reste prédominant, quelle que soit la proposition retenue.
4Aucun groupe social n’échappe toutefois au regard incisif des "auteurs". Pourtant, ce que l’on nommera le tiers état est le premier à faire les frais des rires6. Juste derrière lui, le clergé7 puis la noblesse8. Cet ordre d’éreintement est totalement logique, puisque le milieu dans lequel s’effectuent ces récits est une cour, qui donne la préférence à une élite sociale. Pourtant, il ne faut pas s’attendre à de la clémence de la part des narrateurs envers ces deux classes privilégiées. La bourgeoisie est ridicule, mais elle rejoint ses concitoyens plus puissants, le temps des récits. Le clergé est tout particulièrement maltraité dans les histoires. Une rare violence entoure les vengeances des petites gens envers les moines paillards : ici, l’on castre, l’on brûle vifs ou l’on roue de coups. Les moines comme les clercs trichent, mentent, pillent, volent et trahissent. Les ermites sont des jouisseurs qui se jouent de la crédulité de leurs paroissiennes, les curés confessent leurs ouailles en les engrossant et même les évèques ne résistent pas à la tentation puisqu’ils frappent les coupables. La justice cléricale n’est donc pas montrée sous son jour le plus humain. On constate au contraire que la justice divine souffre des mêmes excès que son homologue royal. Le pardon n’est pas de mise et les prisons ne nous sont que rarement montrées. Pourtant, B. Geremek9 a attesté que la justice ecclésiastique médiévale était plus clémente que la justice étatique. Geremek mentionne même l’abondance de faux clercs, illettrés mais tonsurés, qui recourent à ce stratagème pour éviter un sort que Villon, qui s’y connaît, décrit fort bien dans la Ballade des Pendus10. C’est peut-être pour éviter à leurs rusés antagonistes cette grâce que les bourgeois et paysans des Cent Nouvelles Nouvelles se jettent aussi fréquemment sur leurs proies. Se faire justice soi-même garantit aux offensés une vengeance que l’Ancien Testament ne méprise pas. C’est en effet la loi du Talion, peu évangélique mais efficace, que la plupart des textes prône.
5Jean-Gabriel Pérouse insiste dans sa thèse11 sur les notions de nouveauté et de vérité que l’on doit entendre dans cette appellation de "nouvelle". On se veut fidèle à la réalité et innovateur tout à la fois. Devons-nous pour autant croire sur parole les auteurs/narrateurs et traiter ces textes littéraires comme autant de faits divers racontés au coin du feu ? Une telle crédulité paraît d’emblée suspecte, dans la mesure où la part fictionnelle est sans cesse affirmée par des éléments textuels plus ou moins transparents : on conserve un anonymat jaloux, les désignatifs sont la plupart du temps des groupes nominaux comprenant des noms communs12, les noms propres se limitant à des prénoms typiques très codifiés13. On brouille les noms de lieux, les époques, même les saisons, voire les pays. Le fait divers se limite donc à l’action sans que ses héros soient identifiables. La valeur de vérité de tels récits s’en trouve donc immédiatement relativisée, elle quitte le domaine du monde réel pour se situer dans les mondes possibles du littéraire, presque du conte de fées. La part du fantasme ne peut être négligée lorsque l’on se penche sur ces textes. Les classes sociales dominantes qui taxent perpétuellement les rescapés du servage et jalousent la populace pour la liberté (pourtant toute relative) de ses mœurs, qu’il ferait bon les faire rôtir pour de vrai ! C’est chose faite dans les textes dès 1467. La noblesse, qui écoute tout cela en rit : du moment que le rire désamorce tout ce désespoir, pourquoi aurait-on peur ? Les jacqueries des siècles précédents ne se racontaient pas dans les cours européennes, elles tentaient de les renverser. Le rire est communication, il est même la communication inter-sociale. Et surtout, ceux que l’on brûle dans les histoires sont ceux qui les racontent. La critique interne est donc finalement salutaire : soupape de sécurité et preuve de lucidité, l’écriture acide du clerc sur ses pairs est la garantie du maintien de l’ordre social initial. Si les intellectuels se mettent à règler leurs comptes entre eux à coups de nouvelles hilarantes, autant les laisser faire. De toutes façons, le vrai danger pour la noblesse et le clergé en cette fin de Moyen-Age ne vient pas du prolétariat agraire ou urbain : la bourgeoisie, cette classe moyenne montante et riche est la classe sociale que l’on doit satisfaire. On la ridiculise bien un peu en la cocufiant et en la volant dans les histoires, mais c’est une manière de l’intégrer à la Nation. Textes révolutionnaires au premier abord, les Cent Nouvelles Nouvelles sont donc au contraire une œuvre qui a un rôle très actif au niveau de la cohésion du groupe national. Les auteurs jouent, sans l’analyser forcément, sur les préjugés contenus dans l’inconscient collectif européen. Car c’est bien d’une culture européenne qu’il faut parler puisque l’étude de textes d’esprit similaire et appartenant à la même période culturelle, comme les Canterbury Taies de Chaucer ou le Decameron de Boccaccio renvoient au même type d’analyse cynique de la société. Et cette cohésion européenne est justement assurée par la même classe sociale : les érudits, les clercs.
