Le chant du potier : le clerc et l’artisan
p. 296-317
Texte intégral
1Plus que tout autre, le clerc est l’héritier ; dépositaire d’un savoir, il le transmet à l’assemblée, et lui apprend, par son enseignement, à lire le monde, à discerner dans le geste et le discours de l’homme la trace du divin, de l’héritage qui est en lui. Au travers des âges, le clerc souligne, dans une continuité sans coupure, l’approfondissement de la pensée humaine, le lent recouvrement du patrimoine que nos lointains ancêtres avaient dilapidé.
2Héritier, le père, le prêtre, ἀϐϐᾶ, nous dispense à son tour, comme à ses enfants, l’usage du monde qui nous est légué. Le plus grand d’entre eux, le pontife, est de lui-même le lien qui nous raccorde à notre passé et, d’une arche à l’autre, d’un pape à l’autre, le pont s’il s’allonge reste bien direct et sans coupure. Le mot même du prêtre, du père, ἀϐϐᾶ, dans le palindrome qu’il contient, propose une image de cette transition : tel à l’arrivée qu’au départ, il nous rapproche, par le détour de ses lettres, du commencement des choses, du commencement des mots comme des jours : ἀϐϐᾶ nous rapproche du père.
3Mais il ne le fait pas seulement dans le registre de la pensée et de la prière. C’est la vie quotidienne que nous devons au père, et tous les gestes que nous faisons, même ceux de la main domptant l’outil, ceux de la chair cédant à ses besoins, sont inscrits et présents dans le dessein divin. C’est le rôle du clerc de montrer à chacun sa place sous le regard du Père, et de l’inscrire, avec sa gloire et sa faiblesse, dans le chant de louange des créatures.
4Car le geste de l’artisan est infiniment porteur de sens. S’il ne crée pas, il façonne, il accomplit, il fait surgir de la matière inerte l’objet achevé ; il participe, à sa façon, à la création, et par l’humilité de son geste, il poursuit et achève l’œuvre des premiers jours.
5Dieu ne se contente pas de créer, de susciter d’une caresse de la pensée les luminaires qu’il place ensuite dans le ciel ; il façonne aussi, à partir des matériaux mêmes qu’il a créés ; d’une côte il fait Eve ; mais d’un peu de terre, il fait l’homme, à son image : il est le premier artisan ; il est le premier potier.
6Les autres arts naîtront de l’homme, de la souffrance et de la séparation : ce sont les fils de Caïn qui les fonderont et — même la musique — ils ne sont que la manifestation nostalgique d’une déchirure que l’homme cherche à combler. Seul l’art du potier est celui de la fidélité, qui reprend le geste à l’origine de l’homme et façonne à son tour, comme le créateur. Mais, comme l’homme, la terre est fragile, et à Jérusalem, le quartier des potiers donne sur la porte des Tessons, marque de l’homme brisé, plus que de la création achevée ; Job sur son tas de fumier cure ses ulcères avec un tesson : il faudra attendre la rupture exemplaire, le fracas d’un suicide pour que l’homme puisse retrouver la confiance dans son père, et que le champ du potier serve à la sépulture des voyageurs. Appelé depuis Haceldama, le champ du Sang — non pas celui de Judas, mort pendu, mais celui du Christ trahi1, ce champ marque le passage d’une loi à l’autre, d’un monde où l’homme est modelé à celui où il devient l’organisateur de son propre destin. Le champ du potier est la marque tragique de la naissance du libre-arbitre.
7On le voit, l’art du potier est inscrit dans la Bible comme un de ces fils qui organisent, en contrepoint, la signification de la destinée humaine. Geste simple, originel, mais déjà geste technique, il est de ceux qui subsistent jusqu’à aujourd’hui, inchangé ou presque, et suscitent la même fascination. L’homme des livres, l’homme de la prière et de la contemplation, l’homme de la parole surtout, lui qui lit, écrit et parle, et dont c’est la fonction, celui qui pense, celui qui a les mains blanches, le clerc a pu comme chacun de nous s’attarder à l’étal du potier, et s’émerveiller du jaillissement d’un vase ou d’une coupe à partir de ce qui n’était que masse informe. C’est, plus qu’ailleurs, devant le tour du potier que peut naître une méditation sur le sens du geste humain, que le labeur patient et probe de l’artisan réclame sa place dans la théologie ; c’est devant les mains boueuses qui dévoilent la pureté d’une forme avec l’élégance d’une caresse — ou d’une prière — que le clerc est contraint de penser et de comprendre le geste technique, et d’accepter de voir en lui une forme de savoir.
8C’est cette réflexion que je me propose d’esquisser aujourd’hui. À partir du potier, montrer comment le clerc parvient à intégrer dans son discours, dans son monde de paroles et de symboles, cet univers de choses et de formes ; comment il arrive à penser la matière et sa transformation. Comment, dans sa démarche, non content d’utiliser comme métaphore ou symbole le geste de l’artisan, il l’inscrit pleinement dans le projet de la création, et lui donne, à part entière, sa place dans l’aventure humaine. Ce seront surtout les textes patristiques qui guideront cette recherche, avant d’arriver à une autre frontière, à une autre coupure, à un autre champ du potier.
9Pourtant, les choses sont difficiles : la terre n’a pas, chez les théologiens, bonne réputation ; Raban Maur pourra guider cette première approche, avec son De Universo qui synthétise et moralise la connaissance du monde, appuyé sur Isidore et sur la Bible. Ainsi, pour lui, la poussière, Pulvis, est ainsi nommée parce que soulevée par le vent : vi venti peliatur. La boue, lutum, est ainsi appelée par antiphrase, s’opposant au participe lotum, qui veut dire lavé. La bauge, volutabra, est ainsi appelée parce que les sangliers s’y vautrent, volutentur. La conclusion de Raban Maur est sans appel :
Nam omne lutum immundum est2
10Entendons toute boue matérielle, naturelle : seul le limon est doux, rapproché du mot latin lenis, et c’est une façon de mettre, déjà, l’homme modelé au dessus des boues et des fanges, lui qui, tout au plus, retourne à la poussière, poussé par le vent. Mais la boue spirituelle renverse les significations, et l’on voit le Christ lui-même, à la piscine de Siloé, faire de la boue avec sa salive pour guérir un aveugle3 : une façon d’imprégner l’homme de la parole divine, de mêler intimement spiritualité et matérialité, afin que les hommes voient. De fait, c’est le mot de lutum, la boue, qui sera utilisé pour parler de la matière première du potier, plus que ceux d’argile ou de glaise, pourtant spécifiques.
