Le clerc et les météores constitution et évolution d’une culture encyclopédique
p. 151-164
Texte intégral
1Lire, écrire, telles sont les deux facettes complémentaires du métier qu’exerce le clerc médiéval. La création ne se conçoit pas sans lecture, de même que l’écriture exige un lecteur lettré, sensible à la culture du clerc plutôt qu’à son originalité. Qu’ils écrivent en latin ou en français, les clercs sont donc le réceptacle d’une culture hétéroclite, mêlant Aristote, Platon, Ovide, Virgile et les Pères de l’église, tous autorités anciennes et vénérées. La célèbre formule chartraine, « Nous sommes des nains sur des épaules de géants », souligne l’importance de l’antiquité, dont les clercs se sentent les héritiers et les prolongateurs. Etre intellectuel au Moyen Âge suppose donc un respect et une intégration de la tradition avant tout intérêt pour la réflexion créatrice et contemporaine. L’écriture scientifique et encyclopédique est le modèle d’une telle attitude : que ce soit en latin ou en français, il s’agit avant tout d’une compilation plus ou moins complète plutôt qu’une vulgarisation de théories contemporaines. Citer et juxtaposer dans un ensemble qui se veut une cosmologie, tel semble être l’objectif de Thomas de Cantimpré ou de Vincent de Beauvais par exemple Le clerc n’est donc qu’un instrument au service d’un savoir, le moyen de sauvegarder et de transmettre des traditions livresques dans une civilisation elle-même fondée sur le livre.
2Cet usage des autorités, si servile apparemment, pose pourtant diverses questions : la répétition inévitable suppose une banalité des discours encyclopédiques. Or, le succès, très variable d’une encyclopédie à une autre, prouve que les lecteurs n’y voyaient pas des redites mais des apports différents, plus ou moins intéressants ou utiles. Ainsi pense-t-on que l’encyclopédie de Barthelemy l’Anglais avait surtout une visée pratique et explique-t-on par là le succès extraordinaire de cette œuvre qui est aussi traduite en langue vemaculaire1. La présence d’incunables de Vincent de Beauvais, de Barthelemy l’Anglais et même du Sidrach signale un savoir qui est loin d’être lettre morte à la fin du Moyen Âge et qui n’est pas seulement un florilège de citations
3La vision de l’encyclopédiste risque donc de ne pas être seulement celle d’un copiste et d’un imitateur, contrairement à une image couramment répandue2. Elle suscite des interrogations sur les relations entre le savoir et le clerc et fait naître des hypothèses sur sa méthode. Soit le clerc utilise les citations comme un signe de sa culture et apparaît véritablement comme le nain qui domine car il peut faire une synthèse des géants. L’exhaustivité de l’œuvre est alors l’objectif principal qui explique à la fois la longueur des encyclopédies et la durée du lectorat : où trouver en effet des informations aussi complètes ? Soit une vison du monde passe par un jeu complexe d’intertextualité et intègre nouveauté à la tradition, ce qui empêcherait le savoir présenté d’apparaître comme caduc.
4Ces deux hypothèses pourraient facilement être défendues in abstracto. Mais elles risqueraient trop de donner lieu à une confrontation de noms et de théories, soulignant la tradition augustinienne de l’encyclopédie d’un côté, opposée à celle d’Avicenne ou d’Aristote à moins qu’il s’agisse de Platon. Le travail des encyclopédistes ne peut se mesurer que par une étude précise où le jeu des autorités devient discernable. L’ampleur de leur œuvre est telle qu’elle exige de se limiter à un domaine ou une discipline. Aussi est-ce à propos d’une science particulière que nous étudierons les relations entre culture et clerc pour déceler les ruptures et les constantes du discours encyclopédique.
5Cette science est la météorologie. Elle présente l’avantage de surgir au cours du xiiie siècle et d’être directement associée à une approche aristotélicienne du monde. C’est donc un savoir nouveau qui pourtant est intégré à un discours fondé sur la tradition. Elle permet par conséquent de cerner comment se constitue une culture météorologique à travers quelques encyclopédies3, comment la science, faite de raisonnements nouveaux ou d’une approche différente du phénomène, est présentée dans un discours fondé sur l’intertextualité et sur l’autorité.
