Quelques aspects de la nouvelle clergie dans la société des xive et xve siècles
p. 134-147
Texte intégral
1Dans le Livre de Mutacion de Fortune, Christine de Pizan, visitant le château de Fortune y découvre une situation paradoxale :
"Et, en moi tournant de touz lez
Y vi aucuns clercs appeliez
Qui de clergie plus foison
Ne sçavoient qu’un oison...
Mais trop me desplaisoit que clercs
Fussent nommez gens sanz science...
Et d’autres non clercs appelez
Bons et vailanz et de tous lez,
Livres de belle policie
Pourchacent et main et ressie,
Et les histoires des vaillans,
Qui furent preux et travaillans
Et de soy gouverner par meurs
Prudens et bons, sages et meurs.
Et tieulx gens appeller se Peullent
Clercs qui science aiment et veulent,
Et si ne peut qu’ilz n’en acquierent,
Quant par diligence la quierent.1
2Au moment de mes recherches sur Mandeville, ces vers m’ont paru s’appliquer parfaitement à la personne de cet auteur. Où classer en effet celui qui se proclamait non clerc, mais chevalier, écrivant en roman pour que "les chevaliers et les autres nobles hommes qui ne sçavent point de latin ou pou" 2 puissent le lire, mais dont la bibliothèque, telle qu’on peut la reconstituer i travers son œuvre, compte une trentaine de livres, dont une bonne dizaine a été lue par lui en latin.
3L’ancien critère de discrimination entre clercs et laïcs, la connaissance du latin n’était plus pertinente et, aux côtés de Mandeville, on pouvait appeler d’autres noms, celui de Brunetto Latini dès le xiiie s., ceux de Philippe de Mézières et de Christine de Pizan elle-même au siècle suivant.
4Le thème de ce colloque me fournit l’occasion de reprendre la question de ce que j’ai proposé alors d’appeler "nouvelle clergie", pour tenter d’en cerner le contenu, d’en définir les caractères les plus marquants, de tracer les contours sociaux de ces nouveaux clercs, mais je ne présenterai ici qu’une ébauche, non une étude parfaitement élaborée.
5D’entrée de jeu, quelques remarques s’imposent, la mutation sociale qui bouleversait le très vieux critère de distinction entre clercs et laïcs n’a bien sûr pas échappé tant aux littéraires qu’aux historiens, mais on a porté presque exclusivement l’attention sur le développement de la littérature en langue vulgaire, abordant des sujets de plus en plus nobles et variés, qu’il s’agisse, pour prendre les exemples les plus célèbres de la Divine Comédie de Dante ou des traductions ordonnées par Jean le Bon, Charles V et les princes des fleurs de lys. La mutation serait alors celle d’un parler qui, de "lai", deviendrait "clerc". Mais qu’en est-il des personnes ? Nicolas Oresme, un clerc s’il en fut, est-il à ranger avec les clercs ou parmi les tenants de la nouvelle clergie ? Où classer un Jean de Montreuil avec son Regali ex progenie et son A toute ta chevalerie, avec ses sermons tour à tour latins et français ?
6Un autre angle de vue pris pour considérer la mutation a été celui de l’humanisme. Importé d’Italie en France au début du xve s., il apparaissait comme le signe annonciateur de la Renaissance. C’est la position bien connue d’A. Renaudet. C’est celle qui permet à A. Coville de distinguer les théologiens comme Jean Gerson ou Nicolas de Clamanges des humanistes comme Jean de Montreuil.3 Mais, là encore, le partage n’est pas aisé à faire et E. Gilson a montré combien humanisme et théologie, eloquentia et sapientia étaient profondément liés pour les grands intellectuels français du temps de Charles VI.4 Voir les choses sous l’angle de l’humanisme néglige d’autre part la httérature en langue vulgaire pour ne prendre que les auteurs tournés vers la recherche des textes d’une Antiquité que l’on peut commencer à appeler classique. C’est ainsi que le colloque sur Culture et politique en France à l’époque de l’humanisme et de la Renaissance élabore une sorte de pyramide avec d’abord les théologiens et moralistes comme Montreuil ou Clamanges, puis les maîtres de grammaire et de rhétorique, admirateurs de Laurent Valla, comme Ficher ou Gaguin, puis les historiens et juristes, éditeurs de textes, Gaguin, Budé, Erasme, et enfin les poètes, Ronsard, la Pléiade et les philosophes, La Ramée.5
7Enfin, en ne prenant en compte que l’humanisme, on court le risque de ne pas considérer la période des xive et xve s. pour elle-même, mais par rapport à celle qui la suit, c’est la "craddle theory" d’H.A. Oberman.6 Même s’il est préférable de voir dans ces deux siècles une aurore plutôt qu’un automne ou un crépuscule, c’est encore leur enlever leur autonomie et leur plénitude.