11Seule l’argile a droit à un traitement positif. Son origine vient d’Argos, cette terre grecque, mais ce que nous en rapporte Raban Maur, c’est surtout que cette terre d’argile permit à Hiram de fondre les vases sacrés du temple de Jérusalem4. Elle est ainsi doublement liée à tout ce qui est vase et récipient, indispensable au potier comme au fondeur ; et le savoir du potier s’apparente à celui du fondeur, sachant extraire une forme belle et utile d’une masse confuse. L’argile, dans cette première approche, est un moule, détermine la forme de l’extérieur, avant de l’habiter, elle enveloppe le vase, avant de le constituer. Ce n’est que plus loin que Raban Maur s’occupera de la poterie, comme pour la distinguer de cette terre née de la boue, au cours de huit chapitres instructifs qu’il importe d’étudier rapidement.
12L’étymologie déjà lui donne une première piste. Le vas est dit fictile, à partir du verbe fingo, qui signifie à la fois modeler et feindre. Mais ce qui est du registre de la feinte se construira à partir de fictio, fictum ; distinct de la tromperie, même s’il est lui aussi une réalité modelée, arrangée, ce qui naît du potier sera, dès le départ, authentique5. Les vases autrefois étaient de terre cuite, avant d’être d’or ou d’argent6, et Raban Maur énumère une suite de récipients spécialisés, fait à la main ou au tour, avant d’ajouter :
Fictilium ergo vasorum figura ad humanas conditionis sortem pertinet Unde scriptum est : Formavit Deus hominem de limo terraæ (Gen. II)7
13L’homme est un vase. C’est la première occurrence d’un motif qui n’est pas si immédiat qu’il y paraît : en effet, le Dieu qui modèle s’apparente davantage à un statuaire qu’à un potier travaillant aut rota[...] aut manu. Il appartient alors à l’homme de se soumettre au projet divin, sans tergiverser, comme le soulignait déjà Paul :
O homme, toi plutôt, qui es-tu pour contester avec Dieu ? Le vase d’argile dira-t-il à celui qui l’a formé : Pourquoi m’as-tu fait ainsi ?8
14Raban Maur commente alors un autre passage de l’apôtre, celui de l’épître à Timothée :
Dans une grande maison, il n’y a pas seulement des vases d’or et d’argent, mais il y en a aussi de bois et de terre ; les uns sont des vases d’honneur, et les autres sont d’un usage vil. Si donc quelqu’un se conserve pur, en s’abstenant de ces choses, il sera un vase d’honneur, sanctifié, utile à son maître, propre à toute bonne œuvre.9
15Pour lui, les hommes, comme les vases, ne sont évidemment pas tous égaux. L’homme est un vase, dont le devoir est de se soumettre au rôle qui lui a été attribué : la théologie orchestre ainsi la stabilité sociale, et souligne le devoir se chacun de se conformer à sa condition. Mais, à l’intérieur de cette répartition, il est évident que chacun a le choix de chercher une honorabilité, et que la décision relève de notre libre choix de décider le bien ou le mal.
Hoc autem in nostro est positum arbitrio et potestate ; utrum id, quod melius aut detenus est, eligamus.10
16Au travers de cette réflexion sur le vase et le potier, c’est une question essentielle qui est posée, celle du libre-arbitre : l’homme peut-il influer sur son salut, lui qui a été, comme le vase, modelé à l’honneur ou à la honte ? Esquissée ici, elle sera reprise et développée, plus tard par Pierre Lombard dans son Commentaire de l’Épître aux Romains, rédigé avant 1142. Certes, sa pensée n’est pas originale : la théologie médiévale s’inscrit presque toujours dans la continuité d’une réflexion patristique ; mais en même temps qu’elle en fait le bilan, elle s’efforce de proposer des solutions et des réponses aux difficultés que pose le texte. Ici, la question est d’arriver à concilier le Dieu tout-puissant et la misère ou la dureté de l’homme. La réponse va se trouver, dans un premier temps, autour du développement sur le début du verset de Paul déjà cité :
Qui es-tu, c’est-à-dire de quelle valeur es-tu, pour contester, c’est-à-dire pour être capable de comprendre ce qu’il fait, pourquoi il a pitié de l’un, pourquoi il t’endurcit. Il [Paul] dit quasiment : si on te le disait, tu ne saurais pas répondre, le comprendre à cause de ta chair, car ce n’est pas ta sagesse ni une quelconque vertu qui t’y invite. Ou bien Qui es-tu ? pour contester, c’est-à-dire contredire Dieu ? pour raisonner contre Dieu, qui réprouve et supprime l’injuste ? C’est une grande indignité, et la présomption de l’homme, de contredire Dieu, l’injuste s’opposant au juste, le mal au bien, l’inachevé à la perfection, le versatile au stable, le mortel à l’immortel, l’esclave au maître, la créature au créateur.11
17Il est donc, et avant toute chose, impossible de contester Dieu, nous le savions depuis le livre de Job. Mais davantage, cette invective à l’homme inquiet de justice va entraîner une nouvelle explication, au prix d’un léger gauchissement du texte de l’épitre :
Il est certain que des vases sont modelés pour l’honneur, car nécessaires à des usages honnêtes, et d’autres en vérité pour la honte (contumelia), car nécessaires à à la cuisine. Ils sont de même substance, mais ils diffèrent par la volonté de celui qui les a fabriqués.12
18Le mot latin de contumelia, tel qu’il est employé ici, me semble gauchi par rapport à son sens originel, comme indiqué par exemple dans le Gaffiot. Au départ, il signifie l’outrage, la honte ; mais, dans cet entourage, il prend d’autres connotations : le récipient de cuisine va être vil, certes, bas aussi, mais il est réhabilité par sa nécessité même. De plus, Pierre Lombard va relativiser la responsabilité du potier :
Dans le potier, en effet, il n’y a que la volonté, alors que chez Dieu se trouvent la volonté et la justice. Ainsi donc, le vase qui n’a pas été fait pour l’honneur, mais pour la honte, s’il est vil, cela tient à l’argile, pas au potier. Ainsi, toute la masse de l’espèce humaine ne tient pas de Dieu mais de son propre vice sa corruption et sa fange Aussi, s’il a fait de cette boue un vase pour l’honneur, c’est par miséricorde ; s’il l’a fait pour la honte, c’est justice, car cela provenait de sa nature.13
19Ainsi, l’homme est un vase, fragile, honteux et condamnable, que Dieu modèle en y insufflant sa grâce. Dieu-potier, homme-poterie, sa valeur provenant du limon qui le forme, on pourrait penser qu’avec ce système d’équivalences est dit l’essentiel de la pensée du clerc sur cet humble métier.