1. Répétitions et traditions du discours encyclopédique
6La lecture des passages consacrés à la météorologie dans les textes encyclopédiques suscite à première lecture une grande déception : lire Brunet Latin, le Sidrach, Barthelemy l’Anglais ou Vincent de Beauvais donne l’impression d’une redondance infinie des mêmes auteurs ou des mêmes affirmations. La météorologie encyclopédique est ainsi toujours introduite par un discours sur l’air : c’est l’un des quatre éléments ; il entoure la terre, est le souspirail de toutes bestes4 et est espés comme on peut le voir avec une verge qui plie quand on la remue rapidement dans l’air5. Vient ensuite la description des phénomènes météorologiques principaux, plus ou moins développés et donnant lieu à des définitions ressemblant le plus souvent à des truismes :
- Quant la nue est trop espesse, si en naist yaue qui chiet a terre6.
- Grele est pluye engelee en l’air7.
- La neige et la gelée se forment par temps froid.
- Il y a surtout des grêles et des orages en été.
- Le vent est de l’air en mouvement et on l’appelle différemment selon les régions.
7L’ensemble est avant tout remarquable par l’absence d’originalité qui n’est pas propre aux clercs français puisqu’on la retrouve en latin. A part Vincent de Beauvais, les encyclopédistes latins se répètent et ne semblent guère apporter de modifications par rapport à ce que disait Bède. La lecture de ces textes ne permet donc pas de mesurer une évolution scientifique et l’on serait bien en peine d’affirmer par exemple que Brunet Latin a écrit après ou avant Thomas de Cantimpré. L’importance des correspondances entre son œuvre et celle de Gossouin de Metz prouve d’ailleurs que l’originalité n’est pas de mise. Le savoir est répétition, sans doute d’autorités mais même d’exposés précédents faits par d’autres encyclopédistes. Brunet Latin renvoie à Gossouin de Metz, Gossouin de Metz à Honorius Augustodunensis et ce dernier à un fonds formé de Bède et d’Isidore de Séville, autrement dit de compilateurs. De même, Thomas de Cantimpré développe les mêmes affirmations, ne citant que rarement des auteurs fondamentaux et préférant Platearius.
8Culture météorologique ou non ? La teneur du discours laisse à penser que les redites perpétuelles viennent justement d’une absence de connaissances météorologiques. Dire que la neige se forme par temps froid renvoie à une observation qui relève de la vie quotidienne. De même la perception de l’éclair avant le tonnerre n’est qu’une notation tout à fait ordinaire qui n’exige aucune autorité. Mais comme le discours encyclopédique est fondé sur l’intertextualité plutôt que sur les données de l’expérience sensible, il répète à l’infini les définitions les plus banales qui soient et qui ne prennent de valeur que par leur énonciation ancienne, par Bède ou Isidore de Séville par exemple. La seule originalité du discours français est alors de présenter comme venant de l’auteur des affirmations d’autres compilateurs, transformant en vérité générale ce qui n’est qu’une juxtaposition de citations.
9Pourtant, derrière la répétition, des auteurs et des théories sont connus et parfois nommés comme dans le De proprietatibus rerum. Le truisme est donc moins senti en tant que tel que comme l’aboutissement d’une tradition. Les phénomènes météorologiques qui ont été expliqués par Aristote, puis par Sénèque, pour ne citer que les auteurs antiques les plus connus, sont des objets scientifiques et non pas une simple partie du monde8. Les classifications des sciences, depuis la fin du douzième siècle, intègrent la météorologie comme partie de la physique et démontrent qu’une approche théorique et physique des météores est possible9. Aussi assiste-t-on à une démonstration des ouvrages et des théories à connaître, aussi bien avec Barthelemy l’Anglais que Vincent de Beauvais. Une géographie de la culture météorologique est ainsi mise à jour et révèle les compétences différentes des autorités.
10Si l’on examine en effet le livre XI de l’encyclopédie de Barthelemy l’Anglais10, trois autorités sont privilégiées : Isidore de Séville, Bède, Aristote. C’est donc un condensé de la culture médiévale qui part de l’approche étymologique du phénomène où le mot est premier et va jusqu’à la théorisation rationnelle élaborée par Aristote et les commentaires aristotéliciens. Aucune hiérarchie n’est mise entre ces trois auteurs et l’on passe de l’un à l’autre sans transition. Le savoir aristotélicien, quoique récemment acquis, a donc même poids que les autres, ce qui veut dire qu’il n’est ni contesté ni moyen de mettre en cause les théories des autres La juxtaposition aboutit alors à des passages parfois incohérents. Mais ce sont trois piliers du savoir essentiels, même si l’édifice ne semble guère solide pour nous. Les autres autorités sont beaucoup moins importantes et n’apparaissent que pour des domaines bien précis : Constantin, par exemple est cité chaque fois que l’on évoque un effet médical de l’un des phénomènes11. Au total, l’ensemble renvoie à la culture de la fin du douzième siècle et est remarquable par un absent qui est Sénèque. Il est vrai que la météorologie de Bède en est largement imprégnée, ce qui peut justifier le silence de Barthelemy l’Anglais. Le nom du Stagirite, si souvent mentionné, renvoie pourtant à un savoir imprécis, parfois faux et apparemment indirect. Il est clair que les trois autorités sont davantage là en tant que signes de la culture, à la fois garants de la qualité de l’ouvrage et présentés comme indispensables à tout savoir sur la météorologie. La prédominance récente de la théorie aristotélicienne est signifiée par la répétition obsédante du nom d’Aristote qui fait disparaître les autorités précédentes comme Sénèque. Les autres encyclopédistes feront de même, mettant en avant le Philosophus à côté du savoir redondant de Bède et d’Isidore de Séville.