6Voyons maintenant comment les membres de cette classe nous sont dépeints dans les Cent Nouvelles Nouvelles. On notera d’abord que la proportion d’histoires mettant en scène le clergé régulier est considérable : 33 sur cent. Les prètres, moines, diacres et ermites ne sont pas épargnés. Même le clergé régulier féminin a droit à son hommage : les nonnains de la nouvelle 21 sont traitées avec aussi peu de complaisance que leurs homologues masculins. On retrouve des nonnes dans les nouvelles 15 et 46. Dans les trois cas, les narrateurs les montrent rompant leurs voeux de chasteté, ce qui est un topos littéraire depuis les fabliaux.
7Les clercs, stricto sensu, ne s’illustrent que dans six nouvelles14. On notera que ces personnages ont le beau rôle. Les désignatifs les dépeignent :
"habile et diligent et bien escripvant, qui tresbeau filz estoit" (Nouvelle 13)
"gentil frez et viveux" (Nouvelle 13),
"tresbeau filz et gentil compaignon" (Nouvelle 23),
"un gentil compaignon" (Nouvelle 41)
8Ces clercs sont dans chacune de ces nouvelles les amants de bourgeoises délurées. Ils sont le type-même du séducteur. Nous retrouvons ce cliché dans les Canterbury Taies et dans le Decameron, d’ailleurs. Le clerc, en ses jeunes années, est souvent dépeint beau et rusé - ce qui l’oppose aux maris bourgeois généralement gros, vieux et sots. Le clerc au contraire devient, semble-t-il, l’emblème de la jeunesse.
9Insistons aussi toutefois sur son caractère rusé et peu vertueux. La nouvelle 42 montre deux clercs menteurs, luttant pour le pouvoir et tentant d’obtenir une fonction dans le clergé régulier. Après maintes péripéties, l’un des deux se retrouve "prestre, clerc et marié", ce qui constitue un curieux mélange. Celui qui l’a abusé finit tel qu’il a commencé, c’est-à-dire clerc. Le mensonge, arme des deux opposants, les a tous deux placés dans des situations inconfortables. Le stéréotype du clerc paillard et tricheur est une constante dans la littérature populaire, ainsi que les farces le montreront. Toutefois, la 99ème nouvelle rachète ces mauvaises gens de peu de foi puisqu’elle met en scène un "tressage jeune clerc" qui réussit à déjouer, toujours par la ruse, les tentatives de séduction d’une jeune bourgeoise livrée à elle-même par un mari absent. Ce clerc mérite un récit plus long que les autres..peut-être parce qu’il défraie la chronique ? On le présente en quelque sorte comme l’exception qui confirme la règle, puisqu’il donne une leçon de chasteté à la jeune femme. Voilà qui paraît atypique comparé aux cinq autres nouvelles du recueil.
10Nous voici finalement avec une sorte de personnage-type, qui revient dans des situations très normées : un bourgeois va être cocu et le clerc local est responsable de son infortune conjugale. On insiste à chaque fois sur sa jeunesse et sa culture. Il semble donc que cette classe sociale soit célèbre pour sa capacité à contourner les obstacles, du fait de son éducation. Voilà qui fournit un aperçu de la façon dont la société perçoit les clercs : elle les admire et les redoute tout à la fois, car le savoir est une arme à double tranchant. Toutefois, les clercs sont moins détestés que les autres membres du clergé auxquels on fait subir des sorts peu enviables. Peut-être doit-on attribuer cette popularité toute relative au fait que les clercs n’ont aucun pouvoir sur leurs concitoyens en matière de religion et sont donc moins dangereux ?
11De plus, le clergé régulier tel qu’il est dépeint paraît mériter ses châtiments dans la mesure où il rompt ses voeux de chasteté (seize nouvelles), de pauvreté (une nouvelle) ou tout simplement contredit les Saintes Ecritures (dix cas).
12Comme le fait remarquer Johan Huizinga15 :
“De toutes les contradictions que présente la vie religieuse de cette période, la plus insoluble est peut-être le mépris avoué pour le clergé, mépris qui se concilie, on ne sait comment avec le très grand respect qu’inspire la sainteté du sacredoce. Ce mépris peut avoir son explication dans la mondanité des hauts dignitaires ecclésiastiques et l’avilissement du bas clergé ; il est dû également à des instincts paiens.”
13Le clerc trouve grâce aux yeux de la société parce qu’il est jeune et qu’il n’a pas de fonction religieuse stricte. On lui reproche toutefois un point essentiel : son éducation, qui lui fait renier sa classe d’origine et lui donne l’habileté nécessaire pour tromper les humbles. Maistre Mimin Etudiant16 et la Farce de Maistre Pierre Pathelin17 mettent toutes deux en scène ces rancoeurs, ridiculisant l’érudit et le rusé. Elles illustrent des revanches populaires sur l’intellect, dans un genre différent.
14Maistre Mimin est un jeune homme qui affecte de ne plus parler autrement qu’en Latin (v.113-120) :
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15La famille n’apprécie guère cette métamorphose, à l’instar du maître (v.175-181):
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Mimin : |
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Raulet : |
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16La famille et la fiancée de l’apprenti latiniste décident de le remettre dans le droit chemin. Une fois de plus, mère et fiancée auront le dernier mot.
17Notons un fait extrêmement intéressant : le français que renie Mimin lui a été enseigné par sa mère (v. 195-197) :
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18Il s’agit donc littéralement de la langue maternelle. L’étudiant trop pris à son propre jeu, renie la langue populaire, celle de ses parents, pour n’utiliser plus que la langue érudite, qu’il malmène abondamment, le voilà en instance de déclassement.