20Contemporain, à peu de choses, de Pierre Lombard, Garnier de Saint Victor14 va, au contraire nous entraîner dans un système de pensée différent, en s’appuyant sur un système de moralisation hérité de saint Grégoire — d’où le nom de son ouvrage, le Gregorianum. L’analyse qui ouvre le chapitre sur les vases va nous permettre de mieux comprendre un autre versant des motifs qui se tissent autour de ce thème :
Dans la Sainte Écriture, lorsque l’on parle d’un seul vase, il désigne tantôt un saint prêcheur, tantôt ce que l’on voudra d’indiscipliné, tantôt la capacité de notre intelligence Lorsque l’on en parle au pluriel, on doit les comprendre tantôt comme les saints Pères, tantôt comme les âmes des fidèles, tantôt comme notre conscience.15
21Dans tous les cas, ce qui est souligné ici, c’est la nécessité pour un vase d’avoir un contenu, et un contenu différent de sa destination initiale. Le plus exemplaire est justement saint Paul, qui recouvre la vue sous l’imposition des mains d’Ananias, envoyé à lui par Dieu qui présente Saül comme le vas electionis, le récipient choisi16. Le prédicateur, à la suite de Paul, débordera de la parole divine, et étanchera la soif des fidèles. Le vase non couvert est la figure de l’indiscipline, ouvert à toutes les saletés qui ne manqueront pas de s’y déposer : l’opercule et le lien qui l’enserre sont les figures de la règle ; les Patriarches sont eux mêmes comme les vases précieux dont parle Job : ils ne contiennent pas la sagesse, qui apparaîtra sous la forme charnelle du Christ17 etc. Ce qui importe ici, c’est à chaque fois ce que contiendront ces récipients, dont l’apparence n’a plus d’importance. Parlant du message divin, Paul dit :
Car Dieu, qui a dit : « La lumière brillera du sein des ténèbres ! » a fait briller la lumière dans nos cœurs pour faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu sur la face de Christ. Nous portons ce trésor dans des vases de terre, afin que cette grande puissance soit attribuée à Dieu, et non pas à nous.18
22Garnier le souligne en interprétant ces mots comme une figure des corps humains, nous sommes ces vases de terre, susceptibles, malgré leur aspect humble et bas, de recevoir la grande puissance de Dieu.
23Ainsi, nous assistons à la réhabilitation du vase destiné à la honte. Si le potier reste divin, l’homme n’a plus à rougir de sa condition fangeuse. Enfant du limon, il devient le réceptacle de la grandeur divine, secrète.
24Plus qu’aucun être humain, la Vierge va être, elle en qui s’est incarné le Christ, le réceptacle, le récipient, le vase qui va, exemplairement, accueillir la gloire divine. Déjà, entre 550 et 650, Théoteknos de Livias pour lui, ne se contente pas de déclarer Marie « sainte et toute belle », « pure et sans souillure », il dit d’elle :
Elle naît comme les chérubins, celle qui est d’une argile pure et immaculée19
25On découvre là une des métaphores les plus souvent développées dans la patrologie grecque, celle de l’argile, la terre pure (ἀµωµντoζ, irréprochable) de laquelle est modelée d’abord Adam, ensuite le Christ : l’image dans sa symétrie implique alors pour Marie bien plus que l’intégrité virginale, une conception immaculée20. Cette formulation sera entre autres développée par Ephrem d’Edesse :
Plasmasti Adam e pulvere, et matrem tuam creasti, et tu teipsum formasti in mente (matre ?) tua.21
26Mais ce qui doit retenir ici, c’est que de la louange mariale habituelle, la théologie arrive insensiblement à la formulation claire et nette du privilège mariai. Développant l’image de l’argile évoquée plus haut, l’image d’un Dieu créateur, André de Crête († 740) présente Marie comme une nouvelle création :
Le rédempteur du genre humain voulant introduire une nouvelle naissance et réformation à la place de la première, choisit dans toute la nature cette Vierge pure et tout immaculée, pour opérer sa propre incarnation, de même qu’il avait autrefois pris de l’argile d’une terre vierge et intacte pour former le premier Adam En cette Vierge il a renouvelé, en le prenant de nous, ce que nous sommes, et il s’est fait nouvel Adam, lui le créateur d’Adam, afin de régénérer l’ancien, lui qui est nouveau et supérieur au temps22
27Le motif se développe en Occident dès le xe siècle, puisqu’on le voit chez saint Athanase, où Marie est qualifiée de Vas Dei capax, nunauam comma-culatum23. On retrouvera cette image chez St Bernard, qui parle de la Vierge comme Vasculum Dei capax24. Dieu, potier, va modeler Marie avant tous les siècles25, alors qu’elle est destinée à contenir le Fils de l’Homme. Vase honorable entre tous, Marie sera ainsi, miraculeusement, un vase précieux, comme le souligne à son tour Raymond Jordan, à la fin du xive siècle, l’appelant : « Vase précieux que l’orfèvre céleste, qui par sa sagesse fait de l’or à partir de la boue, a fait de la boue de l’humaine nature »26 ; Marie est donc un vase d’or, tout en étant, comme ses parents, modelée de la glaise humaine. Elle s’apparente ainsi à l’argile dont s’était servi Hiram pour fondre les vases du temple, et devient ainsi à la fois vase et moule, tabernacle précieux d’un Dieu encore plus précieux.
28Toutes ces images sont reconnaissables et, dans leur formulation hyperdulique, nous approchent insensiblement de la fin de ce travail : Marie va être le vase par excellence, pur et parfait, fabriqué pour l’honneur, et qui contiendra, aussi petit qu’il est, toute la puissance divine. Cette figure, en même temps qu’elle développe, bien sûr, Marie mère de Dieu, souligne le caractère immaculé de celle-ci.
29La poésie rouennaise, dévouée à l’Immaculée Conception dans les Puys qu’elle organisera à partir de 1486, va exploiter ce motif, et le paradoxe qu’il induit, d’une conception chamelle, modelée à partir de la simple glaise humaine, aboutissant cependant à la perfection mariale. J’ai ailleurs tenté de présenter, à la suite des travaux de G. Gros, divers aspects de cette poésie27.
30Ce qu’il est essentiel d’en souligner aujourd’hui, c’est tout d’abord qu’il s’agit là, plus que jamais, d’une poésie de clerc, au sens où, si elle est, pour une part, effectivement écrite par des religieux, bénédictins ou célestins, elle provient généralement d’une couche sociale bourgeoise où le savoir, la lecture du latin puis du grec, la maîtrise des textes anciens, bibliques et antiques, sont une sorte de règle. Nombreux sont les textes, dans les manuscrits, qui comportent, en marge, des notes renvoyant à tel passage de Pline, à tel verset des Psaumes : poésie savante, poésie religieuse, l’œuvre du Puy est essentiellement une poésie rituelle, destinée à la déclamation dans la salle du Chapitre de l’église des Carmes, inscrite dans la vie religieuse, cléricale et spirituelle d’une cité.