11La culture météorologique se fonde autour de trois auteurs privilégiés. Mais elle est aussi faite de motifs qui reviennent régulièrement. Ainsi les météores ignés sont réduits à la seule étoile filante et au dragon de feu12. De manière générale, ce sont bien les météores les plus spectaculaires qui donnent lieu aux développement les plus longs : foudre, tonnerre, arc-en-ciel, tempêtes particulièrement fortes, grêle. Les oppositions de couleurs des nuages, noirs avant la pluie, blancs et légers après, sont répétés. En revanche, peu de notations sur la pluie ou la neige, et encore moins sur d’autres formes d’hydrométéores. Quant au vent, les encyclopédistes se limitent le plus souvent à une définition générale. La pratique française se distingue en négligeant de donner une nomenclature des vents alors qu’elle est toujours présente en latin. Seuls quelques noms sont donnés. Au total, la partie météorologique est constituée de développements spécifiques où la connaissance scientifique récente est peu apparente. Le discours encyclopédique fige le savoir et le transforme en un jeu d’autorités où les réflexions les plus avancées disparaissent : pas de traces des progrès de l’analyse du spectre de la lumière en optique, aucun écho d’Albert le Grand et de sa somme sur les Météorologiques d’Aristote. Le contraste entre le poids de l’autorité et le discours qu’il garantit est alors frappant et l’on ne peut qu’être perplexe devant le succès d’ouvrages consacrant un savoir déjà mort à l’époque de leur rédaction.
2. Vincent de Beauvais ou le savoir en mouvement
12Pourtant cette vision pessimiste est sans nul doute trop générale pour rendre compte du travail immense accompli par les encyclopédistes médiévaux et tout particulièrement par Vincent de Beauvais. Il est vrai que ce dernier n’était pas seul dans son entreprise et s’entourait d’une équipe l’aidant à regrouper citations et auteurs13. Mais surtout l’image qu’il donne de la culture médiévale est extrêmement différente. Dans la version du Speculum Naturale qui est donnée dans l’édition de Douai14, les questions météorologiques occupent une large partie du livre IV : 81 chapitres sur 114, les autres chapitres traitant du feu, des sons, et des odeurs. La diversité, la multiplicité des questions abordées sont particulièrement étonnantes et le phénomène est présenté dans sa diversité de formes et de couleurs15. On est bien loin de la simplicité caricaturale d’autres encyclopédistes et Vincent de Beauvais témoigne d’un réel intérêt pour la météorologie par la place importante qu’elle occupe dans son œuvre.
13Quant aux sources, elles sont souvent constituées par la trilogie de base qu’utilisait Barthélémy l’Anglais, mais elles sont beaucoup plus diversifiées. Sans doute Vincent de Beauvais intègre-t-il aussi des encyclopédies existantes : le De naturis rerum de Thomas de Cantimpré figure en bonne place et l’Imago mundi reste un fondement important pour les définitions préliminaires. On peut soupçonner, par la répétition dans les intitulés de la formule de proprietatibus, une allusion manifeste à son contemporain Barthelemy l’Anglais. Vincent de Beauvais reproduit ainsi des habitudes de ses prédécesseurs. Mais il cite de longs développements de Sénèque, d’Avicenne et aussi de la version arabo-latine d’Aristote. A propos de l’air sont confrontés Sénèque, saint Augustin et Aristote. Les Questions Naturelles sont également le fondement de ses chapitres sur le vent, à côté de Guillaume de Conches. Le savoir météorologique est présenté dans un panorama qui révèle la nature de la littérature météorologique latine et son développement au cours du xiiie siècle : une lecture d’auteurs antiques mieux connus et commentés.
