Entre les historiographes d’expression latine et les jongleurs, le clerc lisant
p. 215-230
Texte intégral
1La périphrase nominale de clerc lisant a toujours posé aux médiévistes un irritant problème. Les éléments qui la composent ne présentent pas, séparément, de difficulté d’interprétation ; il s’agit d’un membre du clergé qui a pour fonction de pratiquer la lecture, dans le sens latin du mot lectio, c’est à dire de proférer, de déchiffrer à haute voix devant un public le contenu d’un texte. Mais cette définition, générale, n’est que partiellement informative ; immédiatement se posent des questions annexes : en quel milieu le clerc lisant exerce-t-il ses talents ? Son activité est-elle religieuse ou profane ? Est-il un simple récitant, un traducteur ou un créateur ? Ces questions sont d’autant plus irritantes que les auteurs médiévaux qui introduisent dans leurs œuvres l’expression clerc lisant, l’emploient sans explication complémentaire, estimant par là que le concept qu’elle véhicule est bien connu de leurs auditeurs-lecteurs.
2Quelques exemples : Geoffroi Gaimar qui, selon nous, achève son Estoire des Englés en 1141, évoque la bataille de Hengestesdune ou Hengesdune. Il donne une date à l’événement :
"Vencu furent paien felun.
Idunc ot le siecle dured
Des la Jesu Nativited
Oit cenz et trente set anz,
Si cum distrent li clerc lisant."(vv. 2376-80)1
3Aucune allusion aux clercs lisant ou lisants ne précède dans le texte ; l’emploi de l’article défini renvoie aux conditions sociales et culturelles dans lesquelles Geffrei Gaimar compose son œuvre. L’emploi du défini li relève de la notoriété : le concept qu’il évoque, s’il est bien connu de lui-même, l’est aussi de son public. C’est une réalité reconnue qui ne nécessite pas d’autre explication.
4Peu après 1170, dans le Roman de Rou, Wace évoque rapidement sa carrière :
"Treis reis Henriz vi e conui
E clerc lisant en lur tens fui."(vv. 179-80)2
5Clerc lisant, après le verbe estre, apparaît ici en fonction attributive : l’extension du concept au niveau de la langue et son extensité au niveau de la parole se confondent, d’où l’absence d’article : dans cette perspective, l’information prédicative exprimée par clerc lisant ne peut se comprendre que par référence à un sens bien fixé dans le code linguistique. Pour Wace, c’est une réalité dûment lexicalisée, immédiatement compréhensible.
6Autre occurrence intéressante, celle qui apparaît dans la chanson de geste l’Aïol, du début du xiiie siècle :
"Prestre, moigne, canoine et clerc lissant
L’ymage baptisierent de maintenant."(vv. 385-6)3
7Nous avons ici une accumulation. Dans ce type de tour, comme le locuteur-narrateur veut donner ou conserver aux termes une acception générale et indistincte, il va se garder d’employer l’article. Il est évident que le concept de clerc lisant est suffisamment net pour que le syntagme nominal correspondant s’inscrive dans une suite nominale de ce type, le clerc lisant apparaît comme une fonction définie au même titre que celle de prêtre, de moine ou de chanoine.
8Ce qui semble, en l’occurrence, évident pour les hommes du Moyen Age, l’est beaucoup moins pour nous. Certes, le concept de clerc lisant n’est pas pour nous totalement opaque ; mais, comme le prouvent les multiples tentatives d’exégèse4, il reste relativement flou. Wace s’étant désigné comme clerc lisant, c’est une étape obligatoire pour ses éditeurs et commentateurs que de donner leur point de vue sur sa situation de créateur : de ce fait, à ce sujet, la littérature critique est abondante, mais les renseignements recueillis ne sont pas toujours suffisants et concordants.
9Il est possible, toutefois, de faire une rapide synthèse des travaux existants, en rappelant les caractéristiques de la fonction que tous les spécialistes s’accordent à retenir. Le clerc lisant exerçait les deux activités qui relèvent conjointement de la maîtrise de la lecture : par la pratique des ouvrages écrits, il acquérait des connaissances et les publiait oralement, en faisant la lecture d’un texte. Si la lectio semble bien être l’occupation fondamentale de ce lettré, Benoît de Sainte-Maure, lorsqu’il évoque la reconstruction de Troie après sa première destruction, présente le clerc lisant comme un érudit, un savant qui est une référence pour celui qui écrit sur le passé :
"Co truevent bien li cler lisant,
E ancore est apparissant,
Conques en terre n’ot cité
Que la resemblast de beauté..."(vv. 2993-96)5
10Wace signale également cette érudition du clerc lisant : ne nous dit-il pas, dans le Roman de Rou, que les clers lisant appellent le Danube Ester ? Il indique ainsi leur appartenance à la culture scientifique de l’époque, qui est fondamentalement d’expression latine6.