8En essayant donc de rester à l’intérieur de cette période et en m’aidant du texte de Christine de Pizan, je voudrais tenter de discerner quelques traits de ces nouveaux clercs tenants d’une nouvelle clergie.
9Le portrait dressé par Christine met au premier plan le savoir et la quête du savoir. A des clercs ignorants et ne méritant pas ce nom elle oppose ceux qui "pourchassent et quièrent" avec amour la Science. Et de dresser une sorte de bibliothèque idéale où figurent livres "de belle policie", récits et histoires des "vaillans".
10Il faut évoquer ici toutes ces "librairies" qui se multiplient à l’exemple de la Librairie royale de Charles V. Que rangent-elles sur leurs rayons ? Commençons, à la charnière des xive et xve s. par la bibliothèque de Jean de Berry, telle qu’elle a pu être reconstituée par J. Guiffrey à partir des inventaires de 1402, 1413 et 1416 et des dons à la Sainte Chapelle de Bourges de 1404.7 Y figurent 297 titres, se répartissant à peu près également entre le latin et le français, mais les critères de classement portent sur les sujets, non sur la langue utilisée. Les titres les plus nombreux sont les Psautiers, Missels et Livres d’Heures, 67, dont un seul en français. Puis viennent les livres d’Histoire et les encyclopédies, 37 livres d’Histoire, dont 26 en français, 32 encyclopédies, dont 25 en français et 5 mappemondes.
11Descendons un peu l’échelle sociale, voici le catalogue des livres du comte Wilhelm d’Ôttingen, dressé en 1462.8 Il comporte 77 titres, qui ne sont pas rangés thématiquement. Ce désordre rend peut-être plus sensible la diversités des curiosités du comte : Vie de son saint patron, droits de l’empereur, Evangiles et Passion du Christ, Psautier, Sachsenspiegel, Histoire de Troie et du Grand Alexandre, poèmes de Wolfram von Eschenbach, Mandeville, Miroir Historial, Traité de la fabrication du salpêtre, Vie des Rois Mages, livres de droit et un dictionnaire latin-allemand. Wilhelm d’Öttingen et Jean de Berry ont à peu près les mêmes centres d’intérêt, mais le latin semble plus familier au prince français qu’au comte allemand qui n’a que huit titres en cette langue dans sa bibliothèque.
12Plus bas encore sur l’échelle, Jean de la Garde, sergent du pape, qui teste le 31 janvier 1419.9 Il possède seulement 18 volumes. Latin, français et même lombard se coudoient sur ses rayons et l’on retrouve le même partage entre livres de dévotion, traités moraux, traités juridiques, livres d’Histoire, récits de voyage et encyclopédies.
13On pourrait, pour terminer, relever les titres du catalogue d’un marchand libraire de Tours sous Louis XII10. Il a en vente 230 manuscrits en français, plus 30 ouvrages imprimés. Sur 90 titres de manuscrits, un quart représente des œuvres de moralités, Mirouer de vie humaine, Gouvernement des princes, Consolation de Boèce..., un quart, des œuvres historiques, Miroir Historial, Le recueil des histoires de Troye, Croniques de France abrégées, Froissart..., un petit tiers, des œuvres religieuses, Les meditacions Sainct Bernard, Le Confessional Jason, La confession frere Olivier Maillard.., les reste se partageant entre encyclopédies, Sydrach, Le Tresor de Nature..., romans, Lance lot du Lac, Le romant de la Rose..., récits de voyage, Marc Paul, vie quotidienne, Le passe temps d’oisiveté. Le catalogue des livres offre à peu près le même échantilonnage.