14L’ensemble peut paraître hétéroclite : la’ multiplicité des autorités qui vont de saint Augustin en passant par Aristote, Sénèque, Avicenne pour aller jusqu’à Guillaume de Conches, est très révélateur de l’éclectisme médiéval dans le domaine scientifique. Mais c’est précisément cet agglomérat de théories qui constitue une culture et l’œuvre de Vincent de Beauvais en est l’aboutissement. La multiplicité des sources du dominicain explique que les humanistes aient utilisé le Speculum Naturale, véritable réceptacle de la culture antique et médiévale, florilège qui présente un choix complet des théories les plus intéressantes. L’abondance ne doit pourtant pas masquer les oublis ou les négligences. Vincent de Beauvais, comme ses prédécesseurs, ignore le savoir contemporain et ne fait jamais allusion aux premiers commentaires des Météorologiques d’Aristote et à leur apport. Ainsi l’encyclopédie de Vincent de Beauvais fige le savoir médiéval dans une image certes moins caricaturale, mais qui révèle aussi l’écart entre l’évolution scientifique et le contenu des encyclopédies.
15Ce serait pourtant se faire une fausse idée de l’entreprise du dominicain que de se limiter à une telle approche. La rédaction du Speculum maius ne s’est pas faite en une seule fois. L’on s’accorde à dire qu’il y eut au moins trois états de cette œuvre entre 1244 et 1258. Le premier état en fait une œuvre en deux parties, dite la Bifaria. Le deuxième, de 1250, est en trois parties et enfin le troisième, que donne l’édition de Douai a été rédigé de 1257 à 125816. Cette rédaction en trois temps donne une image bien éloignée d’une culture figée. La comparaison du livre IV de la Bifaria et de l’édition de Douai ne fait que renforcer ce sentiment. Si les deux livres traitent de la météorologie, l’importance de celle-ci et le contenu des chapitres sont extrêmement différents. Le nombre des chapitres est à peu près constant (Bifaria : 112 ; Douai : 114). Mais 48 questions nouvelles apparaissent dans la dernière version et 46 disparaissent. Disparaissent ainsi toutes les questions sur les démons sauf celle sur la demeure des démons dans l’air. Elles sont intégrées à un autre livre. Disparaissent les deux chapitres sur le De opere secunde diei et de natura firmamenti. En revanche apparaissent des chapitres sur le son et les différents types d’exhalaisons. Ces deux thèmes sont liés à la connaissance d’Aristote17 et leur présence prouve une orientation des deux versions radicalement différente. Dans le premier cas, la référence théologique est essentielle et va dans le sens de l’organisation générale du Speculum : les livres suivent l’ordre de la genèse. Le quatrième livre est consacré à la création du deuxième jour, le firmament qui est l’objet du deuxième chapitre. La présence des démons peut surprendre. En fait elle correspond à plusieurs traditions. Dès les Pères de l’église, la présence de démons dans l’air météorologique apparaît comme une certitude. L’origine de cette attribution vient de la version hébraïque de la Genèse où la création du deuxième jour n’est pas suivie de la formule « Et Dieu vit que cela était bon », sans doute à cause du caractère impur du nombre pair. En outre une tradition hébraïque ancienne que reprend Petrus Comestor fait du deuxième jour la création d’esprits mauvais18. L’orientation de la Bifaria est donc théologique avant tout et la vision du monde qu’elle propose est celle qui est inspirée des textes hébraïques.
16La dernière version ne refuse pas cette interprétation : l’introduction au Speculum (Libellus apologeticus) prouve un semblable désir d’édifier et de donner un monument pour interpréter le texte sacré. Le chapitre final sur la demeure des démons prouve que la thématique subsiste à propos de la météorologie. La permanence des chapitres sur la manne et le ladanum, à l’imitation de Thomas de Cantimpré, prouve que la séparation entre théologie et science n’est pas et ne peut pas être complète. Reste que le contenu et les sources témoignent d’une évolution fondamentale de l’approche du phénomène entre 1244 et 1258 : la dernière version est beaucoup plus aristotélicienne. La réflexion sur le son se développe avec les traductions aristotéliciennes et leurs commentaires et témoigne de l’importance des débats scolastiques sur le traité De anima19. Les questions sur les odeurs, formes d’exhalaison, s’imposent dans une explication des phénomènes météorologiques fondée sur l’exhalaison, selon la théorie aristotélicienne. On peut s’interroger sur les raisons d’une telle rupture épistémologique. Elle prouve l’impact de plus en plus grand de l’œuvre du Stagirite. En outre, on ne peut que rapprocher la date de la rédaction de Douai de celle d’un autre ouvrage. En 1251, Les Libri Meteororum d’Albert le Grand sont achevés cette somme repose sur la vetus des Météorologiques d’Aristote, intègre des développements d’Avicenne, propose des réflexions sur la nature des météores et surtout affirme définitivement la nature physique de la météorologie. Le phénomène atmosphérique est désormais une modification de la matière, s’explique rationnellement par le mécanisme des exhalaisons. Vincent de Beauvais ne transforme pas toujours ses développements, qui au départ sont imprégnés de la pensée stoïcienne et de Sénèque. Mais il ajoute des citations, des chapitres significatifs. L’importance des chapitres sur l’exhalaison souligne son rôle essentiel. La mention du son comme choc de l’air empêche de faire du vent un autre choc de l’air pour le définir comme une condensation de l’exhalaison sèche et terrestre. La disparition du firmament au profit de développements sur les trois éléments, feu, éther et air révèle sans ambiguïté que la cosmologie aristotélicienne fondée sur les cinq éléments est désormais préférée à celle de la Bible. Vincent de Beauvais témoigne par là de la transformation de la physique médiévale : sans renier l’approche théologique du monde, elle se développe dans une autre vision de l’univers, où les principes explicatifs sont préférés à l’exégèse de la Bible, sans nécessairement mettre en cause cette dernière.