11Effort de documentation à partir de l’écrit et propagation de l’écrit par la parole, telles sont les deux activités fondamentales du clerc lisant. Mais il faut avouer que cette constatation, trop générale, ne présente rien de bien neuf : si elle est susceptible de créer un consensus parmi les spécialistes de l’histoire et de la littérature médiévales, elle ne jette qu’une faible lumière sur le fait considéré. Il convient peut-être, pour améliorer sur ce point notre connaissance, de changer la direction du regard, c’est à dire de ne plus essayer de définir le clerc lisant par ce qu’il est — il est probable que nous ne trouverons pas de document inédit qui permette de relancer d’une façon pertinente l’examen de la question —, mais de tenter de voir de quelles activités littéraires, à son époque, il se démarque. En se proclamant clerc lisant, Wace nous donne une excellente occasion de confronter sa situation de créateur avec d’autres instances de production littéraire qui se manifestent de son temps, et qui côtoient sa carrière.
12Wace qui s’exprime en langue vernaculaire assume une fonction d’historiographe. Certes, ce sont trois œuvres hagiographiques — La Vie de sainte Marguerite, La Conception Notre Dame et La Vie de saint Nicolas — qui marquent le commencement de son activité littéraire ; mais, dans la perspective historique dans laquelle s’inscrit la religion chrétienne, l’hagiographie n’est jamais atemporelle : elle conduit à l’écriture de l’histoire. Evoquer l’Immaculée Conception de la Vierge ou le culte de saint Nicolas, c’est déjà parler du passé de la Normandie. Avec la composition du Roman de Brut et celle du Roman de Rou, Wace précise sa démarche historique et la circonscrit explicitement au domaine anglo-normand. Or, sur le terrain de l’évocation du passé de la collectivité anglo-normande, il n’est pas seul et il n’est pas le premier, il l’avoue : les jongleurs l’ont précédé. S’ils ne l’écrivent pas, ils racontent l’histoire : évoquant les mesures cruelles que Guillaume Longue-Epée prit contre ses vassaux insurgés , il signale :
"A jugleours oï en m’effance chanter
que Guillaume fist jadiz Osmont essorber,
et au conte Riouf lez deus oilz crever,
et Anquetil le prouz fist par enging tuer
et Baute d’Espaingne o un escu garder."( vv. 1356-60)7
13Dans tout le duché de Normandie, au début du xiie siècle, les jongleurs sont bien présents. Si le jeune Wace a eu l’occasion de les entendre à Caen, ils exercent aussi leur activité tant à la cour des ducs de Normandie qu’à la cour des rois d’Angleterre. Dans le Roman de Brut, notre romancier-historiographe, quand il décrit les fêtes et réjouissances qui se déroulent à la cour d’Arthur8, insiste sur la présence et le rôle des jongleurs : nul doute qu’il procède conformément à l’habitude des auteurs médiévaux qui ne se soucient pas de respecter ou de recréer une perspective historique et qu’il transpose dans l’univers de fiction arthurien un spectacle qui s’est offert à ses yeux à la cour d’Henri I ou d’Henri II. Au début du xiie siècle déjà, Ordéric Vital fulminait contre Robert Courteheuse qu’il décrivait comme un prince dépravé, accompagné de jongleurs et de prostituées. Toutefois, les membres du clergé purent se montrer plus accomodants que le moine de Saint-Evroul : un vidimus du début du xve indique que l’abbé de Fécamp, Henri de Sully, avait favorisé au xiie siècle la constitution ou la reconstitution d’une confrérie de jongleurs9. Ce n’est pas là une hypothèse totalement fantaisiste : l’abbé de la Sainte-Trinité de Fécamp avait intérêt à exalter le prestige du sanctuaire qu’il dirigeait et à rappeler les mérites de la monarchie anglo-normande qui n’avait cessé de contribuer au développement de l’abbaye. Si, intrinsèquement, ce lieu de culte avait ses propres vertus --circonstances miraculeuses de sa fondation, reliques possédées, rayonnement spirituel et culturel —, il devait également son éminence à l’attention que lui avaient portée d’abord les ducs de Normandie, puis les ducs de Normandie-rois d’Angleterre. Lieu de pélerinage très fréquenté dès le début du xie siècle, l’abbaye bénédictine de Fécamp sollicitait du public un élan de dévotion religieuse et une reconnaissance des bienfaits et de la compétence du pouvoir temporel. Pour entretenir et amplifier ce mouvement, l’abbé et le chapitre n’hésitèrent pas à tolérer autour de l’abbaye et, peut-être, dans l’abbaye même, la présence de jongleurs qui récitaient, en langue vernaculaire, la légende dorée des fondateurs et donateurs du sanctuaire — Richard I et Richard II — qui y étaient inhumés. Ils chantaient également le martyre de saint Léger, disaient les vicissitudes de la translation du Précieux Sang. Ils étaient des intermédiaires utiles et indispensables entre le milieu monastique et les pélerins laïcs qui ne comprenaient pas le latin.