19On voit que l’auteur inconnu de cette farce dépasse largement le cadre du comique pour attaquer un problème plus profond et fortement ressenti par ses contemporains de la fin du xvème siècle. La langue savante reste le latin, que la plupart des Français manient machinalement au cours des offices religieux sans vraiment la connaître, puisque la langue en usage est le français, ainsi que de nombreux patois. Le combat familial illustre donc une lutte nationale entre le peuple, non lettré, et son élite intellectuelle ecclésiastique pour la reconnaissance de la langue maternelle en tant que langue "totale" si j’ose dire. Maistre Mimin a donc en quelque sorte quelques années d’avance sur Deffense et Illustration de la Langue Française, dans un tout autre genre.
20Le langage charabiesque de Mimin, qui emprunte beaucoup à la langue dite vulgaire, est caricatural du latin simplifié de la fin du Moyen-Age. Cette critique amusante va bien plus loin que la simple moquerie. Elle épingle à la fois l’éducation, qui incite les étudiants à se couper de leur classe et même de leur peuple, ainsi que la classe intellectuelle toute entière, qui cultive sa marginalité par l’utilisation d’une langue savante, au mépris de la langue parlée. Nous voici au coeur du débat humaniste, qui pointe à l’horizon des universités. Les grands thèmes rabelaisiens sont donc ici en friche. Les images de Mimin et de son maitre ridicule sont autant de pavés lancés dans la mare intellectuelle. On sait ce que pense le petit peuple de l’éducation par la voix maternelle de Lubine (v. 203-207) :
On scet bien d’ou cela luy vient :
Il sont des maistres si pervers
Qui batent leurs clercs pour un vers.
Vous l’avez trop tenu sous verge.
Vous ne l’aurez plu.
21Ce sera finalement cette voix maternelle qui réapprendra la langue populaire à Mimin, après l’avoir mis dans une cage (v.275-277) :
Nous le metrons en une cage
On y aprend bien les oyseaulx
A parler !
22et sa volonté d’apprendre vite sera stimulée d’une part par la douleur physique (la cage est trop petite et il s’y blesse) et, d’autre part, par la tentation de posséder sa jeune fiancée. La langue française est ici associée aux plaisirs de la chair et de la famille, tandis que le latin marque l’isolement. Toutefois, le processus éducatif reste relié, dans les deux cas, à la violence et à la douleur.
23Le rapport du lettré à la langue réapparaît dans la Farce de Maistre Pierre Pathelin où le rusé avocat utilise son instruction pour mystifier Guillaume son créancier. La compagne de Pathelin, Guillemette, précise dès le début de la pièce que Pathelin n’est pas un vrai clerc (v.49-53) :
Combien vrayment je m’en advise
Quant, à vray dire, sans clergise,
Et sans naturel vous estes
Tenu l’une des chaudes testes
Qui soit en toute la parroisse.
24Toutefois, de par sa fonction d’avocat, il se fait passer pour tel. Le langage qu’il emploie renforce, auprès des humbles comme Guillaume ou Thibault l’aignelet le berger, son prestige de savant. Comme le fait remarquer Rita Lejeune18 :
“[Il est] avant tout ce que l’on appelle un clerc de taverne, un de ces hableurs qui savaient à l’occasion rédiger un acte (..), un vague clerc de bas étage, volontairement mal défini, un "braconnier" en marge de la profession d’avocat.”
25Pathelin est en fait une caricature du clerc en général plus que de l’avocat en particulier. Il porte tous les traits du savant, il mystifie par sa culture et son emploi de la langue. Cette farce est depuis longtemps admirée pour son jeu virevoltant avec le langage. Nous retrouvons ici des éléments entrevus dans Mimin ; l’utilisation du latin, pendant la scène du délire renvoie à la culture ecclésiastique et coupe le personnage du monde qui l’entoure. On notera aussi le recours à différentes langues et dialectes (limousin, picard, flamand, normand, breton, lorrain)19 et l’emploi de termes savants appartenant au champ de la zoologie (babouin, marsouin).
26Le rusé renard clerc sera malgré tout le trompeur trompé à son tour, par l’humble berger. Une fois de plus, le petit peuple l’emporte sur le déclassé. Comme le signale Jean Dufournet20 :
"La force des personnages vient de leur capacité à utiliser et à maîtriser le langage, Pathelin par la flatterie tend des pièges dont on n’arrive pas à se dépêtrer, l’emportant sur Guillaume qui ne parvient pas à dominer cet outil pour se faire entendre. Le langage devient même un obstacle infranchissable qui ôte la parole à l’autre."
27Le langage est l’arme ultime entre les mains d’un usurpateur. Toutefois, cette arme se retourne contre Pathelin lorsque son client Thibault refuse de le payer à son tour et lui renvoie, en guise de réponse, le "bée" que Pathelin lui a conseillé de brandir à la cour contre Guillaume. Comme dans Mimin, le bon sens populaire l’emporte sur la culture.