17Le caractère figé de l’encyclopédie n’est donc qu’une apparence très caricaturale. L’œuvre de Vincent de Beauvais témoigne de cette évolution permanente du savoir : l’organisation du livre, la disparition ou l’apparition de certains développements, la prédominance de sources également sont les signes de cette transformation. Il faudrait comparer plus précisément les chapitres, leur organisation, les attributions des citations20. Nul doute qu’on y verrait semblable évolution. L’érudition ne signifie donc pas un seul souci du passé. S’il est vrai que les mentions à Albert le Grand ou à tout autre contemporain que les encyclopédistes sont rares, l’ensemble de l’entreprise signifie pourtant une mutation fondamentale et surtout une attention au savoir contemporain masquée derrière l’apparente révérence aux anciens. L’incohérence qu’on croit y voir est fausse : elle tient au désir, marqué dans le Libellus Apologeticus, de laisser au lecteur une liberté de choix21. La nouveauté ne passe pas directement, mais par des autorités anciennes qui la fondent comme savoir vrai22. Un changement de vision du monde peut donc se manifester au lecteur attentif aux variantes des rédactions successives.
3. Culture et clercs français
18Reste que le cas de Vincent de Beauvais peut apparaître comme exceptionnel, à la fois par les moyens dont il disposait, par son entreprise et par la curiosité de l’homme. Pourtant la floraison des encyclopédies françaises dans la deuxième moitié du xiiie siècle est suffisamment surprenante pour que l’on s’interroge. Elles apparaissent en effet au moment même où le savoir est imprégné d’aristotélisme et où la science s’enrichit considérablement par rapport aux siècles précédents. L’exemple de Vincent de Beauvais ne peut qu’influer les clercs français et la présence de rédactions successives de l’Image du monde prouve un désir de montrer un savoir en évolution. Aussi doit-on examiner ces œuvres d’un oeil moins critique et peut-être moins rapide qu’au départ.
19Il est vrai que les encyclopédies reprennent des formules, des affirmations déjà répétées avant eux. Mais l’organisation générale et la présentation de ces discours sont sans doute plus importants que leurs contenus. Si l’on compare l’exposé de Brunet Latin et celle de Gossouin de Metz, les ressemblances sont évidentes. Mais, une phrase sur les démons aériens a disparu dans le Tresor, mais intervient l’idée que l’air change de température, mais une nomenclature des vents apparaît, même si elle n’est qu’embryonnaire. Ces trois éléments pafaissent d’une importance secondaire. Pourtant le premier renvoie à la même rupture épistémologique que celle de Vincent de Beauvais : séparation d’une approche théologique du phénomène. Le deuxième est un écho de l’exposé aristotélicien où l’air n’est pas figé dans ses qualités, chaleur et humidité, mais peut varier selon l’altitude, la saison ou l’exhalaison. Le troisième renvoie à l’importance des roses de vents particulièrement développées à la suite de la version gréco-latine des Météorologiques et d’Albert le Grand. La question du vent prend une importance significative depuis qu’il n’apparaît plus comme une variante de l’air, mais comme un phénomène à part, formé de l’exhalaison terrestre. Sans doute l’apparition de ce nouveau développement est-elle encore timide mais cette introduction est le signe d’une modification dans la recherche scientifique.