14Cette fonction médiatique est également assurée, au xiie siècle, exactement de 1172 à 1174, à Cantorbéry, sur le tombeau de saint Thomas Becket, par le clerc vagant qu’est Guernes de Pont-Sainte-Maxence :
"Guernes li Clers del Punt fine ici sun sermun
Del martir saint Thomas e de sa passiun.
E mainte feiz le list a la tumbe al barun.
Ci n’a mis un sul mot se la verité nun.
De ses mes faiz li face li pius Deus veir pardun !"(vv.6156-60)10
15Objectivement, la situation sociale de Guernes et son activité sont proches de celle des jongleurs : certes, sa formation de clerc lui permet d’évoluer dans l’espace culturel de la latinité médiévale, de se référer aux œuvres historiographiques qui ont déjà été écrites sur la vie et la mort de Thomas Becket, d’étudier dans le détail les actes des assises royales, de consulter les éléments de correspondance que contiennent les archives de l’abbaye de la Sainte-Trinité et de se ménager un accès privilégié auprès des autorités ecclésiastiques ; il n’en reste pas moins, par sa situation matérielle, l’équivalent d’un jongleur ; il se montre attentif aux gratifications et transporté de joie quand ses protecteurs lui octroient les dons traditionnels que procure cette fonction, à savoir gîte, nourriture, cheval et vêtements :
"L’abeesse suer saint Thomas, pur s’onur e pur le barun,
M’at doné palefrei e dras ; n’i faillent nis li esperun.
………………………………………………………………………………………..
Oede li buens priurs de Seinte Terneté,
Li covenz des seignurs (Deus lur sache buen gré !)
M’unt fet mult grant sucurs, del lur sovent donné,
Maintenu an e jurz e entr’els governé."11
16Guernes, comme les jongleurs, éprouve la nécessité de gagner sa vie, et cette préoccupation transparaît aussi dans les propos de Wace qui est, pour nous, le type même du clerc lisant : la perspective d’une rétribution matérielle en nature ou en espèces est une puissante incitation au développement de son activité :
"La geste est grande, longue et grieve a translater ;
mez l’en me porroit bien mon enging aviver,
mout m’est doux le travail quant je cuit conquester."( vv. 1357-9)
17Il peut même se montrer implorant et plaintif, regrettant que, dans un monde où sévit l’avarice, on cherche en vain des traces de la largesse :
"Mez avarice a frait a largesce sa grace,
ne peut les mains ouvrir, plus sont gelez que glace, ne sait ou est reposte, ne truiz train ne trace."( vv. 9-11)
18Il y a donc une certaine conformité qui apparaît entre les situations de jongleur, de clerc vagant au service d’une communauté religieuse et celle de clerc lisant, à telle enseigne que des copistes du manuscrit de la Chevalerie Vivien vont remplacer jongleor par clerc lisant, montrant ainsi qu’à leurs yeux les deux fonctions peuvent être confondues12.
19Toutefois, cette assimilation au jongleur du clerc qui fait œuvre de lecture publique — que ce soit en milieu laïc ou ecclésiastique — ne repose que sur des apparences, sur une conformité approximative de situation dont un examen quelque peu attentif ne manque pas de dénoncer le caractère factice. Un clerc comme Wace ou même comme Guernes se distingue nettement du jongleur, par sa position sociale, d’abord, ensuite, et surtout, par le type de création ou de recréation qu’il pratique.
20Dans la société médiévale, le clerc lisant ne peut être assimilé au jongleur. Indistinctement, les jongleurs ont une réputation d’immoralité et de luxure ; ils ne font pas partie officiellement du clergé. Et, si les autorités religieuses acceptent leur présence, requérant, par intérêt, leur participation aux activités d’une abbaye ou d’une cathédrale, si elles les regroupent en confréries, c’est avec une certaine réticence. Elles ne manquent pas de stigmatiser leur indignité :
21"Quorum etsi ludicra et lubrica sit vita, fundamentum tamen fidei, quod in Christo fundamentum est, facit optimo capiti membra cohere debilia", ce qu’une transcription en langue vernaculaire de cette charte exprime peut-être plus vigoureusement :"Ja soit ceu que la vie d’iceulx soit abandonnée a jouer et que elle soit escoulourjable, nequedent le fondement de foy qui est fundé en Jhesu Christ fait divers membres aerdre a un bon chief13."