31C’est d’autre part, au milieu d’une variété thématique indiscutable, et alors même que le sujet central en est la louange de Marie Immaculée, la persistance du motif du contenant : la Vierge, destinée dans sa pureté à recevoir le corps du Christ, sera ainsi tabernacle, sacraire, robe sans couture, jardin clos, fiole de verre, parc où paît l’agneau pascal, cotte de maille, sainte cité contre satan fermée, île au dessus des cieux, couche où le roi reposa, etc.
32C’est enfin la relation privilégiée au geste professionnel, qui caractérise cette poésie. On voit, dans ces chants royaux, les artisans ritualiser leurs gestes, en faire une prière, présenter la vie quotidienne à la Vierge et lui offrir le fruit de leur travail.
33Cette attitude est, à première vue, nouvelle, et vise à placer l’homme et son activité non pas comme le travail pénible, la malédiction qu’entraîne le péché originel, mais au contraire, comme un accomplissement de la création, une poursuite humble et humaine du projet divin. Il restait à montrer qu’en même temps qu’elle s’insérait, profondément, dans la piété rouennaise, elle avait sa légitimité, et s’appuyait sur l’Écriture.
34Un texte biblique, celui de l’Ecclésiastique, notre moderne Siracide, développe cette idée, à propos de plusieurs professions, dont, justement, celle du potier :
Pareillement le potier, assis à son travail, de ses pieds faisant aller son tour ; sans cesse préoccupé de son ouvrage, tous ses gestes sont comptés ; de son bras il pétrit l’argile, de ses pieds il la contraint ; il met son cœur à bien appliquer le vernis, et pendant ses veilles il nettoie le foyer Tous ces gens ont mis leur confiance en leurs mains, et chacun est habile dans son métier Sans eux, nulle cité ne pourrait se construire [...]. Ils ne brillent ni par la culture ni par le jugement, on ne les rencontre pas parmi les faiseurs de maximes, mais ils soutiennent la création, et leur prière a pour objet les affaires de leur métier.28
35Qu’on y prenne garde : jusqu’ici, l’homme ne figurait, dans cette enquête sur le potier, que comme la créature, comme l’argile que le Dieu créateur modelait. Maintenant, au contraire, c’est bien de l’homme qu’il est question. Il n’est plus métaphorique, il n’a plus à être interprété, il ne renvoie qu’à lui-même et son humanité29. Certes, il est humble ; mais à part entière, par son art, il fait partie du dessein divin. C’est ce que souligne Raban Maur, qui a commenté ce passage en montrant que le geste de tourner est celui de la transformation du travail des pieds en une œuvre noble.
36Le potier transforme ainsi les tournoiements de la vie présente en exemples achevés, par le témoignage d’une belle œuvre, d’un bon travail, invitant l’homme à transformer ainsi chacun de ses actes, adoucissant par l’exemple les aspérités de chacun, mettant enfin toute sa vigilance à ce que, dans le fourneau du cœur, brûlant du feu de charité l’œuvre de tout disciple, la flamme consolide la vertu : car toute œuvre est détruite à la moindre occasion, si elle n’est pas renforcée par la charité30.
37Certes, pour l’abbé de Fulda, le potier est l’image du prédicateur, et c’est sur cette ambivalence qu’est construit son discours : le clerc est un potier. Mais désormais, même si cette interprétation est longtemps en sommeil, le potier est signifiant, son travail est noble, ne serait-ce que parce qu’il est une figure d’une autre activité humaine. Alors que chez Pierre Lombart le potier est Dieu, il est, aussi, l’homme. C’est ce qui permettra à un poète inconnu, en 1526, de proposer au Puy de Rouen ce chant royal :
Chant royal
Le souverain facteur qui tout a faict f 100v
Forma de terre en humaine facture
Ung beau vaisseau, si nect et si parfaict
Qu’il n’y avoit macule ne fracture ;
Mais le serpent remply d’infection
Fut envieux de la perfection
De ce vaisseau, tant que par son envye
II luy froissa integrité de vie
Qu’il eust, alors qu’il fut en brief espace,
Faict et formé d’innocence assouvye,
Vaisseau d’honneur remply de toute grace
Au mesme instant, Adam par son forfaict
Veist le vaisseau d’humaine creature
Par le venin originel infect,
Brisé, cassé, tendant a pourriture,
Dont les tetetz par ceste infusion
Furent jectez et en confusion.
De ce vaisseau grace fin abolye,
Car pour honneur il eust contumelye
Jusques au temps que d’une mesme masse
Il fut formé par figure jolye
Vaisseau d’honneur remply de toute grace f 101
Et pour dresser de cest œuvre le faict,
Ledict facteur feist tyrer par Nature
D’icelle terre une masse, en effect
De luy donner la parfaicte stature
D’integrité, mais a l’inception,
Avant l’instant de sa conception
La masse en fut si necte et si pollye
Et d’eau de Grace humectante amollye
Si purement, qu’il fut sans contumace
Pour estre faict de façon toute unye,
Vaisseau d’honneur remply de toute grace
La masse ainsy, bien disposee a traict,
Fut myse sur la roe et tornature
De ce potier, qui jouxte le pourtraict
Et vif patron de divine ornature,
Luy donna forme et disposition
Toute parfaicte en composition,
D’originelle innocence garnye
Et de vertu entierement munye
Contre l’effect de venin qui tout casse :
Ainsi fut faict par puissance infinie
Vaisseau d’honneur remply de toute grace, f 101 v
Le vaisseau faict, orné et painct a droit,
Fut au soleil seché, nect, sans laydure
Puys il fut cuyct tout entier et tout droict
Dedans le feu d’Amour qui tousjours dure.
Pour recepvoir par humble affection
Le tyriaque et la confection
Du restaurant divin, qui purifie
L’originel venin et vivifie.
En renovant de la terre la face.
Comme Marie entiere signifie :
Vaisseau d’honneur remply de toute grace.
Envoi
Prince, ung potier qui la terre bien trye
Faict bien deux pots d’une masse pestrye,
Dont l’ung ne sert qu’a chose vile et crasse,
Et l’autre est faict par subtille industrye
Vaisseau d’honneur remply de toute grace
manuscrits : B N. Fr. 1537, f 100v ; B.N.Fr 2206, f 76.
variantes :
notes :
v 16: tetetz : tessons
v 19 : contumelye : honte, outrage
v27 : inception : commencement
v 31 : contumace : rébellion, obstination.
v 36 jouxte : d’après
38Ce chant royal pourrait n’être qu’une allégorie poétique, une façon artificielle de nous présenter un métier ; à la suite de l’enquête qui est menée, on devine qu’il n’en est rien et que, en même temps que nous sont décrits les gestes quotidiens du potier, rien n’est laissé au hasard, et que la tradition biblique et patristique nourrit profondément cette démarche. Le poème se caractérise, entre autres, par le dédoublement de la scène originelle : nous y voyons, en effet, se superposer l’image du potier dont le vase, parfait, est rendu inutilisable, et celle d’Adam voyant, brisé et en morceaux, au moment même où il commet la faute, le vase d’humanité.