28Cette opposition entre lettrés et petites gens est aussi l’un des thèmes centraux des Evangiles des Quenouilles21. Mais cette fois, le clerc se met lui-même en scène en tant que rédacteur récalcitrant d’un recueil de superstitions. L’auteur se cache derrière le narrateur qui donne de maigres indices d’identification. Les seuls éléments transparents sont ce qui caractérise son appartenance au groupe clérical, comme si seul cela comptait. L’auteur brouille les pistes à un point tel que l’on ne sait plus s’il est le complice des sorcières de village qu’il dépeint ou s’il en est au contraire la victime voire l’ennemi. L’écrivain se livre à un jeu de cache-cache constant avec le lecteur ainsi qu’avec ses personnages. Il éclaire quelquefois le tableau qu’il peint par quelques indices quant à ses buts et fonctions, mais ce n’est que pour mieux se dérober ensuite et retourner à l’arrière-plan. De nombreux textes restés anonymes reproduisent ce schéma presque pictural, tant la lumière ne peut s’interprèter que par l’ombre qu’elle met en valeur. Ainsi, les Quinze Joyes de Mariage22 et les Evangiles des Quenouilles. Dans ces deux cas, l’auteur se met en scène pour mieux se cacher ensuite et dissimuler son identité. On peut se demander alors qui ces auteurs cherchent à protéger : eux-mêmes ou tout le groupe auquel ils appartiennent ?
2. Le clerc obscur, auteur anonyme
29Les Evangile des Quenouilles présentent leur auteur, ou plutôt narrateur, dès les premières lignes (1. 21-28) :
“Or est ainsi donques que pour obvier a teles injures et teles moqueries mettre a neant, et par contraint exauchier les dames et leurs evangiles verifier et exauchier, je, qui de pieça et mesmes des mon enfance, ay esté leur humble clerc et serviteur (..), je, a la requestes d’aucunes mes tres chieres, ay, comme cy après porrez veoir, mis par escript et en ordre ce petit traittié qui contient en soy le texte des Evangiles des Queneules.”
30Nous voici donc face à un homme qui sait écrire et qui respecte, apparemment, les évangélistes qu’il se propose de transcrire. "Leur humble clerc et serviteur" laisse planer un doute sur l’origine sociale de cet écrivain. Peut-on en effet concevoir un membre du clergé notant fébrilement les recettes magiques de la bouche-même des sorcières ? De plus, ce clerc semble respecter ces dames de même que leur savoir. Sommes-nous face à un clerc sataniste ? Tous ces doutes seront éclaircis dès le troisième paragraphe, dont le titre tranche nettement avec l’introduction bienveillante : "Qui fut la première femme qui mist avant ces euvangiles et comment le composeur de ce livre fut contraint de faire ceste œuvre." Comme tout texte se cherchant une origine, le recueil est rattaché à Zoroastre et nous est montré naviguant d’un siècle à l’autre, de bouche en bouche. C’est donc au passage d’une tradition orale à une tradition écrite que le lecteur est sensé assister en direct. Nul n’est dupe de la mise-en-scène : les noms des sorcières sont suffisamment risibles pour devenir suspects23 et il apparaît rapidement que toutes ces veillées ne sont qu’imaginaires. On peut se demander alors pourquoi l’auteur consacre cinq pages à expliquer la genèse du texte. Comme le remarque Madeleine Jeay24 :
“Le contenu des six soirées de la version remaniée représente le matériau folklorique qui se trouve inclus tel quel (..) dans un moule littéraire précis, celui d’un hexaméron composé selon les règles de l’art (..). [Les Evangiles] appartiennent par cet aspect au genre narratif bref dont ils possèdent les caractéristiques essentielles.”
31L’auteur fait entrer son œuvre dans un genre très codé, de façon assez rigide si l’on considère la structure-même du texte. Il devient évident dès lors que cet auteur a une bonne connaissance de la littérature, puisqu’il va parodier à la fois la scolastique (structure récurrente texte/glose), les manuels occultistes et d’autres textes comme les récits brefs issus de Boccacce en en reprenant la forme et le ton25. L’auteur entre aussi dans le topos de modestie en insistant sur son âge (1. 121-123) :
“Ne ma main qui par vieillesse est devenue pesante et mes yeuls obnubilez ne les povoient si hastivement comprendre ne servir si tost qu’elles eussent bien voulu.”
32Le narrateur, au départ champion des dames, se montre vite sous les traits d’une victime de sa propre galanterie, puisqu’il est enrôlé par ses voisines (1. 90 à 100 ; 115-117) :
“Moy, aucunement honteux de ceste ma soudaine avenue emfelles, me voulz retraire arrière et pris congié d’elles en moy departant d’illec ; mais soudainement je fus d’elles rappeliez et de fait arrestez par la robe par l’une d’elles, dont moitié forcé, moitié requesté, je retournay et m’assiz entr’elles, et leur priay moult humblement qu’elles me pardonnaissent (..). Mais tantost je fus si anticipez de parolles, et de diverses raisons enveloppez, que tout confus, me convint entreprendre ceste charge.”
33L’auteur-narrateur se met déjà en retrait par rapport à ses personnages , en précisant qu’il n’a pas choisi d’écrire ce livre, mais qu’on l’y a obligé. Il émaillc d’ailleurs le reste des récits de remarques désobligeantes qui montrent son détachement vis-à-vis des sorcières :
“Je me levay de mon siege a demy lassé.” (1.665)
“Et après congié pris d’elles, me parti et m’en alay reposer car la teste avoie fort vuide pour les raisons traversaines d’elles que mon entendement n’avoit peut comprendre.” (1.1292)
“Dont je fus moult joyeux, car certes je m’en commençoie fort a taner, pour ce que ce qu’elles avoient dit me sembloient choses toutes sans aucune raison ou bonne conséquence, comme j’avoie au commencement pensé.” (1.1471)
34Enfin, la conclusion de "l’acteur" adressée au lecteur ne laisse plus de doute quant à son mépris envers ses doctes voisines (1.1493 àl497) :
“Vous, messeigneurs et dames qui cest petit traittié lirez (..) prenez le en passe temps d’oiseuse, je vous prie, et n’ayez regart a aucune chose qui dedens y soit escripte quant a aucun fruit ou substance de verité, ne d’aucune bonne introduction.”