22Chanoine à Bayeux à partir, au moins, de 1167, ayant obtenu une prébende du roi, Wace n’est pas un réprouvé moral, il reste un homme d’Eglise et nous avons montré dans un article récent que sa formation et ses convictions religieuses l’avaient amené à s’opposer aux tentatives que mettait en œuvre le Plantagenêt, son protecteur, pour soumettre l’Eglise anglo-normande à son pouvoir14. Quant à Guernes, qui ne se dit pas expressément clerc lisant, mais qui assume, sur le tombeau de Thomas Becket, une fonction analogue de lecteur public, il possède une solide formation intellectuelle et, comme il a l’occasion de le signaler, les membres du clergé de Cantorbéry l’accueillent comme un des leurs.
23Toutefois, c’est dans l’exercice de leur art que se révèle le plus nettement la différence entre jongleur et clerc lisant. Le jongleur est un récitant qui fait plus appel à la mémoire qu’à une consignation antérieure par l’écrit. A partir de faits légendaires que véhicule une tradition orale douteuse, il donne libre cours à sa fantaisie de créateur et d’interprète. Indifférent ou étranger à l’autorité de l’écrit, il ne se sent pas tenu à respecter le modèle que présente un texte étendu, objectivement préexistant. Les compositions, dont on peut sans hésitation lui attribuer la diffusion, si ce n’est la création, — poèmes épiques et poèmes hagiographiques où se découvre sans conteste sa présence —, se caractérisent par leur fantaisie et leur originalité : elles se signalent par leur autonomie vis à vis des corpus littéraires reconnus.
24En regard, la démarche créatrice du clerc lisant n’a pas la même capacité de novation : il reprend en langue vernaculaire les grands textes latins, hagiographiques et historiographiques, qui font autorité. Peu importe, au demeurant, la véracité de leur contenu — c’est là un souci moderne. Le prestige de l’écrit, le consensus de la collectivité sur une certaine représentation du passé et l’intérêt des décideurs fait l’histoire. Wace récuse la contribution documentaire des jongleurs lorsqu’elle est unique et, par là, fragile et contestable : après avoir évoqué les exactions de Guillaume Longue-Epée et avoir signalé qu’il n’avait d’autre source que leur témoignage, il interrompt une relation qui lui semble sujette à caution :
"Ne sai noient de ceu, n’en puiz noient trover,
Quant je n’en ai garant n’en voeil noient conter."15
25C’est à un corpus écrit qu’il se réfère, corpus qui sous-tend et explique l’existence, les activités et les coutumes de la société de son temps : vies de saints, histoire ecclésiastique, histoire des peuples qui ont formé la collectivité anglo-normande. De ce point de vue, la production littéraire de Wace est exemplaire : trois vies de saint qui renvoient à une tradition hagiographique latine et qui répondent aux préoccupations du public normand du xiie siècle, deux textes historiographiques qui retracent l’histoire de deux des trois ethnies qui forment l’ensemble humain anglo-normand : les légendaires Celtes de Grande-Bretagne et les Normands, utiles envahisseurs de la partie nord-ouest de la Neustrie, avant d’étendre leur conquête à l’Angleterre.
26Certes, ces sommes historiographiques ne sont pas exemptes de défauts, contiennent des erreurs et accueillent des traditions légendaires dont les esprits les plus critiques du xiie siècle – Guillaume de Malmesbury, Guillaume de Newburg — ont eu beau jeu de dénoncer la fantaisie. Il n’empêche : pour les responsables ecclésiastiques et laïcs qui ont en charge la société de l’époque, le contenu de ces œuvres leur fournit une image de leur passé et conditionne leur présent. Il serait fastidieux ici de rappeler toutes les productions d’expression latine que Wace a consultées et adaptées pour composer ses œuvres historiques – sa documentation est vaste et personne ne peut prétendre en donner une image exhaustive — : il faut admettre qu’il suit assez fidèlement Geoffroi de Monmouth, Dudon de Saint-Quentin, Guillaume de Jumièges, Ordéric Vital, Guillaume de Malmesbury. En un mot, les grands noms de l’historiographie anglo-normande officielle. Il peut faire preuve d’originalité, comme le montre l’épisode de l’institution de la Table Ronde ; mais nous devons reconnaître que, dans toute son œuvre, ce type d’initiative est assez rare.