20L’aspect très banal des affirmations cache en fait leur véritable intérêt. Le plus souvent elles renvoient à des interrogations médiévales fréquentes de la scolastique. Couleurs de l’arc-en-ciel, matière de la pluie et du vent, nature des comètes et des étoiles filantes, lieu de l’air et absence du vide, telles sont les questions que se posent les scientifiques et que les encyclopédistes posent sous la modalité affirmative. Les affirmations contradictoires ou incohérentes sont le signe de débats plutôt que d’une ignorance. L’auteur joue ainsi de la polyphonie et montre aux lecteurs attentifs quel est son choix par un jugement. Tel est le Placides et Timeo qui condamne l’affirmation selon laquelle les nuages boivent les humeurs23. De même Brunet Latin oppose le savoir des marins à une nomenclature éclatée qui est celle issue des philosophes24.
21L’organisation du développement météorologique signale aussi l’évolution : Brunet Latin le situe comme Isidore comme une partie du monde. Mais le chapitre est ordonné en fonction de l’exhalaison humide (nuages et hydrométéores) puis de l’exhalaison terrestre (tonnerre, éclair, dragon de fu et vent). La théorie aristotélicienne de la double exhalaison n’est pas donnée directement mais inspire l’ensemble. La vision du monde proposée par Brunet Latin est ainsi particulièrement complexe. Il connaît apparemment les discours récents sur les vents et s’en inspire pour révéler les qualités et les noms différents des vents. Il utilise ainsi les exposés de Thomas de Cantimpré et d’Albert le Grand pour montrer la diversité liée aux régions d’origine du vent. En revanche, il termine son chapitre par une affirmation ostensiblement personnelle :
. Mais ge di ke vens n’est autre chose ke dehoutement de l’air.25
22Or c’est refuser la théorie aristotélicienne alors même que son chapitre repose sur des présupposés aristotéliciens. Cette double attitude, à nos yeux contradictoire, laisse perplexe. On peut la justifier par l’attention visible que porte Brunet Latin aux realia : le témoignage qu’il donne de la météorologie des marins est souvent présenté favorablement. Plus sûrement, il renvoie aux interrogations médiévales face à Aristote : la théorie du vent qui s’oppose à l’expérience sensible est contestée et suscite des débats encore au xive. Brunet Latin par son attitude apparemment équivoque prouve à la fois une attention aux théories aristotéliciennes, mais aussi un refus de leur partie la plus faible. De même il ne parle pas des comètes qu’Aristote classait parmi les phénomènes météorologiques contrairement à la théorie héritée de Ptolémée et des Arabes qui en faisaient un phénomène céleste La subtilité du discours de Brunet Latin prouve que le changement de vision du monde ne se fait pas brutalement, mais par des variations minimes, des juxtapositions invisibles pour un lecteur trop rapide. Jeu d’autorité qui n’est pas gratuit mais signifie des ruptures et une épistémologie, organisation signifiante, non pour le profane, mais pour le lettré sensible aux déplacements et aux écarts par rapport à la tradition.
23La pratique de Brunet Latin n’est pas isolée. L’auteur du Placides et Timeo fait de même dans l’organisation de son encyclopédie. Il relie la météorologie aux questions de génération et de corruption, questions aristotéliciennes s’il en est et la répartition du développement repose sur le même principe que Brunet Latin. Ne manque qu’un développement conséquent sur l’arc-en-ciel. Or il n’est pas rattaché à la météorologie. L’arc-en-ciel est mentionné à la suite de l’évocation de l’oeuf cosmique en termes obscurs puique trois couleurs renvoient à quatre éléments :
Le segnefiance du monde est segnefiee en l’arch ou il appert roies vermeilles, vers, bises si comme les quatre elemens et si comme la rondesche du solail.26
24L’auteur fait une synthèse entre Aristote qui affirmait la présence de trois couleurs dans l’arc-en-ciel et Isidore de Séville qui associait les quatre éléments à quatre couleurs supposées. Il reste cependant très succinct car ce phénomène est désormais l’objet d’une autre science, l’optique qui l’explique par la réfraction et la réflexion. La théorie aristotélicienne de l’arc-en-ciel est considérée comme caduque et assimilable à celle d’Isidore devant celle d’Alhazen, Witelo, ou Thierry de Freiberg.
25Le clerc marque ainsi sa vision du monde et l’on ne peut qu’opposer la dispersion des questions météorologiques dans le Sidrach à l’organisation des autres encyclopédies. Cette encyclopédie témoigne par là d’un refus volontaire de l’approche aristotélicienne, puisqu’elle est contemporaine des autres (1268-1291). Le phénomène météorologique n’est pas saisi dans son unité première : il n’est qu’un élément de la création donnant lieu à un comptage comme les étoiles, ou à des comparaisons. Au contraire, d’autres signalent une vision aristotélicienne qui permet un développement beaucoup plus long du discours météorologique.