35Le début parodique trouve ici une conclusion à sa mesure. Comme le fait remarquer M. Jeay26 :
“Il s’agit de la formule finale des genres comiques, de la pirouette qui met fin à des propos peu sérieux par une excuse sur leur légéreté.”
36Ainsi, l’auteur se met à l’abri de critiques éventuelles, en insistant sur le fait que les diverses recettes magiques énoncées n’ont pas d’intérèt en soi. Il se pose dans la position de collecteur de données ethnographiques : voici qui dépeindra pour les générations futures l’existence des femmes dans le monde rural. Parallèlement, il reste suffisamment obséquieux devant ces dames les sorcières pour rester à l’abri de leurs mauvais sorts, si par malheur elles étaient réellement pourvues de pouvoirs. Le populaire fascine par son paganisme et reste menaçant. M. Jeay parle de "folklorisation" pour décrire ce processus dialectique27 :
“N’est-ce pas à proprement parier une folklorisation dans le sens de marginalisation, cette façon de prendre possession des formes de cettee culture pour en faire des objets d’écriture, tout en s’en démarquant par la distance prise à leur égard ?(..) Nos clercs secrétaires, et celui des Evangiles des Quenouilles ne fait pas exception, ne doutent pas un seul instant de leur supériorité par rapport aux usages et aux formes d’expression de la tradition orale attribués à un peuple auquel ils n’appartiennent plus.”
37Nous retrouvons ici ce qui a été évoqué pour les personnages de Mimin et Pathelin : le clerc est dans un entre-deux qui ne l’intègre pas à la classe dominante, la noblesse, et le met à l’écart du peuple. Quant au clergé lui-même, on ne peut le concevoir approuvant la rédaction d’un ouvrage compilant des recettes magiques, issues d’anciennes prostituées ou faiseuses d’anges.
38Notre clerc se cache derrière son âge, ses fonctions d’auteur involontaire et sa culture afin de prévenir les foudres d’une censure toute catholique. Il reste terré dans l’anonymat et ne donne comme indice quant à son identité qu’une fort petite indication (1. 105-106) :
“mieulx leur drescheroie leur euvre et concept, veu que autresfois en autres matieres, avoie escript des dames fort a leur honneur.”
39Cette phrase a incité certains critiques à rattacher les Evangiles aux Adevinaux Amoureux, eux-mêmes anonymes. Nous ne trancherons pas ici ; simplement, notons au passage l’ironie de la situation qui renvoie un texte anonyme vers un autre texte tout aussi anonyme.
40Si nous conservons de cette brève description de l’auteur le trait essentiel, à savoir son appartenance au monde des clercs, nous voici face à un paradoxe de plus : comment un chrétien peut-il prêter sa voix aux croyances païennes ? Dans la mesure où ce texte ne vise nullement la délation, comme les textes religieux des moines ayant pris part à l’Inquisition, il paraît surprenant qu’une compilation aussi précise des superstitions puisse être née au sein- même de l’institution qui les combat. Les Evangiles ont rencontré un franc succès jusqu’à la fin du xviième siècle dans la littérature de colportage - et si l’on prend la peine d’écouter certaines vieilles morvandelles encore bien vivantes aujourd’hui, on reconnaît certaines phrases mot à mot. Preuve, s’il en est encore besoin, que la tradition orale survit - et aussi que la culture populaire revient à sa source même lorsqu’elle a été détournée.
41Le clerc des Evangiles était-il conscient de cela ? Toujours est-il que son œuvre a plus servi à propager les superstitions qu’à les combattre ! L’histoire de l’occultisme en Europe montre une grande fascination de la part du clergé pour l’irrationnel maléfique. Le Moyen-Age, en donnant corps à la machine de guerre Inquisition, a en même temps rendus vivants sorcières, démons, loups-garous et autres mages. Les brûler était leur accorder existence et matérialité, paradoxalement. Se moquer d’eux, en les ramenant à un niveau prosaïque comme le fait notre clerc est à la fois les rabaisser dans le monde réel à leur véritable statut social de conteurs de billevesées pour veillées séniles, mais aussi les élever au rang de gourous potentiels. Le narrateur, s’il se moque du haut de son savoir, n’en reste pas moins colporteur. Dans la mesure où le texte maintient, de par sa structure-même, la tension entre ironie et reportage, on ne peut trancher quant au but réel de sa rédaction.