27La production du clerc lisant se présente donc comme une adaptation en langue vernaculaire d’ouvrages d’expression latine qui forment l’assise idéologique d’un pouvoir qui, en l’employant, reconnaît son rôle médiatique de diffuseur et peut mettre en cause sa responsabilité. Il intervient lors des fêtes et des commémorations, comme porte-parole officiel, pour éclairer le présent par l’évocation du passé, justifier l’exercice d’un pouvoir et contribuer à affermir la cohésion collective :
"Pur remembrer des ancessurs
les feiz e les diz e les murs,
les felunies des feluns
e les barnages des baruns,
deit l’um les livres e les gestes
e les estoires lire a festes."16
28Le clerc lisant assume une mission politique et morale. Si le recours à la langue vulgaire, l’acte de récitation et l’usage du vers peuvent assimiler son activité à celle du jongleur, ce n’est qu’une apparence : il ne s’agit pas d’une activité ludique, mais d’une fonction socialement utile, voire indispensable. S’inspirant des grands principes qui régissent la composition des histoires et des chroniques de langue latine telles qu’elles ont été écrites dans les monastères ou dans l’entourage des ducs de Normandie, puis des ducs de Normandie rois d’Angleterre, le clerc lisant vise à transposer cette vision même dans le domaine féodal laïc et guerrier, plus inculte, pour en informer des hommes qui, par la barrière de la langue, en sont séparés. En fait, bien qu’il s’exprime en langue vernaculaire et qu’il recoure à l’expression versifiée, il s’inscrit dans une tradition littéraire hiératique, sérieuse, fondatrice d’une société et d’un pouvoir.
29Toutefois, la nouveauté de cette activité n’implique pas qu’elle soit singulière : dès l’instant où nous portons notre regard sur les moyens d’information qui, à cette époque, sont déjà à l’œuvre dans les milieux ecclésiastiques, nous nous apercevons que la fonction de clerc lisant reprend, en fait, en milieu profane, un procédé de diffusion médiatique dont s’acquitte, dans l’Eglise, le lector. Religion du livre et de l’écrit, le christianisme, dès les premières années de son histoire, tendit à assurer, dans un cadre institutionnel, la propagation des textes canoniques ; à cette fin, fut institué, parmi les grades de la hiérarchie ecclésiastique, celui de lector dont Tertullien, dès le début du iii° siècle mentionne l’existence17. dans la seconde moitié du ve Siècle, Les Statuta Ecclesiae antiqua donnent une description des ordinations distinguant les différents niveaux hiérarchiques : par ordre décroissant, évêque, prêtre, diacre, sous-diacre, acolyte, exorciste, lecteur et portier. Pierre Lombard, qui est un contemporain de Wace, donne un aperçu des qualités qui sont requises du lector : culture qui lui permette de bien comprendre les textes saints et voix claire, qui porte, pour toucher et convaincre les fidèles :
30"Qui ad hune gradum provehitur, litterarum scientia debet esse instructus, ut sensum verborum intelligat, vim accentuum sciat, distincte legat, ne confusione prolationis intellectum auditoribus auferat18."
31Cette charge est, à l’origine, strictement religieuse ; elle a un caractère sacré — Pierre Lombard fait remarquer que le Christ, lorsqu’il a commenté la Bible devant les docteurs, a été le premier à remplir cet emploi. De fait, au Moyen Age, le lector intervient au cours des offices pour lire des extraits des textes saints -- épître et évangile — que contiennent les lectionnaires. Mais ces compétences ont été employées en dehors des offices, en particulier dans les abbayes où la pratique de la lecture publique, lors des repas, par exemple, se trouvait institutionalisée. Cette activité a vraisemblablement été transposée dans le domaine profane, dès l’instant où le roi ou de grands seigneurs, prenant conscience de l’importance de l’écrit et de leur situation politique et historique, ont voulu s’assurer la garantie que procure la référence à des attendus culturels, consignés dans des livres. Lors des cérémonies de commémoration, lors des repas, lors des veillées, ils ont demandé à des hommes qui avaient les qualités requises de prendre la parole pour faire une lecture publique. Si ces lectures ont pu être faites en latin — on sait que Giraud de Barri a lu ses œuvres à la cour d’Henri II Plantagenêt —, très rapidement, en présence d’un auditoire féodal laïc qui pratiquait en priorité la langue vernaculaire d’Oïl, le lecteur a été amené à employer cet idiome, d’où cet effort de transposition linguistique qui marque l’apparition des premières œuvres historiques, voire romanesques, d’expression romane. D’où aussi une possibilité, pour l’adaptateur-traducteur, de s’affranchir du modèle latin pour faire œuvre d’originalité. Ainsi s’opère progressivement le passage d’une fonction religieuse à une fonction profane : l’expression clerc lisant vise à distinguer du lector ecclésiastique le nouveau lecteur-créateur qui répond aux besoins d’information de la société féodale laïque. Les transpositions romanes que sont litre, lector, qui désignent en particulier le lecteur d’Eglise, n’étaient pas suffisamment éloignées du terme lector pour rendre compte de l’originalité d’une fonction que seul un nouveau syntagme pouvait désigner. A cette fin, les intéressés eux-mêmes ont proposé clerc lisant. Certes, comme le montre la citation de l’Aïol que nous avons introduite au commencement de cet article, il n’est pas exclu que l’expression, associée à prestre, moigne et canoine, puisse désigner le lecteur ecclésiastique — n’y a-t-il pas aussi, en l’occurrence, nécessité de trouver une rime ? — ; toutefois, parallèlement, la permutation qu’opère le copiste de la Chevalerie Vivien entre jongleur et clerc lisant montre bien la finalité profane de cette dernière fonction. Finalité profane que ne cesse d’affirmer Wace quand il rend compte de sa situation d’écrivain.