14A ces bibliothèques que l’on est tenté de qualmifier de "nouvelles", on peut en comparer d’autres qui seraient "anciennes. " Voilà par exemple l’inventaire des livres de Robert le Coq, évêque de Laon, selon la prisée faite après sa mort, ses biens ayant été confisqués par la couronne en raison de son appartenance au parti de Navarre.11 Il possédait 76 livres, tous en latin, sauf un livre de droit coutumier ; parmi eux, 28 livres de droit canonique, 15 commentaires de droit romain, 13 livres de théologie et d’Ecriture Sainte, 7 livres de piété et Sermonaires, 5 livres de philosophie (Logique, Morale, théorie politique), 3 livres d’Histoire et une encyclopédie, celle de Barthélémy l’Anglais. Les auteurs récents ne sont représentés que par cinq noms, commentateurs de Droit comme Jean d’André ou prédicateurs comme Guillaume de Sauqueville.
15La bibliothèque de la Collégiale Saint-Paul à Liège est composée selon la même inspiration. L’écolâtre, Daniel de Blochum, nous a laissé une description des volumes contenus dans la Librairie en 1461.12 Sur 240 volumes, un seul est en langue vulgaire (Liber vulgaris Wapen Merten). A côté de 69 ouvrages de théologie ou de liturgie, 38, de droit canon, 43, de droit civil, 19, de grammaire, il y a 18 livres de "Philosophie Naturelle", parmi lesquels le De re militari de Végèce, 12, d’Histoire, parmi lesquels Mandeville et 22, de poésie latine, Ovide, Térence, mais aussi Pétrarque et Boccace. Même si toute ouverture sur la nouveauté n’est pas refusée, on retrouve l’écrasante proportion de la théologie et du droit, de la langue latine aussi, les poètes n’étant sans doute là qu’à titre de modèles.
16Ainsi se dessinent quelques traits de la nouvelle clergie, associant à un latin, peut-être plus ou moins bien maîtrisé, une langue maternelle à laquelle on aura plus volontiers recours. Ce qui compte avant tout, c’est l’accès au savoir, à toutes les branches ou presque du savoir, la seule vraie exclusion portant sur les Mathématiques. L’importance des ouvrages de piété doit retenir l’attention. C’est en entrant dans les pratiques de piété des clercs que les laïcs ont ouvert semble-t-il la brèche dans la diffusion du savoir, même s’ils prient encore en latin, les livres d’Heures étant entièrement dans cette langue. Mais les Vies des saints, les Passions du Christ, sont en langue maternelle. La naissance de cette religion laïque, qu’A. Vauchez ne veut pas voir confondre avec la piété populaire,13 est un élément capital dans la formation de la nouvelle clergie. H.U.Gumbrecht a montré comment les nouvelles pratiques religieuses des laïcs ont influencé de façon décisive les premières étapes de la constitution d’une sphère privée, de formes nouvelles de communication du savoir.14 L’individu devient le destinataire d’une "sapience" que le clerc, qui en était le dépositaire, ne s’était pas senti jusque là dans l’obligation de divulguer.
17Confirmant le schéma donné par Christine de Pizan, ce sont surtout l’Histoire, les Encyclopédies, les livres d’enseignement moral qui sont recherchés. Quels sont, par exemple, les ouvrages que le frère hospitalier Jean de Vignay va traduire, entre 1320 et 1350, pour Philippe VI de Valois, Jeanne de Bourgogne et Jean, duc de Normandie ?
- De 1320 à 1330, il commence par De la chose de chevalerie (le De Re militari de Végèce), puis les Eppitres et les Evangiles pour toutes l’année et les deux premiers livres du Miroir Historial.
- Entre 1330 et 1340, il achève le Miroir Historial, y ajoute la Légende Dorée, Le Livre des oisivetez des emperieres (Otia Imperialia de Gervais de Tilbury), Les Merveilles de la Terre d’Outre Mer d’Oderic de Pordenone et le Directoire (Directorium ad passagium faciendum) de Guillaume Adam.
- Enfin, de 1340 à 1350, ce sont Le Jeu des Echecs de Jacques de Césoles, le Miroir de l’Eglise d’Hugues de Saint-Cher, la Chronique de Primat et les Enseignements de Théodore Paléologue qui, devenu comte de Montferrat, les avait traduits en latin pour les rendre accessibles au lecteur occidental. Il faut y ajouter un Alexandre, indiqué dans le Catalogue de la Bibliothèque de Charles V et aujourd’hui perdu.