42En restant anonyme, l’auteur se protège donc à la fois contre les sorcières et le clergé. De même, il protège toute la classe ecclésiastique et lettrée en ne livrant pas son identité. L’intérêt pour le surnaturel, généralisé en une époque où les dogmes et les confréries se combattent ardemment est ainsi étendu à tous les niveaux de la société. Ce que Huizinga remarque en parlant d’ "avilissement du bas clergé" peut s’étendre aux façons dont le culte catholique des xvème et xvième siècles récupère de manières détournées le faste festif des religions païennes polythéistes. C’est en plein Moyen-Age que s’intensifie le culte des saints, des reliques et que se célèbrent de façon plus ou moins orgiaques les cérémonies toutes sérieuses pourtant du carême ou de Noel28. Les Evangiles des Quenouilles folklorisent, certes, mais elles institutionnalisent aussi. Elles mentionnent côte à côte des croyances païennes (loup-garou ; chat noir.) et des notions eminemment chrétiennes (Diable, Enfer..). Montrer que certains gestes ou paroles peuvent changer le cours des événements s’ils sont accompllis dans un ordre rituel ramène tous ces éléments litturgiques populaires vers l’Eglise -une église plus naïve que celle des papes, mais c’est encore du pouvoir de Dieu qu’il est question en filigranne : un dieu qui peut punir et qui ne néglige pas la magie, un dieu qui tolère et même investit de pouvoir des Merlin et des Morgue locaux29, un dieu chrétien qui sait oublier le dogme religieux pour revenir à la colère de l’Ancien Testament, en quelque sorte. Les croyances populaires ramènent ainsi le métaphysique sentencieux en latin à des niveaux plus matérialistes, plus quotidiens où le salut importe moins que les récoltes, les naissances et les joies de la chair. On conserve ainsi la tension entre le prosaique et le mysticisme, déjà existante dans les cultes primitifs supplantés par le christianisme, ainsi que la fascination pour le merveilleux.
43Les Quinze Joyes de Mariage, elles, visent un effet totalement inverse, puisqu’elles tentent de convaincre les hommes que les femmes ne sont là que pour leur nuire. L’auteur fort sentencieux de ce recueil ne se fait pas d’illusions : il sait bien que les hommes continueront à se marier. Mais il ne leur pardonne pas leur sottise. En quinze anecdotes, l’auteur entend montrer combien le mari se laisse mystifier par sa compagne, en croyant qu’il est heureux. Le mari se ment donc à lui-même (1.123) :
“Et pourtant je ne les blasme pas de soy metre en mariage, et suy de leur oppinion et dy qu’ilz font bien, pour ce que nous ne suymes en ce monde que pour faire penitances, souffrir afflictions et mater la chair affin d’avoir paradis, et il me semble que homme ne se peut metre en plus aspres penitances que estre en paines et en tormens cy aprés contenuz. Mais il y a une chose, car ilz prennent celles paines pour joyes et liesses et y sont auxi adurez come asne a somme et semble qu’ilz soient bien aises, et pour ce est a doubter si ilz en avront nul merite.”
44On notera le retournement de situation opéré par le clerc : d’ordinaire le mariage est considéré comme une institution chrétienne forte, non comme une occasion de pénitence pour les époux.
45On doit voir un sentiment tragique dans cette nouvelle description de l’union conjugale: le mari sait en observant les autres couples, qu’il souffrira et pourtant il se jette "en la nasse". Le clerc rédacteur se fait juge acerbe de ces poissons-maris, si constants dans l’erreur. Aussi les dépeindra-t-il sous tous les angles, en digne représentant du clergé séculier. Sa médisance à l’égard des réguliers, (que l’on voit tromper les maris, quitte à jurer sur les saints, quant à l’honneteté de leurs épouses), apparaît dans la 7ème Joye (1.106; 109-112) :
“et follement baille les biens que le pauvre mari acquiert a grant travail (..) a son confesseur, qui est un cordeler ou un jacopin, qui a une grousse pencion d’elle pour la absoudre chacun an, car telles gens ont voulentiers le pouoir du pape.”
46On retrouve ce thème dans la 15ème Joye (1. 304-306) :
“Et apres s’en vient ung cordellier, qui est son confesseur et de sa femme, et scet tout le fatras et a pencion chacun an pour absouldre du tout.”
47On notera que dans ces deux cas, ce sont des membres d’ordres mendiants qui sont incriminés et non des curés. L’auteur accuse clairement un certain clergé, peu populaire, de cautionner le martyre du mari par appât du gain. Ils ne respectent plus les axiomes de leur sacerdoce, blasphémant et mentant sans vergogne. Pourtant, l’auteur est lui-même membre de l’appareil ecclésiastique (1. 110-113):
“moy aussy, pensant et considerant le fait de mariage ou je ne fu oncques, pour ce qu’il a pleu a Dieu me mectre en aultre servage hors de franchise que je ne puis plus recouvrer.”
48Nous voici donc face à un clerc qui vit dans une petite ville de province30 et a tout son temps pour observer la vie autour de lui, du regard critique de celui que rien ne peut atteindre, puisqu’il vit ainsi que Dieu le lui a commandé. Tableau idyllique du sage qui condescent à aider les pauvres pêcheurs, ce thème est un topos littéraire qui fait écran et dissimule le véritable auteur. C’est le procès de la religion bien plus que celui de la foi auquel nous assistons en ces quelques lignes. Le clerc ne remet aucunement le dogme en question (au contraire, son discours amer vise à en renforcer la vigueur), mais il critique les ministres de la foi qui manquent à leurs devoirs et se font les complices de l’impiété. L’anonymat de ce clerc va de soi : il n’est plus un individu mais une fonction.