32Si l’apparition du clerc lisant est un phénomène nouveau, les caractéristiques fondamentales d’une telle activité sont anciennes : les qualités requises sont celles du lector. respect de la tradition de langue latine, qu’elle soit scripturaire, hagiographique, historiographique, voire légendaire, traduction ou adaptation nette et claire en langue vulgaire de telle sorte que la voix puisse facilement, et sans équivoque, la diffuser. L’analogie qui existe entre ces deux activités est d’autant plus réelle que le clerc lisant, comme la plupart des créateurs littéraires médiévaux, a commencé sa carrière comme homme d’Eglise, c’est à dire qu’il a reçu, au moins, les premiers grades mineurs, dont celui de lector. C’est à l’intérieur de l’Eglise qu’il a appris à lire, dans les deux acceptions du terme.
33Cette éducation religieuse du clerc lisant n’est pas seulement l’acquisition d’une technique, d’une pratique strictement matérielle ; même si son inspiration peut l’amener à se dégager de l’emprise ecclésiastique, il garde encore de sa formation la conscience du dynamisme de l’histoire et de l’importance de la tradition écrite. De ce fait, il se sent investi d’une grande dignité ; Wace ne cesse de le dire : grâce à l’écriture, le clerc est le réceptacle de la mémoire :
"Des trestornees de ces nuns
e des gestes dunt nos parluns,
poi ou nient seüssum dire
si l’um nes eüst feit escrire.
………………………………………
Meis par les bons clercs ki escristrent
e les gestes as livres mistrent,
savum nus del viez tens parler
et des oevres plusurs cunter.
………………………………………………….
Bien entend e cunuis e sai
que tuit murrunt e clerc et lai,
et que mult ad curte duree
enprés la mort lur renomee ;
si par clerc n’en est mis en livre,
ne poet par el durer ne vivre."19
34Conscient de l’importance de sa fonction et de ses responsabilités, le clerc lisant, bien qu’il exerce une activité de médiation et d’information orale, se dit simultanément tributaire du livre, envisagé à la fois comme source de son activité et comme ouvrage à composer. Cette attitude n’a rien de surprenant ou de paradoxal : l’écrit fixe objectivement un message, qu’il soit informatif ou affectif. Il lui confère sa respectabilité et son autorité. A propos d’Alexandre et de César, Wace montre bien le cheminement qu’opère le geste d’écriture du clerc lisant : il dit par référence à un modèle écrit, c’est à dire objectivement existant :
"Quel bien lur feit, quel bien lur est
de lur pris et de lur cunquest ?
Ne mais tant cum l’um veit disant,
si cum l’um le ad truvé lisant,
que Alisandre e César furent,
tant i ad de eus que lur nuns durent ;
e si refussent ublié
se il ne eussent escrit esté."20
35Achevée, l’œuvre s’est détachée du créateur pour s’inscrire comme un acquis dont bénéficie la collectivité. A la performance brillante mais éphémère du jongleur s’oppose une production qui se propose, en s’investissant dans l’écrit, d’exister comme référence collective et de perdurer.