18Ces ouvrages ne dorment pas sur les rayons ; on sait que Charles V les a fait largement circuler. Il reste 40 manuscrits du Jeu d’échecs qui est édité par Antoine Vérard en 1504 et par Michel le Noir en 1505, 20 manuscrits de la Légende Dorée imprimée à Lyon en 1476, 17, du Miroir Historial, édité lui aussi à deux reprises, par Antoine Vérard en 1495 et par Nicolas Couteau en 1531.
19Charles V n’est pas le seul Valois à avoir du goût pour les lettres. Jean de Berry fait achever en 1405 par Nicolas de Gonesse la traduction de Valère Maxime entreprise en 1373 par Simon de Hesdin et fait rédiger deux versions du Roman de Mélusine. En 1403, la traduction du De quatuor virtutibus de Sénèque lui est dédiée, probablement par Jean Courtecuisse. Laurent de Premierfait lui offre celle du De casibus virorum illustrium de Boccace et présente à la duchesse de Berry en 1414 la traduction du Décaméron. Là encore, 60 manuscrits du De casibus, 15, du Décaméron, 10, de Valère Maxime, pour ne rien dire des éditions postérieures, montrent à quel point les cours princières jouaient le rôle de centres de diffusion.
20Dans la deuxième moitié du xve s., le relai est pris par la cour de Bourgogne. Jean Miélot traduit à nouveau le Directorium de Guillaume Adam ainsi que l’Epître à Quintus de Cicéron ; Vasco de Lucena présente, à partir de la traduction de la Cyropédie due au Pogge, un Traitté des faiz et haultes prouesses de Cyrus, puis les Faiz d’Alexandre, traduits de Quinte-Curce, tandis que Jean Duchesne et Robert Gaguin mettent en français le De bello gallico. Mais un tel intérêt pour les textes antiques ne fait pas dédaigner les œuvres médiévales ; un Jean Wauquelin, un Raoul Le Fèvre, un Jean de Wavrin mettent en prose "modernisée" les romans de Chrétien de Troyes ou ceux du cycle d’Alexandre ainsi qu’un certain nombre d’épopées comme Girart de Roussillon et Huon de Bordeaux.
21Il convient enfin de ne pas oublier que les traductions n’épuisent pas la production littéraire de ce temps, notamment dans la langue maternelle. Qu’il suffise d’évoquer un Guillaume de Machaut, un Eustache Deschamps, un Villon, un Froissait, un Philippe de Mézières, un Jean du Bueil, un Gaston Phoebus. Poésie, morale, allégorie, histoire, la liste des titres serait fastidieuse, mais donnerait la mesure de l’immense champ du savoir offert en ces deux derniers siècles du Moyen Age et dont une bonne image est la sorte de Panthéon littéraire que René d’Anjou fait visiter dans son cimetière au "cuer d’amour espris."
22Ce champ est ouvert par des clercs, regroupés autour des mécènes princiers, pour faire tomber les murailles qui enfermaient leur petit groupe. Un exemple le montrera : dès 1284, Jean de Meun traduit le De re militari de Végèce pour Jean, comte d’Eu ; cette traduction, mise en vers par Jean Privat, sera ensuite traduite en italien et en anglais. Plusieurs dizaines de manuscrits témoignent du succès de l’œuvre. C’est sans doute cela la nouvelle clergie, un orator, un bellator, un laborator s’unissant dans une même passion pour un savoir qui transcende clivages sociaux et frontières linguistiques.
23C’est bien de passion qu’il convient de parler ici et le maître mot pour définir cette nouvelle clergie me semble celui de curiositas. C. Zacher a excellement montré le changement de statut de cette curiositas.15 Condamnée dès le seuil du Moyen Age par saint Augustin comme concupiscentia oculorum, Bernard de Clairvaux la juge contraire à la stabilitas ; elle ne trouve pas grâce aux yeux de Thomas d’Aquin, en tant qu’elle s’oppose à la studiositas. Mais voilà que les choses s’inversent la curiosité devient vertu d’où l’inquiétude des tenants de l’ordre ancien. Jean Gerson écrit à deux reprises pour la condamner :
Contra vanam curiositatem studentium (1402)
Carmen contra curiositatem faciendi plures libros (v. 1420)
24Mais ces cris ne parviennent pas à enrayer le puissant mouvement qui porte toute une partie de la société vers le savoir. Cette intense curiosité se déploie dans trois directions principales.