39Le poète ne nous dit pas comment le serpent a pu « froisser l’integrité de vie » du vaisseau : sans doute en le brisant. Mais surtout, il pourra, par la suite, corrompre la terre suffisamment pour rendre tout vaisseau imparfait, comme nous le rappelle Hildegarde de Bingen : en effet, pour elle, non seulement depuis le péché originel, les serpents s’acharnent à nuire aux hommes, mais encore, alors qu’ils étaient noyés lors du déluge, une nouvelle génération est née de leurs chairs putréfiées, se répandant sur toute la terre, et imbibant le sol de « quodam pessimo humore31 » : non seulement le vase de perfection est brisé, mais le mal paraît irréparable. Il ne subsiste que des « tetetz », évoquant Job et Judas plus que le vaisseau d’humilité.
40Le Créateur cependant recommence son travail, et va faire un nouveau vaisseau, dont la première caractéristique sera d’être d’une terre pure et « pollye » — je comprends par là régulière au toucher et sans impureté — humectée d’eau de Grâce. On sait que les potiers mouillent leur terre avant de l’utiliser, et le poète renvoie bien sûr à un geste connu ; mais, dans cette argile mouillée, on retrouve le geste du Christ à la piscine de Siloé, qui va rendre la vue à l’aveugle. Mise au tour, cette terre sera mise au calibre, et parfaitement tournée et modelée, garnie d’innocence originelle et munie de vertu « contre l’effect de venin qui tout casse ». II me semble qu’il faut la voir ici travaillée, et surtout épargnée par le venin du serpent qui pourtant hante la terre et la pollue de sa pestilence : une bonne terre garantirait ainsi la qualité de la poterie. Quant à la garniture « d’innocence originelle », elle semble apparaître comme un supplément, une chose ajoutée à la poterie elle-même, ce qui serait surprenant si l’on ne se souvenait de la définition anselmienne du péché originel : c’est surtout un manque, une carence, l’absence de la justice originelle qui marque l’homme à sa naissance. Dès lors, l’ornement supplémentaire qui caractérise le vase mariai sera effectivement la marque de sa pureté.
41Peint, séché, puis cuit au feu d’amour, le vase est ainsi prêt à l’usage. Il pourra contenir dorénavant ce pour quoi il a été conçu, le médicament qui sauvera l’espèce humaine, nommé Tyriaque. Il s’agit bien sûr de la panacée, spécialement conçue pour soigner les morsures de serpent32, et l’on comprend pourquoi ce nom intervient. Quant au restaurant du v 51, sorte de bouillon roboratif destiné à soigner les malades, il peut être un écho du chant royal qui avait eu le deuxième prix l’année précédente, avec pour refrain : « le restaurant qui pour mort rend la vie33 ». Vase d’apothicaire, qui contient l’antidote au serpent originel ayant brisé le premier vaisseau, la Vierge purifie ainsi toute terre, aussi bien la glaise dont sont faits les humains que l’univers entier, pénétrant ainsi dans une nouvelle alliance. Les derniers vers de ce chant royal renouent ce que la poésie avait séparé : l’homme et la poterie sont semblables, et parler de l’un est bien parler de l’autre.
42On a suivi ici, pendant quelques instants, le côté technique de la poterie : il ne faut pas omettre, cependant, les allusions bibliques. L’envoi du chant royal est, bien sûr, un écho de l’épitre à Timothée déjà citée, tout comme le mot de « contumelye » qui, au vers 19, renvoie à Adam et Eve, vaisseaux promis à la honte. Le feu d’amour renvoie au célèbre passage de l’épitre aux Corinthiens où l’ardente charité — selon toute la tradition iconographique — est mise au dessus de tout. Mais surtout, dans le refrain, Marie sera le vase d’honneur qu’il rappelle dans l’Épître aux Romains.
43Est-ce à dire que, malgré tout, le geste du potier n’est qu’une image, dont le clerc se sert pour exalter la parole paulinienne en même temps que la Vierge ? Rien n’est moins sûr. Le chant royal a plusieurs ambitions, dont la première est, en quelque sorte, par le biais de l’allégorie, de concilier le discours paulinien avec la pieuse opinion d’une Marie Immaculée. On le sait en effet, c’est saint Paul qui fut longtemps le plus fort obstacle à la diffusion de cette parole, avec la formule :
Puisque la mort est venue par un homme, c’est aussi par un homme qu’est venue la résurrection des morts. Et comme tous meurent en Adam, de même aussi tous revivront en Christ.34
44Exempter Marie de la faute originelle revenait à affirmer que tous ne mouraient pas en Adam, et, on le devine, il fut difficile de contourner l’assertion ; mais il fallut ensuite, alors même que Duns Scot et François de Mayronnes avaient aplani le problème, s’efforcer de rattraper en quelque sorte une telle affirmation. C’est ainsi que l’enluminure du ms B.N. Fr 19369, qui reprend une formulation semblable35, ajoute de son propre chef un « præter Mariam », excluant la Vierge. Retoucher, remettre en perspective les versets de l’apôtre pour montrer qu’en filigrane s’y pouvait lire le privilège mariai, c’est une des tâches que s’était fixées l’auteur de ce chant royal.
45La deuxième ambition de ce chant royal est de montrer que la poterie a, à Rouen, une importance économique et une perfection technique indiscutable. Certes, nous ne sommes qu’en 1526, et Masséot Abaquesne, le grand émailleur qui donnera à Rouen sa célébrité, à partir de 1542, n’est encore qu’emballeur36. Mais une enluminure illustrant ce chant royal nous montre un potier en train d’achever sa pièce. Je n’ai pu achever l’enquête qu’il est nécessaire de mener pour identifier ces poteries, tenter de savoir si elles sont effectivement rouennaises ou si elles correspondent à une invention de l’enlumineur. Mais, déjà, quelques remarques sont possibles.