36La création littéraire s’impose au clerc lisant comme une occupation contraignante, compte tenu des modèles qu’il faut respecter, compte tenu aussi des exigences d’un public. Certes, parmi ces exigences, on peut relever les intentions d’un pouvoir qui cherche à s’illustrer et à se justifier par l’écriture de l’histoire — c’est avec attention qu’Henri II Plantagenêt surveille la progression du Roman de Rou — ; mais, surtout, il faut envisager, plus généralement, le regard et l’appréciation des autres. De ce fait, les conditions de la création pèsent sur le clerc lisant comme une sorte de sur-moi qui l’incitent à la recherche de la perfection formelle. Si ses protecteurs se montrent chiches à son égard, Wace, qui connaît les véritables raisons de leur dérobade — leur égoïsme et leur avarice —, ne peut s’empêcher d’être flatté par les éloges littéraires qu’ils lui décernent. Il semble alors jubiler, même s’ils ne lui procurent d’autre bienfait :
"fors tant :"Mult dit bien Maistre Wace,
vus devriez tuz tens escrire,
ki tant savez bel e bien dire."21
37Bien dire, c’est bien lire ; mais, comme le préalable à la performance médiatique c’est écrire, l’art et l’esthétique de Wace ne peuvent se concevoir sans la perspective de la lectio, sans cette nécessité organisatrice que représente le contact immédiat avec un auditoire : son geste d’écriture est conditionné par l’oralité. Si la dignité dont il se sent porteur relève, en amont, du prestige de la tradition qu’il reprend et dans laquelle son œuvre va s’inscrire, elle procède, en aval, de l’attente et de l’accueil de ses auditeurs. Quand il s’avance devant eux pour accomplir ès qualités sa tâche, il a conscience de s’acquitter d’une mission officielle dont il a intériorisé les contraintes.
38C’est donc entre l’activité ludique et distrayante du jongleurs et la littérature"sérieuse"d’expression latine que se situe la production du clercs lisant. S’exprimant en langue vernaculaire et recourant à l’usage du vers, il cumule, en fait, les procédés d’expression du lecteur public, catégorie générale à laquelle le jongleur appartient, et la gravitas inhérente aux sujets qu’il traite ou, plus exactement, qu’il reprend.
39En milieu ecclésiastique, qui reste d’expression latine et qui recourt aux textes originaux écrits dans cette langue, le clerc lisant a du mal à trouver sa place. Les membres du clergé qui pratiquent la littérature latine, qu’elle soit religieuse ou profane, n’ont pas besoin de recourir à un intermédiaire qui l’adapte en langue romane. Ils s’instruisent, se forment et se cultivent par référence directe à la source, en lisant eux-mêmes les ouvrages ou en écoutant les lectores. Seule compte pour eux une parole qui transmet le contenu, considéré comme originel et authentique, des textes saints et des créations qui les prolongent. Quel que soit le sujet traité, le recours à la langue d’Oïl ne peut être regardé qu’avec suspicion, parce qu’il s’impose comme une rupture par rapport à une tradition littéraire hiératique, seule digne de foi et d’intérêt, et qu’il constitue un moyen d’information destiné aux profanes — un succédané littéraire. Ainsi s’explique que les membres du clergé de Cantorbéry, sans prendre en considération les mérites de Guernes et les qualités de sa production, l’aient ravalé de facto au rang de jongleur. En regard, à la cour du roi d’Angleterre duc de Normandie, la situation de Wace, clerc lisant, se trouve valorisée car l’historiographie en langue vulgaire devient l’unique moyen dont dispose le pouvoir pour rendre compte du passé et pour s’adresser à la classe féodale laïque. L’activité de Wace se trouve spécifiquement reconnue.
40Nous pouvons supposer que Wace, après avoir eu une formation de lector, est passé au service de grands seigneurs, tout en intervenant déjà à la cour d’Henri I. Nous savons comment son petit-fils, Henri II Plantagenêt, a eu recours à ses services. Il a également connu le Jeune Roi, sacré en 1170. Dans cette perspective, Wace nous fournit l’exemple d’une situation qui procède d’une activité religieuse, le lectorat, pour s’étendre au domaine laïc, sous l’appellation spécifique de clerc lisant. Il inaugure ainsi une tradition littéraire, dont l’importance et les caractéristiques méritent d’être soulignées, celle de clercs qui sont amenés à mettre au service du souverain leurs capacités de création et de lecture, au sens de diffusion orale.
41Nul doute que de tels attendus politiques et sociaux ont pu conditionner le développement d’une écriture spécifique, tant au niveau des intentions que des procédés mis en œuvre.
42C’est une évolution qui trouvera son aboutissement à la cour de François I quand les lettrés humanistes qui auront animé les repas du roi deviendront des lecteurs royaux et seront les premiers enseignants du Collège de France22.
Notes de bas de page
1 Geffrei Gaimar, L’Estoire des Engleis, éd. A. Bell, Oxford, Clarendon Press, 1960.
2 Wace, Le Roman de Rou, éd. A.J. Holden, Paris, Picard, 1970-73, tome I, p. 169.
3 Nous citons ce passage d’après la note que A.J. Holden a consacrée à l’expression clerc lisant, op. cit., tome III, p. 215.