26Jeu d’érudition ou jeu plus complexe de savoirs obligés et de visions du monde? La question que nous posions au départ souligne l’extraordinaire flexibilité d’un genre apparemment figé, l’encyclopédie et d’une culture apparemment fondée sur le passé. Les clercs jouent des habitudes et se livrent à une double écriture. Ils signalent la tradition, font dans une même phrase une synthèse de plusieurs sources, placent en évidence les noms des autorités indispensables. Mais le lecteur doit repérer à l’intérieur d’un discours conventionnel les transformations les plus minimes : c’est la variation infime qui est significative et que les auteurs révèlent par un jeu de polyphonie, l’organisation et l’enchaînement des phrases, la disparition ou l’apparition de nouveaux noms ou de nouvelles affirmations. Le clerc ainsi actualise son savoir et montre sa vision du monde à qui la cherche. Reste alors un discours qui ne fait que susciter des interrogations au lecteur que nous sommes : fausses affirmations et vraies interrogations ? Ignorance ou habileté ? Incohérence ou subtilité ? Vraies sources ou reconstruction ? La clarté apparente n’est que trompeuse et chaque lecture est une découverte. Peut-être est-ce en quoi la culture encyclopédique est-elle actuelle : elle n’est pas une affirmation mais une invitation à l’interrogation et à la consultation des œuvres que sont les commentaires. Elle est en ce sens une initiation à la science médiévale où l’interrogation première porte sur le texte, avant de porter sur le phénomène et prouve une filiation évidente avec les débats intellectuels les plus approfondis.
Chronologie :
27Honorius Augustodonensis : Imago Mundi (1110-1139)
28Thomas de Cantimpré : De naturis rerum (1228-1254)
29Barthelemy l’Anglais : De proprietatihus rerum (1230-1254)
30Albert le Grand : Libri Meteororum (1240-1251)
31Vincent de Beauvais : Bifaria (1244-1246) ; 2e rédaction : 1250, éd. Douai : 1257-1258
32Brunet Latin : Tresor (1267-1268)
33Sidrach (1268-1291)
34Placides et Timeo (avt 1303-1304)
Notes de bas de page
1 Voir l’introduction de M. C. Seymour à l’ouvrage collectif Bartholomaeus Anglicus and his encyclopedias, Londres, 1992, p. 13.
2 Voir l’introduction de J. Le Goff à la deuxième édition de son livre, Les intellectuels au Moyen Âge, Paris, 1985, pp. iv-v où il s’interroge sur la notion d’intellectuel au Moyen Age et sur le statut des encyclopédistes en avouant sa répugnance à considérer Vincent de Beauvais comme un penseur.
3 Les textes qui fondent cette étude sont principalement : en latin, Thomas de Cantimpré, De naturis rerum, éd. H. Boese, Berlin-New York, 1973 ; Barthelemy l’Anglais, De propietatibus rerum, livre XI, éd. secunda, Francfort, 1509 et la traduction en français faite par Jean Corbechon (BN fr. 22531) ; Vincent de Beauvais, Speculum Naturale, IV, Douai, 1624, reprint Graz, 1965 ; en français, Gossouin de Metz, Image du monde, version en prose, éd. O.H. Prior, Lausanne, 1913 ; Brunet Latin, Li livres dou Tresor,éd. F. J. Carmody, Berbeley, 1947 ; Sidrach, BN fr. 1160 ; Placides et Timeo ou Li secrés as philosophes, éd. C. Thomasset, Genève, 1980.
4 Jean Corbechon, le Livre de proprietés de choses, traduction de Barthelemy l’Anglais, XI, chapitre 1, BN fr. 22531, fol. 183r°.
5 Gossouin de Metz, Image du monde, version en prose, éd. O. H. Prior, Lausanne, 1913, deuxième partie, chap. XIV, p. 148 ; Brunet Latin, Li livresdou Tresor, éd. F. J. Carmody, Berkeley, 1947, I, 106, p. 90.
6 Image du monde, deuxième partie, chap. XV, p. 149. Brunet Latin reprend la même affirmation.
7 Jean Corbechon, XI, chap. 10, fol 188r°.
8 Isidore de Séville, au contraire de la scolastique médiévale, faisait des météores, des états de l’air et intégrait la météorologie à un chapitre intitulé De mundo et partibus, cf. éd. W.M.Lindsay, Oxford, 1911, reprint 1987, T. II.
9 Voir celle de Dominicus Gundissalinus, De divisione philosophiae, éd L. Baur, BGPMA, IV, Munster, 1903, qui a joué un rôle déterminant dans la science médiévale, ou celle de Robert Kilwardby, De ortu scientiarum, éd. A. G. Judy, Toronto, 1976.