46D’une part, le vase qui est ici représenté est d’un modèle ancien, et ne peut être un albarelle, vase d’apothicaire comme par exemple en fera Masséot Abaquesne vers 1550. Cette forme est spécifique des poteries de Valence, attestées dès le milieu du xve siècle, et sans rapport avec les vases bombés qui sont ici représentés. Est-ce à dire que le potier représenté se contente de tourner de simples cruches ? Je ne le crois pas : des pots à pharmacie de cette forme sont attestés en Italie. Il est donc difficile de dire, actuellement, si l’on est en présence de cruches, ou de triacliers, vases spécifiques à la thériaque37. De tous les vases représentés sur l’enluminure, celui que tient le potier est, de plus, le seul à présenter des motifs de feuilles — peut-être des feuilles de chêne : on sait que cet arbre est souvent utilisé dans la décoration des vases normands, aussi bien par les feuilles que par les glands fréquents sur les pots en étain — comme ajoutés à la poterie : ce pourrait être, iconographiquement, l’image du « supplément de justice originelle » qui caractérise Marie, et la mise en évidence de la formule anselmienne. Parmi les détails à relever, le bâton, sur la gauche de l’enluminure, semble être celui qui sert à battre la glaise pour en pulvériser les impuretés38, comme le font encore les potiers. Là encore, il s’agit de présenter la Vierge comme un vase très pur, où l’argile comme la facture sont irréprochables ; il n’est pas innocent que seul ce détail renvoie, en l’absence par exemple de four, à la réalité du potier : tout concourt à souligner le caractère irrépréhensible de la Vierge.
47D’autre part, on peut s’attacher maintenant non plus au détail, mais à l’ensemble de l’enluminure : des étagères, des empilages de pots rangés selon leurs formes, un tour au premier plan le soulignent, nous sommes bien dans l’atelier d’un potier. Certes, il paraît difficile de faire tourner une roue qui n’a pas de volant au niveau du sol ; certes on peut penser que le pavage des ateliers n’était pas de marbre, comme on le voit ici. Mais le premier élément s’explique par le désir de simplification et de lisibilité de l’image, le deuxième par le souci de créer, par une perspective simple, une profondeur. Le potier, le texte du chant royal nous l’a assez répété, est Dieu. Nous le voyons, cependant, vêtu avec simplicité, comme l’étaient quotidiennement alors les artisans rouennais, nous le voyons assis sur un banc, les jambes écartées, dans la posture de n’importe quel potier, nous le voyons avec un tablier : ce n’est pas Dieu qui est représenté, c’est, effectivement, un potier. Alors que le poème nous poussait vers une lecture spirituelle, l’enluminure, au contraire, invite à voir la vie quotidienne. Non pas à faire de Dieu un potier : à montrer la dimension divine de l’artisan.
48C’est là un des traits essentiels de la poésie palinodique, liant la spiritualité au geste de l’artisan, et illustrant le verset, déjà cité, du Siracide :
Tous ces gens ont mis leur confiance en leurs mains, et chacun est habile dans son métier. Sans eux, nulle cité ne pourrait se construire.
49Notons au passage que le mot « habile » utilisé ici par la Bible de Jérusalem traduit le latin « Sapiens » : c’est bien une forme de sagesse que celle des artisans, et leur participation à la ville est autant l’édification de la grande cité de Rouen que l’humble construction de la Jérusalem céleste.
50On pourrait certes clore ici cette enquête, et montrer comment le geste humain et le geste divin se rejoignent dans une nouvelle perspective, réhabilitant le travail et la dignité de l’artisan, au moment de cette embellie superbe que fut le début du xvie siècle. Je voudrais montrer que non seulement le poète, mais aussi le clerc, le savant, celui qui non seulement a la parole, mais qui parle latin, qui dépasse par sa langue les régions et les nations, participe lui aussi de cette démarche.
51Michel des Arpens est relativement connu. Correspondant et sans doute ami de Jehan Bouchet, il mena à Rouen une carrière de professeur jusqu’à sa mort vers 1558, muni de quelques bénéfices.39. Il fut lauréat du Puy pour une épigramme latine en 1521, sans doute celle qui nous est conservée dans le Recueil Vidoue40. On y voit l’image d’un potier tournant un vase après la chute de celui qu’il avait fait.
52Certes, l’épigramme s’ouvre sur le renvoi au passage de Jérémie ; mais après cela, aucune indication, aucune allusion biblique ne va troubler la simple description du travail du potier. On le voit, montrer « vultus hylares animumque benignum41 » pour modeler une terre qui va dépasser l’or en pureté et les pierres précieuses en éclat. On le voit guider du pouce et repousser des doigts tout ce qui pouvait nuire, le sécher au soleil, le cuire, l’orner, et le nommer enfin « Vas opus excelsi, vas admirabile patris », destiné à recevoir le baume. Plus encore que dans le chant royal, c’est le geste technique qui est mis en évidence. Dieu n’apparaît pas, sauf peut-être dans le nom final, et c’est le potier, le choix de la terre, l’habileté des doigts, le métier qui sont exaltés. Tout se passe alors comme si le latin suffisait à faire du texte une louange divine, à le rapprocher du discours biblique.
53Le travail du clerc réside alors tout à la fois dans l’affirmation de son savoir, par une langue savante, et dans la reconnaissance du travail artisanal. Des Arpens se situe ainsi, naturellement, dans le prolongement du Siracide, qui est un texte de clerc, chantant les métiers manuels pour parvenir à l’apologie du scribe qui, lui, a le temps de réflechir et d’accéder à une autre sagesse. Longtemps le travail a été maudit, le clerc dans sa tour d’ivoire a méprisé l’artisan dans son atelier ; longtemps le geste n’a servi que d’accessoire secondaire à l’intelligence de la Parole. Il est maintenant reconnu dans toute sa noblesse.
54Et cette démarche n’est pas que rouennaise : quelques années après ces poèmes, un moine célestin du couvent de Paris, né à Tournai vers 1480, Pierre Bart42, publie en 1535 une suite de sermons sur la conception de la Vierge. Il connaissait sans doute les œuvres que nous venons de mentionner : le Recueil Vidoue a été imprimé vers 1525, un Raoul le Célestin, qui faisait certainement partie de l’ordre au couvent de Rouen, a participé au Puy autour de 152243. Le fait est, quoi qu’il en soit, que le prédicateur loue Marie comme le « Vas admirabile, admirabilem habens novitatem, purita-tem & pretiositatem ». Ces formules peuvent paraître convenues, mais leur développement va montrer comment, par le biais du propos du clerc, dispensant la parole et énumérant l’héritage de la chrétienté, s’insère cette idée nouvelle ; Pierre Bart nous dit ainsi que la Vierge est :
Vas admirabilem, quia opus excelsi, et figulo artificiosissimi, qui secundum totam industriam suæ artis operatus est, quod istud, ex speciali gratia producendo, opus istud, ex sterili matre et frigido patre.
55L’expression commune à Michel des Arpens et à Pierre Bart peut être un indice, et marquer la filiation d’un thème ou d’un motif. Elle me semble cependant plus intéressante par le fait même qu’elle est utilisée pour parler de l’œuvre d’un Dieu potier, merveilleusement habile, suscitant de la terre froide et stérile des ancêtres — Anne et Joachim — un vase nouveau :
Vas novum, habens admirabilem novitatem, cum nunquam talis visa sit novi-tas in terris [...] admirabilem enim est novitas, quod mulier parvula circumdet in utero claudat, & ex omni parte contineat virum, & gigantem, & Deum, quem cæla capere non possunt. Vas novum, nam nunquam figulus tale tig-mentum et vas fabricavit, neque fabricaturus est ; primum est, et secundum non habet.