25La première est tournée vers l’espace. On ne prend pas encore assez en compte dans les histoires de la littérature le genre du récit de voyage, bien représentatif de cette nouvelle clergie puisque les œuvres qui connurent le plus grand succès, celle de Marco Polo et de Jean de Mandeville furent rédigées en roman avant d’être translatées en latin. Il nous est parvenu 250 manuscrits du Livre de Mandeville, traduit du roman dans toutes les langues parlées alors en Europe ; 121 manuscrits subsistent du Devisement du monde de Marco Polo, largement traduit en latin, italien, allemand, espagnol ; enfin 73 manuscrits nous restent de la Descriptio orientalium partium d’Oderic de Pordenone, traduite, elle, du latin en français, italien allemand. Il faut mentionner aussi l’activité du bénédictin Jean le Long d’Ypres qui composa un imposant corpus de récits sur l’Orient conservé aujourd’hui dans 6 recueils de manuscrits.
26Le terrible choc des invasions mongoles et l’ouverture des routes d’Asie qui s’en est suivie ont durablement marqué les esprits. On se passionne pour la découverte d’un monde plus vaste, plus divers qu’on n’avait osé l’imaginer. Des errances mythiques du moine Brendan à travers les brumes océan es, on est pasé au cheminement réel de ceux qui peuvent compter les journées laborieusement passées que les routes, mesurer le tour des remparts des grandes cités de Chine, raconter d’étranges rites de funérailles dont ils ont été témoins. Toutes ces révélations, plus ou moins embellies par le souvenir, déformées par le prisme à travers lequel les anciennes auctoritates avaient entr’aperçu ces terres lointaines, font de tout récit de voyage un Livre des Merveilles, dont on ne se lasse pas de tourner les folios et d’annoter consciencieusement les marges. Certes, on connaissait déjà quelque peu le genre récit de voyage par le biais des récits de pèlerinage. Mais il faut établir une distinction à mon sens capitale entre les deux. Le récit de pèlerinage est appel à parcourir par la pensée les lieux sanctifiés par le passage du Christ, invitation en quelque sorte au voyage intérieur, alors que le récit de voayge est appel à l’aventure, à la sortie de soi et du pré carré de la Chrétienté pour partir à la découverte du monde et de l’Autre.
27A côté de la curiosité pour l’espace, il faut placer la curiosité pour le temps. B. Guenée a montré combien est important le nombre de copies datant des xive et xve s. pour des ouvrages tels que les Facta et dicta memorabilia de Valere Maxime, le Polychronicon de Ranulph Higden, le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais, le Pseudo-Turpin et les Grandes Chroniques de France.16 Il faudrait ajouter i ces œuvres que nous qualifions d’historiques les romans et épopées chantant les exploits des grands hommes du passé qui sont aussi, pour les lecteurs du temps, de l’histoire. Dans le grand inventaire de la Librairie de Philippe le Bon, dressé en 1467, il n’y a pas de rubrique spéciale pour le roman, partagé entre Livres de Geste et Croniques de France.17 Car ce qui est demandé avant tout dans cette quête, c’est un art de vivre pour aujourd’hui plutôt qu’une reconstitution d’un passé dont on ne perçoit encore que confusément tout l’éloignement. Le De re militari de Végèce est reçu comme un Livre de Chevalerie ; il faudra attendre au moins le xvie s. pour que les miniatures ne revêtent plus les soldats romains témoins de la Résurrection d’armures médiévales. Dans la recherche de cet art de vivre, on ne s’adresse plus seulement aux saints. Certes, on lit beaucoup de livres de spiritualité, comme l’Horloge de Sapience d’Henri Suso ou le Soliloque du Pseudo-Augustin. Mais les grands écrivains antiques apparaissent aussi comme maîtres à penser et exemples de vertu. Les nombreux manuscrits des traductions du De amicitia et du De senectute par Laurent de Premierfait en portent, entre autres, témoignage.