4 Outre la note de A.J. Holden citée ci-dessus, la fonction de clerc lisant, mal définie, a suscité le développement d’une abondante littérature. Citons, entre autres, la contribution d’Elizabeth A. Francis, dans la préface de son édition de la Vie de sainte Marguerite, Paris, Champion, 1932, pp. vi-vii, ainsi que l’article qu’elle a donné aux Mélanges Roques, II, pp. 81-92, la note d’E. Ronsjö, dans la préface de son édition de la Vie de saint Nicolas, Lund, 1942, p. 16, le riche développement que nous devons à I vor Arnold et à Margaret Pelan dans leur édition de La Partie arthurienne du Roman de Brut, Paris, Klincksieck, 1962, pp. 20-21, et, surtout, l’article de M.D. Legge,"Clerc lisant". Modem Language Review, XLVII, 1962, pp. 554-9. Nous avons été amené à aborder ce problème à l’occasion d’un colloque organisé par l’Université d’Angers et dont les actes ont été publiés en 1981 : J-G Gouttebroze,"Henri II Plantagenêt patron des historiographes anglo-normands de langue d’Oïl", La Littérature angevine médiévale, Angers, Hérault, 1981, pp. 91-105.
5 Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, éd. L. Constans, Paris, Picard, 1904.
6 Wace, Le Roman de Rou, op. cit., tome II, Appendice, vv. 171-2, p. 314.
7 Ibid., tome I, p. 61.
8 Wace, Le Roman de Brut, éd. Ivor Arnold, Paris, Picard, 1938-40, p. 553.
9 Le texte de ce vidimus a été publié par Le Roux de Lincy, Essai sur l’histoire de l’abbaye de Fécamp, Rouen, Edouard Frère, 1840, pp. 378-82.
10 Guernes de Pont-Sainte-Maxence, La Vie de saint Thomas Becket, éd. Walberg, Lund, C. W. K. Gleerup, 1922, pp. 208-9.
11 Ibid., pp. 210-11.
12 La Chevalerie Vivien, var. de Berne. Le fait a déjà été signalé par A.J. Holden, dans le tome III de son édition du Roman de Rou, op. cit., tome III, p. 215.
13 J. Bédier, dans le tome IV de ces Légendes épiques, donne une édition du manuscrit écrit en ancien français : J. Bédier, Les Légendes épiques, recherches sur la formation des chansons de geste, Paris, Champion, 1913, pp. 7-10.
14 J-G Gouttebroze,"Pourquoi congédier un historiographe, Henri II Plantagenêt et Wace (1155-1174)", Romania, tome 112, Paris, 1991, pp. 289-311.
15 Le Roman de Rou, loc. cit., éd. A.J. holden, tome I, p. 61.
16 Ibid., tome I, p. 161 et tome II, Appendice, p. 309.
17 Tertullien, De praescriptione haereticorum, XLI, 8 :
"Itaque alius hodie episcopus, cras alius ; hodie diaconus qui cras lector ; hodie presbyter qui cras laïcus. Nam et laïcis sacerdotalia munera injungunt."
18 Petri Lombardi, Sententiarum libri quatuor, Migne, Patrologie latine CXCII, Paris, 1880, pp. 901-2.
19 Wace, Le Roman de Rou, op. cit., tome I, pp. 164-6.
20 Ibid, tome I, p. 165-6.
21 Ibid., tome I, p. 167.
22 Wace ne serait-il pas, en l’occurrence, un prédécesseur de Guillaume Budé ?
"En effet, comme les contemporains l’ont maintes fois rapporté, et comme on peut le lire en plusieurs endroits du De Philologia, le roi François Ier aimait, lorsqu’il était à table, écouter une lecture, à propos de laquelle éventuellement, s’il se trouvait autour de lui quelques hommes d’esprit et de science, il lui arrivait de poser des questions, et de susciter des discussions. Propos de table, propos de cour. Ces dialogues se déroulaient évidemment en français. Aussi bien le roi n’avait-il du latin qu’une connaissance très moyenne, et les assistants souvent moins encore."Marie-Madeleine de la Garanderie,"Un vrai dialogue : le De Philologia de Guillaume Budé", Acta conventus neo-latini guelpherbytani, proceedings of the sixth international congress of neo-latin studies, Wolfenbüttel, 1985.
Nous pouvons affirmer, à travers le Moyen Age occidental, la permanence du phénomène, si ce n’est de l’institution.
Auteur
Université de Nice Sophia Antipolis
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