56Marié, Θεoτóκoς, mère de Dieu, contient le créateur qui lui-même contient le monde, comme déjà s’en était étonné saint Bernard. Mais elle est, à elle seul, nouveauté, comme on n’en a jamais vu. C’est là un écho, une rencontre avec le chant royal, où Marie rénovait la terre : la glaise dont les hommes sont formés, certes, mais la création tout entière. Vase nouveau, elle est le chef d’œuvre du potier divin, mais davantage, la répétition du geste initial : Dieu avait modelé l’homme : il modèle la femme par excellence. L’homme, dans sa faute, avait construit la ville et inventé la technique. Marie, modelée par le créateur, permet la rédemption de l’homme, de son geste, et de la ville, Pierre Bart le dit aussi :
Vas per quod cælestis Hierusalem, quæ fuit per Luciferum & suos destructa est repartita et reformata.
57Pour la ville de Rouen, qui attend à l’ombre de ses armes, l’agneau triomphant, le jugement dernier, le monde est en ordre, d’une ville l’autre, le projet divin peut se poursuivre. Au milieu du xvie siècle, elle n’a pas de porte des Tessons ou de Champ du Potier : elle attend, sereinement, l’explosion d’art et de maîtrise des grands artisans, Abaquesne et Poterat, qui sauront, sur les flancs des vases, peindre les allégories, les armes et les devises : mutatis mutandis, les potiers sont devenus des clercs.
58Appendice :
59Épigramme latine de Michel des Arpens (1521 ?)
60Recueil Vidoue, f lxxxiv v.
I. TEXTE
Fecerat expertus tota pro parte rotundum
Vas unum figulus, casu cecidisse quod alto
Contigit, unde opifex subita stimulatus ab ira
Reppulit hoc fractum, sortisque misertus acerbe
Constituit vigiles aliud quod pascat ocellos
Fingere. Tunc vultus hylares animumque benignum
Exhibet, ut terra statim conformet eadem
Nobile vas aliud, quod cuncta nitentia captet
Rebus ab immundis : omni quod purius auro
Existat, gemmasque suo fulgore micantes
Exuperare queat. Suscepti cura laboris
Excitat artificis magnum solertis amorem
Ergo operi magis intendens / terramque rotamque
Disponit, facilemque manu properante bacillum
Sumit, ut optatos circumferat orbita gyros
Præterea edocto subjectam pollice massam
Ducere contendit digitis arcentibus omne
Quod nocuisse potest ; illamque exponit aprico
Ullum ne teneat terræ prasmollis odorem
Ac longe ut solido persistat firmior ære.
Ut libet informat, bullisque fatiscere rimis
Hanc patitur, coctam calidam in fornace decenter,
En factum miratur opus / Noscitque fidele
Integritate soni. Variis tum ornare lapillis
Intus & exterius voluit : Tandemque vocavit
Vas opus excelsi vas admirabile patris
Balsama quod multo sese majora receptat.
Michael Des Arpens,
recueil Vidoue, f lxxxiv v.- lxxxv.
MS B.N. Fr 2206, f 243.
Notes de bas de page
1 Cf Mt 27, 5-8 : « Judas jeta les pièces d’argent dans le temple, se relira, et alla se pendre. Les principaux sacrificateurs les ramassèrent, et dirent : Il n’est pas permis de les mettre dans le trésor sacré, puisque c’est le prix du sang. Et, après en avoir délibéré, ils achetèrent avec cet argent le champ du potier, pour la sépulture des étrangers C’est pourquoi ce champ a été appelé champ du sang, jusqu’à ce jour. » (Traduction Segond)
2 Raban Maur, De Universo, L. XVII, cap 1, P. L. CXI, col. 457. Les remarques précédentes, reprises de ce chapitre, proviennent évidemment d’Isidore.
3 Jn. 9. 6.
4 1 Rois. 7. 46. Raban Maur. Ibid.
5 « Et vas fictile dicitur, non fictum, quod mendacium est : sed quo formatur, ut sit et habeat aliquam formarti. » Op. cit.. Lib.XXII, cap. III, col 597.
6 « Apud veteres cnim nec aurea, nес argentea, sed fictilia vasa habebantur » (Ibid.)
7 Ibid.
8 Ro. 9.20.
9 2 Timothée 2.20-21.
10 Ibid.
11 Pierre Lombard, Collectanea in episl. D. Pauli. In ep. ad. Rom. 9, 21. PL. CXCI, col 1464-5.
Ma traduction est asscz libre. « Qui es. id est cujus valentiæ es, qui respondeas, id est intelligas quæ facit, id est cur hujus miserctur. et te indurar Quasi dicat : Si tibi diccretur, nescires respondere, id es intelligere pro tua carnalitate, nec te ad hoc juvat sapientia tua, nec aliqua virtus tua. [Ambrosius ! Vel quis es 7 qui respondeas, id est contradicas. Deo, id est rationibus contra Deum agas. quod injuste eligat vel reprobet ? Magna iniquitas est, et pra-sumptio hominem contradicere Deo ; iniquum justo, malum bono, imperitum perfecto, infirmum firmissimo. mortalem immortali, servum domino, creaturam Creatori ».
12 « Manifestum est aliqua vas fieri ad honorem, quæ ad usus honestos sunt necessaria alia vero ad contumeliam, qua : usibus sunt culinarum necessaria : unius tamen esse substantia :, sed differre opificis voluntate. » Ibid.
13 « ln figulo enim sola voluntas est ; in Dco autem, voluntas cum justitia. Sicut igitur vas quod non fit in honorem, sed in contumelima, si vile est, ex luto habet, non ex figulo. ; sic tota massa humani generis, nos ex Dco, sed suo vitio juste corrupta et lutosa est. Ideoque si inde vas in honorem fit, misericordia est ; si in contumelima justum est, quia hoc erat ex natura » Ibid.
14 Il est mort, d’après le D.T.C., vers 1170.
15 Gamier de Saint Victor. Gregorianum, lib XVI, cap. I, PL. CXCIII, col 451.
16 Actes, 9, 15.
17 Ibid, col 153. Cf Job, 28, 18.
18 2 Co, 4, 6-7.
19 Théoteknos de Livias. panégyrique pour la Fête de l’Assomption, 5, ed. A. Wengers L’Assomption de la T.S. Vierge dans la tradition byzantine du vie au xe siècle, Paris, 1955, p 275, cité in H. Du Manoir, Maria, Etudes sur la Sainte Vierge, t VII Beauchesne 1964, p. 48.