28Enfin les nouveaux clercs vont à la découverte du texte authentique par-delà les transmissions fragmentaires et souvent inexactes que les siècles précédents leur avaient léguées. Et ils entretiennent des rapports nouveaux avec les autorités antiques. Les traducteurs prennent très au sérieux leur tâche, ne se contentant plus des approximations de leurs prédécesseurs. Ils mesurent la difficulté de rendre en langage vulgaire, "par necessité de motz. petit et legier" le "tres correct latin...(la) gravité des sentences...(la) majesté des paroles", pour reprendre les expressions de Laurent de Premierfait18 De là, tout un souci d’aider le lecteur par des tables, des index, des gloses, mais en distinguant scrupuleusement le texte de leurs apports. Guiart de Moulins écrit "de grosse lettre" le texte biblique, y ajoutant "en plus deliée lettre" les "hystoires des escolatres." Simon de Hesdin déclare au début de sa traduction de Valère Maxime : "Partout où il y a une ligne par dessoubz la lettre, ce sont paroles de Valaire...et où il n’y en a point...ce sont mes propres paroles ou les paroles de aucun autre, lequel je allegueray par nom, soit philosophe, poete ou historiographe, ou autre de quelconque estat." Enfin les traductions sont le plus souvent précédées d’un Prologue, apportant des renseignements non seulement sur l’authenticité du texte, mais sur l’auteur. Les fondateurs sont toujours vus comme des géants, mais on n’est plus sur leurs épaules, on les regarde, on s’intéresse à leur nom, leur vie, leur époque, leurs œuvres. De Vauctoritas, on passe à l’auteur. La nouvelle clergie peut ainsi apparaître comme la rencontre de deux curiosités, celle des auteurs pour leur sujet ou leur source, celle des "oyans et lisans" pour lesquels ils écrivent.
29Auteurs et lecteurs forment un nouveau groupe de clercs, plus nombreux, le nombre de manuscrits, puis d’éditions en témoignent, plus divers aussi que l’ancien. Parmi eux figurent en premier plan des clercs, selon la définition traditionnelle, un Jean de Vignay, un Laurent de Premierfait. Mais on voit à leurs côtés des chevaliers, un Jean de Mandeville, un Philippe de Mézières, un Jean du Bueil et même des auteurs issus de la bourgeoisie urbaine, un Raoul de Presles, une Christine de Pizan. Car c’est dans le creuset urbain qu’est née la nouvelle clergie. Comme le fait remarquer D. Poirion, face à une littérature latine organisée en genres, hiérarchisée en styles, enfermée dans une fonction de défense, de conservation, de domination universelle, est apparue alors une nouvelle littérature en langue vulgaire, adaptée aux nouvelles formes de sociabilité de la cour et de la ville, aux nouvelles conditions de parole et d’écriture, allant au-devant des aspirations, besoins, désirs que le latin sacré et clérical ne pouvait exprimer.19
30On voit donc se dessiner un public de lecteurs, celui des juristes, grands marchands et autres "honorables hommes" qui forment les nouvelles élites urbaines. Pour mieux le connaître et en apprécier l’importance numérique, il faudrait entreprendre des recherches sur les propriétaires de manuscrits et d’incunables. Celles que j’ai pu faire pour la diffusion du Livre de Mandeville montraient un éventail social assez divers : les propriétaires bourgeois représentaient 70 % des possesseurs pour les manuscrits anglais, 40 % pour les manuscrits français et 40 % aussi pour les manuscrits allemands, 20 % pour les manuscrits latins. Les membres de l’aristocratie possédaient 30 % des manuscrits français, 20 % des manuscrits anglais, 10 % des manuscrits allemands, 5 % des manuscrits latins. Quant aux clercs, ils avaient 60 % des manuscrits latins, 20 % des allemands et moins de 10 % des français.20 Baron ou écuyer, épicier ou maître d’école, curé de paroisse ou vicaire, se trouvent unis dans une même curiosité.
31Nouveau savoir pour une société nouvelle, telle apparaît donc la nouvelle clergie. L’abandon du latin n’a pas seulement pour but la recherche d’une plus large audience, il est signe d’une volonté de changement, d’une sorte de rejet du père si l’on admet avec D. Poirion que l’écart entre Antiquité et modernité est l’écart entre le latin paternel et la langue maternelle.