10 Pour une démonstration plus complète, voir notre thèse, La météorologie en français : réception des Météorologiques en français (xiiie-xive), thèse dactylographiée, Paris IV, 1993, et principalement le chapitre 3 de la deuxième partie, pp. 417-438.
11 On peut aussi mentionner Platearius et le Lapidaire pour la rosée, Petrus Comestor, dit le maître des histoires, pour l’arc-en-ciel.
12 Cette expression désigne un météore igné et est préférée par tous les encyclopédistes alors qu’il existe bien d’autres dénominations : cf. U. Dall’OImo, « Latin Terminology relating to aurorae, comets, meteors and novae », Journal of the History of Astronomy, II, 1980, pp. 10-27 ; voir également notre thèse, La météorologie en français, op. cit., pp. 112-117.
13 S.Lusignan et M. Paulmier-Foucart, « Vincent de Beauvais et l’histoire du Speculum Maius », Journal des Savants, 1990, pp. 97-124.
14 Vincent de Beauvais, Speculum maius, T. 1, Douai, 1624, reprint Graz 1965.
15 Voir les chapitres 33 (De caeteris ventorum generibus), 46 (De diversis pluviarum causis), 56 (De speciebus tonitrui) ,61 (De diversis speciebus fulminis).. Voir les remarques de M Paulmier-Foucart sur l’intégration de la diversité dans cette encyclopédie, « Une des tâches de l’encyclopédiste : intituler Les titres des chapitres du Speculum Naturale de Vincent de Beauvais », L’enciclopedismo medievale, éd. M. Picone, Ravenne, 1994, pp. 151-152.
16 Pour cette chronologie voir S. Lusignan, Préface au Speculum maius de Vincent de Beauvais : réfraction et diffraction, pp. 51- 76, Montréal-Paris, 1979 et S.Lusignan et M Paulmier-Foucart, «Vincent de Beauvais et l’histoire du Speculum maius », op. cit, pp. 97-124
17 La relation entre le son et l’air peut paraître surprenante. De fait, l’analyse du son devient beaucoup plus complexe à la suite des traductions du De anima d’Aristote : l’air est à la fois le milieu et la cause matérielle du son L’originalité de Vincent de Beauvais consiste à faire du son un phénomène météorologique puisqu’il le place à côté des précipitations Quant aux odeurs, ce sont des formes d’exhalaison Or la météorologie aristotélicienne est fondée sur le principe d’une double exhalaison, venant de la terre et de l’eau et provoquant par sa condensation vent, pluie, météores ignés Vincent de Beauvais prouve donc une imprégnation des catégories aristotéliciennes
18 Voir l’article Démon dans le Dictionnaire de spiritualité, Paris, 1957 et notre thèse, op. cit., pp. 501-503.
19 Voir J Paul, « Sur quelques textes concernant l’audition », Jérôme de Moravie, un théoricien de la musique dans le milieu intellectuel parisien du xiiie siècle, Actes du colloque de Royaumont, éd. C. Meyer, 1992, pp. 118-141.
20 Un examen ponctuel des chapitres sur les vents permet de constater que Vincent de Beauvais procède davantage par addition que par soustraction : les noms cités sont Guillaume de Conches et le De naturis rerum de Thomas de Cantimpré, autorités sans doute peu récentes mais dont les développements renvoient aux débats scolastiques. Sur cette procédure d’échos implicites, voir notre thèse, pp. 441-454.
21 Cf. S. Lusignan, op. cit., pp. 123 et 131-132.
22 Voir la boutade d’Adélard de Bath que signale J. Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, p. 60 : « Notre génération a ce défaut ancré qu’elle refuse d’admettre tout ce qui semble venir des modernes. Aussi, quand je trouve une idée personnelle, si je veux la publier, je l’attribue à quelqu’un d’autre et je déclare : « C’est un tel qui l’a dit, ce n’est pas moi. » Et pour qu’on me croie complètement, de toutes mes opinions je dis : « C’est un tel l’inventeur, ce n’est pas moi. »
23 Placides et Timeo, éd C. Thomasset, p. 176 : Aucunes gens dient folement quant ils ont veii les nues lever et naistre que ce sont les nues qui boivent les humeurs.
24 Brunet Latin, Tresor, p. 92 où l’auteur oppose par l’adversatif mais l’appellation des marins à un embryon de nomenclature latine : a devers tramontaine. i. vent ki seche toutes choses et est appelés vulturne, mais li marenier le nomment Grec por ce k’il vient devers Grece.
25 Brunet Latin, p. 93.
26 Placides et Timeo, p. 23.
Auteur
Université Michel de Montaigne-Bordeaux
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