20 Dictionnaire de Théologie Catholique, article « Immaculée Conception » Ed A. Vacant, E. Mangenot, E. Amann, t VII, première partie, Paris, Letouzey et Ané, 1927. col 878. (D.T.C).
21 Ephrem d’Edesse, Hymni, p. 564, cité in D.T.C..col 880.
22 22 Andre Crete, Sermon 1 sur la Nativité. P. G. 97, 813D-816 A, cité in H. Du Manoir, Op. cit, p54
23 St Athanase, Sermo in Descriptionem SS. Deip. , cité in H. Moracci. Polyanthea Mariana, Cologne, chez P Kelteler, 1683. t II, p. 281, On peut noter à ce propos qu’il y a déjà, dans cette première apparition du motif, une connotation immaculationniste. Il en est de même chez St Proclus, où Marie est « Vas immaculatum virginitatis ». (In orat. I. de Laud. SS. Virginis, cité ibid.).
24 St Bernard. Serm. CLXXXIII.
25 C’est ce que dit par exemple St Hildefonse, Serm. III de Nat. B.M.V. « Vas, quod sibi mundi conditor prœparavit, ut per ipsum apprebit hominibus » (in Moracci, Ibi.).
26 « Vas admirabile quod cœlestis auriraber, qui sapientia sua de luto aurum fecit, formavit de luto humainæ natura ; » (in Moracci, Ibid.)
27 Cf G.Gros, Le poète, la Vierge et le prince du Puy, Étude sur les Puys maria/s de la France du Nord, du xive siècle à la Renaissance, Klincksieck 1992, et l’ensemble de sa thèse soutenue à l’Université de Paris IV Paris Sorbonne en 1989. D. Hüe « La Fête aux Normands à la fin du Moyen Age », Colloque de Strasbourg Provinces, régions, terroirs au Moyen Age, sous la direction de B. Guidot, Septembre 1991 Presses Universitaires de Nancy, pp. 39-56. — « La Poésie palinodique ou l’universalité de la Rédemption », Colloque de Mortagne au Perche, Le Divin, Paradigme, 1993, pp. 201-220. — « Le Chant Royal : le Pur et le Patois ». Colloque de Montpellier. Conformités el Déviances au Moyen Age, Novembre 1993, à paraître.
28 Sir, 38, 29-34.
29 On a certes une autre description du travail du potier dans Jér. 18, 1-4. Mais il est bien ici figure de la toute puissance divine ; Même si le geste est réel, il appelle à une interprétation théologiquc.
30 Raban Maur, Commentarium in Ecclesiasticum, lib VIII, cap. XVI. P. L. CLX, col 1037.
31 Hildegarde de Bingen. De Physica, lib. VIII, Préface, P. L.CXCVII, col, 1137-1138.
32 Hildcgardc de Bingen donne d’ailleurs ce nom à un serpent, Op. cit., Lib. VIII. cap. XV. col 1344.
33 Cournille, alias Tourmente : chant royal : « Le gerre humain jadis prins en langueur / De cardiaque et fiebvre continue », ref : « Le restaurant qui pour mort rend la vie » 1525 débattu 4 manuscrits, tous à la B.N. : Fr 1537, f 83 (enluminure reproduite dans La médecine ou Moyen Age) 2202, f 16v (attribution) ; 2206, f 17 ; 19184. f102.
34 1Co. 15, 21-22.
35 Issue de Rom. 5, 12.
36 Masséot Abaquesne, demeurant en la paroisse de Saint Vincent de Rouen, vend une maison à Jehan le Blond à celte date. Il ne sera attesté comme potier de terre qu’à partir de 1543. Cf Ch. de Robillard de Beaurepaire, Derniers mélanges historiques et archéologiques concernant le département de la Seine Inférieure et plus spécialement la ville de Rouen, Rouen. E. Caignard, 1909, pp. 201-202.
37 Une enluminure de ce même manuscrit nous montre, à l’occasion du chant royal de Tourmente, l’officine d’un apothicaire : il est hélas difficile d’y retrouver une représentation efficace d’un vase à pharmacie.
38 « Le potier prépare sa terre comme le faïencier ; il se sert d’un crible & non d’un tamis pour la passer.
D’autres mêmes y font moins de façon ; ils prennent la terre comme elle est, mais seche ; en rompent les mottes avec une masse de bois ; y jettent de l’eau pour la détremper ; la hachent avec une buche ou pelle.... » Encyclopédie, article « Potier ». t XIII. 1765. Qu’on ne s’étonne pas de voir ici renvoyer à un ouvrage bien tardif : pour tous les métiers de l’Ancien Régime, l’Encyclopédie reste un document irremplaçable.
39 Cf Le Trésor Immortel tiré de l’écriture saincte par Jacques Sireulde, introduction par Ch. de Beaurepaire, Ste des Bibl. Normands, 1899. p 33.
40 Palinods presentés au Puy de Rouen, recueil de Pierre Vidoue, (1525) Précédé d’une introduction par E. De Robillard de Beaurepaire. Société des Bibliophiles normands, Rouen, imprimerie de Léon Gy, 1897.
41 Le texte complet de l’épigramme, avec une proposition de traduction, est donné en appendice.
42 On sait peu de choses sur Petrus Bardus, dont les œuvres sont pour la plupart inédites : il figure toutefois dans quelques notices de ditionnaires. D.T.C., D.H.G.E., etc. Je tiens les renseignements ici mentionnés de l’amicale efficacité de D. Poirel, de la section romane de l’I.R.H.T. J’ai retrouvé le texte dont il est fait mention ici dans l’ouvrage de Moracci cité plus haut, t II, p. 285, avec comme seule mention qu’il avait été publié par P. de Alva. sans doute dans son florilège des textes conceptionnistes édité au cours du xviie siècle ; les sermons sur les divers temps de l’année sont conservés dans les mss. B.N. Lat 17519-17520, sous le titre : De sancti sermones compositi à revendo patre Fratre Petro Bardo Cœlestino Parisiensi. Une autre main a ajouté Professo anno 1489, qui obit Paris, Vicarius generalis. Fuit 4° Provincialis. On compte 7 sermons sur la conception de la Vierge, et c’est le 4° sermon qui nous concerne, conservé ff 20-24 v.
43 Chant royal : « Povres humains pour coulpe detestable / Furent chassez du lieu sollacieux » ref : « La droicte verge toute belle moult ouvree » Ms B.M. Rouen MM19, f. 52. Épigramme latine : « Nullus originea Mariam rubigine lensam / Astruat : ultricem ne pignons excitet iram ». Recueil Vidoue, f xc. Ms B.N. Fr 2205, f 124. Épigramme latine : « Non colit obscenas divina potentio mentes/Nec promit vitus corpus nec virginis alme... ». B.N. Fr 2205, f 124v.
Auteur
Université de Rennes II
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