32Mais tout autant que par l’usage de l’une ou l’autre langue, la nouvelle clergie se définit par un état d’esprit, un dynamisme que l’attention portée aux malheurs des temps a sans doute contribué à occulter. Puisant à pleines mains dans le savoir qu’il soit antique ou médiéval, elle façonnait un homme nouveau, échappant aux vieux clivages des ordines, dans un monde nouveau où craquaient les limites de l’oekoumène des Anciens.
33Cet épanouissement ne fut cependant pas de très longue durée. Retrouvant avec admiration les textes antiques dans toute leur beauté, les humanistes voulurent se donner un nouveau langage où sapientia et eloquentia ne soient pas disjointes. Rompant avec le latin médiéval, ils imposèrent peu à peu leur rhétorique et...leur écriture. Le rôle des clercs du Collège de Navarre fut capital dans la mise en place des nouvelles règles du bien-dire, dans la codification des genres littéraires, dans le choix21 de centres d’intérêt dignes des penseurs.
34Ce latin trop savant, d’accès trop dificile pour la plupart des lecteurs, allait faire jouer à nouveau le vieux clivage entre clercs et laïcs et "abandonner au peuple" pour reprendre l’expression de R. Mandrou, une grande partie de la production littéraire qui avait fait la fierté de la nouvelle clergie.
Notes de bas de page
1 Christine de Pizan, Livre de mutacion de Fortune, éd. S. Solente, Paria, 19S9, t. II, p. 60-64.
2 Mandeville’s Travels, éd. M. Letts, Londres, 1953, t.2, p. 231.
3 A. Coville, L’humanisme en France au temps de Charles VI, Paris, 1934.
4 E. Gilson, Philosophie du Moyen Age, Paris, 1944.
5 Culture et politique en France au temps de l’humanisme et de la Renaissance, Turin, 1974.
6 H. A. Oberman, "The shape of Medieval Thought ; the birthpangs qf the Modern Era", dans The pursuit of Holtiness in Late Medieval and Renaissance Religion, Leyde, 1974, p. 3-25.
7 J. Guiffrey, Inventaires de Jean de Berry, Paris, 1984.
8 G. Grupp, "Eine grafliche Bibliothek im 15. Jahrh", dans, Centralbtatt für Bibliothekswesen, 9,1982, p. 494 et s.
9 P. Pansier, Histoire du livre et de l’imprimerie à Avignon du xive au xvie s., Avignon, 1922, p. 62.
10 A. Chéreau, Catalogue d’un marchand libraire du xvie s. tenant boutique à Tours, Paris, 1868.
11 R. Delachenal La Bibliothèque d’un avocat du xive s., Paris, 1887. traduction française et commentaire dans Ch.-M. de la Roncière, Ph. Contamine, R. Delort, L’Europe au Moyen Age, t.3, Paris, 1971, p. 354 et s.
12 S. Bonnans, "La Librairie de la Collégiale Saint-Paul à Liège au xve s." dans Le Bibliophile belge, L 1866, p. 159-179 et 223-236.
13 A. Vauchez, "Histoire des mentalités religieuses", dans L’Histoire médiévale en France. Bilan et perspectives. Textes réunis par M Balard, Paris, 1991, p. 151-175.
14 RU. Gumbrecht, "Complexification des structures du savoir. L’essor d’une société nouvelle à la fin du Moyen Age", dans G.R.L.M.A., VIII 1, p. 20-28.
15 C.K. Zacher, Curiosity and Pilgrimage, Baltimore, 1976.
16 B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, 1980, ch. VI. p. 248-295.
17 M. Zink, "Le roman" dans G.R.L.M.A., t. VIII, 1, p. 197-218.
18 Sur cette question des traductions, voir F. Bélier "La traduction en français", G.R.L.M A., t. VIII, p. 219-265. Les citations sont tirées de ce chapitre.
19 G.R.L.M.A., T. VIII, 1, Avant-propos par D. Poirion, p. 11-14.
20 C. Deluz, Le Livre de Jehan de Mandeville, une "géographie au xive s., Louvain-la-Neuve, 1988, p; 271-288.
21 Voir à ce propos D. Cecchetti, Il primo umanesimo francese, Turin, 1987.
Auteur
Université de Tours
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