49Explication trop belle, toutefois, puisque la conclusion opère un retournement qui atténue le ton corrosif et anti-féministe du recueil. De la même manière que l’écrivain des Evangiles des Quenouilles, l’auteur tente une captatio benevolentiae auprès du public éventuellement mécontent de ses services, et ces quelques lignes brouillent, à elles seules, la transparence affichée du sens à donner au texte. Elles sont réellement une pirouette (Conclusion, 1.48-56) :
“Et l’ay escript a la requeste de certaines damoiselles qui m’en ont prié, et si elles n’en estoient contentes et elles vouloient que je prenisse paine a escripre pour elles, a l’entencion d’elles et a la foulle des homes, ainxin qu’elles le pourroient entendre, en bonne foy je m’y ouffre, car j’ay plus belle matiere de le faire que ce n’est, veu les grans tors, griefs et oppressions que les hommes font aux femmes...”
50On appréciera un tel dévouement après quelques cent pages à la louange des mégères. Au contraire des Evangiles, toutefois, l’auteur ne rabaisse pas son œuvre à la fin, mais la fait se fermer sur elle-même en un système cohérent, qui du début à la fin aura moqué le lecteur. Les trois niveaux de lecture possibles de cette œuvre sont en effet réunis en un bouquet final, sous forme d’épigramme rimée : le pastiche, la plaidoirie contre les femmes et l’œuvre pieuse didactique. On ferme ce livre en se demandant si l’auteur ne serait pas une femme ayant un sens de l’humour particulièrement ironique, ou un potache se livrant à un exercice de type pamphlétaire, tant sont nombreuses les lectures possibles. Reste que l’auteur affiché se clame clerc, et prétend donner des cours de moralité du haut de ce statut. C’est donc cette fonction sociale, plus qu’un nom propre, qu’il importe de garder à l’esprit lorsque l’on se penche sur ce texte. L’épigramme finale n’est qu’un topos de plus à ajouter à la déjà longue liste des preuves de savoir-faire littéraire de l’auteur.
51Ce clerc exemplaire se mèle lui-aussi de jouer à cache-cache avec ses futurs lecteurs, sous la forme d’une épigramme finale, où l’on doit retrouver son nom (Conclusion, 1.62-73) :
“De la belle la teste oustez
Tres vistement davant le monde,
Et sa mere decapitez
Tantost, et aprés le seconde ;
Toutes trois a messe vendront,
Sans teste, bien chantee et dicte
Le monde avec elles tendront
Sur deux piez, qui le tout acquite.
En ces huyt lignes trouverez le nom de celui qui a dictes les .XV. joies de mariage au plaisir et a la louenge des mariez, esquelles ilz ont bien aises. Dieu les y veille continuer ! Amen, Deo gratias.”
52Depuis plus de six siècles, nombreuses ont été les hypothèses tentant de démèler cette énigme31. Ce petit jeu final de l’auteur pose un problème : pourquoi ainsi provoquer les curiosités autour d’une identité trop peu indiquée pour qu’on la découvre ? Cette dernière tentation, qui incite à la curiosité, tranche avec le sérieux affiché du propos, qui s’autoproclame didactique et édifiant. Ce type de fin est extrêmement courant à l’époque, il constitue, en soi, un classique. Dans la mesure où le titre-même du texte parodie un écrit religieux (Les Quinze Joyes de la Vierge), on peut imaginer un autre type de pastiche, qui bouclerait l’œuvre sur elle-même, en quelque sorte. Le clerc se moque-t-il de la vanité de ses pairs, déjà illustres par le même type d’épigrammes et d’écrits, en en livrant une caricature ? Le sens obscur de cette féminine trinité paraît se jouer du lecteur, comme de l’éventuel critique qui se mesurerait à l’énigme...comme si les femmes, une fois de plus étaient là pour déranger l’homme et l’empêcher d’accéder à la connaissance. Les paroles finales de l’auteur sont d’une ironie cinglante, une ultime fois, et semblent vouloir renforcer l’effet de moquerie produit par l’épigramme.
53Le clerc de la fin du Moyen-Age est une figure aux nombreuses facettes, qui emblématise un comportement social plus ou moins apprécié de ses contemporains. Il est aussi au croisement de la laïcité et de l’Eglise, dont il dénonce les travers à coups de textes ironiques ; tous les traits qui ont été mis en lumière convergent en François Rabelais, qui fut lui-même membre du clergé, et dont Frère Jean se fait le porte-parole caricatural lorsqu’il critique le système monacal ainsi que la gente lettrée latinisante. Cet anti-sorbonard célèbre a en effet publié sous un pseudonyme, afin de se préserver d’inévitables foudres lors des parutions de Gargantua et de Pantagruel. Toutefois, tous les clercs de ce corpus ont en commun une recherche de l’absolu, qui se traduit par leur volonté de purger l’humanité de ses vices et erreurs. Il serait donc erronné d’y voir une révolte envers un quelconque système, politique ou religieux. Au contraire, leur but est d’édifier le lecteur, sans pour autant négliger la forme prise par leurs démonstrations.
Notes de bas de page
1 cf. Jacques LE GOFF, les Intellectuels au Moyen-Age, Paris, Le Seuil, 1968.
2 Les Cent Nouvelles Nouvelles, édition Franklin P. SWEETSER, Paris, Champion, 1966.
3 Nouvelles 3, 8, 10, 12, 15, 18, 34, 36, 37, 41, 44, 45, 47, 48, 52.
4 Nouvelles 51, 91, 92, 98, 99.
5 Nouvelles 94, 96.
6 61 nouvelles en tout si l’on cumule les bourgeois (Nouvelles 1, 4, 7, 8, 13, 19, 22, 23, 25, 30, 31, 34, 37, 38, 40, 43, 48, 49, 53, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 70, 75, 78, 79, 80, 84, 85, 86, 87, 90, 91, 92, 93, 97, 98, 99, 100), paysans, ouvriers, compagnons et bergers (Nouvelles 3, 5, 6, 12, 20, 27, 44, 47, 50, 51, 57, 73, 82, 88, 89).
7 33 nouvelles : 2, 5, 6, 13, 14, 15, 21, 23, 30, 32, 38, 40, 41, 42, 44, 46, 52, 60, 64, 73, 74, 76, 83, 85, 86, 89, 92, 93, 94, 95, 96, 99, 100.
8 30 nouvelles : 3, 9, 10, 16, 18, 22, 24, 26, 27, 28, 29, 33, 35, 36, 37, 41, 44, 57, 59, 69, 70, 71, 72, 74, 76, 77, 78, 81, 87, 97.
9 cf. Bronislaw GEREMEK, les Marginaux parisiens aux xive et xve siècles, Paris, Champs-Flammarion, 1990.
10 cf. op. cit., Chapitre V, "les clercs et la bohème", en particulier p. 166.
11 cf. Jean Gabriel PEROUSE, Nouvelles françaises du xvie siècle, Images de la vie du temps, P. U. Lille, 1978.
12 Par exemple : Nouvelle 12 : "ung grand seigneur dudit royaume d’Angleterre entre les mieulx nez" ; Nouvelle 33 : "une belle damoiselle" ; Nouvelle 37 : "le plus jaloux de ce royaume pour son temps" ; Nouvelle 42 : "le clerc d’un village du diocese de Noyon".
13 Jehan est le prénom archétypal du mari cocu, Jehannette est celui des servantes et Catherine indique les femmes de tête.
14 Nouvelles 13, 23, 41, 42, 93 et 99.
15 cf. Johan HUIZINGA, l’Automne du Moyen-Age, Paris, Payot, 1975, p. 183.
16 Maistre Mimin estudiant, in Farces du Moyen Age, éd. André TISSIER, Paris, G.F., 1984. Cette farce date de la fin du xve siècle.
17 la Farce de Maistre Pierre Pathelin, éd. Jean DUFOURNET, Paris, G.F., 1986. Cette farce date du XVème siècle.
18 cf. Rita LEJEUNE, Pour quel public la ffarce de Pathelin a-t-elle été rédigée ?, in Remania, LXXXII, 1961, p. 487.
19 Ceci tend à confronter une langue moribonde à celles qui la supplantent dans l’usage, et bien sûr on insiste ainsi sur l’érudition de Pathelin. Ce clerc, comme bien d’autres, est un médiateur entre deux groupes qui ne se comprennent pas : aristocratie et clergé régulier d’une part et peuple de l’autre. Les clercs, en restant dans le siècle, sont le lien entre les autres groupes de la société.
20 cf. op. cit., introduction, page 30.
21 Les Evangiles des Quenouilles, éd. Madeleine JEAY, P. U. Montréal, 1985. Ce texte date du xve siècle.
22 Les Quinze Joyes de Mariage, éd. Jean RYCHNER, Genève, Droz, 1967. Ce texte date du xive siècle.
23 Parmi d’autres : Marion Joh Tteu (1.1416), Maroie Bouche d’Or (1-1251), Transsie d’Amours (1.424)...
24 cf. op. cit., p. 27.
25 On retrouve ainsi une dame Abonde identique à celle décrite dans le Roman de la Rose aux vers 18425 et 18487.
26 cf. op. cit., page 34.
27 cf. op. cit., p. 32.
28 cf. J. HUIZINGA op. cit., p. 166.
29 La fascination pour la magie est constante au Moyen Age ainsi qu’en témoignent les œuvres de Chrestien de Troyes (12ème siècle), le Merlin de Robert de Boron ou le Lancelot en prose (tous deux du 13ème siècle), dans lesquels les fées et magiciens sont investis d’un pouvoir mi-divin, mi-démoniaque. Les chansons de gestes ne font pas exception puisque Huon de Bordeaux repose entièrement sur les interventions surnaturelles d’Aubéron. De même, l’importance du rituel est essentielle dans les actes religieux, tout comme elle l’est pour les sorcières. On n’est plus très loin des pratiques des religions celtiques primitives, antérieures au christianisme, et celui-ci, par son aspect spectaculaire, paraît leur payer un humble tribu. Les mots ont un pouvoir sur les êtres et la parole est un acte qui relie le monde physique au monde métaphysique, bon ou mauvais. Les objets ont une vie ou tout au moins une influence sur les gens selon l’usage qu’ils en font. Le cérémonial du serment est ainsi, par exemple, entièrement fondé sur la croyance que les reliques ont un pouvoir, plutôt symbolique que réel, ce qui ramène à la tension entre langage et acte. Comme le remarque Huizinga, le lien entre symbolique et vie quotidienne est extrêmement fort et les limites en sont ténues. Le sacré et le magique sont indissociables à tous les niveaux de la vie spirituelle et quotidienne.
30 cf. J. RYCHNER, op. cit, préface, p. 32.
31 cf. J. RYCHNER, op. cit, préface, p. 47 à 57.
Auteur
ORCID : 0000-0002-2127-5658
École doctorale Paris X-Nanterre
Royal Holloway University of London
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